2011 : les 10 ans du Séminaire d’ethnobotanique du domaine européen à Salagon. Le Prieuré de Salagon, Ethnopôle régional de Haute-Provence, Musée départemental ethnologique, lieu d'étude et de documentation tourné vers les relations sociétés/nature, a mis en place depuis une quinzaine d'années plusieurs jardins consacrés à des thèmes majeurs de l'ethnobotanique et de l'ethnohistoire en rapport avec la flore. Ces jardins ont reçu, en 2005 le label « Jardin remarquable » du Ministère de la Culture (renouvelé en 2010). Fort de cette expérience on y organise depuis 10 ans un séminaire d’ethnobotanique du domaine européen qui réunit un public nombreux (environ 80 personnes en 2010 et 2011) et fidèle (chercheurs, étudiants, amateurs, professionnels des jardins, etc.). Il faut également noter qu’il s’agit d’un public jeune. Ce séminaire est organisé sous la tutelle de Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste et conseiller scientifique des jardins de Salagon. Il reçoit aussi l’appui scientifique renouvelé d’enseignants ou chercheurs devenus des habitués, parmi lesquels Jean-Yves Durand, anthropologue et directeur de musée en poste au Portugal ou Pascal Luccioni, enseignant en langues anciennes à l’université de Lyon 3. Il fait intervenir des chercheurs de différentes disciplines : anthropologie mais aussi histoire, géographie, linguistique, agronomes, archéologues, etc., venus de France mais aussi de pays proches (Suisse, Italie, Portugal, Belgique). Les communications présentées au cours du séminaire ont été publiées sous forme d’actes dont 5 volumes sont parus : années 2001 à 2006et colloque 2007. Un 6ème volume devrait paraître en 2011 reprenant les principales communications du séminaire « Les plantes et le feu ». Ces publications qui n’ont pas leur équivalent en France sur le thème, forment un corpus de l’ethnobotanique européenne tout à fait original (voir bibliographie). Depuis 2000, les divers thèmes abordés au cours de ces séminaires ont été : Matériaux pour une ethnobotanique du domaine européen : histoire et objet de l’ethnobotanique, aspects naturalistes et taxinomiques, ethnobotanique du végétal cultivé, ethnobotanique urbaine Méthodologie de l’enquête de terrain en ethnobotanique L’arbre dans l’usage et l’imaginaire du monde La plante, de l’aliment au remède Les plantes alimentaires, du ramassage au jardin Du symbolique à l’ornemental Du géranium au paysage La plante et l’animal Les céréales Les plantes des femmes L’imaginaire contemporain du végétal Du lis à l’orchidée, du nénuphar au ginseng, d’Aphrodite à Saint Valentin, écologie végétale du territoire amoureux. Les plantes et le feu. Chaque séminaire est ainsi l’occasion de faire le point sur un domaine particulier de l’ethnobotanique, de faire émerger des travaux peu connus, d’encourager des chercheurs à s’ouvrir à une problématique parfois nouvelle pour eux, de réunir des chercheurs pour une réflexion commune, d’accueillir des amateurs soucieux de faire partager leurs centres d’intérêt ou de les présenter parfois sous une forme non académique, d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche. En bref, ce séminaire se veut un lieu de partage, de débat, et de convivialité, ouvert au plus grand nombre. Les plantes et l’effroi Vieux fantasmes, illusions, nouvelles peurs Texte d’appel de Pierre Lieutaghi. On dit que Mondrian, lorsqu’il se trouvait à une table d’où il pouvait voir un arbre par la fenêtre, demandait à changer de place. Peintre des arbres dans sa jeunesse, avait-il fini par redouter leur confusion graphique, rebelle à toute linéarité, à toute tranquillité ? On a plusieurs fois parlé, pendant les séminaires de Salagon, du désordre végétal et des tentatives très anciennes d’y opposer des structures explicatives, du moins rassurantes, que ce soit par la construction mythique ou la plantation d’un jardin par (contre-)nature ordonné. On a aussi évoqué l’essence effrayante de la plante, être double habitant à la fois le monde des vivants et celui des morts, que l’arbre illustre au plus haut point, avec, de surcroît, pour certains arbres, une présence regardée comme immortelle. La plante « invasive » a été questionnée comme inductrice de crainte, celle d’une dictature verte, éventuellement capable de bouleverser les équilibres terrestres et marins… Non sans menaces directes sur la santé humaine, qu’illustre la guerre contre l’ambroisie. Dans nos cultures, la plante, en charge de la renaissance printanière, rassure l’année, le cœur, repeuple sans cesse le vieil imaginaire. En même temps, elle inquiète : à moitié complice de l’hiver qui la vainc sans la détruire, son pouvoir d’étonnement joyeux ne peut jamais faire oublier l’inverse noir qu’il vaut mieux garder sous silence. Le blé reviendrait-il sans l’exil souterrain de Perséphone ? Mais nul ne nomme Hadès, son époux, roi des Enfers. Les rituels antiques de cueillette, dont Delatte (1938)1 a fait le premier bilan, témoignent de l’attention craintive aux « possesseurs » souterrains du végétal, qu’ils faut apaiser avant d’arracher l’herbe médicinale dont on privilégie alors la racine. Ces gestes protecteurs peuvent aussi s’apparenter à un troc. On rappellera toutefois que, comme la plante n’est jamais adorée pour elle-même, elle n’est que rarement crainte pour elle-même (la carnivore, les invasives…). Le plus souvent, c’est comme support, complice, agent d’une intention qui la manipule, qu’elle se fera redoutable, redoutée. Ce domaine de l’ethnobotanique où plantes et peurs s’associent, très vaste et renaissant aujourd’hui sous de nouvelles formes, ne peut être cerné en un seul séminaire. On ne fait ici qu’en évoquer des thèmes de première évidence, sans prétendre qu’ils n’éludent pas des manifestations plus discrètes mais d’intérêt peut-être égal. • Les plantes qui font peur par elles-mêmes 1 Delatte, A., Herbarius, recherches sur le cérémonial usité chez les anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, 2e éd., Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1938. Les BD des années 50 évoquent souvent les plantes carnivores, thème tombé en désuétude bien avant qu’on se mette à cultiver sarracénie et rossolis en appartement. Il n’est pas exclu que l’image de la Rafflesia, « plus grosse fleur du monde », y ait sa part : l’imagerie du XIXe siècle en faisait une monstruosité. Les vieilles rêveries de gigantisme, où l’humain se retrouve très petit face aux menaces de la « nature primitive », interviennent aussi dans la fabrication du végétal mangeur d’hommes. La confusion des Règnes où s’illustre la plante carnivore relève d’un imaginaire où le végétal acquiert les prérogatives de l’animal — l’inverse, réducteur, n’étant guère attesté. La plante carnivore « d'ornement », qu’on peut acheter dans toute bonne jardinerie, relève toujours de cette fascination pour le mélange des règnes. Depuis son vivarium humide, devant la fenêtre, nous confirme-t-elle dans un état sans ambiguïté, flatte-t-elle notre fascination pour l’ambiguïté ? On évoquera ici la plante qui, dans les croyances solognotes, égare les pâtres qui la foulent, le matagot (possible corruption de « mandragore »). Ce n’est que le modeste rossolis, Drosera rotundifolia, petite plante carnivore (bien entendu non reconnue comme telle jadis) des prés tourbeux, regardée par ailleurs comme aphrodisiaque dans l’ancienne médecine. L’égarement et ses métaphores… La part « carnivore » serait à regarder de plus près. Dans un ordre contraire relevant des fantasmes post-rousseauistes de la « deep ecology » (la nature est bonne, c’est l’homme qui est mauvais ; œuvrons au retour de la vraie nature moins l’homme), reviennent en force les célébrations d’une nature végétale occupée non seulement du bien de ses créatures mais essence même, génératrice, de ses créatures. Le succès du récent Avatar fait partie des grands événements modernes qui intéressent l’ethnobotanique. Ce thème des plantes par elles-mêmes effrayantes concerne aussi la question des « invasives », déjà évoquées plus haut, propices aux discours à faire peur, que le séminaire de Salagon a déjà quelque peu commentées. L’organisme génétiquement modifié renouvelle et multiplie aujourd’hui cette peur du végétal pour lui-même, dont on perd de vue qu’il a été manipulé comme la mandragore. Il n’est pas impossible que le maïs devienne un jour plante effrayante par elle-même. Être fourbe sous des apparences familières, la plante OGM a des pouvoirs analogues à ceux du fruit ensorcelé. Si ce n’est que, désormais, c’est la Terre tout entière qui se voit proposer la pomme. Les responsables de la com chez Monsanto devraient relire Blanche-neige. Cette duplicité moderne du végétal suscite bien des craintes, et un discours composite entre arrogance savante, adhésion par inculture, panique millénariste, fondamentalismes de diverses natures. Il est souhaitable que le séminaire y prête attention. • Les ambiguës Entre plante manifestement méchante et plante innocente, les gradations manquent parfois de netteté. Amical ici, un végétal peut se faire hostile ailleurs. Cela peut tenir à des contingences culturelles/historiques dont notre temps n’a plus que des expressions dispersées, difficilement intelligibles. On a déjà évoqué, à Salagon, le cas du sureau, arbuste exemplaire dans bien des expressions socialisées. Regardé comme une présence bienfaisante en certaines contrées d’Europe (ainsi dans les domaines germanique et scandinave), il est craint en d’autres régions — où les sorciers taillent à l’occasion leur baguette dans ses rameaux creux. C’est l’un des végétaux qu’on n’arrache pas quand il lève au pied de la maison. Enfreindre cette règle appellerait mort d’homme (au figuier s’associe un interdit semblable). Ici on apprécie ses baies, ailleurs elles sont regardées comme vénéneuses. Ces perceptions diverses relèvent probablement d’anciennes associations avec des divinités de la végétation, avec des mythologies de la nature associées à des aires culturelles aujourd’hui plus ou moins remaniées, voire effacées. On conserve crainte ou confiance sans plus savoir ce qui les justifie. Cela se vérifie aussi avec le figuier (en brûler le bois porte malheur, sauf le soir de Noël), le noyer (grand producteur d’images effrayantes), l’aubépine, qui, festive dans la haie, amène le mauvais sort à sa suite si elle entre en bouquet dans la maison, etc. Peu regardée, tels bien d’autres domaines de la relation végétal/sociétés en Europe, la plante ambiguë se relie à des interrogations où l’ethnobotanique appelle à croiser les approches de l’anthropologie culturelle, de l’histoire, des sciences du vivant. • La grande peur des forêts De nos jours, dans les cultures occidentales, la peur du végétal semble se confondre avec celle de la forêt. Disséminé dans l’espace agricole ou planté dans les lieux habités, l’arbre jalonne tranquillement le territoire humain, fait signe amical, désigne de loin la maison, garde la mémoire des ancêtres. On y suspend l’escarpolette. Rassemblés en forêt, voire en parc suburbain ou en simple bosquet, les arbres convoquent l’ombre. Dans l’ombre des forêts, on ne sait pas ce qui revient aux profondeurs. La nuit est double en forêt ; les arbres, tous les contes le disent, s’y font créatures terrifiantes. On se promène en famille, le dimanche, à Fontainebleau ou à Tronçais, dans les Landes ou à la Sainte-Baume, mais pas la nuit. L’habitant des boulevards, l’habitué des terrasses, si la nuit le surprend dans les bois, devient Petit Poucet. C’est aussi que la forêt manipule l’espace, déroute. C’est un labyrinthe plus insidieux que celui du Minotaure car il fait croire à des repères. La forêt multiplie les repères jusqu’à effacer tout repère. On n’oubliera pas que le monstre des forêts a l’apparence habituelle du Dragon. C’est le feu toujours en puissance dans l’univers des arbres. La forêt atteste dans les flammes qu’elle est aussi de la nature des laves souterraines. • Les plantes complices des sorts La magie (déjà fondée en grande partie dans l’Antiquité, pour ce qui met en jeu le végétal) use largement des plantes en support de charmes, sans que, comme on l’a dit plus haut, la nature propre de l’espèce ou de la variété mises en œuvre compte forcément pour elle-même : on redoute bien moins la plante que de ce dont on l’a chargée. Une plante, d’ailleurs, peut assez souvent se voir substituée à une autre sans que varie le pouvoir. Importent à coup sûr pour ce qu’ils suggèrent, des végétaux plus ou moins anthropomorphes comme la mandragore, dont le Séminaire a déjà parlé mais dont il reste toujours à dire, ou les Orchidées sauvages aux tubercules palmés (Dactylorchis, nigritelle, etc.), encore d’usage dans les charmes d’amour (dont les sorts d’impuissance) des pays musulmans. Ce n’est pas forcément la plante vénéneuse qu’on choisit pour induire le mal. Il semble que, dans nos cultures (à l’exception des champignons, mais ils ont quitté le règne végétal…), elle soit peu crainte pour elle-même en dehors de la vénénosité. La connaissance orale repère parfaitement les vénéneuses, met en garde les enfants, construit si nécessaire des catégories dont on se défie, même si toutes leurs représentantes ne sont pas également dangereuses. L’extension de l’aubergine a été contrariée par son assimilation à la belladone. La ciguë, très redoutée car elle a de nombreux sosies, détermine un “genre ciguë” dont on se méfie, qui réunit beaucoup de grandes Ombellifères. La médecine populaire évite ces plantes trop périlleuses à manier. Elle en laisse l’usage à la sorcellerie — du moins à ce qu’on dit de la sorcellerie. Les « manuels » en parlent bien moins que de ces plantes supposées banales mais à charge symbolique très forte. La sorcellerie n’a pas forcément besoin du poison pour tuer. Chercher à discerner le symbole porté par la plante (s’il est décelable à travers les textes, les paroles, au vu du végétal lui-même, etc.), souvent sans lien manifeste avec le propos du charme, ne s’apparente pas à la quête des médecins alchimistes qui tentaient d’expliquer les propriétés d’une plante par des signes inaperçus avant eux, qu’il fallait découvrir. C’est tenter de percevoir, moins que le signe seul, les raisons diverses d’un usage (en l’occurrence) malfaisant. La volonté de nuire requiert plus d’efforts que celle du bien. Elle est déjà, par essence, d’un monde double, triple avec l’injure au Ciel. La médecine “blanche”, au besoin, se contentera d’ajouter au remède matériel une prière, ou une conjuration que son intention innocente. Pourquoi la potentille quintefeuille, mise sous un oreiller, empêche-t-elle de dormir (Grand Albert, II, 1). Regardait-on sous son oreiller avant de souffler la bougie ? Ce genre de crainte a-t-il des équivalents modernes ? Qu’est-ce qui relie la quintefeuille, « plante main », au tubercule de la nigritelle ? Est-ce bien la feuille composée-palmée de la quintefeuille qu’il faut considérer dans le pouvoir d’insomnie, ou les longs stolons grêles ? Ou bien cette plante, alliée polyvalente du sorcier, suffit-elle, par elle-même, à induire tout maléfice ? C’est surtout le jardin, le chemin, le pré de la magie qu’il convient de visiter. La clairière aux belladones, la haie aux bryones, ont moins de secrets. Vecteurs de sorts, les plantes, aussi, en préservent. On pourra considérer la « gestion des peurs » dans l’intention protectrice où les ressources proposées par la flore ne sont pas moins nombreuses. Certains végétaux se tiennent dans l’ambiguïté, telle la rue. D’autres sont franchement du côté clair, comme l’armoise ou le millepertuis. Il est souhaitable d’approcher la problématique en s’appuyant sur des exemples moins rebattus. Pour le Grand Albert (II, 1), qui tiendra dans la main l’ortie et l’achillée millefeuille « n’aura point de peur et ne sera point effrayé à la vue de quelque fantôme ». On se rappellera que la médecine arabe trouve de nombreux contre-charmes chez les plantes, non moins divers que ce qui intéresse le jeteur de sorts. On retrouve ici les résines et autres substances à brûler. On pourra tenter de comparer le recours aux parfums à la mise en œuvre de l’infect, plaisant aux démons mais pas toujours (certains ont un nez délicat). Les démons travaillent à la confusion des signes de la nature. On leur doit le parfum parfois délicieux de certaines plantes vénéneuses, comme le muguet. • Plantes qui guérissent la peur Outre les contre-charmes, certaines plantes ont le pouvoir de guérir les peurs sans recours (en tout cas décelable aujourd’hui) à la magie. Une enquête piémontaise relève une erba della paura, non identifiée. En Vaucluse, c’est la plante qualifiée « d’arnica », l’inule des montagnes, dont on prescrit la teinture alcoolique « pour les frayeurs ». Il est utile d’explorer les indications des remèdes végétaux anti-traumatiques de la médecine populaire, où la part du choc psychique peut être prise en compte. • Un thème complexe. Ce qui précède est loin de cerner la problématique où les plantes suscitent, préviennent, soignent la peur. En notre temps, si le végétal redevient vecteur des craintes associés à des pouvoirs secrets, (la génétique prend la relève de la magie), il conserve aussi beaucoup de son impact sur l’imaginaire. Une enquête, à la tombée du jour, en lisière de la forêt de Fontainebleau, enseignerait beaucoup sur la perception moderne de la nature. Il reste beaucoup d’interrogations « ethnobotaniques » à conduire dans un monde qui accuse les platanes de complicité dans l’hécatombe routière, et d’un autre bord classe leur alignement au patrimoine paysager. Les plantes et l’effroi Principales communications De quelques médicinales effrayantes de l’Antiquité : mythes, littérature et médecine. Valérie Bonet, maître de conférence de latin, Université de Provence-UMR 6125. Univers ambigu, le monde végétal peut être rassurant et apaisant, mais aussi mystérieux et effrayant. Ce double aspect est particulièrement évident dans l’Antiquité, parce que les Anciens avaient quotidiennement des liens plus étroits que nous avec la nature, et vivaient dans un monde où les différents règnes (végétal, animal, minéral) étaient unis et formaient un tout. L’homme n’en était qu’un élément parmi d’autres. L’impact que le monde végétal pouvait avoir sur l’être humain se pressent dans le vocabulaire que les auteurs employaient pour désigner ou qualifier les plantes, y compris les auteurs « scientifiques », botanistes ou médecins. Par exemple, les auteurs latins désignent la plante cultivée par l’adjectif mitis, c’est-à-dire « doux » et la plante sauvage, entre autres mots plus courants, elle est parfois qualifiée par le mot ferus « farouche ». En effet, la plante cultivée rassure par sa proximité et son caractère connu, alors que la plante sauvage, moins connue, plus mystérieuse, effraie davantage. Et l’adjectif ferus, qui est certes plus courant lorsqu'on parle d'animaux sauvages2 prend facilement le sens figuré d’« insensible », « cruel ». La première chose à remarquer c’est donc que, selon les textes anciens, ce sont avant tout les plantes sauvages qui effraient. Parmi ces herbes et ces arbres sauvages, ont en particulier éveillé notre intérêt, celles qui, la fois, sont impliqués dans des histoires qui font peur et dont les propriétés médicinales ont un aspect effrayant. Car, dans l’Antiquité, le monde des plantes médicinales est aussi celui des mythes, des dieux et des héros. La littérature, les légendes et les traditions populaires nous les rapportent et les textes médicaux en font eux-mêmes souvent état. Certaines de ces histoires accentuent le caractère effrayant des plantes qu’elles mettent en scène et légitiment en quelque sorte la « peur médicale » qu’elles inspirent. Ces plantes sont souvent puissantes, toxiques, dangereuses. Nous donnerons donc quelques exemples de plantes qui effrayaient les Anciens à la fois par les légendes qui leur sont liées et par leurs vertus thérapeutiques. Quelques unes sont simplement des éléments de décors particuliers, chargés de symboles ou destinés à créer une atmosphère spéciale. On a, par exemple, dans les textes grecs et latins, plusieurs descriptions des Enfers où se retrouvent les âmes des morts et qui est le cadre de nombreuses histoires. Souvent, dans ces descriptions, la végétation est donnée sans être individualisée. Quelques plantes, cependant, sont nommées et dressent leur silhouette dans ce décor de symboles comme l’if (Taxus baccata L.). Sénèque, dans Hercule Furieux décrit le gouffre des Enfers : « De sombres feuillages y font frissonner leur ombre opaque, dominés par des ifs où se tient le paresseux Sommeil, où git la 2 cf ferus, i, m : l'animal et fera, ae, f : la bête sauvage. triste Faim aux lèvres décharnées ; le Remord tardif y cache son visage, conscient de sa faute ; il est suivi de la Terreur, de l’Epouvante, du Deuil, de la Douleur qui grince des dents, du Noir Désespoir, de la frissonnante Maladie, des Guerres ceintes du glaive ; enfin, tout au fond, se cache l’inerte vieillesse dont un bâton aide les pas »3, Tous ces maux personnifiés sont bien sûr des allégories. Les ifs, donc abritent tous les malheurs des hommes. Les textes médicaux et botaniques, quant à eux, ne sont guère plus rassurant à propos de cet arbre. Si Sénèque a choisi l’if, c’est peut-être à cause de sa grande toxicité : l’if est, en effet, un arbre très toxique et déjà connu comme tel par les anciens. Selon Théophraste, les bêtes de somme qui mangent ses feuilles en meurent4 et, selon Dioscoride, ses fruits (petites baies rouges) font périr les oiseaux et provoquent des diarrhées chez les hommes qui les consomment. Il ajoute même que l’espèce qui pousse à Narbonne est si puissante qu’elle rend malades ceux qui s’assoient ou s’endorment sous ses branches et le plus souvent provoque leur mort 5. On pensait, en effet, que même son ombre était funeste et Dioscoride ajoute que s’il mentionne cet arbre, c’est uniquement pour que l’on s’en protège, il est trop dangereux pour s’en servir. Plutarque mentionne cette toxicité à distance de l’if en évoquant la toxicité de son odeur 6. Nicandre place l’if parmi les poisons au même titre que les venins animaux : « Garde-toi de toucher à l’arbre mauvais semblable au sapin, l’if de l’Oeta dispensateur de la mort cause de tant de larmes »7. Quant à l’encyclopédiste Pline l’Ancien, il affirme que sa fumée tue les rats 8 et en fait une description terrifiante : « L'if est très peu vert, grêle, triste, funeste, sans aucun suc (...). Le fruit est vénéneux dans le mâle, dont les baies, surtout en Espagne, renferment un poison mortel. Des faits prouvent que des barils propres à porter du vin en voyage faits en Gaule avec ce bois ont donné la mort ; (…) et <Sextius dit que> en Arcadie le poison en est si actif, qu'il tue ceux qui s'endorment ou mangent dessous »9. En fait, pour corriger ce que dit Pline, ajoutons que si le fruit en lui-même n’est pas dangereux (il contient une substance douceâtre et mucilagineuse qui a parfois été consommée) la graine qu’il contient est toxique10. Très vénéneux, il était consacré par les Anciens aux divinités de la mort et aux Erynies11, Hercule Furieux v. 689-696 : taxo imminente quam tenet segnis sopor / Famesque maesta tabido rictu iacet / Pudorque serus conscios uultus tegit, / Metus Pauorque, Funus et frendens Dolor / aterque Luctus sequitur et Morbus tremens / et cincta ferro Bella ; in extremo abdita / iners Senectus adiuuat baculo gradum. 4 Théophraste Recherches sur les Plantes, 3, 10, 2 5 Dioscoride, IV, 79. 6 Plutarque, Moralia, 647 F. 7 Nicandre, Alexipharmaques, v. 611-612 : Mh; me;n dh; smi`lon su; kakh;n ejlathi?da mavryai~ /////// Oijtaivhn qanavtoio poluklauvtoio dovteiran ; traduction J.M. Jacques 8 Pline 24, 116. 9 Pline, 16, 50-51 : taxus minime uirens gracilisque et tristis ac dira, nullo suco (…). Mas noxio fructu ; letale quippe bacis in Hispania praecipue uenenum inest, uasa etiam uiatoria ex ea uinis in Gallia facta mortifera fuisse compertum est. (…) <Sextius dicit> et esse in Arcadia tam praesentis ueneni ut qui obdormiant sub ea cibumue capiant moriantur ; traduction J. André. 10 S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 9 p. 155 à 3, 10, 2. 11 Cf H. Bauman, Le bouquet d’Athéna, p. 51. 3 déesses infernales de la vengeance, qui, dit-on punissaient les crimes des humains avec le poison tiré de cet arbre. Cela explique sa présence dans le décor des Enfers. On rencontre bien d’autres histoires qui mettent en scène le caractère dangereux de l’if et certaines ne relèvent pas de la mythologie. Jules César, lui-même dans la guerre des Gaules raconte que les Gaulois empoisonnaient leurs flèches avec le suc des fruits et rapporte les faits suivants : rentré en gaule, César marche contre Ambiorix qui, défait, s’enfuit. Et César d’ajouter ; « Catuvolcos, roi de la moitié du pays des Éburons, et qui s'était rallié à Ambiorix, vieillard accablé par l'âge, et également incapable de supporter les fatigues de la guerre ou de la fuite, (…) s'empoisonna avec de l'if, qui croit en abondance dans la Gaule et dans la Germanie »12. Ces remarques et ces histoires ont été en quelque sorte, confirmées par l’analyse chimique du végétal : tous les organes de la plante, à l’exception de son arille rouge, contiennent un alcaloïde très toxique, auquel l’homme ainsi que les chevaux sont effectivement très sensibles 13. Cet alcaloïde a une action narcotique et cardiotoxique . Autrefois, dans les campagnes, on employait l’if comme abortif et S. Amigues (Théophraste, livre 3 p. 155) nous apprend, que de nos jours encore, en Grèce, les bergers éloignent leurs troupeaux de cet arbre dont le nom populaire est dendro tou thanatou , c’est-à-dire « l’arbre de la mort ». Il a des propriétés antispasmodiques mais on ne l’utilise plus. En revanche, on a découvert que certaines espèces possédaient une molécule anticancéreuse et antitumorale, le taxol, qu’on a utilisé avec succès contre les cancers gynécologiques par exemple : belle revanche de l’arbre, qui lié à la mort serait aussi capable de la vaincre dans les cas les plus difficiles. Certaines plantes sont bien plus que des éléments de décors, elles jouent un rôle plus ou moins important dans l’intrigue des légendes. Nous donnerons en exemple deux végétaux qui savent être médicalement effrayants. En médecine, en mythologie ou dans la tradition, l’originalité de ces 2 plantes est leur ambivalence et leur ambiguïté. Elles peuvent être trompeuses et cachent bien leur jeu, et en cela même, elles effraient. Il s’agit d’abord du grenadier et de son fruit la grenade (Punica granatum L.). Ils ont leur place dans les légendes liées aux Enfers. Hadès (Pluton), a enlevé Perséphone (Proserpine), la fille de Déméter. Zeus lui donne l’ordre de la rendre à sa mère. C’est l’Hymne Homérique à Déméter qui nous l’append 14 : Hadès fait mine d’accepter mais « il rit dans ses sourcils », nous dit le texte et il donne à manger à Perséphone un grain de grenade « doux et sucré ». Or la règle veut que personne ne puisse remonter des Enfers s’il a consommé une nourriture quelconque. Perséphone sera, elle, obligée d’y revenir. C’est ce procédé déloyal en effet, qui fait que Perséphone ne pourra retourner définitivement auprès de sa mère mais passera six mois sur terre et six mois aux Enfers avec son époux. Le grain de grenade symbolise son acceptation. Le grenadier, quant à lui, devient alors un arbre quasi maudit ; il est frappé d’interdit dans le culte de Perséphone ; le géographe Pausanias15 affirme que des grenadiers auraient poussé sur la tombe de Ménécée, un suicidé ainsi qu’à l’endroit où les fils d’Œdipe se sont entretués. Le grenadier est donc bien lié à la mort et aux Enfers. La grenade, elle, symbolise plutôt César, B. G., VI, 31. S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 9 p. 155 à 3, 10, 2. 14 Hymne à Déméter, v. 334sq. 15 Pausanias, IX, 25, 1. 12 13 la tentation. En effet, dans l’hymne homérique à Déméter, Perséphone avoue elle-même avoir succombé à la douceur sucrée de la grenade. Si le grenadier et son fruit sont ambivalents, c’est aussi que, dans la Grèce primitive, la grenade était, avec sa coque remplie de graines charnues, le symbole de la fécondité et de la germination16. On la retrouve sur de nombreuses représentations antiques (statues, peintures, etc). En fait, la légende de l’enlèvement de Perséphone confirme sa valeur symbolique de germination. C’est à cause de cette grenade que Perséphone devra rester sous terre pendant l’hiver, alors que la nature sommeille puis prépare en secret ses germes. La jeune déesse sortira de terre au printemps en même temps que les jeunes pousses. Ce symbole de fécondité et de germination explique peut-être le fait que Pline l’Ancien propose de donner de la grenade aux femmes enceintes qui souffrent d’atonie. Son goût ajoute-t-il, stimule l’enfant17. Même quand elle apparaît en rêve, la grenade reste ambivalente. Pour Artémidore, auteur grec du IIème s de notre ère et spécialiste d’onirocritique, dans son ouvrage la Clé des songes, la grenade, nettement négative, indique soit des blessures à cause de sa couleur, soit des souffrances à cause de ses piquants, soit encore l’esclavage et l’assujetissement, à cause, dit luimême Artémidore du mythe de l’enlèvement de Perséphone 18. Achmet, l’auteur anonyme, à l’époque byzantine (9-10ème s), d’un ouvrage grec sur l’interprétation des rêves, est plus nuancé : si la grenade rêvée est douce, elle indique la richesse et si elle est acide la maladie et l’affliction due à un homme malfaisant19. Cela dit, la grenade et le grenadier ont, de fait, dans l’Antiquité, une utilisation médicale importante. Mais c’est un médicament que l’on juge assez dangereux, selon Pline20: les grenades peuvent, en effet être mauvaises pour l’estomac, attaquer les dents et les gencives. Il ne faut surtout pas, en outre, les donner, à quelqu’un qui a de la fièvre. Autre indice de son caractère dangereux, la grenade intervient dans des recettes abortives. Soranos d’Ephèse, gynécologue grec, aux alentours de 100 après J.C., la propose d’abord plusieurs fois dans des recettes contraceptives. C’est la peau intérieure du fruit qu’il utilise, en pessaire, seule ou en composition. Pour les recettes abortives, c’est plutôt l’écorce de la racine du grenadier, en fait puissant purgatif, qu’il utilise 21. Aujourd’hui, on sait que la plante contient un alcaloïde dangereux (rameaux, racines, fleurs). Dans l’Antiquité, le grenadier est donc une plante à la personnalité double. C’est cette dualité qui en fait une plante effrayante parce que sournoise en quelque sorte. Une autre plante possède cette dimension : le narcisse. Fleur pourtant délicate, jolie et parfumée, le narcisse est loin d’être toujours de bon augure et peut passer insensiblement du médicament efficace au dangereux poison. Les légendes dans lesquelles le narcisse intervient ne sont pas pour rassurer non plus : ces G. Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 69 : symbole de l’amour et de la fécondité à cause de ses graines très nombreuses, la grenade est associée à Aphrodite et à Déméter. 17 Pline, 23, 107. 18 Artémidore, 79, 15 (Pack). 19 Achmet, 109, 1 ; 154, 18 ; 155, 8. 20 Pline, 23,106 sq. 21 Sornos d’Ephèse, maladies des femmes, I, 20 (Gourevitch). 16 histoires jouent sur la duplicité de la fleur qui, comme le fruit du grenadier, est une plante tentatrice. Le narcisse intervient lui aussi dans la légende de l’enlèvement de Perséphone (Proserpine). C’est, en effet, en utilisant la beauté de la fleur, que Hadès (Pluton) va tenter la jeune fille et va la faire disparaître dans le gouffre qui conduit à son royaume. Cette histoire nous est contée en particulier dans l’hymne homérique à Déméter 22. Le narcisse, « que, dit le texte, par ruse, Terre fit croître pour l’enfant fraîche comme une corolle », y est abondamment décrit. C’est un narcisse divin et extraordinaire: on le voit parce que « la fleur <brille> d’un éclat merveilleux » ; elle a « une tige à cent têtes » et sentant son parfum « tout le vase ciel d’en haut sourit ». La jeune fille ne peut s’empêcher de saisir ce « beau jouet » et c’est alors que la terre s’ouvre et le maître des Enfers s’empare d’elle. On rappellera aussi que par le mythe de sa naissance, tel que le rapporte Ovide dans ses Métamorphoses23, le narcisse est lié à la mort. Cette histoire que tout le monde connaît, se confond avec celle du jeune homme du même nom, mort d’être tombé amoureux de son propre reflet et Ovide de raconter, que son corps disparut et qu’à sa place naquit « une fleur jaune safran dont le cœur est entouré de feuilles blanches », notre narcisse en bouquet (Narcissus tazetta L.). Chez Pausanias24, on trouve une autre version de la légende, plus violente, plus effrayante. Selon cet auteur, Narcisse ne se laissa pas dépérir, mais il se plongea un poignard dans le cœur. De son sang naquit un narcisse blanc à corolle rouge. C’est le narcisse des poètes (Narcissus poeticus L.) dont on extrait, dit encore l’auteur, un baume vulnéraire. Né d’une blessure, le narcisse devient alors apte à soigner toutes les plaies. Il y donc un lien entre la légende et les propriétés de la plante. Le narcisse médicinal de l’Antiquité est aussi très spécialisé pour les lésions d’origine externe ou interne qui sont visibles sur la peau. Il rétablit donc sa beauté25: ne peut-on y voir un souvenir du beau Narcisse. Pline l’Ancien décrit les narcisses antiques dans le livre 21 de son Histoire Naturelle26, et il évoque aussi le danger que peut cacher cette fleur. Il indique, en effet, sa toxicité en disant que les médecins utilisent une plante « qui est mauvaise pour les nerfs, alourdit la tête et tire son nom, narcisse, de narce (sommeil) et non de l’enfant de la fable »27. Renonçant à lier le nom du narcisse au personnage de la fable, Pline le rattache au danger qu’il peut représenter. On reconnaît encore un effet narcotique au narcisse. Même le parfum de ses fleurs provoque un assoupissement. Pline affirme que la fleur entraîne des maux de tête. Dioscoride, quant à lui, soutient que la plante peut causer des vomissements28. Pour Artémidore, le narcisse rêvé n’est pas plus rassurant : « les couronnes de narcisses sont mauvaises pour tout le monde dit-il, même si on les voit en leur saison »29. Hymne à Déméter, v. 1 à 20. Ovide, Métamorphoses, III, 353 sq. 24 Pausanias, VIII, 29, 4 ; IX, 31, 6. 25 Cf Pline, 21, 129. 26 Pline, 21, 128-129. 27 Pline, 21, 128 : caput gravantem et a narce narcissum dictum, non a fabuloso puero. Plutarque affirme que le narcisse engourdit les nerfs et provoque une pesante torpeur, Moralia, 647B ; cf G. Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 32. 28 Dioscoride 4, 158. 29 Artémidore, 83, 21 sq. (Pack). 22 23 D’autres plantes, médicalement effrayantes sont non plus de simples éléments mais de véritables héroïnes de légendes tout aussi effrayantes. Parmi celles-ci, nous rencontrons la terrible jusquiame. La jusquiame (genre hyoscyamus L.) est une plante qui appartient à toutes les époques au panier des sorcières. Très toxique, elle peut devenir un poison et est donc inexorablement liée à la mort ; mais elle a en plus une connotation infernale par la légende qui raconte sa naissance. On raconte en effet (C’est Nicandre en particulier qui le dit 30) que la plante est en quelque sorte la fille de Cerbère, le terrible gardien des Enfers, le chien à trois têtes. Cerbère, dit Nicandre, ramené des enfers par Hercule (c’était un de ses travaux) ne put supporter les rayons du soleil et vomit, de son vomissement naquit cette plante. Ovide dans ses Métamorphoses31 rapporte une version un peu différente : ce n’est pas du vomissement de cerbère mais de l’écume du chien furieux qu’est née la plante ; dans les deux cas, il y a un rapport avec une caractéristique physique de la plante. La fleur de la plante née de la bile vomie par Cerbère dans la première version, devait être jaune verdâtre : c’est exactement le cas, dit S. Amigues 32, dans son livre Etudes de botanique antique, de l’espèce appelée jusquiame blanche (Hyoscyamus albus L.) ; dans la version d’Ovide, ce sont les gouttes d’écume blanche crachées par le chien qui s’épaississent et donnent naissance à la fleur ; il faut y voir une allusion aux poils blanchâtres dont les tiges, les feuilles et les calices de la même espèce sont entièrement revêtus. Pas étonnant alors que la jusquiame, soit, dans l’Antiquité, considérée comme très dangereuse. C’est une plante étrange et troublante aux effets redoutables. Dans l’Antiquité comme aujourd’hui, les jusquiames se distinguent par leur forte toxicité. En effet, elles troublent l’esprit, « toutes engendrant la folie et des vertiges »33, dit Pline. Pline tente d’expliquer l’action dangereuse de la jusquiame sur l’esprit: « elle a la nature du vin, dit-il, c’est pourquoi elle altère l’esprit et la tête »34. Il montre aussi que toutes les parties de la plante sont toxiques, les feuilles, la racine et aussi la graine, ou plus exactement l’huile que l’on prépare avec elle : « On fait avec la graine, comme nous l’avons dit, une huile qui, instillée seule dans l’oreille, affecte l’esprit »35. Bien plus tard, Shakespeare évoque dans Hamlet, le même mode d’administration par instillation dans l’oreille : le spectre du roi du Danemark raconte à son fils Hamlet qu’il a été assassiné à l’aide d’un jus de jusquiame versé dans son oreille et décrit l’effet de ce poison : «A cette heure de pleine sécurité, ton oncle se glissa près de moi avec une fiole pleine du jus maudit de la jusquiame, et m’en versa dans le creux de l’oreille la liqueur lépreuse. L’effet en est funeste pour le sang de l’homme : rapide comme le vif-argent, elle s’élance à travers les portes et les allées naturelles du corps et par son action énergique, fait figer et cailler, comme une goutte d’acide fait du lait, le sang le plus limpide et le plus pur»36. Nicandre, Alexipharmaka. 12-13 Ovide, Métamorphoses, VII, 408-419. 32 S. Amigues, Etudes de botanique antique, p. 173-174. 33 Pline, 25, 35 : omnia insaniam gignentia capitisque vertigines ; voir aussi Dioscoride, 4, 68. 34 Pline, 25, 36 : Natura vini, ideo mentem caputque infestans. 35 Pline, 25, 37 : Oleum fit ex semine, ut diximus, quod ipsum auribus infusum temptat mentem. 36 Shakespeare, Hamlet, acte I scène 5, trad. de F.-V. Hugo, ed. Librio, p. 29-30 ; F. Gaide, dans "La jusquiame dans l’Antiquité romaine. Réflexions méthodologiques sur la lecture et l’appréciation des textes médicaux latins", p. 123, montre que l’on estime aujourd’hui que Shakespeare a évidemment exagéré les pouvoirs de la jusquiame dans ce passage. 30 31 De nos jours tous les ouvrages botaniques, qu’ils aient un but médicinal ou non, font de la jusquiame une plante vénéneuse aux propriétés hallucinogènes. En cas d’intoxication, elle provoque des troubles respiratoires graves, un délire, des convulsions et enfin la paralysie et la mort 37 . Cette toxicité aux effets particuliers a donné à la jusquiame un aspect mystérieux et effrayant qui la rapproche du monde surnaturel. Pline classe la jusquiame parmi les plantes célèbres liées aux dieux et aux demi-dieux et la première information qu’il nous donne à son sujet est qu’ « on attribue à Hercule la plante que l’on appelle chez nous Apollinaris »38. On raconte encore que ce serait Héraclès qui aurait découvert les propriétés hallucinogènes de la plante 39. L’aspect même de la jusquiame dont les couleurs ne sont pas franches et qui est couverte de poils blanchâtres est pour les Anciens bien peu engageante. Michelet, par exemple, le montre dans La Sorcière : il donne une description inquiétante, presque effrayante de la jusquiame qu’une sorcière cueille sous les yeux d’un berger : « Elle a pris une vilaine herbe, la plus vilaine que j’aie vue ; d’un jaune pâle de malade, avec des traits rouge et noir comme on dit les flammes de l’enfer. L’horrible, c’est que toute la tige était velue comme un homme, de longs poils noirs et collants »40. On établit un lien entre cet aspect et l’activité dangereuse voire maléfique de la plante. Or, dans l’antiquité, plus une plante est désagréable, plus elle est puissante. La jusquiame n’échappe pas à cette règle. En effet, ses indications thérapeutiques sont nombreuses si l’on en croit les auteurs antiques. Elle est en particulier efficace contre les douleurs. Dioscoride41 insiste beaucoup sur cet aspect. Selon lui, le suc extrait du fruit, des feuilles, des tiges ou de la graine sèche a un pouvoir analgésique supérieur à celui du suc de pavot et les feuilles fraiches appliquées sont efficaces contre tout type de douleurs. Narcotique, la jusquiame, peut aussi, pour les Anciens, servir d’anesthésiant : D. Gourévitch montre qu’avec la mandragore et le pavot, elle forme « la triade anesthésique » de l’Antiquité42. Toutes ces plantes que nous avons évoquées sont effrayantes par les effets qu’elles peuvent avoir sur le corps humain et par les légendes dans lesquelles elles interviennent. D’autres donnent lieu à des histoires plus « médicales », c’est-à-dire liées à leur emploi médicinal. Ces histoires concernent en particulier la cueillette de quelques plantes dangereuses dont deux très célèbres : la pivoine et l’ellébore. Pour quelques plantes sauvages, donc, la cueillette elle-même est un acte dangereux. L’une des plus élégantes et des plus jolies fleurs d’Europe, la pivoine (Paeonia officinalis L. et P. Delaveau, Histoire et renouveau des plantes médicinales, p. 134. Pline, 25, 35 : Herculi eam quoque adscribunt quae Apollinaris apud <nos> appellatur. 39 H. Baumann, Le bouquet d’Athéna, p. 104 ; H. Baumann cite à ce propos la jusquiame blanche (Hyoscyamus albus L.) mais Pline ne fait pas de distinction d’espèce et attribue tout le genre jusquiame à Hercule. 40 Michelet, La Sorcière, éd. Garnier-Flammarion, p. 110. 41 Dioscoride, 4, 68. 42 D. Gourevitch, « La triade anesthésique dans le monde gréco-romain », p. 309-314. 37 38 Paeonia mascula Miller)43 est de celles-là. Théophraste44 et, à sa suite, Pline l’Ancien 45 nous apprennent que dans la forêt où elle pousse, un oiseau, le pic 46, la protège du cueilleur. Celui-ci devra alors attendre la nuit pour la déterrer ou cueillir son fruit s’il veut éviter que l’oiseau en colère ne lui saute aux yeux et ne lui ôte la vue47. Ces histoires effrayantes se rattachent à tout un rituel magique qui entoure la cueillette et qui comprend d’autres recommandations ou prescriptions : dans certains textes, par exemple, l’herboriste doit être en état de pureté pour cueillir la pivoine 48. Mais cet oiseau vengeur et terrible est peut-être une matérialisation du danger que peut cacher une plante médicinale pour signifier à l’homme qu’utiliser une plante comporte certains risques. D’ailleurs Théophraste et Pline évoquent un autre danger pour l’herboriste : en arrachant la racine, il encourt une chute du rectum49. L’histoire du pic est donc comme une mise en garde, peut-être est-ce une manière de conseiller aux utilisateurs de se méfier de la pivoine. Pline n’indique pas clairement, il est vrai, de dangers liés à l’emploi de la pivoine, il se contente de dire qu’il ne faut pas dépasser la dose de quatre drachmes de racine, lorsqu’on veut soigner l’aliénation mentale50. Mais on sait aujourd’hui que les graines de la pivoine sont toxiques 51. Or la partie la plus utilisée dans l’Antiquité, pour de nombreuses maladies, était justement la plus toxique : la graine. On la pensait en particulier très utile en gynécologie 52. Déjà, dans les traités du Corpus hippocratique, la pivoine est proposée presque uniquement pour provoquer les règles et soigner les maladies féminines53. La racine avait aussi du succès, dans l’Antiquité, utilisée pour des maladies très diverses qui, selon Pline, allaient des affections de la trachée-artère à l’aliénation mentale54. En outre, déjà par son nom la pivoine appartient au monde de la mythologie. Un de ses noms latins paeonia ou grecs paiônia la rattache au monde des dieux et du surnaturel. Il fait revivre Paeon le médecin des dieux de l’Olympe qu’on confond parfois avec Apollon lui-même. Pline G. Ducourthial explique que si la pivoine mâle des Anciens est Paeonia mascula Miller, la pivoine qu’ils considèrent comme femelle est soit la Paeonia peregrina Miller, soit chez certains auteurs la Paeonia officinalis L. ; cette dernière étant absente de Grèce : G. Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 541 (note 99). 44 Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 6. 45 Pline, 25, 29 ; 27, 85. 46 Il s’agit probablement du grand pic noir picus martius cf S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 20 p. 124 à 9, 8, 6. 47 Pline, 25, 29 ; 27, 85 ; Théophraste, Recherches sur les plantes 9, 8, 6 48 Le codex matritensis, cité par A. Delatte, Herbarius. Recherches sur le cérémonial usité chez les Anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, p. 34. 49 Théophraste, Recherches sur les plantes 9, 8, 6 ; Pline, 27, 85. 50 Pline, 27, 86. 51 Delaveau et al., Secrets et vertus des plantes médicinales, p. 328. 52 Pline, 26, 131 ; 151 ; 27, 86. La graine rouge permet d’arrêter les écoulements sanguins, c’est la noire qui est le meilleur remède général pour les maladies des femmes et surtout pour les affections de l’utérus. La couleur rouge ou noire de la graine peut donc constituer une « signature » qui indique, dans certains cas, à quoi peut servir la plante. 53 Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 305 ; Hippocrate, VII, 351 ; 353 (Littré) par exemple. 54 Pline, 27, 86. 43 affirme que c’est Paeon qui aurait découvert la pivoine55. Il ajoute même qu’elle serait la plante la plus anciennement découverte. Elle est aussi une plante puissamment liée à la magie et attribuée à la lune et soignant de préférence les maladies cycliques 56. Il nous reste d’ailleurs un petit traité astrologique antique entièrement consacré à la pivoine, le Traité astrologique sur la pivoine, étudié par G. Ducourthial dans son ouvrage Flore magique et astrologique de l’Antiquité. Ce texte expose à la fois les propriétés thérapeutiques et les vertus magiques de la plante57. Il existe, dans l’Histoire Naturelle, une autre plante liée à un oiseau : l’ellébore58. Théophraste59, Pline60 et Dioscoride61 racontent que lorsqu’on cueille l’ellébore noir (Helleborus niger L.), un aigle apparaît presque toujours dans le ciel et si jamais il voit le cueilleur en train de déterrer la plante, celui-ci mourra dans l’année62. L’ellébore fait donc partie comme la pivoine des plantes que leur cueillette rend dangereuses. Théophraste rapporte que les cueilleurs d’ellébore creusent vite, mangent de l’ail et boivent du vin pur pour éviter que la plante ne leur donne des maux de tête63, ce qui peut, sans ces mesures prophylactiques, se produire très rapidement et empêcher le cueilleur de creuser64. Il faut aussi tracer un cercle autour de la plante, se tourner vers l’orient et prier les dieux pour leur demander la permission. Dioscoride précise que ce sont Apollon et Asclépios que l’on doit prier65. En fait l’ellébore réunit tous les dangers. Elle est la plante qui fait peur par excellence, alors qu’elle est aussi, comme le dit S. Amigues , « le remède à tout faire » des Anciens66. Son vaste champ d’action repose sur ses vertus purgatives. Dès Hippocrate, elle est l’évacuant par excellence Pline, 25, 29. Ducourthial Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 297. 57 Sur la pivoine, ses propriétés, ses liens avec la magie, voir G. Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité p. 296-311. On apprend en particulier que les textes astrologiques anciens attribuent la pivoine à la lune (p. 296). Or la lune est l’astre qui préside à la magie ; Traité astrologique sur la pivoine, édité dans C.C.A.G. VIII, 1 et VIII, 2. Il expose à la fois les propriétés thérapeutiques et les vertus magiques de la plante. Il nous reste plusieurs versions. P. 301. 58 Sur ce passage de Pline (25, 47-61) consacré à l’ellébore, voir P. Mudry, « L'ellébore ou La victoire de la littérature (Pline, Nat. 25, 47-61) ». 59 Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8. 60 Pline, 25, 50. 61 Dioscoride, 4, 162. 62 Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8 ; Pline, 25, 50 ; Dioscoride, Materia Medica, 4, 162. 63 Pour Pline, la plante qui donne des maux de tête est l’ellébore blanc ; pour Dioscoride, l’ellébore noir ; quant à Théophraste, il ne précise pas la couleur et parle de l’ellébore en général : Pline, 25, 50 ; Dioscoride, Materia Medica, 4, 162 ; Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8. 64 Théophraste, Recherches sur les plantes 9, 8, 6. S. Amigues (p. 123, note 18) explique l’emploi de l’ail et du vin pur. L’ail, bactéricide, s’est toujours vu reconnaître une vertu prophylactique et l’usage préventif du vin non coupé d’eau repose sur la croyance en « l’aptitude du vin fort à faire réagir l’organisme contre le contact ou l’inhalation de substances végétales délétères ». Ces détails, à propos de l’ellébore noir, sont aussi rapportés par Pline, 25, 50 et par Dioscoride, Materia Medica, 4, 162 à propos de l’ellébore noir. 65 Pline, 25, 50 ; Dioscoride, Materia Medica, 4, 162 ; Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8. 66 S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 1, p. 137 à, 9, 10, 1-2. 55 56 qui expulse tout type de mal 67. L’Antiquité confond sous le même nom helleborus deux plantes qui appartiennent à deux genres botaniques différents. Il s’agit d’un véritable ellébore, l’ellébore noir (Helleborus niger L.) et du vératre ou varaire (Veratrum album L.) qui devient, dans l’Antiquité, l’ellébore blanc. Mais ce qui réunit ces deux ellébores de l’Antiquité, c’est surtout leur toxicité. L’ellébore est toxique par les glucosides vénéneux qu’il contient ; c’est un cardiotonique dangereux68. Quant à la toxicité du vératre, elle est due à des alcaloïdes 69. Partout, dans les textes antiques on n’en finit pas d’énumérer les dangers de l’un et l’autre ellébores : ces dangers concernent non seulement la cueillette, mais aussi les dosages, les emplois. Il faut bien sûr trouver le bon dosage pour éviter un terrible danger et de ce fait, les médecins préfèrent ne pas le donner comme anesthésiant, malgré son pouvoir narcotique, plutôt que de risquer de perdre un patient (ellébore noir). Il ne faut pas en donner par temps couvert car le malade risque de tourments insupportables ; dans tous les cas, il faut préparer le corps sept jours à l’avance (ellébore blanc). Les contre-indications sont nombreuses : il ne faut éviter de donner l’ellébore aux vieillards, aux enfants, aux sujets au corps ou à l’esprit mou ou efféminé, aux sujets maigres ou délicats et aux sujets craintifs et dans certaines maladies (ellébore blanc) 70. Certaines variétés d’ellébore blanc précise Dioscoride71 entraînent la production excessive de salive et provoque des étouffements. Conformément à la logique antique, danger et efficacité sont étroitement liés ; ainsi, les hellébores sont recommandés par les Anciens non seulement pour purger de manière drastique, évacuer les règles et faire sortir les fœtus vivants ou morts, mais aussi pour soigner des maladies très graves (épilepsie, folie, paralysie etc.). Une telle puissance ne peut que faire peur. Pivoine et ellébore témoignent d’un lien établi entre le végétal et l’animal. L’oiseau vient au secours de la plante. Il existe plusieurs autres histoires de ce genre dans les textes médicaux antiques. Parfois, c’est à l’homme que s’associe l’animal pour cueillir la plante effrayante 72. C’est le cas, par exemple, de la célèbre mandragore, autre plante fort dangereuse, que je ne ferai que citer ici, étant donné le grand nombre d’études auxquelles elle a donné lieu73. Certains textes anciens assez tardifs évoquent un procédé de cueillette pour éviter les dangers de la mandragore : le cueilleur attache un chien à la plante qui l’arrache à sa place puis en meurt. L’aglaophotis d’Elien74, plante lumineuse qui s’enfuit quand on l’approche, est aussi arrachée de cette manière. En elle, on a reconnu parfois la pivoine, parfois encore la mandragore. Flavius Josèphe décrit, quant à lui, la M. C. Girard, Connaissance et méconnaissance de l’hellébore dans l’Antiquité, p.84-87 ; cf S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 1, p. 137 à, 9, 10, 1-2. 68 P. Lieutaghi, Jardin des savoirs, jardin d’histoire, p. 88 ; W. Thomson (dir.), Les Plantes et leurs Pouvoirs, p. 173. 69 W. Thomson (dir.), Les Plantes et leurs Pouvoirs, p. 170. 70 Pline, 25, 47-61. 71 Dioscoride, Materia Medica, 4, 148 : cet étouffement s’expliquerait ainsi : rendant les glandes salivaires hyperactives, l’ellébore fait que le patient s’étrangle avec sa propre salive, selon Dioscoride. 72 Sur ce point voir G. Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité p. 173-175. 73 D. Fausti, S. Hautala « Bibliografia della botanica antica », p. 29-45. 74 Elien, De la nature des animaux, 14, 27. 67 baaras, plante, non identifiable, qui brille, se déplace et peut expulser les démons des corps humains. Pour cueillir sans danger, on attache aussi un chien à sa racine75. Ainsi, les plantes dont nous avons parlé sont toutes à leur manière vraiment dangereuses. Elles effraient les Anciens à la fois par les histoires terribles qui les mettent en scène et par les propriétés médicinales qu’on leur attribue. Mais, de surcroit, les analyses actuelles ont souvent confirmé leur toxicité plus ou moins grande. Ces histoires et ces mythes ont peut-être même influencé plus ou moins les pouvoirs que l’Antiquité attribuait à ces plantes. Elles sont comme des métaphores indiquant à l’aide d’une intrigue et de personnages mythologiques les dangers de la plante, même si elles n’ont pas été imaginées dans ce but. Le fait par exemple, que, chez les poètes et chez Sénèque, les ifs abritent tous les maux les plus terribles pourrait être une image pour indiquer que ces arbres sont hautement toxiques et dangereux. La légende, d’autre part, matérialise le caractère dangereux du grenadier : la douceur sucrée de la grenade est en quelque sorte trompeuse, car l’arbre qui la porte est médicalement dangereux, tout comme dans le mythe la grenade représente pour Perséphone, à la fois la douceur tentatrice et le risque de ne pouvoir sortir des Enfers. De même la légende faisant intervenir Cerbère dans la naissance de la jusquiame peut aussi être une métaphore de la toxicité extrême de la plante que l’on a utilisée pour empoisonner maintes personnes. En tout cas, ces légendes contribuent à créer des plantes qui font peur et dont on use avec prudence lorsqu’on les transforme en médicament. Quoi qu’il en soit, les plantes médicinales, surtout si elles sont puissantes, deviennent facilement effrayantes, car la frontière entre le remède destiné à guérir les maux et le poison qui peut les provoquer est parfois très mince : une simple erreur de dosage peut tout faire basculer. Bibliographie : AMIGUES S., Etudes de botanique antique, Paris, 2002 (réimpression d’articles parus entre 1978 et 2001, avec notes et bibliographie additionnelles). BAUMANN H., Le bouquet d’Athéna. Les plantes dans la mythologie et l’art grec, Paris, 1984. DELATTE A., Herbarius. Recherches sur le cérémonial usité chez les Anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Paris, 1936. DELAVEAU P. et al. Secrets et vertus des plantes médicinales, Paris, 1985, 2ème édition. DUCOURTHIAL G., Flore magique et astrologique de l’Antiquité, Paris, 2003. FAUSTI D., HAUTALA S., « Bibliografia della botanica antica », Lettre d’informations, médecine antique et médiévale, N. Palmieri (dir.), Centre Jean Palerne, nouvelle série n°6, Saint-Etienne, juin 2007, p. 1-60. GAIDE F., « La jusquiame dans l’Antiquité romaine. Réflexions méthodologiques sur la lecture et l’appréciation des textes médicaux latins », La transmission des savoirs techniques, M. C. Amouretti et G. Comet, Aix-en-Provence, 1995, p.115-126. GIRARD M. C., « L’hellébore : panacée ou placébo ? », La maladie et les maladies dans la Collection hippocratique, P. Potter, G. Maloney et J. Desautels eds, Québec, 1990, p. 393-405 GIRARD M. C., Connaissance et méconnaissance de l’hellébore dans l’Antiquité, Québec, 1986. GOUREVITCH D., « La triade anesthésique dans le monde gréco-romain », Cah. Anesthesiol., 2001, 49 (4), p. 309314. LIEUTAGHI P., Jardin des savoirs, jardin d’histoire, Aix-en-Provence, 1992. MUDRY P., « L'ellébore ou La victoire de la littérature (Pline, Nat. 25, 47-61) », Les textes médicaux latins comme littérature, A. Pigeaud et J. Pigeaud éd., Nantes, 2000, p. 195-201. 75 Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 6 ; 183. THOMSON W. (dir.), Les Plantes et leurs Pouvoirs, Epinay sur Seine, 1987. Le Rameau d'or et ses branches. Pascal Luccioni, enseignant de langues anciennes (grec). Résumé : Nous présentons d'abord brièvement l'histoire du rameau d'or telle qu'on la trouve dans l'Enéide de Virgile ; nous donnons ensuite certaines des interprétations majeures déjà proposées par les érudits anciens et modernes, et en particulier par Frazer, auquel le rameau d'or doit une bonne partie de sa célébrité ; nous insistons donc sur l'apport (ambigu) de cet érudit ; nous montrons enfin que cet épisode présente certaines ressemblances avec un épisode de l'Odyssée, celui où Ulysse cueille le moly, avant de conclure sur les raisons de ces ressemblances et sur ce qui a pu faire le succès de ces mythes. Dans l'Enéide (VI, 133), la Sibylle de Cumes explique à Enée, qui désire se rendre aux enfers pour y revoir son père, la démarche qui doit être la sienne pour accomplir ce dessein : … si tanta cupido est bis Stygios innare lacus, bis nigra uidere Tartara et insano iuuat indulgere labori, accipe quae peragenda prius. Latet arbore opaca aureus et foliis et lento uimine ramus, Iunoni infernae dictus sacer ; hunc tegit omnis lucus et obscuris claudunt conuallibus umbrae. Sed non ante datur telluris operta subire, auricomos quam quis decerpserit arbore fetus. Hoc sibi pulchra suum ferri Proserpina munus instituit. Primo auulso, non deficit alter aureus et similis frondescit uirga metallo. Ergo alte uestiga oculis et rite repertum carpe manu ; namque ipse uolens facilisque sequetur, si te fata uocant : aliter, non uiribus ullis uincere nec duro poteris conuellere ferro. … "si tu as tel désir de traverser deux fois les eaux mortes du Styx, de voir deux fois le noir Tartare, s'il te plaît de te laisser aller à cette folle tâche, apprends ce que d'abord il te faut accomplir. Dans un arbre plein d'ombre se cache un rameau dont les feuilles et les souples tiges sont d'or ; on dit qu'il est consacré à la Junon des Enfers ; tout le bois le protège, et les ombres le renferment dans les vallons obscurs. Mais on ne peut s'engager au fond des ouvertures de la terre si l'on n'a pas d'abord pris sur l'arbre la branchette aux feuilles d'or. La belle Proserpine a décidé que ce serait là le présent qu'on lui apporterait. Quand on en arrache un, un autre ne manque pas de pousser, doré, et la frondaison qui s'y développe est du même métal. Lève donc les yeux, cherche, et quand tu l'auras trouvé, cueille-le comme il faut : avec la main. Car il te suivra de lui-même et de son plein gré, si le destin t'appelle ; autrement, tu ne pourras le vaincre quelles que soient tes forces, ni l'arracher avec le dur fer." La Sibylle annonce aussi à Enée qu'un de ses compagnons est mort, auprès de la flotte, pendant qu'il la consulte. Enée retourne à la flotte, et trouve Misène, l'un des hérauts d'armes, qui a péri d'une mort indigne (indigna morte peremptum, 163). On se rend alors dans la forêt profonde pour abattre le bois qui servira au bûcher funéraire. Itur in antiquam siluam, stabula alta ferarum, procumbunt piceae, sonat icta securibus ilex fraxineaeque trabes cuneis et fissile robur scinditur, aduoluunt ingentis montibus ornos. "L'on se rend dans l'antique forêt, haut repaire des bêtes sauvages. Les sapins tombent en avant, l'yeuse résonne sous les coups des haches, les bûches de frêne et le rouvre de bonne fente s'entrouvrent, et l'on fait rouler, depuis les montagnes, des ornes énormes." C'est au cours de ces travaux d'abattage que deux colombes guident Enée jusqu'au rameau d'or (203-211) : Sedibus optatis gemina super arbore sidunt, discolor unde auri per ramos aura refulsit. Quale solet siluis brumali frigore uiscum fronde uirere noua, quod non sua seminat arbos, et croceo fetu teretis circumdare truncos, talis erat species auri frondentis opaca ilice, sic leni crepitabat brattea uento. Corripit Aeneas extemplo auidusque refringit cunctantem et uatis portat sub tecta Sibyllae. "Elles se posent au lieu recherché, sur l'arbre à la double nature ; là, une brume d'or flamboie à travers les branches, tranchant par sa couleur. De même que le gui, lors des froids du solstice, dans la forêt, a coutume de verdoyer grâce à ses feuilles nouvelles, lui que l'arbre où il pousse n'a pas fait croître, et d'entourer les troncs arrondis de ses jeunes pousses safranées, de même apparaissait le feuillage d'or sur l'yeuse sombre, de même la feuille métallique tintait au vent léger. Aussitôt Enée saisit le rameau et le brise avec ardeur, malgré sa résistance, et le porte sous le toit de la Sibylle, la prêtresse." Enée pourra donc accompagner la Sibylle dans la grotte profonde qui, aux abords du lac Averne, communique avec le monde des morts ; il aura auparavant (243-251) sacrifié quatre taureaux au dos noir, une brebis noire et une vache stérile. Voici comment l'on chemine dans le monde d'en-dessous (268-272) : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram perque domos Ditis uacuas et inania regna : quale per incertam lunam sub luce maligna est iter in siluis, ubi caelum condidit umbra Iuppiter, et rebus nox abstulit atra colorem. "Ils allaient sombres à travers la nuit solitaire, parmi l'ombre, à travers les palais vides de Dis et ses royaumes sans forme : ainsi, par une lune incertaine, on fait route en forêt, avec une lueur avare, quand Jupiter a voilé d'ombre le ciel et que la noire nuit a enlevé leur couleur aux choses." On notera en passant, à l'entrée de ces royaumes vagues et vides, un orme immense et sombre, aux feuilles duquel sont suspendus les rêves illusoires. Enée franchit les différents obstacles qui se présentent à lui, et le premier mort qu'il aperçoit est Palinure, mort noyé (noyé, comme Misène) au chant précédent. Pour apaiser Charon, le nocher des enfers, la Sibylle lui montre le rameau d'or que le héros lui a confié. Alors (408-410) admirans uenerabile donum fatalis uirgae longo post tempore uisum caeruleam aduertit puppim ripaeque propinquat. "Admirant la baguette merveilleuse, le don auguste qu'il aperçoit après l'avoir lontemps attendu, il tourne vers eux sa poupe sombre et s'approche de la rive". Après une série de rencontres avec des morts célèbres, le rameau est finalement accroché à la porte de Perséphone. Enée se rend alors aux Champs Elyséens où il rend visite à son père, qui lui annonce l'avenir de Rome et les difficultés qui l'attendent. Le héros peut alors quitter le monde des morts, et revoir ses compagnons. Au début du chant 7, après quelques vers qui relatent la mort de Caieta, nourrice d'Enée, les navires du fils d'Anchise frôlent l'île de Circé (7, 10). Elle est à peine vue, dans l'ombre de la nuit, mais on entend les cris des bêtes qu'elle tient enfermées avec elle. Ensuite, les Troyens accostent au rivage du Tibre, et la deuxième partie de l'Enéide peut commencer. Qu'est-ce que c'est que ce rameau d'or ? On sait sans doute que des bibliothèques entières ont été consacrées à cette question, depuis l'Antiquité. On sait que Macrobe, à la fin de l'Antiquité, cite76 un passage de Cornutus (1er siècle) qui prétend que "Virgile a l'habitude d'inventer des choses, comme par exemple pour le rameau d'or." Pour nous autres modernes, la question est devenue plus obscure encore, si faire se peut, à cause de l'ombre que fait une ?uvre lumineuse et noire à la fois, le Rameau d'or ou si l'on préfère le Golden Bough de Frazer. Il faut peut-être que je présente en quelques mots l'auteur et son ?uvre avant de m'aventurer (rapidement) dans le détail de ce labyrinthe. J.-G. Frazer avait fait ses études à Glasgow et à Cambridge, des études de grec et de latin (à côté d'études de droit auxquelles son père l'avait contraint). Il continua toute sa vie, tout en publiant des travaux d'anthropologie dont le Rameau d'or est l'exemple le plus remarquable, à étudier les textes grecs et latins, publiant par exemple une édition commentée des Fastes d'Ovide77, ou encore des éditions commentées de la Bibliothèque d'Apollodore78 ou de la Périégèse de Pausanias79. Le Rameau d'or paraît pour la première fois en anglais en 189080. Le but de cette immense somme, nous dit Frazer dans la préface, est d'expliquer une notule d'un commentateur tardif de Virgile, Servius (fin IVe – début Ve siècle de notre ère), qui s'efforce d'éclairer le passage de l'Enéide concernant le rameau d'or que nous avons lu tout à l'heure. Voici ce passage de Servius81 : Latet arbore opaca aureus : licet de hoc ramo hi qui de sacris Proserpinae scripsisse dicuntur, quiddam esse mysticum adfirment, publica tamen opinio hoc habet. Orestes post occisum regem Thoantem in regione Taurica cum sorore Iphigenia, ut supra diximus, fugit et Dianae simulacrum inde sublatum haud longe ab Aricia collocauit. In huius templo post mutatum ritum sacrificiorum fuit arbor quaedam, de qua infringi ramum non licebat. Dabatur autem fugitiuis potestas, ut si quis exinde ramum potuisset auferre, monomachia cum fugitiuo templi sacerdote 76 Macrobe, Saturnales, V, 19, 2. Publii Ovidii Nasonis Fastorum libri sex, with a tr. and comm. by J. G. Frazer, London, 1929. 78 Apollodorus : The library. With a tr. by J. G. Frazer, London/New-York, 1921. 79 Pausanias's Description of Greece, London/New-York, 1898. 80 Cf. bibliographie en fin d'article pour le détail. 81 Servii grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii vol. II, rec. Thilo (G.), comm. ad Aen. VI, 136, p. 30. 77 dimicaret : nam fugitiuus illic erat sacerdos ad priscae imaginem fugae ; dimicandi autem dabatur facultas quasi ad pristini sacrificii reparationem. Nunc ergo istum inde sumpsit colorem. Ramus enim necesse erat ut et unius causa esset interitus : unde et statim mortem subiungit Miseni : et ad sacra Proserpinae accedere nisi sublato ramo non poterat. Inferos autem subire hoc dicit, sacra celebrare Proserpinae. "[un rameau] d'or, dans un arbre plein d'ombre : bien que ceux qui ont écrit sur le culte de Proserpine disent qu'il y a là quelque chose de mystique, l'opinion générale est la suivante. Oreste, après qu'il avait tué le roi Thoas en Tauride, s'enfuit avec sa s?ur Iphigénie, comme nous l'avons dit plus haut, et plaça non loin d'Aricia la statue de Diane qu'il y avait trouvée [en Tauride]. Dans le temple de cette déesse, après le changement du culte des officiants, il y avait un certain arbre, dont il était interdit de briser un rameau. Mais les fugitifs avaient la possibilité, s'ils arrivaient à en enlever un rameau, de se battre en combat singulier contre le prêtre du temple, lui aussi fugitif. Car le prêtre de ce temple devait être un fugitif, à l'image de la première fuite. Et le droit de combattre était donné comme pour renouveler le sacrifice primitif. A ce point de son récit, c'est donc de là qu'il [Virgile] a pris son inspiration. Car il était nécessaire que le rameau soit cause de la mort d'un individu. C'est pourquoi il insère aussitôt la mort de Misène. Et on ne pouvait avoir accès aux rites sacrés de Proserpine si l'on n'enlevait pas d'abord le rameau. Et quand il dit 'accéder aux enfers', il veut dire célébrer les rites de Proserpine." Plusieurs autres textes de l'Antiquité (connus, bien sûr, de Frazer) mentionnent le prêtre de Diane près d'Aricia. On apprend notamment (Suétone, Vie de Caligula, 35) qu'il était appelé rex nemorensis, "le roi du bois, de la forêt". Tous ces éléments (Servius, Suétone etc.) ne sont d'ailleurs pas donnés explicitement par Frazer, qui doit les considérer comme connus : il y fait simplement allusion au début de son opus magnum, et c'est au lecteur d'aller les chercher et d'essayer de les traduire. Le livre de Frazer est extrêmement difficile à résumer, tant est touffue la forêt de ses arguments et de son propos. La conclusion ne peut venir qu'après l'examen, dans la troisième partie, du mythe scandinave de Balder, fils d'Odin. Voici un aperçu rapide de ce mythe : Balder est le dieu de la lumière. Toutes les créatures, toutes les choses qui existent, ont dû promettre de l'épargner – mais on a fait une exception pour le gui, trop petit et trop insignifiant. Lorsque les dieux, par jeu, font tirer des projectiles sur Balder (projectiles qui ne peuvent le toucher, puisqu'il est invulnérable : tous les objets ont juré de l'épargner), Loki met dans la main de Hother, un dieu aveugle, une flèche de gui. Balder meurt alors. Pour Frazer, le gui représente la vie du chêne sur lequel il pousse. C'est en quelque sorte son âme sous forme matérielle et "épiphyte" (j'emploie ce terme tout en sachant que le gui n'est pas à proprement parler épiphyte au sens des botanistes modernes). Quant au "roi du bois", il représente l'esprit du chêne : on ne peut donc le tuer (pour le revivifier) qu'en lui ayant enlevé son "âme", le gui. En insistant sur le rôle joué par une plante dans la façon dont les peuples de l'Antiquité et les "primitifs" verraient le monde qui les entourait, Frazer laissait paraître l'influence qu'avait eue sur lui la lecture des travaux de son prédécesseur en mythologie comparée, Wilhelm Mannhardt82. Mais peut-être, plutôt que le propos de Frazer, que les anthropologues ont eu vite fait de critiquer, voire de démolir, c'est son écriture, sa façon de raconter une histoire, qui impressionne le lecteur, comme elle impressionnait déjà les lecteurs du premier vingtième siècle83. Les première lignes de l'ouvrage sont baignées dans une lumière élégiaque : "Qui ne connaît le Rameau d'Or de Turner ? Dans ce paysage, irradié des reflets empourprés dont l'imagination et le génie du grand peintre savaient embraser et colorer jusqu'aux scènes naturelles les plus splendides, le petit lac de Nemi, le miroir de Diane – ainsi l'appelaient les anciens – nous apparaît, comme en un mirage, nichant ses eaux lisses dans un vallon verdoyant des monts Albains. Ce spectacle reste à jamais gravé dans la mémoire de ceux qui l'ont contemplé. Sur les berges de l'eau impassible se juchent, tout assoupis, deux villages et un palais de pur style italien, dont les jardins en terrasse descendent abruptement jusqu'au lac. C'est à peine s'ils viennent rompre le silence et la solitude du lieu. Diane elle-même pourrait encore errer dans ces halliers sauvages ou s'attarder sur cette rive déserte." (trad. Pierre Sayn). Je vous invite à parcourir ensuite l'extraordinaire tableau "gothique" par lequel Frazer décrit le prêtre de Diane attendant dans la crainte et l'ombre l'arrivée d'un possible successeur, tandis que les nuages courent devant la lune84 ; la Dark fantasy n'a pas fait mieux. Il faut souligner l'importance du rôle joué par le gui dans le livre de Frazer ; il n'y est pas la plante insignifiante que décrit le mythe de Balder. Représenté, sous la forme d'une élégante gravure dorée sur le fond toilé de la couverture de l'édition de 1900, puis de nouveau sur celle de 19111915, le gui fait aussi l'objet de longues considérations à la fin de l'ouvrage. Frazer se demande d'abord si c'est l'aspect du gui après séchage, effectivement doré, qui a pu donner naissance à l'appellation. Mais déjà en 1889, alors qu'il préparait la première édition du Rameau d'Or, il avait correspondu avec Francis Darwin (fils de Charles) qui lui avait signalé l'existence de Loranthus 82 Je me réfère en particulier aux deux volumes de Mannhardt (W.), Wald- u. Feldkulte, Berlin, 19052 (*Berlin, 187518771). 83 Cf. Vickery (J. B.), The Literary impact of The Golden Bough, Princeton, 1973. 84 Frazer s'inspire bien sûr des vers de l'Enéide (VI, 268-272) cités ci-dessus. europaeus85, cousin du gui dont les fruits dorés sont remarquables notamment en hiver 86. En 1936, lorsqu'il publie un volume d'Aftermath, une sorte d'épilogue à ses travaux et au Rameau d'or, il choisit de clore ce volume par une notule 87 sur les Gallas d'Afrique de l'Est, qui considèrent que le "gui" est greffé sur l'arbre comme l'âme sur le corps. Ce qui est extraordinaire, c'est que lorsque nous revenons au texte de Virgile, nous voyons bien, d'abord, que la descente d'Enée aux Enfers ne se situe pas aux abords d'Aricia, au lac Nemi, mais bien non loin du lac Averne, dans une forêt profonde qui est donc voisine de Naples et non de Rome. Même Servius n'avait pas été aussi loin que Frazer dans la fusion entre les deux mythes (rameau d'or virgilien d'un côté, rites de la prêtrise de Nemi de l'autre). Ce reproche a bien sûr été fait à Frazer dès la publication de son ouvrage88. Et le ramus aureus est seulement comparé au gui ; on doit donc penser qu'il n'est pas le gui il ne manquera pas de lecteurs pour en déduire qu'il pourrait s'agir de Loranthus europaeus Jacq., selon l'hypothèse de Francis Darwin signalée ci-dessus ; l'une des difficultés, signalée d'ailleurs par Frazer, est que Loranthus est décidu, alors que le "rameau d'or" semble (comme le gui) avoir un feuillage persistant. Pour en terminer avec les subtilités botaniques, signalons qu'une troisième espèce pourrait aussi, par sa couleur, réclamer d'être citée ici : je veux parler du parasite du cade, Arceuthobium oxycedri (DC) M. Bieb. qui devient volontiers d'un jaune doré en fin de saison. Mais Virgile signale bien qu'il s'agit dans l'épisode de l'Enéide d'un parasite de l'yeuse (lat. ilice, VI, 209 cité supra). On devra donc en rester au gui, ou à Loranthus europaeus Jacq., ou encore faire l'hypothèse d'une plante imaginaire. Bien des interprétations, concurrentes de celle de Frazer, ont été données du rameau d'or virgilien. Nous nous contenterons d'en signaler deux, qui nous ont paru particulièrement importantes. La première a été déjà mise en valeur par Servius lui-même. Immédiatement après le passage cité supra, Servius ajoute89 que Pythagore a conçu la vie humaine comme divisée en deux, à la manière d'un i grec (Y). Ce dernier a voulu indiquer par là que dans sa jeunesse, l'homme est encore incertain s'il doit prendre la route du bien ou celle du mal. La jeunesse est un carrefour, dont 85 Frazer ne donne pas les noms d'auteurs de diagnose à la suite des noms latins d'espèces botaniques ; nous écrivons aujourd'hui L. europaeus Jacq. 86 The Golden Bough : Balder the Beautiful, p. 315-320, notamment p. 318 pour la lettre de F. Darwin. 87 Aftermath, p. 480. 88 Cf. les références aux comptes-rendus contemporains dans Smith (J. Z.), "When the Bough breaks", note 31 de la page 351. 89 Servius, ibid. (comm. ad VI, 136), pp. 30-31. la route de gauche mène aux vices, et celle de droite à la vertu. Le rameau a donc la forme d'un carrefour, et c'est à ce carrefour de la vie que Virgile pourrait avoir voulu faire allusion, d'après certains interprètes. On n'a guère dit, il me semble, que cette remarque de Servius, quelle que soit sa portée quant à l'explication du texte de Virgile, devait avoir été faite originellement par quelqu'un qui avait observé non pas seulement des arbres ou des végétaux ligneux en général, mais peut-être, plutôt, du gui. Car peu d'arbrisseaux ont autant que ce parasite la faculté de présenter une architecture par division successive, très étalée, – ce que les botanistes appellent un port divariqué. De plus, le gui ne présente pas de véritable géotropisme négatif, contrairement à la plupart des plantes. Il semble constamment hésiter entre le ciel et la terre, et entoure la branche de la plante "hôte" de toutes parts90. La deuxième interpétation importante, à notre gré, sera celle de Michels et de West 91, pour qui le rameau d'or serait un signe, voire une clef, pour l'accès au platonisme de Virgile. Cette interprétation repose sur le fait qu'un texte antérieur à Virgile d'un petit siècle, et qu'il connaissait presque certainement, le poème liminaire de la Couronne de Méléagre (une anthologie du début du premier siècle avant notre ère), attribue à Platon justement un rameau d'or. Rappelons le contexte de cette citation : Méléagre compare son anthologie à une couronne de fleurs, et chacun des poètes à une fleur particulière. Quelques épigrammes de Platon sont citées, et voici comment celui-ci est présenté : "On y trouve aussi, oui, le rameau doré du toujours divin Platon, que sa vertu fait briller de toutes parts." (Anthologie Palatine, 4, 1, 47-48). La vertu en question semble être celle de Platon dans ses dialogues, plutôt que la douteuse vertu de ses épigrammes, voire celle du rameau lui-même. On peut s'interroger sur le caractère philosophique de Virgile, mais il est certain que l'un des textes qui a particulièrement contribué à la célébrité de Platon, c'est le voyage au pays des morts qui est rapporté dans la République (le mythe d'Er, dans le livre X, 614b sq.). Cependant Er n'a nullement besoin d'avoir en main un quelconque bâton ou rameau qui le conduise dans le monde d'en-dessous. Par ailleurs, l'or est constamment, chez Platon comme en règle générale dans la littérature grecque, le symbole d'une excellence royale (cf. par ex. Gorgias, 386d). On peut donc penser (contre Michels, puis West, au moins en ce qui concerne Virgile) que 90 C'est aussi ainsi, on l'aura noté, que Virgile présente le Rameau d'or. – Pour la botanique et la physiologie du gui, cf. les pages que lui a consacrées Pierre Lieutaghi, Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, 20042, pp. 705-732. 91 L'article de Michels, "The Golden Bough of Plato", est de 1945, celui de West, The Bough and the Gate, de 1987. plutôt qu'à un passage particulier de Platon (le mythe d'Er par exemple), c'est à Platon en général comme auteur "vraiment doré" que Méléagre, puis Virgile à sa suite, font allusion. Ce serait trop dire que de vouloir que cette interprétation soit "fausse", et de penser que Virgile n'a aucun souvenir platonicien quand il compose l'épisode du Rameau d'or. Mais il me semble qu'il serait bien excessif de penser qu'une interprétation doit effacer les autres. Le rameau d'or, comme bien des motifs de récit mythologique, admet plusieurs interprétations, il est au carrefour d'un chemin qui diverge92. Nous avons quitté la littérature latine pour nous rapprocher de la grecque, et je me permets, timidement, d'introduire dans la sombre forêt où croît le rameau d'or une espèce nouvelle, le moly odysséen, un végétal bien connu des amateurs de plantes magiques. On verra que c'est encore un moyen de revenir au rameau d'or qui nous occupe, itinéraire qui, à ce qu'il me semble, n'a pas encore été emprunté. Au chant 10 de l'Odyssée, Ulysse et ses compagnons, déjà éprouvés par maintes épreuves, accostent à une île perdue au milieu de la haute mer. Ils y font la connaissance de Circé, l'Epervière, moitié déesse moitié sorcière, qui habite une demeure isolée dans la forêt touffue qui occupe le centre de l'île (197). Ulysse envoie une troupe en reconnaissance, mais un seul des gens revient : les autres ont été capturés par Circé. Ulysse décide de partir les secourir, mais le dieu Hermès, à la baguette d'or (χρυσο?ρραπις/chrysorrhapis, 277), l'arrête avant qu'il parvienne, à travers le vallon sacré (275), à la demeure de la déesse. Après l'avoir averti que ses compagnons ont été en fait transformés en pourceaux au fond de la demeure de Circé, il lui promet assistance. Voici ce qu'il lui dit (c'est le mot φα?ρμακον/pharmakon que j'ai traduit, selon le contexte, par "herbe salutaire" ou "herbe néfaste") : "Tiens ! Prends, pour aller dans la demeure de Circé, cette herbe salutaire, elle écartera de ta tête le mauvais sort. Je vais t'expliquer les desseins funestes de Circé ; elle préparera pour toi un mélange, et jettera une herbe néfaste dans la nourriture. Mais même ainsi elle ne pourra pas t'ensorceler : l'herbe salutaire que je vais te donner ne le permettra pas. Je vais tout t'expliquer. Lorsque Circé te frappera de sa longue baguette, à ce moment-là précisément, tire de son fourreau ton glaive tranchant, et bondis sur elle comme si tu voulais <la> tuer."(10, 287-295). Hermès continue son explication : Ulysse devra obtenir de Circé, sous la menace de son glaive, qu'elle s'engage solennellement à ne pas lui nuire. Puis (302-306) : "Ayant ainsi parlé, le Dieu aux rayons clairs (Argeiphontès : je donne la traduction de Bérard, qui semble annoncer une interprétation de 92 Je fais allusion à la nouvelle de Jorge Luis Borges, El jardin de los senderos que se bifurcan (19411) que je lis dans le recueil Ficciones, Buenos Aires, 1944. Mais dans notre contexte, il est difficile de ne pas songer à Hécate, déesse des lieux infernaux et des carrefours. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s. u. ?Αργειφο?ντης/Argeiphontès) prit une herbe qu'il tira de la terre et me montra de quelle espèce il s'agissait : elle est noire, pour sa racine, mais la fleur est semblable au lait. Les dieux l'appellent moly ; il est difficile, du moins pour les hommes mortels, de la déterrer. Mais les dieux, eux, peuvent tout." Le moly homérique a donné lieu depuis trois mille ans à d'innombrables interprétations, dont je ne parlerai à peu près pas aujourd'hui. Disons pour résumer que du fait qu'il s'agit vraisemblablement d'une herbe (une plante qui peut se déterrer : il ne s'agit donc pas d'un buisson ou d'un arbre), et du fait de l'opposition entre les racines noires et la fleur blanche, on a depuis longtemps pensé à une liliacée (mais d'autres interprétations ont été proposées)93. Ulysse obtient ensuite de Circé la promesse qu'il est venu chercher, et la contraint aussi à libérer ses compagnons du charme qui les maintient pourceaux : elle les oint d'une drogue nouvelle, et ils redeviennent hommes. Il partagera à partir de ce moment la demeure de Circé pendant une année (jusqu'au printemps : 10, 469-470) ; mais il se languit, avec ses compagnons, de revoir Ithaque, sa patrie. Lorsqu'il le dit à Circé, elle lui répond qu'elle est prête à le laisser partir, mais qu'il devra, pour arriver à bon port, accomplir d'abord un autre voyage, auprès d'Hadès et de Perséphone (10, 490-492), pour y consulter Tirésias, le devin, qui bien que mort, au royaume des ombres, possède encore toute la sagesse qu'il avait de son vivant, et pourra être de bon conseil aux voyageurs. Et la déesse va expliquer à Ulysse comment s'y prendre pour cette épreuve difficile. "Quand vous aurez atteint le petit Promontoire et le bois de Perséphone, ses hauts peupliers et ses saules qui perdent leurs fruits, échouez le vaisseau au bord de l'océan aux flots profonds." C'est là qu'il faudra sacrifier, lui dit-elle, au bord d'une fosse profonde, un agneau et une brebis noire. Ulysse va se mettre en route, quand il perd un de ses hommes, Elpénor, qui tombe bêtement du toit (où il était parti dormir pour se rafraîchir) au moment du départ. Leur voyage les conduit chez les Cimmériens, qui vivent sous une brume permanente, dans ce que le poète appelle une nuit funeste (11, 14-19). C'est là qu'a lieu le sacrifice, et là que les âmes des morts se précipitent pour boire le sang noir ; la première est celle d'Elpénor, qui n'est pas encore enterré. On recommande parfois de faire une distinction entre nekyomanteia et catabase : la nekyomanteia impliquerait que l'on consulte les morts (suscités par un rite magique), alors que la catabase signifie que l'on va se rendre auprès d'eux. Mais il y a longtemps que l'on a aperçu dans le 93 Cf. l'étude admirable et complète d'Amigues (S.), "Des plantes nommées Moly", Journal des Savants, janvier juin 1995, pp. 3-29 (= Etudes de botanique antique, pp. 429-451) : elle signale notamment qu'une partie des occurrences du terme doit ressortir à Leucojum aestivum L., la nivéole d'été. texte homérique un double mouvement94 : nekyomanteia et nekyia, évocation des morts et voyage auprès d'eux. Et le caractère de catalogue du texte de l'Enéide comme de celui de l'Odyssée (un catalogue des héros) rend cette distinction quelque peu théorique, même si Ulysse lui-même n'est pas cité parmi les héros qui ont visité le monde des morts avant celui de Virgile (Aen. VI, 92-93 : liste des héros de catabases antiques avant Enée). On aura en tout cas, au-delà de cette distinction, déjà aperçu, sans doute, entre l'épisode homérique et l'épisode virgilien, un assez grand nombre de similitudes. Dans les deux cas, après un séjour auprès d'une femme aimée, le héros doit se rendre auprès des morts (ou simplement les évoquer) afin d'obtenir d'eux des renseignements sur l'avenir etc. Le premier mort est un mort "par hasard" (Palinure et Misène reprennent à eux deux, en l'enrichissant, le motif d'Elpénor). Bien des éléments ont été déplacés : alors que le rameau d'or est nécessaire à l'entrée dans le royaume des morts, le moly intervient à un autre moment du récit, avant l'épreuve qui précède la nekyia. Mais même alors, d'étranges similitudes apparaissent : ce sont des plantes difficiles à arracher pour le commun des mortels (c'est souvent le cas des plantes magiques), mais faciles pour le héros ou le dieu (c'est ce que l'on pourrait appeler le motif "Excalibur"). On les arrache à la main (le fer ne saurait toucher une plante magique95). Le motif de l'or apparaît en arrière plan dans l'épisode odysséen, puisque Hermès y est appelé "à la baguette d'or" (on est presque tenté de l'appeler "au rameau d'or", mais nous avons vu que le rameau est parfois appelé "baguette", uirga [409]). L'un et l'autre "voyage" est placé sous le signe de la forêt : la forêt qui recouvre l'île de Circé, la forêt de peuplier et de saules qui s'étend au nord du monde, et la forêt profonde dans laquelle marche Enée avant d'apercevoir effectivement le rameau convoité. La forêt virgilienne ressemble, dans le même passage, à la sombre entrée des Enfers eux-mêmes, et elle rappelle une autre forêt, elle aussi entrée des enfers, celle du cap Ténare, par où Orphée, dans les Géorgiques, s'efforce de rejoindre Eurydice (caligantem nigra formidine lucum, Georg. 4, 468), "un bois obscurci par une terreur sombre"). On peut penser que le caractère "universel" de ce motif ne doit pas nous priver d'en noter les accointances intertextuelles. D'autres similitudes, extérieures à l'épisode du moly au sens strict, permettent de rapprocher la nekya et la catabase virgilienne (par exemple la succession entre une rencontre féminine [Circé, Didon] et l'épisode de descente aux enfers), et il n'a pas manqué d'auteurs pour faire ce rapprochement. Mais le rameau d'or lui-même n'est (presque ?) jamais comparé avec la moly, qui 94 Cf. par ex. Bérard (V.), Introduction à l'Odyssée, tome 1, p. 416. Cf. Ducourthial (G.), Flore magique et astrologique de l'Antiquité, pp. 170-171 et déjà Delatte, Herbarius, pp. 167170 ; et bien sûr Frazer, Balder the Beautiful, t. II, p. 78 et al. (Frazer renvoie à la bibliographie antérieure). 95 apparaît, d'une certaine façon, dans un autre épisode, avant la descente aux enfers proprement dite. On peut d'ailleurs se demander s'il n'est pas un point qui a pu frapper Virgile lecteur d'Homère, dans cet épisode du défi lancé par Ulysse à Circé. Ce qui est assez étonnant, c'est que le moly ne sert à rien. On peut bien sûr imaginer que le héros le tient à la main, lorsqu'il fait face à Circé, mais il n'est pas précisé explicitement que c'est le moly qui empêche le charme de la baguette de la magicienne d'agir. Le fait que Circé soit mentionnée de nouveau à la fin de l'épisode virgilien (puis une troisième fois un peu plus loin dans le chant VII, 190, où l'on nous dit qu'elle a une "baguette d'or"), le fait que le rameau soit appelé "baguette", tous ces détails nous conduisent à penser que Virgile n'a pas voulu dissimuler que c'est d'une certaine manière l'ensemble de l'épisode de la visite chez Circé qui reçoit un traitement auprès du lac Averne, et non seulement la nekyomanteia proprement dite. Le rameau d'or est lumineux, comme le moly, mais il est discolor, ses couleurs "jurent" ou "tranchent" l'une sur l'autre ou contre le fond sombre de la forêt. L'un et l'autre protègent (contre Charon, contre Circé). Au-delà des symboles, il y a une histoire, des histoires qui se répondent et se répètent. Et peut-être, au-delà de l'histoire, un geste, celui d'arracher une herbe salutaire, afin de se protéger contre les maléfices. La plante seule, moly ou rameau de loranthe, n'est presque rien pour le souvenir des hommes. C'est lorsqu'elle est accompagnée d'un récit qu'elle peut y prendre racine, voire y exercer une fascination sans éclipse pendant vingt siècles. C'est là aussi la force du livre de Frazer. Son récit est extraordinairement écrit, ou peut-être même faudrait-il dire simplement composé, tant le souffle du conteur y transparaît à travers le discours du savant. L'immense querelle des interprêtes de l'épisode du rameau d'or n'est pas close. Mais les histoires continuent à vivre dans la mémoire des lecteurs, de ceux à qui on les raconte, bien au-delà des positions philosophiques ou épistémologiques des uns ou des autres. Ce qui reste de Frazer, plutôt que l'idée d'un progrès de l'humanité depuis les obscurités de la religion jusqu'aux lumières universelles d'une raison dépassionnée, ce sont les récits gothiques de l'errance du roi fugitif, armé de son seul sabre, à travers les sombres arbres de l'hiver, autour du lac de Nemi. Et ce qui nous reste du rameau d'or, au-delà même de l'histoire, c'est peut-être un geste, le recours angoissé au talisman du chemin. Se pencher, arracher l'herbe qui sauve. La briser, pour son salut, sur les branches d'un rouvre ou d'une yeuse secourable, pour que les maléfices et les peurs de notre temps d'hiver ne nous emportent pas. Bibliographie Amigues (S.), "Des plantes nommées Moly," Journal des Savants, janv.-juin 1995, pp. 3-29 = Etudes de botanique antique, Paris, 2002, pp. 429-451. Anthologie palatine, texte établi et traduit par Waltz (P.), tome 1 (livres I-IV), Paris, 1960. Bérard (V.), Introduction à l'Odyssée, tome 1. Paris, 1924. Brooks (R. A.), "Discolor Aura. Reflections on the Golden Bough", AJPh 1953, pp. 260280. Chantraine (P.) [et al.], Dictionnaire étymologique du grec. Histoire des mots, Paris, 19681980. Clark (R. J.), Catabasis. Vergil and the wisdom-tradition, Amsterdam, 1979. Delatte, Herbarius : recherches sur le cérémonial usité chez les anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Paris, 1936. Ducourthial (G.), Flore magique et astrologique de l'Antiquité, Paris, 2003. Frazer (J.-G.), The Golden Bough. Voici le plan des grandes éditions à partir de celle de 1911-1915 : Part 1 : The Magic Art and the Evolution of Kings (vol. 1 et 2). Part 2 : Taboo and the Perils of the Soul. Part 3 : The Dying God. Part 4 : Adonis, Attis, Osiris (vol. 1 et 2). Part 5 : Spirits of the Corn and of the Wild (vol. 1 et 2). Part 6 : The Scapegoat. Part 7 : Balder the Beautiful (vol. 1 et 2). Bibliography (1 vol.). Aftermath (1 vol., publié en 1936). J'ai consulté les éditions et traductions suivantes, à l'exception de celles marquées d'un astérisque : *The Golden Bough. 1890. Deux vol. in 8°. The Golden Bough. A Study in Magic and Religion. London, Macmillan, 1900. 3 vol. in 8°. [la couverture cartonnée représente un gui doré ; un feuillet inséré reproduit en noir et blanc la peinture de Turner, The Golden Bough - le lac Averne, etc.]. *id., Macmillan, 1911. Cette édition, identique à la précédente, annonce la publication de la "third edition, revised and enlarged". The Golden Bough, in twelve volumes, 1911-1913 (le volume de bibliographie paraît en 1915) ; reprinted, … 1963. The Golden Bough : Aftermath, 1936. *Le rameau d'or, Paris, Schleicher frères et Cie, 1903-1911. Le rameau d'or, édition abrégée. Nouvelle traduction par Lady Lily (Grove) Frazer, Paris, Librairie Paul Geuthner, 1923. Le Rameau d'Or. Tr. de Pierre Sayn. Paris, Robert Laffont, 1981-1984 (3 vol.) (*1926-19311, sans la préface de Nicole Belmont & Michel Izard). Harrison (S. J.) éd., Oxford Readings in Vergil's Aeneid. Oxford, 1990. Horsfall (N.), A Companion to the Study of Virgil, Leiden/Boston/Köln, [2001]. Lieutaghi (P.), Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, Arles, 20042 (Mane, 19691). Mannhardt (W.), Wald- und Feldkulte (t. 1 : Der Baumkultus der Germanen und ihrer Nachbarstämme, t. 2 : Antike Wald- u. Feldkulte aus nordeuropäischer Überlieferung erläutert), Berlin, 19052 (*Berlin, 1875-18771). Michels (A. K. L.), "The Golden Bough of Plato", AJPh 1945, pp. 59-63. Ossa-Richardson (A.), "From Servius to Frazer: The Golden Bough and its transformations", in International Journal of the Class. Trad. 15, pp. 339-368. Segal (C. P.), "Aeternum per saecula nomen, The Golden Bough and the Tragedy of History", in Arion 4 (1965) pp. 617-657 et Arion 5 (1966) pp. 34-72. Servius : Servii grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii vol. II, rec. Thilo (G.), Hildesheim, 1961 (Leipzig, 18831). Smith (J. Z.), "When the Bough breaks", History of Religions, vol. 12 (1973), pp. 341-371 (= Map is not Territory: Studies in the History of Religions, Leiden, 1978, pp. 207-238). West (D. A.), The Bough and the Gate, Exeter, 1987 (= Harrison, Oxford Readings, 224238). Williams (R. D.), The Aeneid of Virgil, books 1-6, ed. with intr. and notes, Glasgow, 1972. LES ARBRES DE L’EFFROI Edith Montelle, écrivain et conteuse retraitée. COHÉSION Voyez cet arbre gris. Le ciel a pénétré par ses fibres jusque dans le sol il ne reste qu'un nuage ridé quand la terre a fini de boire. L'espace dérobé se tord dans les tresses des racines, s'entortille en verdure. - De courts instants de liberté viennent éclore dans nos corps, tourbillonnent dans le sang des Parques et plus loin encore. Tomas Tranströmer, Baltique, éditions Poésie/Gallimard, page 3 La forêt nous isole du reste du monde humain, nous cache l’horizon et nous fait perdre tous nos repères, ce qui peut générer des peurs intenses. Je me souviens d’un stage sur la forêt en direction de travailleurs sociaux des quartiers difficiles. Un soir, j’avais inventé un conte où chacun des stagiaires devait partir seul dans la forêt, en pleine nuit, pour résoudre une énigme. À l’issue de cette épreuve, ils ont avoué : « Je me sens plus en sécurité dans les rues de la ville, au milieu des voyous, que dans cet environnement sombre rempli de bruits étranges. » Certains arbres sont aussi ressentis comme menaçants, qu’ils soient effectivement toxiques, ou que leur forme ou leur taille évoquent des personnages ou des animaux dangereux. Dans un premier temps, j’évoquerai les peurs imaginaires liées à la forêt et aux arbres. Dans un deuxième temps, je parlerai des craintes réelles qui font encore partie de notre quotidien du XXIe siècle : déprise agricole et avancée des forêts en Europe, apparition d’espèces invasives, défrichements des zones tropicales. Quel sera l’aspect de la terre que connaîtront nos descendants ? Comment agir et réagir pour protéger notre planète ? L’homme a-t-il une influence à long terme sur la forêt, ou n’est-il qu’un épiphénomène que la nature effacera après son passage ? Mystères dans la forêt Dans les contes et les légendes, la forêt est le creuset où l'être humain apprend à grandir. C'est un lieu de retraite où les Sages vont méditer, loin des bruits du monde. Mais dans ces solitudes, des bruits oppressants troublent le silence : cris d'oiseaux, craquements sinistres, frottements de branches. Nombreuses sont les légendes qui expriment la hantise que l'on ressent parfois quand on se retrouve seul dans la forêt à la nuit tombante : ne jamais pouvoir s'échapper de cet univers végétal. La chasse sauvage Au cours des nuits d'automne ou d'hiver, on pouvait entendre passer la terrible chasse du Grand Veneur, un géant sans tête accompagné de sa meute. On raconte en Normandie qu'un écuyer du roi Henri II, voulant obtenir la charge de Grand Veneur de la forêt de Lande-pourrie, fit un pacte avec le diable. Après sa mort, il fut condamné à errer dans la forêt et à y mener les chasses sauvages. En Franche-Comté, c’est le roi Hérode qui est condamné à parcourir le ciel sans trouver de repos. On appelait aussi ces bruits nocturnes et les tornades soudaines qui secouaient les arbres la chasse Arthur, la Mesnie Hellequin, le Huttata. Dans le ciel, retentissaient des galops effrénés, des aboiements innombrables, des cris épouvantables. Le malheureux voyageur pouvait être pris dans ce tourbillon infernal et roulé comme feuille morte. Parfois, si quelqu'un ose interpeller le meneur de cette chasse fantastique lorsqu'il passe au-dessus de lui, il voit tomber à ses pieds une pièce de gibier sanglant et une grosse voix lui crie : « Qui veut aider à chasser Doit aussi aider à ronger ! »96 La complainte de la blanche biche chante les malheurs d'une jeune fille condamnée à devenir biche blanche et à parcourir les forêts les nuits de pleine lune. Une nuit, elle est poursuivie et tuée par son frère et ses veneurs, qui la dépècent pour la manger. Au moment du repas, la mère reconnaît la dépouille de sa fille qui lui chante une complainte où elle dénonce son assassin.97 Les voix surnaturelles Parfois, quand on se promène seul en forêt, des gémissements et des cris semblent jaillir des troncs qui nous encerclent. C’est le crieur des bois de Glay, ou les musiciennes séductrices de la forêt de Citers en Haute-Saône. Parmi les histoires qui expliquent les bruits nocturnes qui ressemblent à des 96 Édith MONTELLE, «Le Huttata» in : L’ondine de la Nied et autres contes de Moselle, pp. 131-138. Francine BRUNEL-REEVEs, «La complainte de la Blanche Biche au Québec», in : Mythologie de la chasse, p. 50 Brigitte CHARNIER, «La complainte de la Blanche Biche : une chasse caniculaire ?» in : Mythologie de la chasse, p. 51-67 J. GOURVEST, La chanson et le thème de la Blanche Biche Aurore LAMONTELLERIE, La légende de la Blanche Biche 97 voix ou à des appels, lune des plus émouvantes est la légende normande de la Dame de la Gueurie. Le château de la Gueurie se trouve sur la rive droite de l'Orne. La femme du seigneur, ne pouvant avoir d'enfant, signa un pacte avec le Diable. Neuf mois plus tard, elle mit au monde une jolie petite fille, qui disparut à peine née. La dame pleura, puis se consola en mettant au monde, un an plus tard, un garçon, rapidement suivi d'une fille. Quand les parents moururent, les deux enfants entamaient le partage de leur héritage, quand une voix sans corps sortit de la forêt : « Et moi, qui suis l'aînée, quel sera mon lot ? Et moi, qui suis l'aînée, quel sera mon lot ? » Les deux jeunes gens répondirent alors : « Vous, l'aînée, vous aurez le moulin de la Gueurie et les bois. — C'est entendu, répondit la voix, et malheur à qui ne respectera pas mon domaine ! » Le meunier était tenu de poser chaque soir un chaudron de bouillie devant la porte du moulin. Au matin, le récipient était vide. Jusqu'à la révolution de 1789, quiconque voulait couper un bâton ou ramasser du bois en ces lieux devait en demander la permission à haute voix à la dame de la Gueurie. Sinon, il se retrouvait battu par un être invisible. De telles légendes étaient utilisées partout en France par les propriétaires de domaines forestiers qui profitaient de la crédulité des gens pour les empêcher de venir ramasser du bois pour se chauffer ou cuire leurs aliments. Vouivres et dragons Les nuits de pleine lune, tout au long du tronc de l'épicéa, rampe la Vouivre98, dardant son escarboucle dans tous les sens pour surveiller les environs. La Vouivre est le symbole de la connaissance réfléchie, de la connaissance lunaire, de la connaissance de la nuit, cette connaissance féminine qui fait si peur aux hommes. L'œil que la Vouivre dépose dans les racines des saules avant d'aller se baigner a trois propriétés : voir les trésors recelés par la terre, guérir toutes les maladies et comprendre le langage des oiseaux, c'est-à-dire prévoir l'avenir. Pour guérir les enfants de la peur, on leur racontait des contes de jeunes gens qui se mesuraient à un dragon souvent appelé la bête à sept têtes. Dans certains de ces contes, les frères du héros, envoyés en avant-garde, cèdent à la peur et sont transformés en arbres. À Narbéfontaine, en Moselle, on amenait les enfants peureux dans l’église du village et on leur montrait un tableau représentant saint Georges combattant le dragon99. On leur racontait l’histoire et on vantait le courage du saint. Dans ce même département, une dent de loup en médaillon permettait de vaincre sa peur. 98 99 Edith MONTELLE, L’œil de la Vouivre. Genève, Slatkine, 2007. (Le Miel des Contes ; 11) R. de WESTPHALEN, Petit dictionnaire des traditions populaires messines ; p. 581. Les enfants abandonnés Dans les contes, c'est dans la forêt que les parents abandonnent leurs enfants lorsqu'ils ont sept ans, l'âge de raison. Après un passage difficile dans la maison isolée dans la forêt, la maison d'initiation, ils reviendront à leur foyer mûris, les poches débordant de richesses et la tête remplie de connaissances. C’est dans la forêt que l’adolescent ou l’adolescente est envoyé par ses parents pour chercher l’eau de vie, l’oiseau de feu ou tout autre talisman magique, qui lui permettra de trouver son chemin dans la vie. Un personnage a souvent été utilisé par les parents comme croque-mitaine : le loup. Or, jusqu'à Charles Perrault au XVIIe siècle, le loup des contes ne mange personne : il est l'initiateur qui aide le petit Chaperon rouge de ses conseils et qui sauve les adolescents menacés de mort en les emportant sur son dos. Lorsque la rage s'est installée dans les hordes de loups, ceux-ci sont devenus des bêtes à abattre, des dévoreurs de mères-grand et de petites filles innocentes. J’ai passé une partie de mon enfance dans la région d’origine de ma mère, le Gévaudan, célèbre pour sa Bête, un loup gigantesque qui sévissait au temps de Louis XV. Il y a longtemps que cet animal a été tué et que sa dépouille a été exposée à Marvejols. Malgré tout, il hantait encore la mémoire : quand je partais en forêt cueillir des myrtilles ou des champignons avec mes cousines, les vieux nous disaient : « Attention à la bestia ! », nous mettant en garde contre tous les dangers potentiels de la forêt. Cette image du loup dévorateur reste présente dans notre imaginaire contemporain. Il n’y a qu’à lire les articles consacrés au retour du loup en France, du Mercantour aux Vosges. Dans chaque région, on parle de bébés perdus en forêt et recueillis par des animaux sauvages, souvent des loups. Ces personnages, humains capables de comprendre le langage des animaux, sont souvent des fondateurs de civilisations, comme Rémus et Romulus, ou leur histoire est prétexte à une réflexion rousseauiste sur l’éducation, comme Mowgli, personnage du Livre de la jungle de Rudyard Kipling. Dans son film L’enfant sauvage, datant de 1970, le réalisateur François Truffaut a idéalisé l’histoire de Victor de l’Aveyron100. Celui-ci, qui a réellement existé, était un enfant d’une dizaine d’années aperçu en 1797 dans le Tarn, puis, débusqué en 1800 par des chasseurs, il trouva refuge dans la maison du teinturier Vidal à Saint-Sernin-sur-Rance. Il se nourrissait de végétaux crus. Envoyé de Saint-Affrique à Rodez, il fut transféré à Paris sur l’ordre du ministre Lucien Bonaparte et il fut confié au docteur Jean Itard qui l’observa et étudia son comportement pendant cinq ans. Victor fut alors confié à une certaine madame Guérin qui le soigna pendant 17 ans, de 1811 à sa mort en 1828, dans une maison de l’impasse des Feuillantines, à Paris. 100 Victor de l’Aveyron, article de Wikipedia. Dans les régions où vivent les ours, comme les Pyrénées, nombreuses sont les histoires qui narrent l’enlèvement de jeunes femmes par des ours qui en font leur épouse. Ces femmes mettent au monde des fils forts et poilus comme leur père. C’est le conte-type 650 intitulé Jean de l’Ours, connu dans le monde entier. Le héros coréen Tangun, qui fonda Pyong-Yang, était le fils du dieu-bouleau et d’une ourse devenue femme.101 Les Dames forestières Pour désigner les personnages féminins, bénéfiques ou maléfiques, censés habiter les forêts, le peuple comtois n'employait pas le mot français fée, qui désignait déjà dans son parler l'épicéa (la fée, la fille, la five ou la fuve) ou le hêtre (la fée, la faye, le fayard). Il préférait le mot dame. La Dame Verte sortait des troncs pour secourir les vieillards ou les enfants égarés dans la forêt de Levier, pour punir les chenapans voleurs de fruits dans la région de Pontarlier, pour donner une leçon aux maris volages dans la forêt de Pont-d’Héry. La sorcière et l’ogre Et puis, voilà celle qui habite dans une maison de pain d'épices perdue au fond des bois, seule, entourée de ses chats noirs. Celle qui offre une pomme empoisonnée à sa victime. Celle qui se rend au sabbat dans une clairière, à cheval sur son balai de branches : j’ai nommé… la sorcière ! Substitut négatif de la mère, elle apparaît dans tous les contes où c'est la maman qui décide qu’il est temps de se séparer de ses enfants (Hansel et Grethel). Lorsque c'est le père qui prend cette décision (Le Petit Poucet), la maison dans la forêt est habitée par l'ogre. Ce géant sauvage, qui ne connaît pas encore l'usage du feu et se revêt de feuilles et d'écorces, est armé d'une massue faite d'un tronc d'arbre ébranché. En Suisse, il garde les portes des villes et la pureté des fontaines. Ce personnage se retrouve dans de nombreux carnavals, et cela déjà au XVIe siècle, au temps de Pierre Brueghel l'Ancien. À Bâle, lors du Petit Carnaval ou Vögelgryff, qui a lieu un des trois lundis de janvier après l’Epiphanie, le Wild Maa descend le cours du Rhin sur un radeau. Il est vêtu de feuillages de lierre et de sapin et des pommes rouges sont attachées à son costume ; il tient un jeune épicéa déraciné dans sa main droite. Quand il accoste sur le quai, les garçons d'une dizaine d'années se précipitent vers lui pour essayer d'arracher une pomme à son costume, mais il se défend en leur assénant des coups avec le jeune arbre devenu massue improvisée. Les garçons les plus courageux exhibent avec fierté leur prise. Les ermites maléfiques 101 Philippe DOMONT et Edith MONTELLE, Histoires d’arbres ; p. 94 Dans la forêt se réfugient des hommes qui ont fui les passions humaines. Ils se font ermites et prient ou méditent dans la solitude, se nourrissant de baies sauvages, de champignons ou, dit la légende, restaurés par les anges.102 Mais ils ne sont pas toujours bien vus par les paysans proches ou les forestiers de toutes sortes, qui les considèrent comme des fainéants et des traîne-misère inutiles. Sur le compte de ces cénobites courent souvent des histoires macabres. Les Anglais racontent qu’un jeune homme nommé Aeldre s’était retiré du monde. Le temps passant, la rumeur courut qu’il faisait des miracles. Et les pèlerins se pressèrent à la porte de sa cabane. Un jour, une blonde jeune fille de quinze ans, belle comme un ange, vint lui demander conseil. L’ermite fut ébloui. Pendant toute la nuit qui suivit cette rencontre, il pria le ciel de le protéger contre cet amour qui le dérangeait dans sa solitude. Et il décida que cette demoiselle ne pouvait être qu’un déguisement du démon. Le lendemain, à l’aube, elle était de nouveau là, devant sa porte. Il prit alors un sabre qu’il avait emporté pour se défendre en cas de danger et lui coupa la tête. Celle-ci rebondit et se fixa dans un if, chaque cheveu blond entortillé autour des branches et les yeux grands ouverts. Terrifié, l’ermite s’enfuit et on ne le revit plus jamais. Les pèlerins venus lui demander conseil découvrirent la tête sacrée, the Holy Head qui semblait encore vivante. Une chapelle et quelques masures s’établirent autour de l’if, donnant naissance à la ville de Hallifax, dans le comté d’York.103 Hors-la-loi et brigands de grands chemins Toute notre enfance a été bercée par les faits héroïques des proscrits au grand cœur, comme Robin des Bois dans la forêt de Sherwood ou Mandrin dans le Dauphiné, qui guettaient les convoyeurs de fonds, pour les dépouiller des richesses qu’ils transportaient afin de les distribuer aux pauvres. Pendant la deuxième guerre mondiale, les résistants tenaient tête aux occupants en se cachant dans les forêts ; le gouvernement de Vichy les désignait sous le terme de rebelles et de terroristes, et les habitants de la région n’appréciaient guère leur présence dans les bois, contrairement à l’image qui en a été montrée par les films et les romans. Pendant la guerre du Vietnam, les avions américains ont déversé des tonnes de défiolant pour débusquer les soldats vietcongs considérés comme des terroristes. L’histoire nous a montré que cela n’a servi à rien. Mais, des décennies plus tard, la terre et les eaux sont encore mortellement polluées. Au contraire des héros, les bandits de grand chemin se sont toujours réfugiés dans les forêts, y construisant parfois de vraies forteresses et attaquant les voyageurs pour les détrousser. Cette peur fait partie des angoisses qui nous saisissent quand nous devons traverser seul un endroit boisé à la nuit tombée. 102 103 Edith MONTELLE, « La maison des pères » et « La femme et ses quatre hommes » in : Parole de sagesses : contes philosophiques. Il est à noter que les mots Hallifax et York sont tous deux issus d’une racine désignant l’if. En 1850, Alfred Maury écrivait104 : « À la suite des guerres civiles et intérieures qui désolèrent la France du XIIIe au XVe siècles, des partisans se cantonnèrent dans bon nombre de ces forêts qui, pour la plupart, étaient coupées de grands chemins. Ce furent les Jacques, les grandes Compagnies, les Pastoureaux […] Plusieurs forêts devaient aux brigands dont elles foisonnaient une véritable célébrité : telles étaient celles d’Amboise, de Cercotte, de Gouffern, de Bouconne. Telle fut à une époque moins ancienne celle de Bondy. La fréquence de ces attaques dans les forêts fut le principal motif qui dicta la disposition de l’ordonnance des eaux et forêts de 1669 (tit. 28, art. 3) composant une largeur de soixante pieds aux grands chemins là où ils traversaient une forêt. » Aujourd’hui, nous ne risquons plus de nous faire détrousser dans les forêts françaises105, mais de nombreux brigands hantent encore les forêts dans le monde et violent, assassinent ou demandent des rançons, à l’abri des recherches sous le couvert épais. Essences dangereuses Les parents qui se promènent dans la forêt avec leur progéniture leur recommandent de ne pas manger les petits fruits qui pourraient les tenter. Malgré ces recommandations, de nombreux enfants meurent chaque année empoisonnés par des baies. Je ne vais pas répéter ce que j’ai déjà dit au cours du séminaire de mai 2004106 à propos de l’if (Taxus baccata), arbre dont toutes les parties, à part la drupe de l’arille, sont mortelles. Cet arbre, qui constitue un danger pour tous les herbivores non ruminants, a été éradiqué systématiquement dans une grande partie des campagnes françaises, afin de protéger les chevaux. Il y a quelques années, lors de l’une de mes conférences à Ornans, le vétérinaire m’a appris que, la veille, il avait été appelé auprès de trois chevaux trouvés morts dans un pré. L’autopsie a révélé qu’ils avaient succombé à l’absorption de branches d’if, sans doute apportées par des randonneurs malveillants ou inconscients, car aucun if ne poussait dans la forêt qui bordait la prairie. Cet arbre subsiste au bord des falaises, dans les combes retirées, dans les jardins, dans les cimetières de Normandie et de Bretagne, dans les parcs de châteaux en Grande-Bretagne. J’ai parlé tout à l’heure d’êtres humains métamorphosés en arbres et qui saignaient si on coupait une de leurs branches. Au Pays de Galles, dans le Pembrokeshire, près de la chapelle de Saint-Brynach, la branche d’un if très ancien saigne, un liquide rouge et épais comme le sang suinte de la plaie. Certains racontent qu’un moine fut pendu à cet arbre pour un crime qu’il n’avait pas commis. Les nationalistes disent que cet if saignera jusqu’à ce qu’un prince de Galles revienne habiter au château de Nevern. D’autres encore pensent que le sang de l’arbre s’arrêtera quand la paix régnera sur le monde. Le genévrier (Juniperus communis) est un arbuste buissonnant dans nos montagnes européennes. Mais dans les régions méditerranéennes, il peut atteindre 12 mètres et un diamètre de 30 cm à la 104 Alfred MAURY, Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France ; pp. 399-400. Quoique, de nombreux faits divers récents nous informent de viols ou d’assassinats de joggeurs ou de joggeuses qui s’étaient aventurés seuls dans les bois. 106 Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Actes du Séminaire d’Ethnobotanique de Salagon, vol. III/2003-2004 ; pp. 95-103 105 base. Son bois parfumé est apprécié des menuisiers et ses fruits amers, diurétiques et toniques stomachiques relèvent la choucroute, les marinades, les courts-bouillons. Ces baies parfument les alcools dans le nord de l’Europe : gin anglais, schiedam hollandais, aquavit danois… Ses aiguilles piquantes ne le rendent guère sympathique. Le conte du genévrier107 est une histoire dramatique et terrifiante. Une mère meurt, la deuxième femme du mari tue le petit garçon du couple et le cuisine pour le donner à manger au père. La petite fille recueille les os et les jette sous le genévrier qui a poussé sur la tombe de la maman. Le garçon, transformé en oiseau, vient se venger. Dans un conte algérien intitulé Les graines de douleur108, le genévrier s’élève contre la loi divine et accepte d’aider des jeunes gens à se suicider. Le noyer (Juglans regia) est un arbre imposant, qui apporte aux hommes ses noix, son huile, son bois précieux. Son nom vient du dieu romain Jupiter, auquel il était consacré. Mais ses racines saturent le sol de brou, un tanin brun particulièrement astringent, afin d’écarter la vermine qui ronge volontiers son tronc. Et les hommes ont constaté que le sol était mauvais sous son ombre ; de nombreux proverbes déconseillent de dormir sous un noyer. En Italie, les sorcières se réunissaient pour leur sabbat autour d’un noyer gigantesque : le noyer du Bénévent.109 Formes inquiétantes Parfois, certains arbres prennent des formes étranges, inquiétantes. Il en est ainsi du hêtre (Fagus sylvatica), cet arbre majestueux que saint Bernard a choisi comme modèle pour les colonnes élancées des églises gothiques. Un phénomène encore inexpliqué a entraîné une mutation de cet arbre en un monstre aux branches tordues, rampantes. C’est le hêtre tortillard. En Champagne, il est nommé faux, comme s’il ne pouvait être le vrai jumeau de son frère de haute futaie. En Lorraine mosellane, on l’appelle fou, comme s’il avait perdu la tête. Cette particularité a engendré de nombreuses légendes inquiétantes à son sujet. C’est à ses pieds que se réunissaient les sabbats de sorcières. Des souterrains déboucheraient entre ses racines, permettant aux bandits ou aux conjurés de toutes sortes de se retrouver pour planifier leurs complots. En Bretagne, c’est au pied d’un tortillard que vivait un pauvre fou, qui se réchauffait l’hiver en se balançant dans ses branches110. Les trognes, troches, arbres têtards, têteaux ont été étudiés par Dominique Mansion qui écrit111 : « La trogne veille sur nos paysages depuis des siècles. Agrippée aux talus, alignée dans les haies, tapie au cœur des marais, penchée au bord des eaux, assemblée en forêts, sa stature tourmentée ne laisse personne indifférent. Tantôt échevelée, tantôt dégarnie, sa tête grossit et se couvre de 107 Jacob et Wilhelm GRIMM, « Le conte du genévrier », in : Les contes, pp. 263-274. Rabah BELAMRI, «Les graines de douleur», in : Les graines de la douleur : contes de l’est algérien , pp. 29-35. 109 Carlo GINZBURG. Les batailles nocturnes. 110 Philippe DOMONT et Edith MONTELLE, Histoires d’arbres, p. 183. 111 Dominique MANSION, Les trognes, pp. 54-55. 108 bourrelets et d’orbites ; des boursouflures enflent son tronc qui se creuse, s’ouvre, se vide ; ses branches deviennent des bras noueux ; la pourriture gagne et pourtant, comme par miracle, la vie resurgit après chaque coupe. Ce travail du temps, de la nature et des hommes esquisse ces allures humaines ou animales qui ont nourri les imaginations et engendré des peurs. Comment ne pas établir un lien entre les têteaux du Berry, aussi appelés sorcières, et les légendes qui abondent en pays berrichon ? Dans le Perche, de nombreux anciens relatent les retours nocturnes des veillées où les aînés se cachaient dans les troncs pour effrayer les plus jeunes ou les filles. Les chouettes et les chauves-souris dissimulées au cœur de leurs cavités protectrices n’ont fait qu’amplifier les superstitions. » Ces arbres, dont les branches sont régulièrement élaguées pour servir de fourrage aux animaux ou, dans le cas de l’osier, pour la vannerie, prennent des formes étranges. Souvent creux, ils ont servi de cachette à des proscrits. Et l’on raconte en Vendée des légendes de trognes qui saignent parce que des Vendéens qui s’y étaient réfugiés ont été traversés par des balles. En Bretagne, ce sont sans doute des hêtres têtards qui bordaient le chemin creux où passe un homme qui va chercher de la farine de sarrasin au moulin pour que sa femme lui cuise des galettes. Ces arbres parlent : ils sont la réincarnation des parents de ce paysan. Ces arbres marchent : ils viennent à minuit jusqu’à la maison de leur fils pour pouvoir se restaurer et se réchauffer.112 L’acacia assassin En 2003, un journaliste de Libération titrait : « L’acacia, tueur en série ». Comment un inoffensif végétal attaché à la terre par ses racines pouvait-il devenir meurtrier ? Le professeur Wouter Van Hoven, de l’Université de Pretoria, a été invité par des éleveurs d’Afrique australe à enquêter sur la mort mystérieuse de grands koudous (Tragelaphus strepsiceros), antilopes prisées pour leur viande, dans leurs enclos. Ces koudous étaient morts d’inanition au pied de leur mets favori : l’acacia.113 Ces antilopes d’Afrique australe se nourrissent exclusivement, en période de sécheresse, de feuilles d’acacia. Leur morphologie s’est adaptée à cette nourriture : leur museau s’est allongé, affiné, afin de passer sans mal entre les longues épines de l’arbre. Quand ils vont manger, les koudous remontent le vent. Pendant qu’ils broutent, l’acacia attaqué augmente sa production de tanin. Ses feuilles deviennent de plus en plus amères et l’animal change d’arbre. Si l’antilope persiste, le pourcentage de tanin devient tel que le koudou ne peut plus digérer son bol alimentaire et meurt de faim au pied de l’arbre. Celui-ci envoie un message sous forme d’un nuage d’éthylène, aux autres arbres qui l’entourent et qui sont sous le vent. Aussitôt, ceux-ci chargent leurs feuilles de tanin et deviennent immangeables. Or, si les antilopes sont enfermées dans des enclos d’élevage, il leur est impossible de remonter librement le vent et les feuilles d’acacia qui restent à leur disposition sont 112 113 Philippe DOMONT et Edith MONTELLE, Histoires d’arbres, p. 187 Cf annexes toutes chargées de tanins nocifs. D’où l’hécatombe constatée par les éleveurs et par le professeur Van Hoven. Quand une espèce est en danger de disparition, elle conçoit des procédures de protection. La nature a toujours inventé des moyens de se protéger contre les prédateurs trop destructeurs, si nous en croyons la théorie de l’évolution114. La forêt en danger Dans la Bible, à la fin du déluge, il est écrit : « Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit : Soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d'effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela comme l'herbe verte. » (Genèse 9) Ces versets ont donné le sentiment aux fils du Livre qu’ils avaient un blanc-seing pour exploiter sans limites les ressources de la Nature. Avec l’explosion démographique, les progrès technologiques, le phénomène de destruction des espèces animales et végétales a pris une ampleur alarmante ; l’invention des pesticides chimiques permet de traiter brutalement des plantes, sans respect des insectes pollinisateurs. En sus, on peut détruire des millions d’arbres sans effort et polluer l’eau et l’air sans discernement. Cependant, la forêt sait se défendre. Au IIIe millénaire avant notre ère, les Mayas défrichèrent des hectares de forêts en Amérique Centrale et les remplacèrent par des villes de pierre qui semblaient éternelles. Entre le VIIe et le IXe siècle, ils abandonnèrent ces cités que la forêt envahit et absorba : les lianes enlacèrent les statues, les racines descellèrent les murs cyclopéens, les arbres poussèrent jusqu’au sommet des pyramides. Que restera-t-il de nos gratte-ciel dans quelques siècles ? La mort des forêts La peur de la disparition des forêts n’est pas nouvelle en Europe. En 1850, l’érudit français Alfred Maury, dans son ouvrage Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France115, attire l’attention sur la déforestation commencée au Moyen Âge et continuée par une multitude d’habitants qui dévastent les forêts : charbonniers, tonneliers, bûcherons, potiers, forgerons. Il alerte les autorités en signalant les forêts disparues et la désertification possible du pays. Un autre phénomène, que j’ai découvert lors de mes enquêtes en archives sur la disparition des arbres remarquables au XIXe siècle, avait sévi à cette époque. De 1840 à 1848, l’administration du roi Louis-Philippe a systématiquement fait abattre les arbres remarquables ou arbres à culte en France, et cela malgré la résistance des habitants des campagnes. On pourrait penser qu’il s’agissait d’ordonnances laïques dirigées contre la superstition provinciale. Il n’en est rien. Ces arbres, faciles d’accès, présentaient de gros volumes de 114 Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité. François JACOB, La logique du vivant. 115 Alfred MAURY, Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France bois avec peu d’efforts et de dépenses. Lorsqu’on critique certains dirigeants de pays du sud qui dévastent leurs forêts pour vendre aux occidentaux les essences les plus précieuses et les plus rares qui font la richesse et l’originalité de leur pays, rappelons-nous que nos dirigeants n’ont pas toujours été plus raisonnables. L’avidité humaine n’a jamais été stoppée par les catastrophes écologiques. Le Sahara a été couvert de forêts et de lacs. Jusqu’au XVIIe siècle, l’Espagne a été couverte de forêts que les chantiers navals ont absorbées pour bâtir les caravelles et autres navires nécessaires à la conquête de l’Amérique ou à l’Invincible Armada. Aujourd’hui, la désolation des paysages castillans soufflés par les vents incessants semble exister de toute éternité. Qui se souvient des manteaux forestiers qui couvraient ces grands plateaux ? En 1875, l’historien jurassien Auguste Quiquerez116 déplorait la disparition des forêts dans les vallées du Doubs. Il attribuait cette disparition à l’utilisation intensive du bois par les verreries, forges, moulinets et autres industries le long de la rivière. Il écrivait : « Que sont devenues les antiques forêts du Jura, ces manteaux de noirs sapins qui, du sommet des plus hautes montagnes, descendaient jusque dans les vallées ? […] Où sont les platanes séculaires qui faisaient l’orgueil du Cerneux-Veusil ? Déjà, en 1864, on avait peine à nous en montrer les souches poudreuses. Cette essence forestière menace de quitter ce haut plateau, comme le chêne qui l’habitait jadis, et qu’on ne trouve plus qu’enfoui dans les tourbières.» Au XVIIIe siècle, la région de Salins-les-Bains, dans le département du Jura, était totalement dépouillée de ses arbres, car la production de sel exigeait d’innombrables tombereaux de bois qui se succédaient nuit et jour sans discontinuer. J’ai lu des documents décrivant un Jura sans arbres, bien loin de celui que nous connaissons aujourd’hui, et relatant comment les bûcherons devaient aller de plus en plus loin pour trouver du bois. Après la conquête de la Franche-Comté, Louis XV décida de transporter l’eau salée par un saumoduc en épicéa de Salins-les-Bains jusqu’à une vingtaine de kilomètres de là, dans des bâtiments nouvellement construits par l’architecte visionnaire Claude Nicolas Ledoux, à proximité de la forêt royale de Chaux, entre les deux villages d’Arc et de Senans. Cette forêt, scientifiquement exploitée par des forestiers conscients de l’importance de sa durabilité, pouvait fournir le bois nécessaire au fonctionnement de cette entreprise sans destruction intempestive. La progression des forêts en Europe Un peu plus de 150 ans plus tard, la déforestation en Europe semble ralentir. La déprise agricole est accompagnée d’une emprise forestière des sols, surtout dans les zones montagneuses. La diminution spectaculaire des paysans entraîne en ce moment un renouveau forestier : les forêts européennes progressent à grande vitesse. En Franche-Comté, les pâturages sont envahis par les 116 Auguste, QUIQUEREZ, Traditions et légendes du Jura, pp. 69-87. arbres : d’abord les prunelliers, aubépine, églantiers et autres buissons, puis les aulnes et les bouleaux, et enfin arrivent les hêtres, les érables, les charmes et les sapins. Autour de l’an 2000, un plan européen Life débloqua des fonds pour redonner à la vallée de la Loue l’aspect qu’elle avait au temps du peintre Gustave Courbet : prairies sur l’ubac, vergers et vignes sur l’adret. Les falaises, furent dégagées, les arbres furent dessouchés, les pentes furent défrichées. Quelques années plus tard, en l’absence d’agriculteurs, les taillis ont envahi à nouveau les coteaux et la forêt reprend ses droits, car seuls les paysans peuvent entretenir un paysage. La progression de ces nouvelles forêts est rarement canalisée par l’homme. Et des essences invasives se mêlent aux essences locales et les étouffent ou les remplacent. Au printemps, les grappes de fleurs du robinier faux-acacia (Robinia pseudo-acacia), légumineuse d’origine américaine, embaument l’atmosphère, attirant les abeilles qui en sont friandes. Les Provençaux les utilisent pour des beignets délicieux. Le bois jaune de cet arbre est malléable quand il vient d’être coupé, mais durcit comme l’ébène en séchant. Il a la réputation d’être imputrescible. C’est pourquoi la SNCF s’est intéressée à cette essence pour remplacer les traverses de chêne. De nombreux robiniers ont été plantés aux alentours des gares. Et l’invasion a commencé. « Cette espèce est généralement considérée comme très envahissante sur son aire européenne de répartition, empêchant la croissance des autres plantes notamment par concurrence à la pollinisation. Dans certains endroits, il a pris la place de forêts entières de châtaigniers. »117 D’autre part, les feuilles et le bois de cet arbre sont toxiques pour les herbivores. Mais comment se débarrasser d’une telle peste, qui se multiplie par ses graines nombreuses, par rejets de souche et par drageonnage. L’implantation d’essences étrangères peut détruire des espaces fragiles. En Polynésie, des plantes ont été importées sur les atolls pour varier l’alimentation humaine ou pour la simple ornementation des jardins. Dans ces espaces minuscules, les résultats sont parfois catastrophiques, les espèces endémiques disparaissant dramatiquement.118 Les forêts tropicales humides (palmier à huile, biodiésel, cacao) La forêt amazonienne, « poumon de la terre », comme nous le disaient nos professeurs lorsque j’étais jeune, a été grignotée par les grandes haciendas où l’on cultivait le cacao, tout d’abord119. Les Indiens qui l’habitaient ont été pourchassés comme des animaux.120 Dans les années soixante-dix, on a pu penser qu’une prise de conscience ralentissait cette colonisation destructrice. Les habitants du monde entier s’élevaient contre la route transamazonienne qui exigeait que l’on abatte tant de grands arbres. Mais ces manifestations n’ont servi à rien. Cette route doit relier le Pérou à l’Atlantique. Elle sera longue de 5 700 km. Les 117 Wikipedia. Article Robinier faux-acacia. http://www.environnement.pf/spip.php?article121 119 Jorge AMADO, Cacao. 120 Un documentaire récent, tourné par un réalisateur danois, a présenté les problèmes écologiques et humains que pose le remplacement de la forêt vierge originelle par des plantations de cacao en Côte-d’Ivoire. 118 défenseurs de la route Transamazonienne disent que cette voie permettra de civiliser le pays. La Transamazonienne traversera le Brésil d'est en ouest, un peu au sud du fleuve Amazone. Elle devrait diminuer l'isolement des régions et favoriser leur développement. Mais cet axe routier, en plein cœur de la forêt amazonienne, est l’objet de fortes contestations de la part de mouvements écologistes qui dénoncent « l’avancée de l’urbanisation, la déforestation et l’exploitation minière au rythme de la construction de la route Transamazonienne. Ce projet avait, en effet, au moment de son élaboration, l’objectif de donner aux paysans du sud et du nord-est du Brésil des bandes de terres de 50 km de chaque côté de la route. » D’autre part, les Indiens sont dépossédés de leurs terres. Tous les habitants historiques des grandes forêts (Indiens, Pygmées, Tziganes…) sont des nomades poursuivis par les administrations des pays où ils habitent, qui ne respectent pas les itinéraires traditionnels qui sont les leurs. Dans nos sociétés, la sédentarisation est synonyme de civilisation. Et il est de plus en plus difficile à ces personnes de survivre et de maintenir leur culture. Le biodiésel, qui représente une énergie renouvelable peu polluante, est une alternative au carburant pour moteur diesel classique, qui utilise une énergie fossile très polluante. Cette invention a entraîné la destruction de certaines forêts tropicales humides et sa rentabilité a poussé certains pays à remplacer les champs de cultures vivrières par la culture industrielle du palmier à huile d'Afrique ou éléis de Guinée (Elaeis guineensis Jacq.). Des populations entières sont chassées de leurs terres, en violation des droits de l’homme. En Indonésie et Malaisie, il semblerait, d’après certaines études, que 80 % des forêts où vivent les orangs-outans ont disparu. Un palmier à huile donne des fruits douze mois sur douze, deux fois par mois, et peut produire jusqu'à 25 à 35 ans. Cependant, vers 20 à 25 ans, les palmiers sont trop hauts pour qu’on puisse y cueillir les noix de palme ; ils sont alors coupés et leur bois est récupéré.121 Le palmier à huile est originaire de Guinée, où l’on trouve encore des forêts primaires de cet arbre. Sa dissémination en Afrique est ancienne. Au Kénya, en Tanzanie, au Congo, au Nigéria… les huiles de palme et de palmiste et le vin de palme sont des produits couramment utilisés pour l’alimentation. Mais son implantation dans d’autres régions du monde, dans d’autres conditions géologiques et climatiques, le rend sensible à des maladies qui ne peuvent être combattues que par des pesticides qui s’insinuent dans les produits alimentaires dont j’ai parlé auparavant. Les monocultures entraînent de nombreux inconvénients. On l’a vu avec l’enrésinement de zones à feuillus, toujours par souci de rentabilité. Les résineux (sapin blanc, épicéa, pin de Weimouth, pin Douglas…) produisent vite des bois de qualité. Mais ils entraînent une dégradation des sols et de nombreux insectes les attaquent (bostryches, etc.…). 121 Cf Annexes. Conclusion : Terreurs ou espoirs d’avenir ? La grande peur qui concerne l’avenir de l’humanité n’est plus un loup ou une sorcière, mais une société de spéculateurs sans morale, prêts à tuer des populations entières pour arrondir leurs comptes en banque et qui sèment guerre et désolation, ordonnant la disparition des forêts qui encombrent le paysage, quitte à transformer le monde en un désert de béton. Cependant, de plus en plus d’exploitants commencent à prendre conscience de l’importance de la biodiversité dans l’équilibre biologique. Comme l’écrit Philippe Domont, qui pense qu’une éducation écologique dès le jeune âge entraînera les progrès de la gestion durable des forêts : « Pour savoir si la gestion d’une forêt est durable — et donc si l’achat de son bois se défend sur le plan éthique — des contrôles par les administrations et par des instances neutres sont indispensables. Les indicateurs utilisés sont notamment le volume de bois exploité, le respect des droits de propriété et des droits d’usage, la conservation des espèces d’arbres et les conditions de travail. […] L’Organisation Internationale des Bois tropicaux (ITTO) est l’un des partenaires importants pour le développement de la foresterie durable. Par ailleurs, des organisations internationales, notamment le PEFC (Panel Européen Forest Certification), FSC (Forest Stewardship Coucil) et la Rainforest Alliance permettent de récompenser les produits issus d’une foresterie durable et motivent les gouvernements, les firmes privées, et la population à conserver une partie de leurs forêts, comme nous le faisons dans nos pays industrialisés. »122 Depuis le protocole de Kyoto en 1997 et les catastrophes écologiques que nous subissons ces dernières années, de plus en plus de peuples prennent conscience de l’importance de notre empreinte négative sur les problèmes d’environnement mondiaux. Espérons qu’ils arriveront à s’unir pour édicter des lois de protection efficaces des forêts, manteaux protecteurs de la vie sur la terre. Pour conclure, je voudrais rendre hommage à Wangari Muta Maathai, biologiste kenyane décédée le 25 septembre dernier des suites d’un cancer. Le 8 octobre 2004, elle devient la première femme africaine à recevoir le prix Nobel de la Paix pour « sa contribution en faveur du développement durable, de la démocratie et de la paix ». Toute sa vie, elle s’est battue pour sauvegarder les forêts kenyanes et reconstituer celles qui ont disparu. 122 Philippe DOMONT, Les bonnes questions du développement durable ; pp. 53-54. BIBLIOGRAPHIE FILMS ET CD Sophie BRUNEAU et Marc-Antoine ROUDIL, Arbres, un voyage immobile. Paris, Editions Montparnasse, 2002. M. MISTRATI et Roberto ROMANO, La face cachée du chocolat. Arte, 2010. Jacques MITSCH, L’esprit des plantes. Paris, Arte, 2009. Grand Prix du Festival du Film Scientifique d'Olomouc (République Tchèque). 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Octobre 2011. Les arbres de l’effroi. Édith Montelle 47 Annexes EXISTE-T-IL LES VÉGÉTAUX UN ? ÉQUIVALENT LE CAS DES DE LA DOULEUR HUMAINE CHEZ ACACIAS Nous vous proposons maintenant d’étudier le cas des acacias. Ces plantes n’ont pas la capacité de se mouvoir dans l’espace comme les plantes carnivores. Cependant, d’après nos travaux de recherche, nous avons découvert qu’elles sont dotées d’un système de défense exceptionnel (que nous allons détailler plus loin)basé sur la reconnaissance, puis la réaction ciblée à l’image de l’homme qui permet leur survie. Or nous avons vu précédemment que la douleur peut être considérée comme un système de survie, nous verrons donc si l’acacia peu être considéré comme ressentant un équivalent de douleur. L’acacia, un système de défense très efficace Des études sur les acacias ont été menées par M. Wouter Van Hoven, professeur à l’université de Pretoria suite à des morts mystérieuses d’animaux (koudous) dans des réserves en Afrique. Le koudou, une espèce d’antilope, se nourrit principalement de feuilles d’acacia. Cette espèce animale a dans un premier temps adapté sa morphologie pour éviter les épines de l’acacia (qui peuvent atteindre jusqu’à 20 cm) : dans le cadre de son évolution, l’avant du crâne du koudou s’est allongé de sorte que l’animal puisse passer entre les épines et ainsi se nourrir des feuilles basses. Les acacias ont donc dû à leur tour mettre en place un nouveau système de défense pour contrecarrer cette adaptation et donc assurer leur survie. Il est important de noter le caractère indispensable de cette survie car en vivant l’acacia permet de nourrir presque toutes les espèces herbivores de son milieu (il est en effet la nourriture principale des koudous, girafes, et autres antilopes). La disparition de ces derniers pourrait ainsi provoquer une modification profonde de la faune et par conséquent réduire à néant l’écosystème fragile de cette partie du globe entraînant des conséquences désastreuses. Le nouveau système de défense développé par l’acacia est remarquable, en effet il consiste à augmenter le taux de tanin présent dans ses feuilles en fonction de la quantité ingérée par ses prédateurs. Cette augmentation donne un goût amer à la feuille et dissuade les herbivores d’en manger : lorsque le tanin est ingéré en trop grande dose, il devient mortel car il rend les feuilles indigérables par l’organisme (le tanin est entre autre utilisé dans le tannage des peaux pour rendre le cuir imputrescible). On peut donc dire que les acacias perçoivent leur milieu car ils « comprennent » que leurs feuilles sont nécessaires à la survie de leur entourage, tolèrent qu’une certaine quantité soit mangée mais posent des limites pour assurer également leur survie et par conséquent l’équilibre de leur milieu. L’acacia possède en plus un autre système étonnant assurant sa survie : il va relâcher des substances volatiles (éthylène) qui vont alors être portées par le vent. Lorsque ces substances vont atteindre d’autres arbres, elles vont leur communiquer un message de danger provenant de l’acacia ; les arbres en réaction à ce message vont également produire du tanin. Cette action aura pour conséquence de pousser les populations d’herbivores vers d’autres lieux permettant ainsi aux zones qu’ils ont occupé (et comme on peu l’imaginer endommagé) de régénérer leur flore assurant ainsi aux herbivores une nourriture abondante dès qu’ils reviendront. Nous avons vu que les acacias réagissent à des agressions et s’en protègent de manière exceptionnelle assurant en plus le bon équilibre du milieu (communication entre arbres). On retrouve donc des similitudes avec la douleur humaine (mécanismes de survie face à une agression). De plus nous avons vu que ces arbres ont une perception assez précise de leur milieu et du danger, encore une similitude avec l’être humain. Or la plupart du temps chez nous, danger rime avec douleur et les acacias sont capables de pallier à un danger comme nous le faisons très souvent. Néanmoins, nous manquons d’informations quand aux nombreux mécanismes qui permettent à l’acacia d’interagir avec sont milieu face à d’autres agressions tel qu’une infection virale mais ces réactions étant communes à beaucoup de végétaux, nous détaillerons ces mécanismes dans la partie généralisation. Il nous reste donc a étudier l’éventuelle existence d’un système nerveux, ou du moins un équivalent chez l’acacia qui pourrait expliquer les réactions étonnantes qu’il met en place face à une agression. Mais alors, douleur ou pas douleur ? À ce stade du TPE nous n’avons pas encore pu prouver s’il existe ou non un centre nerveux chez les végétaux, ce qui leur permettrait de ressentir la douleur à notre manière. Nous apporterons des réponses plus tard, pour le moment le but de cette partie est de comprendre le fonctionnement des acacias afin de pouvoir comparer ce fonctionnement avec celui de l’Homme et en tirer des similitudes. 48 Malgré le peu de source que nous avons sur les acacias nous avons réussi à identifier un de leur mode de communication endogène : les hormones. Ce système a d’ailleurs été détaillé auparavant dans le cas de l’acacia, il s’agit en effet du même principe que celui de la communication entre arbres dans laquelle l’éthylène joue le rôle de « message ». Nous détaillerons le fonctionnement de ces hormones dans les généralisations. Cependant, les conclusions que l’on peu tirer pour l’instant pour le cas de l’acacia est que malgré ses réactions remarquables et mesurées face aux agressions basées sur le même principe que nous (perception, réaction) ne peuvent pas donner lieu réellement à ce que nous appelons de la douleur. (http://tpedouleurvegetale.wordpress.com) LA PROTECTION DE L ’ENVIRONNEMENT EST NÉE EN FORÊT Survol historique – développement et surexploitation L’utilisation de la forêt par l’homme remonte à la nuit des temps. Jusqu’au xixe siècle, la forêt a joué un rôle essentiel pour la survie des sociétés rurales, notamment en fournissant le bois d’énergie et le bois de construction, des petits fruits et la pâture pour le bétail, qui se nourrissait librement en forêt. C’est aussi toujours la forêt qui fut défrichée lorsque la nécessité de cultiver de nouvelles terres agricoles se faisait sentir. Ces besoins en bois et en terres ont augmenté dans le passé chaque fois que la population s’accroissait. Ce fut notamment le cas durant le néolithique (6000 à 1000 av. J.-C.) et lors de périodes plus récentes de grands défrichements durant le Moyen Age. La consommation de bois a spécialement augmenté dès le xviiie siècle avec l’avènement de l’industrialisation, très gourmande en énergie. Le bois était alors la seule source d’énergie, avec la force hydraulique. D’énormes quantités de bois et de charbon de bois ont été livrées aux fours des fonderies, des verreries et des fabricants de chaux dans toute l’Europe pendant deux siècles. La quantité de bois exploité a alors dépassé le volume produit, un phénomène d’appauvrissement des forêts renforcé par le parcours du bétail, qui broute et piétine les jeunes arbres. En prélevant davantage que les « intérêts » naturels livrés par l’accroissement en bois, on a alors « entamé le capital ». La régénération des forêts n’a plus pu compenser les prélèvements, l’érosion a fait des ravages en montagne, la fonction protectrice s’est détériorée. Ce n’est pas que la population ou les autorités n’aient rien tenté pour protéger une partie des zones boisées : Le premier règlement forestier écrit que l’on connaisse est celui de Saint-Maurice, en 1298. On a aussi protégé très tôt des forêts par la « mise à ban ». Une des plus anciennes lettres de banalisation en Suisse romande est celle de Fribourg (1422), précédée de peu par celle d’Andermatt en 1397 dans le canton de Schwyz. Les noms de lieux portent d’ailleurs le souvenir de ces mises sous protection (exemple : forêt du ban, Le Banné, Bannwald en allemand). Plus près de nous, l’Ordonnance promulguée en 1755 à Porrentruy par le Prince-Evêque de Bâle fait figure de loi pionnière en Europe. L’idée de développement durable qu’elle contient ne pourra vraiment être appliquée qu’après plus d’un siècle. Naissance de la protection de l’environnement et du développement durable en forêt Pour que l’ensemble des forêts soit protégé de la surexploitation et soumis à une gestion durable, il a fallu des innovations technologiques et de nouvelles ressources énergétiques. L’intensification de l’agriculture a rendu la population paysanne petit à petit moins dépendante des zones boisées : le bétail, en partie nourri par les surplus de production, se trouvait plus souvent à l’écurie ou dans les pâturages. Mais tant que le bois était la seule source d’énergie, ni les ménages ni l’industrie ne pouvaient y renoncer. De plus, des intérêts commerciaux ont fait apparaître des pratiques de coupes rases, même dans les forêts protectrices, notamment dès 1840 pour la vente de bois à l’étranger. Le Parc national suisse est ainsi issu d’une zone forestière coupée à blanc (flottage du bois vers l’Autriche). Si l’industrialisation est à l’origine de la surexploitation, elle a aussi apporté le remède à la pression qu’elle exerçait sur les forêts. En effet, avec l’invention des chemins de fer et l’exploitation du charbon en Europe, une nouvelle source d’énergie allait peu à peu remplacer le bois et soulager la forêt. Il ne manquait plus qu’un facteur déclenchant pour provoquer une forte prise de conscience politique en faveur de la forêt. En Suisse, ce furent les graves inondations de 1862 – précédées de celles de 1830. Ces événements, qui avaient causé la mort de 50 personnes dans plusieurs cantons (UR, SG, GR, VS et TI), ont nourri la volonté politique de légiférer pour conserver les surfaces boisées. 49 La première loi fédérale garantissant la conservation des forêts de montagne est votée en 1876, puis étendue en 1902 à toutes les forêts suisses E. Depuis, les forestiers ont continuellement amélioré les méthodes de gestion forestière. Conserver la surface des forêts : une bonne loi à défendre La conservation de la surface forestière, aujourd’hui bien ancrée dans la loi, est la première condition d’une gestion durable. Malgré les activités intenses de construction de logements, d’infrastructures et de voies de transport qui se poursuivent depuis les années 1950, on peut observer sur la carte que la forêt s’est bien maintenue jusqu’à nos jours, même aux abords des villes. La surface agricole paie elle un lourd tribu à l’urbanisation et se réduit aussi en montagne, en raison des difficultés économiques, alors que la forêt y progresse. La dynamique économique et démographique des zones urbaines pousse la demande de terrain à bâtir, mais le besoin d’espace de détente de la population ne diminue pas. Autant d’arguments pour la densification de l’habitat en ville. (Philippe Domont. Les bonnes questions du développement durable. www.sylvacom.ch) L E M O N D E D I P L O M A T I Q U E . A R C H I V E S — D É C E M B R E 2009 En Indonésie, palmiers à huile contre forêt Les chasseurs-cueilleurs sont rassemblés en demi-cercle dans la clairière que baigne l’aube naissante. Les hommes, en pagne, observent les visiteurs. Derrière eux, les femmes allaitent les nourrissons et rassurent les jeunes enfants intimidés par les intrus. Solide gaillard d’une soixantaine d’années, Menti, doyen et chef de ce groupe de cinq familles, interpelle l’anthropologue indonésien qui nous accompagne : les Orangs-Rimbas veulent bien répondre aux questions. Mais il faudra faire vite : il sera bientôt temps de partir chasser. Le gibier se fait rare du fait de la disparition de son habitat. Car elle se réduit, la forêt de l’île de Sumatra… Principal prédateur : la monoculture de palmiers à huile. Utilisée dans l’alimentation et les cosmétiques, l’huile de palme a trouvé un nouveau débouché : l’ester méthylique d’huile végétale (EMHV), un agrocarburant. Entre 1998 et 2007, l’Indonésie a officiellement étendu de 3 millions à 7 millions d’hectares ses plantations, devenant le premier producteur mondial de cet oléagineux, devant la Malaisie. Pour répondre à l’explosion de la demande d’huile de palme (40 millions de tonnes prévues en 2020, contre 22,5 millions aujourd’hui), Jakarta nourrit de pharaoniques projets : 20 millions d’hectares devraient être consacrés au palmier à huile en 2020. Soit 200 000 km2 — l’équivalent d’un tiers de la superficie de la France. À Sumatra, où la forêt est passée de 2,2 millions d’hectares à 400 000 hectares entre 1999 et aujourd’hui, 850 000 hectares s’ajouteraient aux 450 000 hectares actuellement cultivés. L’estomac creusé par la pénurie de gibier, certains Orangs-Rimbas collaborent à la disparition de leur propre écosystème, en échange de quelques billets : « Nous avons appris qu’un clan de l’ouest a vendu de la forêt aux Javanais, relate Menti. Apparemment, ils comptent en faire des champs de palmiers. » Une déclaration qui suscite la colère des chasseurs et la stupéfaction de leurs visiteurs : comment, au cœur d’un parc national supposé « protégé », des Orangs-Rimbas peuvent-ils « vendre » des terres — qu’ils ne possèdent pas, mais dont ils ont l’usage — à des planteurs n’ayant nul droit de les acheter ? À l’aune de cet exemple, les promesses du ministre de l’environnement indonésien, M. Rachmat Witoelar, sonnent creux. Ne jurait-il pas, le 23 mars 2007, à Jakarta, lors de la présentation du rapport Stern sur l’économie du changement climatique, que « les millions d’hectares de palmiers à huile ne sacrifieront pas les forêts » ? À quelques kilomètres de Menti et des siens, Kardeo, 54 ans, nous reçoit dans le patio de sa vaste demeure aux colonnes de stuc peintes en rose. « C’est là que j’habitais auparavant, fait-il en désignant une maisonnette de planches située à proximité. Le palmier à huile a fait mon bonheur. » Kardeo est ce qu’on dénomme ici un transmigrasi. Entre 1950 et 2002, pour soulager Java, surpeuplée (1), Jakarta a incité plus de 6 millions de Javanais pauvres à tenter leur chance sur les îles périphériques. Une politique causant des tensions récurrentes avec les autochtones, qui perçoivent les transmigrants au mieux comme des intrus privilégiés, au pis comme des colonisateurs consolidant l’historique domination de Java sur l’archipel. En 2001, à Bornéo, des centaines de Javanais — femmes et enfants compris — ont été massacrés par des guerriers dayaks, qui ont alors renoué avec leur réputation de coupeurs de têtes. « J’ai quitté Java fin 1984, explique Kardeo. Le gouvernement m’a donné une maison en bois, 3 hectares et une aide matérielle pendant un an. » Des débuts très difficiles avant que ne survienne le lucratif palmier à huile. « J’en cultive aujourd’hui 16 hectares. Chacun produit 1,6 tonne par mois, et 1 kg de graines se vend entre 700 et 1 700 roupies, suivant le cours, résume-t-il. Ma plantation me rapporte 45 millions de roupies par mois » — soit 3 500 euros mensuels. « Parti de rien », Kardeo vit confortablement et a même inscrit ses fils à l’université. Le palmier à huile nécessitant peu d’entretien, son domaine de 16 hectares n’emploie que six personnes : autant de 50 salaires en moins à payer. Les planteurs rencontrés avouent que l’allégement de la masse salariale les a motivés pour reconvertir en champs de palmiers leurs plantations d’hévéas (davantage respectueux de l’environnement). « Et, avec les engrais et les pesticides de Monsanto, le rendement est encore meilleur », se félicite Kardeo. A-t-il jamais entendu parler des nuisances du palmier à huile sur l’environnement ? Sa réponse a le mérite de la franchise : « Mon niveau de vie et l’économie de mon pays dépendent du palmier à huile. Alors l’environnement… » Si Kardeo a tiré son épingle du jeu, la petite paysannerie de Sumatra partage rarement son enthousiasme. À travers tout l’archipel, déçus par les promesses, paupérisés par un produit censé les enrichir, ayant vu leurs terres volées, leurs rivières polluées, des centaines de villages résistent physiquement aux entreprises et aux forces de l’ordre. L’association Walhi répertorie 224 conflits opposant des communautés villageoises à des compagnies d’huile de palme à Sumatra, et environ 500 à travers l’archipel. En théorie, la concession d’un terrain à un investisseur suppose le respect de certaines obligations légales, dont une étude d’impact environnemental. Mais M. Serge Marti, directeur de l’association suisse LifeMosaïc et auteur d’un rapport sur les conséquences de la monoculture de palmier à huile (2), calcule qu’« un dessous-de-table de 50 millions de roupies [3 900 euros] suffit pour autoriser une plantation de 20 000 hectares ». Partout dans l’archipel, « les entreprises débarquent dans les villages accompagnées de fonctionnaires et de policiers pour intimider les habitants. J’ai vu des cas de villageois accusés de “communisme”, comme au temps de Suharto, s’ils refusaient de céder leurs terres au “projet de développement national” qu’est censé constituer le palmier à huile (3) ». Le droit de propriété est en Indonésie des plus ambigus : des colons néerlandais à aujourd’hui, l’Etat s’est toujours réservé la possibilité d’exproprier au nom du « développement » ou de l’« intérêt public ». Vivant de leurs rizières et de leurs hévéas jusqu’en 1999, c’est une époque regrettée : les 2500 habitants de Karang Mendafo étaient alors autosuffisants. Le chef du village, Mohammed Rusdi, raconte : « Une entreprise du groupe Sinar Mas [un des conglomérats indonésiens] est venue couper la forêt, avec l’aide de policiers et de soldats. Sinar Mas a saisi 600 hectares et les a convertis en plantations de palmiers à huile. Nous n’avons plus de terres. Et il n’y a plus de forêt. Sept villages voisins connaissent exactement le même problème. » M. Rusdi est allé plaider le cas de son village à la conférence de Bali, en décembre 2007 (4). Sans succès. Dédommagement, participation aux bénéfices de la plantation, travail salarié, construction de routes et d’une école… Sinar Mas, fulminent les villageois, a fait « beaucoup de promesses ». Ils attendent toujours les investissements annoncés, et la plupart ont vu fondre leurs revenus, parfois divisés par cinq. Sayuti, 42 ans, marié et père de trois enfants, témoigne : « Avant 1999, j’avais 1,5 hectare d’hévéas, dont le caoutchouc me rapportait 1 200 000 roupies par mois [près de 100 euros]. » Aujourd’hui, petit actionnaire de la plantation, Sayuti ne gagne que 225 000 roupies (17 euros)… Le quotidien s’est monétisé : les villageois doivent désormais acheter les fruits et les légumes que jadis ils faisaient pousser. Les rivières sont devenues stériles : engrais et pesticides ont décimé les poissons. Et, si la polyculture et la jungle retiennent l’eau, la monoculture lessive le sol : les inondations emportent le macadam des routes. Écœurés, les villageois optent pour l’action directe : plusieurs fois par semaine, des dizaines d’entre eux, armés d’intimidants goloks (machette locale), investissent la plantation et se servent allégrement en fruits du palmier qu’ils vont revendre au marché. Plus au nord, le village de Logu Mandesa et ses 2 000 foyers. En 2006, le groupe Sinar Mas a obtenu du gouvernement une concession pour transformer en plantations les terres des villageois. « Les autorités se fichent totalement que ces terres nous appartiennent, explique Sugino, chef d’un des hameaux du village. La compagnie a ainsi pris 500 hectares, et nous attendons toujours les compensations promises. » À bout de nerfs, les villageois ont riposté : le 28 décembre 2007, des centaines d’hommes ont attaqué les installations de la compagnie, brûlé onze bulldozers et un 4 x 4. Les médias ont relaté la fronde — filmée avec des téléphones portables — et l’opinion publique a pris le parti des rebelles. La police a arrêté vingt-deux personnes, dont neuf ont été condamnées à un an de prison. « La compagnie ne pense qu’au profit, pas à la gestion de la nature sur plusieurs générations, constate Sugino. Aucun parti politique ne nous soutient. La Commission indonésienne des droits de l’homme ne fait rien pour nous. » Environ 3 500 Orangs-Rimbas vivent encore de la chasse et de la cueillette dans ce qui subsiste des jungles du centre de Sumatra. En 1966, la forêt tropicale indonésienne couvrait 144 millions d’hectares, soit 77 % de la surface du pays. Aujourd’hui, les quatre cinquièmes ont disparu (5). À Sumatra comme au Kalimantan (partie méridionale de l’île de Bornéo) et en Papouasie indonésienne, le rythme du déboisement est estimé à 400 terrains de football par jour — un record mondial. Selon les Nations unies, dès 2012, la forêt indonésienne — supposée « protégée » — sera « sévèrement dégradée (6) ». « Nous n’avons rien à perdre, enrage un jeune de Logu Mandesa. Nous brûlerons d’autres bulldozers. » 51 Cédric Gouverneur. (1) Cent vingt-sept des 220 millions d’Indonésiens vivent à Java (138 800 km2, moins de 10 % du territoire indonésien). (2) LifeMosaic (Suisse), Sawit Watch (Indonésie) et Friends of the Earth (Royaume-Uni), « Losing ground », février 2008. (3) Entre 500 000 et 1 million de communistes ont été massacrés en 1965-1966 par le régime d’« ordre nouveau » de Suharto. (4) Rassemblant 180 pays sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, du 3 au 14 décembre 2007, cette conférence sur le changement climatique s’est caractérisée par l’absence d’engagements. (5) cf. www.agrocarb.fr, animé entre autres par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), Les Amis de la Terre, Oxfam. (6) « The last stand of the orangutan », rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), février 2007. Les plantes et l’effroi, que nous apprennent les plantes vénéneuses sur pareil sujet ? Corinne Boujot, ethnologue. Les plantes et l’effroi…sous ces sombres auspices, le chercheur taciturne que je suis vient vous parler de plantes toxiques, de poisons végétaux : un sujet à faire froid dans le dos ! En qualité d’ethnologue, en qualité, donc, de « professionnel de l’étonnement » ainsi que nous définit MarieChristine Pouchelle par une formule que j’affectionne, je suis surprise de constater que toutes les sociétés humaines, toutes les cultures semblent, partout sur la planète et de tous temps, s’employer à domestiquer des toxiques naturellement présents dans tous les règnes : animaux, minéraux et notamment des toxiques végétaux, au moins aussi souvent, sinon plus, qu’elles s’appliquent à les éviter. Les usages faits de ces plantes vénéneuses – dont nous retiendrons ici l’acception à la seule et néanmoins vaste catégorie des plantes dotées de propriétés létales - sont de tous ordres : techniques (pêche, chasse, agriculture), cosmétiques, médicaux, religieux, mais aussi alimentaires, et l’éventail des espèces rendues disponibles est très variable. Cela revient à dire que le danger que ces plantes représentent est convoqué, parfois quotidiennement, dans l’intimité des hommes et des sociétés. Ces audaces de la domestication du « poison » évoquent un jeu avec les limites et la maîtrise, l’art est ici aussi grand que le péril. La question qui se pose est alors de savoir si ce ne sont pas là des formes de « défis », effet d’une fascination exercée par l’effroi à moins encore qu’il s’agisse, plus simplement, de s’interroger sur la place de la peur dans les représentations et manipulations de ces dangereux représentants du règne, ici, végétal. Qu’est-ce que l’effroi ? Une catégorie de la Peur. Si l’on considère que la richesse lexicale élaborée autour d’un fait ou d’un objet par une société témoigne de l’importance culturelle qu’elle prête à celui-ci, force est de souligner, dans l’aire culturelle occidentale, la richesse de notre vocabulaire visant ce registre émotionnel particulier qu’est la peur : appréhension, inquiétude, angoisse, peur, effroi, terreur, épouvante, mais aussi trouille, chair de poule, etc. ? 52 L’effroi est une catégorie de la peur. L’effroi se caractérise, dans l’univers paysan gallo breton comme dans la psychanalyse freudienne comme expérience fulgurante (aussi fugace qu’inattendue) de la mort imminente, confrontation soudaine et imprévue au réel de la mort – expérience qui « glace » d’effroi (le registre sensoriel est souvent convoqué dans l’expérience de la peur) Dans l’univers paysan gallo breton, la figure de l’effroi est l’Effraie, la Chouette Effraie dite aussi « Feursaie »123. L’Effraie qui se manifeste franchement à la vue ou à l’ouïe annonce immanquablement la mort en action : soit pour soi-même soit pour un voisin, un proche, on ne tardera pas à savoir qui, ce n’est plus qu’une affaire d’heure. La vue et le cri de l’Effraie glace d’effroi. Si l’on est dehors à ce moment là on se signe, on se « ramasse » très vite à l’intérieur de la maison. Quel intérêt ? Cette réaction inadaptée si elle vise la protection laisserait supposer que la mort elle-même est là, présente et qu’elle rôde. Quoi qu’en usant là d’un raccourci quelque peu cavalier, disons que, dans l’approche psychanalytique freudienne, l’effroi se caractérise comme une « réaction de détresse psychique du moi face à une situation de danger à laquelle il n'était pas préparé », expérience vécue, moment bref, privé d’affects (en particulier ni peur ni angoisse) et de pensées et qui n’a pas de mot pour le dire. On retrouve dans les deux systèmes de représentation l’effet de saisissement, la sidération, la stupeur et l’indicible de cette dimension particulière de la peur qui semble tenir sa puissance dévastatrice du fait même d’être non élaborée. Mais la figure freudienne de l’effroi c’est bien davantage la tête de Méduse, dont on trouve un merveilleux exemple dans la peinture du Caravage. Avec cette figure de la méduse nous nous retrouvons en terrain familier : celui des bêtes venimeuses, ces empoisonneuses, tandis que la Gorgone nous ramène tout droit, bien sûr, aux portes de l’enfer, au seuil de la mort : ce qui est propre à l’effroi. Les deux principales figures de l’effroi que je vous propose ici campent donc résolument dans le registre animalier. Le règne végétal ne manque pourtant pas de répondant, par exemple avec cette figure de la sorcellerie, la Mandragore, qui crie quand on l’arrache à rendre fou celui qui, par malheur, l’entend. M’essayant à traiter du rapport de la plante à l’effroi depuis très peu de temps et, dans un premier mouvement, pour le plaisir de réfléchir à un sujet inattendu, je n’ai pas trouvé, faute de temps sans doute, d’approche anthropologique visant spécifiquement la fonction et la place de la peur dans notre culture, l’éducation à celle-ci, la construction et l’évolution de ses objets. Ce sont néanmoins des remarques puisées à des travaux ethnologiques, et notamment des observations conduites auprès de sociétés amazoniennes qui ont attiré notre 123 Cette affirmation ne réduit pas ce rôle symbolique de cet oiseau précis à la seule aire paysanne gallo bretonne, mais par souci de précision nous la situons là où nous pouvons affirmer qu’elle est observable. 53 attention sur la mise en perspective proposée ici et qui implique, justement, différentes dimensions de la peur et principalement deux végétaux : le manioc et banisteriopsis caapi. Rationalité et multi-usage de la plante : ipoh, poison et textile La première plante qui, moi, m’a laissée franchement perplexe se trouve en Malaisie et c’est Ipoh ou Upah – antiaris toxicaria - car si, de sa sève il est tiré un poison mortel utilisé comme poison de chasse, cela n’empêchait semble-t-il pas les aborigènes (semang et sakais de la région de Perak) utilisant cette sève d’employer aussi l’écorce de l’arbre, fibreuse, à la confection de textiles. (« I may here mention ( …) that the bark of the antiaris is used by both the semangs and sakais as bark cloth (Ipoh poison of the Malay peninsula, Mr.Wray, jun. The journal of the anthropological institute of Great Britain and Ireland, vol 21, 1892)[ l’écorce de jeunes arbres déposée dans de l’eau courante pendant un mois pour en éliminer le poison] On est tenté devant cette situation de trouver l’homme infiniment rationnel : à chaque propriété son usage, il n’entre ici, au moins dans le témoignage qui nous en est livré, pas d’émotion en tous les cas pas de peur notoire ou, pour être plus juste : notifiée. Le poison de chasse lui-même, Ipoh, avait des emplois médicinaux. Cette situation se retrouve avec le curare amérindien. Sur ce point précis, nous sommes davantage mis devant l’ambivalence essentielle de la plante vénéneuse, du poison, soulignant la ténuité de la frontière entre vie et mort: ce qui tue la proie alimente le chasseur et sa communauté, ce qui peut ôter la vie peut aussi la sauver. Ce qui reste sûr et intéressant c’est l’énorme travail d’élaboration autour du poison : jeu tout en subtilité pour donner la mort ou en réchapper, jeu avec le danger où cette fois perce une certaine anxiété. Lisibilité du rapport Végétal/ Frayeur en Amazonie Lorsque Jean Chapuis parle des « plantes à pouvoir » chez les indiens Wayana du Haut Maroni (Guyane française) » (journal de la société des américanistes, t.87, 2001, pp113-136), les Hemït, il précise « si le terme hemït désigne un ensemble varié, son emploi courant est restreint à une seule catégorie, originellement attestée, celle des plantes dotées de fonctions létales. Il ne faut pas perdre de vue la sorte de crainte quasi religieuse que les wayana éprouvent envers celles-ci, exactement comme s’ils avaient affaire à une arme éminemment dangereuse dont ils ne connaîtraient avec précision ni l’usage ni le pouvoir de nuisance. » Il distingue les hemits « pour tuer », (« les plus puissants suffisent à eux seuls à tuer un homme et leur seule évocation fait frémir ») les hemits « pour soigner » (= les simples) dans cette vaste classe des « végétaux dotés de pouvoir » dont « le champ d’application couvre tous les domaines vitaux de la société wayana ». Mais Jean Chapuis n’est pas des plus explicites dans cet article, il assume d’ailleurs un choix qui ferme la porte à l’approche ethnobotaniste : « ce ne sont pas ces plantes en elles-mêmes qui motivent notre travail mais les discours, usages et représentations qui s’y attachent ». Observons qu’il semble exclure les plantes alimentaires des hemits et que lorsqu’il évoque les hemits de chasse et de pêche, il ne semble pas référer aux poisons végétaux ni aux plantes piscicides, mais, et c’est bien regrettable pour notre propos, il ne précise pas ce à quoi il renvoie. 54 Il est pourtant une plante qui cumule sur elle d’être toxique et à la base de l’alimentation: le manioc (manihot esculenta). Certes, ce n’est pas là le seul exemple de plante toxique employée dans l’alimentation humaine. Notre propos est d’explorer ce que les plantes toxiques nous apprennent du rapport de la plante à l’effroi et nous sommes, dans cette configuration qui consiste à ingérer chaque jour en bol alimentaire une substance potentiellement empoisonnante, devant une « plante-informateur-ressource », même si, concernant toutes les informations présentées, c’est à nos collègues ethnologues et non à quelque plante que ce soit que nous les devons et que nous dédions ici tous nos remerciements. La première remarque qui s’impose est que le manioc (manihot esculenta), doux ou amer, est chargé de composés cyanogènes dans toutes ses parties et qu’il doit être systématiquement détoxiqué pour être consommé. Prenons le cas de l’utilisation alimentaire du manioc exclusivement dans l’aire amazonienne. D’où vient donc qu’il soit un aliment de base de la plupart – sinon toutes- les sociétés indiennes ? Bien sûr, sa facilité de culture et tous les accommodements auxquels se prête la récolte sont des arguments de poids : « Le manioc, qui constitue sous ses très nombreuses variétés le gros de l’alimentation quotidienne, est un rêve de jardinier nonchalant. Chaque plant fournit entre 2 et 5 kilos de racines qu’une poussée de la machette suffit à déterrer ; une fois celles-ci recueillies, deux coups de lame permettent de retailler la tige en un petit bâton qui, fiché en terre sans précaution, se couvrira bientôt de feuilles et offrira un nouveau lot de racines dans quelques mois. Cette plante accommodante supporte d’être laissée en terre bien au-delà de sa période de maturation sans que ses racines se gâtent. Elle rend donc inutile le stockage des aliments puisque, à la différence des mortes saisons que connaissent les cultivateurs de céréales, le jardin est ici une réserve de féculents sur pied où l’on peut venir toute l’année puiser selon ses besoins. » (Ph. Descola, p106 T.H.) Toutefois, cela n’éclaire pas cette autre observation : que le manioc amer, plus toxique, est aussi pour certaines sociétés l’essence préférée sur le plan organoleptique. Il faut s’y attarder quelque peu car il est ordinairement admis que, lorsque le choix lui est offert, l’homme se serait partout et de longue date orienté vers les espèces les moins toxiques. Or, tandis que le manioc doux est infiniment moins chargé en cyanogènes que le manioc amer, que l’un est aisément détoxiqué tandis que l’autre exige des techniques plus sophistiquées, il n’est pas rare que le plus toxique soit aussi le plus apprécié. D. L. Dufour et W. M. Wilson observent que, chez les Indiens Tukano, en Amazonie colombienne, ce choix repose sur les qualités gustatives conférées à la plante et qui lui viennent de sa toxicité originelle : les glucosides donnent en effet une saveur plus suave aux préparations à base de manioc amer qu’à celles tirées du manioc doux, apparemment plus insipide (Dufour, 1996). Si la consommation de Fugu dans le japon du XVIe siècle, poisson recelant un poison violent, peut avoir été une conduite aristocratique de jeu avec la mort non dénué d’emphase, et l’on peut dans ce cas parler littéralement de « goût du risque », il 55 n’apparaît pas, en revanche, que la consommation quotidienne et familiale du manioc puisse en quelque manière que ce soit être tenue pour une conduite suicidaire. Il faut donc admettre que le fait de retenir, dans l’alimentation quotidienne, un végétal exigeant des procédures soigneuses de détoxication peut relever d’un choix et non de la stricte nécessité, et ce choix n’est pas associé à une prise de risque –existante- mais à des qualités organoleptiques. Il traduit ici l’exercice assuré et confiant de savoirs et savoir-faire précis. Les mêmes auteurs soulignent que les Tukano connaissent la toxicité du manioc et sa variabilité, qu’ils mesurent au degré d’amertume. Leurs techniques de préparation visent explicitement sa détoxication ; elles s’avèrent efficaces puisqu’elles éliminent 90% des cyanogènes totaux. Cette toxicité du manioc, même dans ses espèces « douces » semble également bien connue des Achuars, du moins est-ce une interprétation possible du fait qu’ils attribuent au manioc la faculté meurtrière de « boire le sang » des êtres humains, or c’est cette action, traduite dans les même termes : « boire le sang », qui est attendue du curare sur le gibier (Descola 1993; Descola 1994). Le manioc partagerait ainsi avec le curare un même mode d’action mortel sur ses victimes. Par ailleurs, le même auteur rapporte que, selon les Yaga de l’Amazonie péruvienne, le manioc amer chercherait à contaminer le manioc doux par sa toxicité (Descola 2005)124. Le sentiment de maîtrise des procédures de détoxication abolirait-elle toute crainte ? Reprenons le cas des Achuars, dont nous ne connaissons que ce qui nous en est rapporté par d’autres ethnologues. Le manioc, même doux, est dangereux, c’est une plante menaçante, une plante vampire meurtrière 125 et quelque chose qui pourrait s’apparenter à de la peur – ici, en tous les cas, la menace vitale que nous avons rattachée à l’effroi - est donc perceptible. D’autres informations recueillies à propos des usages du manioc corroborent cette interprétation. Gertrude E. Dole dans son article « « Use of manioc among the Kuikuru : some interpretations” (Ford, R.I.), situe son observation chez les indiens Kuikuru, Carib, du haut Xingu et après quelques observations concrètes de la préparation du manioc (amer) on peut lire, à propos du « jus de manioc », sorte de soupe à usage festif, « un homme désigné comme goûteur officiel, c-a-d qui assumera publiquement la responsabilité, au nom des hôtes, de la protection des invités face au risque d’intoxication. Il prend une gorgée de soupe après que celle-ci ait bouilli un certain temps et systématiquement il déclare celle-ci peu sûre (non comestible) à cause du poison résiduel. Elle sera mise à bouillir plus longtemps et une fois de plus déclarée imbuvable. C’est seulement à partir de la troisième fois que le goûteur déclarera la soupe buvable. Lorsque le HCN (acide hydrocyanique) ce sera 124 « les Yagua de l’amazonie péruvienne ont élaboré un système de catégorisation des plantes et des animaux fondé sur les relations entre espèces selon qu’elles sont définies par divers degré de parenté consanguine, par l’amitié ou par l’hostilité. L’usage de catégories sociales pour définir des rapports de proximité, de symbiose ou de compétition entre espèces naturelles est d’autant plus intéressant qu’il déborde largement sur le règne végétal (…)c’est également une relation d’hostilité qui prévaut entre le manioc amer et le manioc doux, le premier cherchant à contaminer le second par sa toxicité. »(NRF 28-29) 125 Philippe Descola, Lances du crépuscule, p.111,112,113.La circulation du sang, le cannibalisme) 56 finalement volatilisé la soupe (kuigiku) sera amenée sur la place dans de larges récipients qui circuleront parmi les invités, chacun prenant quelques gorgées et passant le bol à un autre. Ces tests rituels mettent en scène sur un mode dramatique la conscience du danger qu’il y aurait à ingérer le jus du manioc amer avant que les toxines aient été ôtées. Comme preuve supplémentaire de cette conscience aigue, le kuikuru dit que le manioc est parfois utilisé pour tuer intentionnellement certaines personnes. En fait, il existe de nombreux récits autour de l’effet létal de l’absorption de manioc non traité. Dans les Antilles, par exemple, le manioc brut serait utilisé par de nombreuses femmes (des natives) qui « poussées au désespoir par la cruauté des Espagnols » souhaitent mourir plutôt que de la subir plus longtemps (Roumain 1942, Oviedo 1851). En Guyane des femmes se suicident de la même façon pour de malheureuses « affaires de cœur » (Roth, 1924 : 560) Même la vapeur dégagée par la cuisine du manioc amer est réputée nocive. Les Urubu qui fabriquent de la farine de manioc pour le commerce, pensent (ressentent) que la cuisson (grill) est dangereuse et ils affirment que « la personne en charge de le faire rôtir risque de se nouer l’anus au point de ne plus pouvoir déféquer. » (Huxley) Ce qui apparaît au gré de ces différentes observations c’est qu’en différents endroits de l’aire amazonienne où différentes espèces de manioc sont consommées par différentes sociétés indiennes, la conscience du danger mortel est bel et bien exprimée, très ouvertement et sur un mode, à chaque fois, suffisamment dramatique et/ou inquiétant pour que l’on puisse dire qu’il intègre la « peur » et que celle-ci semble assumer une fonction dans la maîtrise du danger d’empoisonnement, au moins celle du maintient en éveil de la conscience qui vient étayer la maîtrise technique des procédés de détoxication. En Afrique, l’introduction du manioc par les colons a fait et continue de faire par endroits des ravages. (à préciser rapidement avec auteurs à l’appui) Volontiers accepté par des sociétés qui avaient confiance en une autre tubercule, l’igname, le manioc fut introduit sans les procédures de détoxication qui doivent nécessairement l’accompagner et…sans la connaissance globale mais aussi familière de la plante, qui passe, entre autres vecteurs, par les représentations inquiétantes dont elle est l’objet, en elle-même ou au gré des différentes étapes de sa préparation, et qui énoncent le danger et le moyen de l’éviter, qui l’intègrent, en somme, à un ensemble plus vaste. Un lien plus tangible végétal/effroi : ayahuasca Mais il est vrai et patent que les sociétés indiennes s’entourent, comme nous-mêmes, de si nombreux poisons que cela donne à réfléchir. L’exemple du fameux hallucinogène nommé Ayahuasca, alias Yagé, Caapi, Natem, que je présenterai ici en le référant surtout à l’approche qu’en fit Patrick Deshayes, est sans aucun doute celui qui tisse le lien le plus net entre le végétal et l’expérience de l’effroi. Je ne m’y attarderai pas car j’attends beaucoup, sur le sujet, de mes collègues spécialistes et ayant, eux, l’expérience ethnographique avec eux. J’en retiens, pour ma part, l’hypothèse de Patrick Deshayes qui pose que « le sens profond de son usage n’est pas l’hallucination mais 57 la provocation et la gestion de la frayeur ». Les effets de la liane seule, écrit-il, produisent des remontées d’affects puissants voire des états de frayeur parfois objectivés par des sensations de spasmes et d’essoufflement » « lorsque les Huni Kuin terminent leur session d’ayawaska, ils disent « nous avons eu très peur, c’était très bien ! » Cette population indienne distingue deux types de peur « date » et « mese » « date exprime une peur de surprise, voire de sursaut. Elle est perçue comme extrêmement dangereuse. Comparable à l’effroi : cette frayeur, date, est ainsi considérée comme un agent extérieur qui pénètre dans le corps au moment de la surprise ou du sursaut (l’effraction propre à l’effroi). Le mese par contre est une peur qui est à l’intérieur du corps, c’est la peur sans surprise, c’est aussi l’appréhension, et mese signifie aussi « faire attention », la vigilance. « Très jeune on apprend aux enfants à avoir peur et à trouver dans cette peur l’attention nécessaire face aux dangers de la forêt » »Mais si l’éducation prépare à la rencontre avec le danger, elle ne simule pas la frayeur(…) seules les prises répétées d’ayawasca permettent cela (…) le maître de cérémonie après avoir distribué le précieux breuvage à chacun va appeler les visions et le date « la liane a amené le date sur toi ». Le date survient, le chasseur doit s’y confronter. Pour cela s’est sa peur qu’il convoquera. Ainsi, face à la frayeur causée par la liane c’est sa peur que le chasseur Huni Kuin convoque et renforce à chaque prise. Alors si on revient aux observations de Jean Chapuis, pour qui « la diversité de la catégorie des « hemits » (plantes doté de pouvoir) permet de faire face à tous les problèmes » une question toute neuve se pose visant le rapport au monde végétal et cette émotion particulière et graduée qu’est la « peur » . Croyant interroger le rapport que telle ou telle société tisse entre des plantes et l’effroi, c’est bien davantage le rapport de l’homme à deux registres émotionnels parents mais distincts par leur dimension salvatrice pour l’une ou, au contraire, dévastatrice pour l’autre : la peur et l’effroi que nous croyons avoir éclairé en nous penchant sur le rapport à des plantes toxiques. C’est donc de l’importance et de la fonction de la peur dont il est ici question via le rapport au monde végétal. Quid chez nous : Rapport violence de l’effet toxique = valeur de la plante vénéneuse, ils croissent ensemble. On joue à quoi ? à « coucou fait moi peur » ? Il conviendrait sans doute d’approfondir les modalités de présence et de convocation de ce registre émotionnel, dont la gamme s’étend de l’appréhension à l’effroi en passant par la peur, et qui transparaît dans le rapport à la plante, et ce jusqu’à la plus comestible (blé/ergot de seigle). L’effroi lié au poison et au risque de « confrontation avec le réel de la mort » peut-il être le moteur même de la connaissance ? Lorsque l’on voit combien de poisons sont employés et à combien d’usages quotidiens jusqu’aux plus discrets dans différentes sociétés on ne peut qu’être frappé par ce qui tient du grand art et de la folie, folie douce ou amère à l’instar du manioc. La peur, 58 émotion élaborée, éduquée, inculquée, renforcée, transmise, permettrait-elle –comme le suggère Patrick Deshayes sur le versant ethnologique et comme porte à le penser la théorie freudienne sur le versant psychanalytique- de juguler l’effroi, émotion dévastatrice, destructrice par sa violence, sa soudaineté et l’impréparation du sujet à en faire expérience ? La menace de mort contenue dans le poison se commuerait-elle, grâce à la peur –en tant qu’émotion culturellement élaborée visant à contrecarrer les effets destructeurs de l’effroi - en prouesse technique et, ironie oblige : en art de vivre ? Cette hypothèse rejoindrait alors cette autre, ouvrant une perspective qui pose plus de question qu’elle n’en résout : « On observe aussi, dans la culture occidentale, que nombre de végétaux naturellement toxiques (laitue) perdaient cette propriété par sa mise en culture : l’acte civilisationnel éduquant donc aussi le végétal ». (P. Lieutaghi) Ambiguïté de la férule. Max Caisson, ethnologue, IDEMEC, Université Aix-Marseille I. La férule, que les bergers corses redoutent lorsqu’elle est fraîche, car elle risque d’empoisonner leurs animaux, a souvent déterminé la date de la transhumance vers des altitudes où on ne la rencontre plus. Néanmoins, la férule était utile dans la tradition corse, comme, une fois sèche, ce qui permettait et permet encore de fabriquer des cannes pour les personnes âgées. Cette ambiguïté de la férule du point de vue pratique fait écho à l’ambiguïté de sa valeur symbolique, telle qu’elle apparaît dans les mythes grecs anciens, en particulier celui de Prométhée. Elle y détermine en définitive, la place étrange des êtres humains entre les dieux et les animaux. En fait, toutes les ambiguïtés de la condition humaine sont présentes dans la férule. L’ellébore et le serpent Elise Bain, ethnologue L'enquête L'intervention présentée au Séminaire de Salagon sur Les plantes et l'effroi est issue d'une enquête ethnobotanique réalisée dans le Parc National du Mercantour au cours des mois de juillet et août 2010, pour le compte de Roudoule, Écomusée en terre gavotte126. Elle concerne les habitants des villages du Val d'Entraunes, de la vallée de Cians, de celle de la Tinée et de la Vésubie. Ce sont à peu près soixante-dix anciens, des hommes et des femmes âgés de 64 à 103 ans qui ont été interrogés à l'occasion d'une soixantaine d'entretiens enregistrés, sur les pratiques, savoirs et représentations anciennes et contemporaines autour des plantes. Au 126 Cette étude a été effectuée dans le cadre du Programme Intégré Transfontalier, Parc National du Mercantour – Parco Alpi Marittime. Elle a été financée par le Fond Européen de Développement Régional dans le cadre du programme Alcotra 2007-2013. L'intégralité de l'étude ethnobotanique, ainsi qu'une exposition itinérante seront disponibles début 2013, en s'adressant à Roudoule, Écomusée en terre gavotte. 59 commencement, les histoires de plantes m'ont été comptées avec retenue, car elles faisaient référence à un mode de vie depuis longtemps dévalorisé. Puis, les langues se déliant, je devais comprendre combien les végétaux entraient, avant les années 50, comme à l'évidence dans presque tous les domaines de la vie quotidienne, les plantes venant s'imbriquer dans une économie de subsistance quasi autonome, à travers la médecine, l'alimentation, la vie domestique, l'artisanat, l'agriculture et le pastoralisme . J'ai donc pu recueillir des informations sur la plupart des plantes liées à la médecine humaine et vétérinaire, à l'alimentation, la vie domestique, artisanale, commerciale, voire religieuse. La place de l'animal domestique dans la vie quotidienne d'autrefois Au cours de l'enquête, le champs vétérinaire a été particulièrement riche et a souvent retenu mon attention. Avant les années cinquante, l'agriculture et l'élevage occupaient une place prépondérante dans la vie des habitants des vallées du Mercantour. Chaque famille possédait une ou deux vaches, un petit troupeau de moutons, parfois quelques chèvres, un cheval, une jument ou un âne, ainsi que des poules ou des lapins. Le quotidien était rythmé par celui des animaux, le pastoralisme représentant un marqueur important du passage d'une saison à une autre. À la fin du printemps, on « menait » son troupeau en montagne – là où l'herbe était plus fraiche et plus nourrissante – pour y passer plusieurs mois, bergeries ou vacheries faisant alors office d'habitat autant pour les animaux que pour les hommes. Les gens vivant en auto-subsistance, les vaches et les brebis constituaient une part importante de l'alimentation familiale. « Si la bête meurt c’est une grosse perte : plus de lait, plus de vache, plus de veau », m'explique une habitante de Saint-Etienne de Tinée (Mme B.). Dans ce contexte, on comprend combien il s'avérait important de veiller à la bonne santé de ses bêtes. Les vétérinaires n'existant pas dans ces villages isolés, si l'une d'entre elles tombait malade, il s'avérait indispensable de connaître les gestes et remèdes utiles pour la remettre d'aplomb. Mr L. de Saint-Martin d'Entraunes raconte à ce sujet : « Quand on fait de l'élevage, qu'on a des bêtes à soigner, il faut être docteur ». Ici les plantes occupent une place de choix, mais pas seulement : les gestes et les prières sauvent aussi les animaux. Le serpent La peur du serpent 60 Dans ce contexte de pastoralisme, il ressort de l'enquête que le danger le plus redouté des éleveurs et bergers est le serpent, et ce à la fois pour les hommes et les femmes, mais surtout pour les bêtes : elles sont, de loin, les plus régulièrement mordues. Un ancien berger de Belvédère (Mr G.), me confie à ce propos : « Les brebis sont souvent mordues à la bouche sous la langue, au museau, quand elles broutent. Évidemment, elles ne viennent pas vous le dire. Vous ne vous en apercevez que le lendemain, vingt-quatre heure après, quand elles gonflent. (…) Elles se font aussi mordre aux mamelles, mais là, vous ne pouvez pas le voir, surtout quand elles sont en liberté. Vous la retrouvez morte, le ventre tout bleu. Et à la mamelle, vous ne pouvez rien faire, parce que ça ne se voit pas ». Le danger mortel que représente le serpent est tel qu'il suscite, dans les représentations, une peur régulièrement évoquée par les personnes que j'ai pu interroger127. Comme toutes les créatures qui font peur, le serpent est décrit comme un être insaisissable et associé à l'obscurité : « C'est une bête qui se cache, dans les buissons, dans l'ombre ; elle attend la mouche, c'est une bête maligne. On en avait de deux qualités. La vipère, on arrivait encore à l'attraper. Mais le plus mauvais c'était l'aspic, le serpent rouge, court, épais, celui-là quand il vous apercevait, il aurait sauté la montagne pour ne pas vous voir, il était rapide », relate un habitant de Saint-Sauveur sur Tinée (Mr R., 85 ans)128. En outre, les serpents sont réputés pour être particulièrement nombreux dans le Massif du Mercantour. De là l'habitude des hommes de les éliminer aux abords des maisons ou dans le foin : « C'était le pays à vipère là-haut à Esteinc [l'un des sommets du Val d'Entraunes] ; quand il y avait un trou dans la terre et qu'après dans le foin, on voyait dans toutes les directions des petits tracés, on pouvait dire que c'était un nid à vipère. Et il y en avait ! Moi en fauchant, j'en voyais. Des fois je me disais : « qu'est-ce qui bouge là ? » : elles se débattaient. Et il y avait des grosses vipères ; on les coupait en deux. Et oui, on les enlevait, parce que si on les laissait dans le foin et qu'une bête en mangeait, c'était dangereux, à cause du venin », me raconte un paysan de Bouchanière (Mr T., 84 ans)129. 127 Dans l'Antiquité déjà, le serpent passait pour l'un des animaux les plus inquiétants et même dangereux, contre lequel il importait de se prémunir (Luccioni, 2008, p. 11). Dans les représentations humaines, la peur que suscite le serpent semble donc remonter à des temps très anciens. 128 Ces représentations du serpent sont très similaires à celles que Danielle Musset a retrouvé dans ses enquêtes menées en Haute-Provence, particulièrement à propos de la vipère. « C'est surtout avec la vipère (au sens commun) que se développe un discours riche, foisonnant, témoin des relations complexes établies avec cet animal. Les personnes interrogées distinguent la vipère, « la vraie », de l'aspic. (…). Elle est petite, mince, courte, n'a pas de queue, a la tête en triangle avec un « v » dessus, des crochets « comme des hameçons ». Il existe des vipères plus venimeuses que d'autres, cependant c'est toujours la couleur qui exprime le danger : noire, parfois grise avec des rangs noirs sur la tête et sur le dos ; ou rouge, marron et noire, grise et noire, au ventre parfois orangé » (Musset, 2004, p. 428). 129 Ici encore les représentations du serpent semblent proches de ce que Danielle Musset a relevé dans les savoirs populaires hauts-provençaux. « Dans le monde rural, éleveurs, paysans, chasseurs l'associent aux moissons, à la 61 Se protéger du serpent, l'éloigner ou l'éliminer Au cours de l'enquête, un certain nombre de pratiques utiles à se protéger du serpent, à l'éloigner ou à l'éliminer m'ont été mentionnées par les anciens ; c'est d'ailleurs l'un des dangers face auquel ils semblaient autrefois le plus se prémunir. À travers ces pratiques ressort régulièrement l'idée de peur ou d'effroi, d'avantage lorsqu'il s'agissait de s'installer dans une grange ou une bergerie de montagne au printemps ou en été ; restées vides pendant de longs mois d'hiver, il n'était pas rare que des serpents aient élu domicile dans leurs vieilles pierres. « Quand on rentrait dans une grange, qui n'était pas habitée toute l'année, pour y dormir, il y avait du blé coupé, mais on ne savait pas s'il y avait des serpents dans les granges nous ! », me confie d'un ton effrayé Mr M. à Isola. « Parce que les vipères, elles aimaient bien faire leur nid dans le blé, dans les gerbes moissonnées. Et c'est vrai que ces animaux servent toujours à quelque chose, mais enfin, une vipère dans une grange, ça fait peur ! Moi je ne dormais jamais tranquille », me confie-t-il encore. Lorsque les bergers venaient s'installer avec leur troupeau, il importait donc de faire fuir ces habitants malvenus à l'aide de certaines pratiques ou invocations. Par exemple, dans le même village, Mme M. raconte qu'avant de s'installer dans une grange non-habitée pour y dormir, les gens de sa famille répétaient cinq fois de suite une prière qu'elle m'a récité en patois gavot puis traduite en français : « Oh bête venimeuse qui êtes dans cette grange, comme vous êtes venue, partez de nouveau, sur une colline, où il n'y a ni coq ni poule », (il est bien entendu demandé, dans cette prière, au serpent de s'éloigner de la proximité des humains). En outre, il existe dans le Mercantour une mémoire encore très ancrée du recours aux prières destinées à guérir les gens comme les bêtes ; l'une des plus régulièrement évoquées est celle que les guérisseurs employaient pour soigner les morsures de vipères chez l'animal. Pratique disparue aujourd'hui, elles appartenaient autrefois à un système de pensée où la religion s'avérait omniprésente dans toutes les sphères de la vie quotidienne et où les gens étaient très croyants130. Dans le souvenir des anciens, elles étaient le garant d'une guérison certaine des bêtes. Au cours de la prière, il était d'usage d'employer la salive humaine, élément auquel plusieurs de mes informateurs attribuent une toxicité pour le serpent. « Il y avait une femme ici qui avait le secret. On lui avait amené ce chien qui avait été piqué et elle avait fait récolte des foins, à la garde des troupeaux, à la chasse. Il est un marqueur de l'espace avec des lieux propices à sa présence, les « coins à serpents », ponctuant tout le terroir (…). » (Musset, 2004, p. 429) 130 Les prières ne se transmettaient qu'à une seule personne de la famille, et ce de génération en génération. Une fois le secret révélé, le guérisseur perdait son pouvoir ; c'est la raison pour laquelle ce n'est souvent qu'à la fin de sa vie qu'il le dévoilait. 62 la prière. Elle s'était mis de la salive sur les doigts, pour lui en appliquer dessus à plusieurs reprises. Et puis il avait été guéri. Mais moi je me disais que c'était plutôt la salive qui l'avait soigné, parce que le secret, elle n'a jamais voulu le dire à personne. Un jour, quelqu'un m'a dit : « tu ne sais pas que la salive de l'homme c'est un contre-poison de la morsure de vipère ? » Et oui. Et il paraît que s'il y avait des vipères ou des couleuvres et que vous leur donniez du lait dans lequel vous aviez craché, en le buvant, elles ingéraient aussi la salive de l'homme et en mourraient », m'a confié le même paysan de Bouchanière. L'association laitsalive humaine dite mortelle pour le serpent, est une croyance plusieurs fois évoquée dans le Mercantour, certains anciens parlant de soucoupes disposées à l'entrée des bergeries, d'autres encore de ce mélange appliqué sur les murs des granges : « On mettait du lait dans une tasse et on crachait dedans, m'explique-t-on à Isola. Donc le crachat de l'être humain, c'était un venin pour la vipère. Et ça marchait à tous les coups, ça faisait mourir les serpents. Il arrivait que l'on voit une vipère et que l'on n'arrive pas à la tuer. Alors on crachait dans une tasse où l'on mettait du lait de vache, et les serpents, les vipères, étaient gourmandes de lait, elles le sentaient d'assez loin ; elles venaient boire ce lait, et puis on les retrouvait mortes ». Les représentations qui associent le lait et le serpent seraient répandues en bien d'autres régions du domaine européen ; pour la Haute-Provence par exemple, Danielle Musset fait état de propos très similaires à ceux évoquées ici131. Autre pratique, celle de l'estubo, comme il était d'usage de dire autrefois à Saint-Etienne de Tinée, qui avait cours un peu partout, est une autre manière de faire fuir les serpents. « C'était une tradition, quand on arrivait, avant que les bêtes ne rentrent, il fallait faire l’estubo, il fallait enfumer l’écurie, parce qu'il y avait des bêtes sauvages, des serpents, des moustelles ou n’importe quoi. On faisait brûler du vieux foin et du petit bois dans un vieux seau pendant une heure. Les débris de foin ont une odeur forte et font beaucoup de fumée » (Mme B.). On avait recours pour ce faire à plusieurs plantes, comme celles citées par un ancien guérisseur d'animaux du même village : « On faisait un feu pour que la fumée passe dans les petits coins de la bergerie et que les serpents s'échappent, parce qu'il y en avait toujours. On faisait brûler entre autre l'ichens [l'absinthe], avec le buis et lou tchaié [le cade]132 131 « En de nombreux endroits, explique-t-elle, pour tuer un serpent, il suffit de cracher dans une assiette de lait qu'on lui donne à boire (…). On dit aussi : « Le crachat de l'homme est un venin pour la vipère comme elle est un venin pour l'homme » (Musset, 2004, p. 432). 132 Le genévrier cade (Juniperus oxycedrus L.) semble également connu en d'autres régions pour lutter contre la présence des serpents. Ainsi B. Auboiron et G. Lansard rapportent que l'huile de cade sert à se protéger ou à éloigner les serpents, que l'on en met dans le sel destiné aux brebis, on en répand sur les pourtours de la ferme, de la bergerie, sur les murs des terrasses où paissent les bêtes ou encore que le berger se taille un bâton dans le bois du cade, oint ses chaussures d'huile, ou les frotte avec de l'ail, dont il s'enduira les mains avant de traire, afin de protéger les brebis de l'agression des vipères, connues pour leur appétit de lait (Auboiron B. et G. Lansard, 63 », (Mr G., 92 ans). « Ils faisaient brûler des branches de cade ou des chiffons. Il fallait que ça fasse de la fumée, pas de flamme surtout, parce que c'était dangereux. C'était pour faire sortir les bêtes, les vipères, les araignées, les démons. La mauvaise odeur les faisait fuir. C'était pour que ces bêtes ne piquent pas les moutons et les chèvres », explique-t-on encore à Belvédère (Mr G.). Notons au passage que la pratique de l'enfumage, très connue par ailleurs en d'autres régions, n'est pas seulement destinée à faire fuir les serpents, plusieurs autres animaux ou « esprits » étant ici mentionnés. Mais le serpent y est systématiquement cité et il est significatif que certains le rangent du côté des êtres maléfiques, comme en témoigne cette dernière citation. L'ellébore, l'herbe aux morsures La présence de l'ellébore dans le Massif Parmi toutes les plantes évoquées au sujet du serpent par les anciens, l'ellébore fétide133 a particulièrement retenu mon attention. Il se trouve que cette ellébore a un statut particulier dans plusieurs vallées du Mercantour en tant que « plante à serpent ». Pour la décrire un peu, il s'agit d'une plante à tiges et feuilles coriaces que les locaux connaissent bien, notamment parce qu'elle reste verte en toutes saisons, même l'hiver et fleurie à cette période, puisque ses fleurs en cloche verte s'épanouissent de janvier à avril, parfois jusqu'en mai en montagne. Tout au long de l'enquête, j'ai beaucoup marché et arpenté les montagnes, les villages, les vallées, non seulement pour apprendre le pays, que je connaissais finalement assez mal en arrivant, mais aussi pour observer la végétation et herboriser. Et quasiment dès les premières semaines, il m'avait semblé frappant de constater la présence en nombre de l'ellébore fétide. Il est ainsi très fréquent de la rencontrer dans le Massif du Mercantour, autant en basse altitude qu'en montagne jusqu'à 1800 mètres, dans les rocailles, les friches, les buissons, les terrains ombragés, voire dans les villages aux abords des maisons. La mauvaise réputation de l'ellébore Si l'ellébore ne suscite pas la peur ou l'effroi, c'est une plante qui a l'une des plus mauvaises réputations de toutes celles qui m'ont été mentionnées dans l'enquête. Elle est dite malodorante et toxique par la plupart des gens. À Saint-Etienne de Tinée, il est dit par exemple : « Le macistre134, c'est une plante qui reste verte toute l'année, une plante qui sent mauvais, (…). On la tenait loin du foin, vous savez, c'est une plante qu'on n'aimait pas. Si on 1998, La transhumance et le berger, Aix-en-Provence, Édisud). 133 Il s'agit de Helleborus foetidus L. 134 Lou macistre est le nom en patois gavot de l'ellébore fétide, employé par les habitants du Val d'Entraunes, de la Vallée de Cians et de la Tinée. Deux anciens m'ont également parlé de cistre pour évoquer cette plante. 64 pouvait, on l'arrachait le printemps, parce qu'il y en avait toujours de partout », (Mr P., 86 ans). « Quand on fauchait, il y en avait dans le foin, il fallait l'éliminer du foin, c'était mauvais pour les bêtes, parce que les anciens disaient toujours que c'était du poison, d'ailleurs les bêtes ne le mangent pas » (Mr F.). La mauvaise réputation ainsi que l'arrachage de l'ellébore s'avèrent particulièrement répandus dans les discours des habitants d'au moins trois des vallées du Mercantour135. Il est d'ailleurs notable que les représentations de l'ellébore fétide – sans aller jusqu'à la peur ou l'effroi – soient assez similaires à celles du serpent ; on se souvient que, comme l'ellébore, les serpents sont réputés pour être nombreux, dangereux car présentant une venimosité, au point qu'il importait de les éliminer des abords des maisons et du foin. À l'image du serpent, la méfiance à l'égard de l'ellébore fait même l'objet de certaines superstitions. Par exemple, un habitant du petit village de Sauze dans le Val d'Entraunes rapporte : « Le macistre, les bêtes n'en mangeaient pas. C'est une plante qui a mauvaise réputation, qui est agressive. D'ailleurs on disait qu'il fallait faire attention de ne pas faire la sieste dessus », (anonyme). Dans ce cas précis, il semble que l'ellébore soit même crainte. Celle qui soigne, rassure et protège Si l'ellébore est peu apprécié des locaux pour toutes les raisons que je viens d'évoquer, il semble avoir un statut très différent lorsqu'il s'agit du serpent ; c'est à lui que l'on a recours en cas de morsure d'une bête. « Souvent la bête quand elle mangeait, elle risquait de se faire mordre le bout du nez par une vipère. Tout de suite ils prenaient du macistre, ils le pilaient un peu pour en faire du jus et ils le mettaient sur la morsure », se souvient-on à Saint-Martin d'Entraunes (Mr L.). À Péone, un ancien berger raconte également : « Quand il y avait une vipère qui piquait une bête, ils tapaient du macistre sur une pierre, et ils en faisaient sortir du jus. C'était considéré comme un contre-poison et ils le passaient sur la morsure du mouton ». « Et ça fonctionnait bien ? », lui ai-je demandé. « Oui ! Ils n'avaient que ça pour les morsures et ils en sauvaient pas mal des bêtes », (Mr B., 64 ans). L'ellébore était donc requis pour soigner les morsures de serpent des animaux domestiques, particulièrement des brebis et des vaches et, si dans les discours les termes ne s'avèrent jamais vraiment explicites, il semble clair qu'il apparaît comme étant la seule plante capable de rassurer les hommes face à la mort de l'animal qu'est susceptible de provoquer le serpent. Il ne s'agit donc pas d'une plante qui soigne la peur à proprement parler, mais d'une plante qui soigne la morsure de celui qui fait peur. 135 L'ellébore et surtout ses usages anciens sont très mal connus, voire quasi inexistants dans les savoirs populaires de la Vallée de la Vésubie. 65 Au passage, si plusieurs personnes se souviennent du procédé décrit précédemment – à savoir l'extraction du jus de la plante en la tapant avec une pierre –, une dame de Châteauneuf d'Entraunes relate qu'il était d'usage, dans sa famille, d'ouvrir la morsure avec un couteau et de couper des morceaux de tige d'ellébore que l'on glissait dans la plaie (Mme G., 92 ans). Il devait donc exister plusieurs manières d'employer la plante pour les morsures de serpents, et ce en fonction des villages ou des familles. Un jour, à La Ribière, sur la commune de Guillaumes, un ancien paysan (Mr R.) m'a révélé la chose suivante : « Le macistre, c'était la première plante qu'on employait pour les morsures de serpents. Et même certains animaux, voyez ce que c'est que la nature, quand ils étaient mordus par une bête venimeuse, ils allaient se frotter d'eux-mêmes dans une touffe de macistre. Parce que quand il se faisait mordre, l'animal se ruait par-terre, il avait très mal. Alors ils ont dû s'apercevoir que certaines plantes, en les frottant sur la morsure, calmaient le mal. Nous on a entendu ça de nos vieux, cette information ne vient pas de nous ». Une telle remarque fait évidemment penser à l'origine du savoir autour de l'ellébore ; elle prête à s'interroger sur le fait que les hommes se soient inspirés de ce comportement de l'animal pour soigner eux-mêmes leurs bêtes. Toujours est-il que cette citation permet de comprendre que, dans les représentations humaines, l'ellébore n'apaise et ne rassure pas seulement les hommes face à la morsure de serpent de leurs bêtes, mais également les animaux. En outre, cette remarque ne fait que renforcer la présence d'une attention particulière pour l'ellébore au sujet du serpent dans ces vallées du Mercantour. L'usage de la plante pour venir à bout du venin de serpent chez l'animal semble en réalité connu depuis longtemps, et ce surement dans toute son aire de développement, puisqu'il est déjà mentionné au XVIème siècle chez Matthioli 136. Le médecin botaniste italien fait état à son égard de plusieurs indications vétérinaires : contre les morsures de serpent, comme purgative et comme plante à sétons137. Il est d'ailleurs notable que l'on retrouve de tels usages dans l'enquête du Mercantour138. Mais il faut admettre qu'il est moins fréquent de retrouver la 136 Matthioli, 1544, Les commentaires sur Dioscoride. Les textes antiques ne semblent pas relater d'emplois d'ellébore contre les morsures de serpents. Chez Matthioli, il est plutôt question de la racine de l'ellébore noir (ou celle que l'on appelle plus communément la Rose de Noël). Pierre Lieutaghi note au passage que les emplois médicinaux anciens des ellébores fétide, noir et vert sont plus ou moins analogues (Lieutaghi, 2009, p. 208) ; l'ellébore blanc n'est autre que l'ancien nom du vératre dont les propriétés s'avèrent encore différentes. 137 Par le terme de séton, l'on désignait un abcès de fixation provoqué par une ruban, une aiguille, une mèche de chanvre ou encore une autre partie rigide d'une plante toxique (tige, racine, écorce), que l'on glissait dans un pli perforé de la peau de l'animal malade, permettant d'entretenir une suppuration régulière utile à faire dériver une infection importante. 138 A Saint-Etienne de Tinée, certains anciens se rappellent que, dans leur famille, la tige d'ellébore s'employait taillée en pointe et introduite dans la bouche de l'animal atteint d'indigestion pour provoquer vomissement et purgation ; d'autres se souviennent aussi de la pratique du séton. 66 mémoire de tels usages dans des enquêtes contemporaines autour des plantes, alors que d'autres savoirs végétaux tels que ceux du génépi ou de la gentiane par exemple, sont largement répandus en milieu montagnard. Trois informateurs de l'enquête réalisée au début des années 80 en haute Provence et dirigée par Pierre Lieutaghi en font état 139. Pour le Val d'Entraunes, la vallée de Cians et la vallée de la Tinée, les exemples sont particulièrement nombreux140. Il s'agit d'ailleurs du végétal auquel les habitants font le plus régulièrement référence au sujet du serpent et de la peur de la mort qu'il peut engendrer. Au total plus d'un tiers des personnes interrogées dans le cadre de l'enquête m'ont fait part de l'emploi de l'ellébore contre les morsures en en vantant ses bienfaits. Il n'est d'ailleurs pas rare d'entendre ce genre de phrases au sujet de l'ellébore : « Le macistre, l’ellébore, c’est le plus mauvais et pourtant elle en sauvait des bêtes ! », (Mr G., 92 ans). Enfin, l'ellébore ne rassure pas seulement en cas de morsure ; il semblerait que son statut de « plante à serpent » se retrouve également à travers une autre pratique moins largement évoquée que celle dont il vient d'être question. Il s'agit des bouquets que les anciens avaient l'habitude de suspendre dans les bergeries. Ainsi, un habitant du village de Beuil dans la vallée de Cians, (Mr C.) – il s'agit d'une personne d'une soixantaine d'années, donc assez jeune, mais ayant conservé un grand intérêt et la mémoire des savoirs et pratiques de sa famille – m'a raconté : « Pour les serpents, mon grand-père parlait de l'ellébore. C’était plutôt un fétiche. Il en ramassait des bouquets qu’il attachait dans les étables. Je m’en souviens bien. C'était pour que les serpents ne viennent pas dans les étables »141. Le recours à l'ellébore comme bouquet suspendu est connu dans d'autres régions. Le cas des Cévennes a été évoqué lors d'un précédent séminaire de Salagon par Anne-Marie Brisebarre, pour le rôle symbolique et phytothérapeutique de l'ellébore lorsqu'elle est requise en bouquet suspendu dans certaines maladies animales142 (et non pour éloigner les serpents). Dans l'enquête en haute Provence, une mention fait également part de bouquet d'ellébore « pour faire fuir les microbes, comme 139 Lieutaghi, 2009, pp. 207-208. Le témoignage d'une dame de Puget-Rostang (Mme A., 90 ans) a été également recensé dans le pays de la Roudoule, au sud du Parc National du Mercantour (Écomusée du Pays de la Roudoule, 2003, p. 145). Une enquête ethnobotanique plus large menée dans les Alpes-Maritimes permettrait de mesurer la diffusion d'un tel savoir. 141 Une seconde plante est mentionnée dans l'enquête pour un emploi similaire : « On mettait de la rule [la rue] dans les écuries avant de rentrer, pour faire sortir les serpents. Je sais que ma mère ne la faisait pas brûler, non, elle en mettait un peu partout pour que ça sente mauvais », raconte une dame de Saint-Sauveur sur Tinée. Le lien entre la rue et le serpent semble plus anciennement connu que celui qui concerne l'ellébore ; Pline l'Ancien rapporte déjà au Ier siècle que « les serpents fuient l'odeur de la rue que l'on brûle », (Ducourthial, 2003, p. 221). C'est pourtant d'avantage de l'ellébore dont il est largement question dans le Mercantour (toutes pratiques confondues) au sujet du serpent. 142 Brisebarre, 2006, p. 135. En l'occurrence il est question de la prévention du muguet des agneaux ; il s'agit d'un chancre qui se développe au niveau de la bouche des animaux, les empêchant de téter, entraînant ainsi leur amaigrissement, voire leur mort. 140 67 préventif », (Lieutaghi, 2009, p. 208). En ce qui concerne l'emploi évoqué à Beuil, il est clair que la plante remplit un rôle symbolique associé au fameux reptile, voire que l'on pourrait ranger du côté du magique. Alors qu'ailleurs l'ellébore semble plutôt avoir la réputation d'être préventive de certaines maladies, elle revêt ici le statut de protectrice face au serpent143. Ainsi, l'usage de l'ellébore fétide en bouquet suspendu est largement moins répandu que son recours pour les morsures ; mais le rôle que les hommes lui attribuent lorsqu'ils en accrochent dans les bergeries permet d'en comprendre d'avantage sur les représentations de cette plante dans son lien avec la peur du serpent. Dans le Massif du Mercantour, l'ellébore soigne et rassure les hommes, conjure la mort en faisant ressusciter la bête que l'on croyait déjà condamnée et incarne le rôle symbolique de protectrice contre le reptile qui fait peur. 143 En réalité, le statut de protection que l'on attribue aux ellébores est certainement très ancien ; Théophraste, trois siècle avant J.-C., relate que l'on purifiait les maisons et le bétail avec de l'ellébore noir en chantant une incantation (Ducourthial, 2003, p. 203). 68 Bibliographie − Bain, Elise, 2011, Savoirs et usages populaires des plantes dans le Massif du Mercantour, Rapport d'enquête pour l'Écomusée du pays de la Roudoule, PugetRostang, 107 p. − Brisebarre, Anne-Marie, 2006, « Les plantes utilisées en suspension dans les bergeries cévenoles : efficacité symbolique ou phytothérapeutique ? », Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Matériaux pour une ethnobotanique européenne, Actes du séminaire d’ethnobotanique de Salagon, vol. III, année 2003-2004, Mane, « Les Cahiers de Salagon n° 11 », Musée de Salagon et Les Alpes de Lumière, pp. 127-136 − Ducourthial, Guy, 2003, Flore magique et astrologique de l'Antiquité, Saint-Just-laPendue, Belin, 655 p. − Écomusée du Pays de la Roudoule, 2003, Se soigner en montagne, Nice, Éditions de l'Écomusée du Pays de la Roudoule, 188 p. − Fournier, Paul-Victor, 1947, Le livre des plantes médicinales et vénéneuses de France, Paris, Paul Lechevalier Éditeur, 1047 p. − Lieutaghi, Pierre, 2009, Badasson et compagnie. Tradition médicinale et autres usages des plantes en haute Provence, Arles, Actes Sud, 713 p. − Luccioni, Pascal, « Asklèpios montagnard : médecine, cueillette et serpents des montagnes dans la littérature scientifique de l'Antiquité », Communication présentée au Colloque International Conserver la santé ou la rétablir, le rôle de l'environnement dans la médecine ancienne et médiévale, Saint-Étienne, 23-24 octobre 2008, 13 p. (à paraître dans la collection du Centre Jean Palerme) − Musset, Danielle, 2004, « Serpents : représentations et usages multiples », Ethnologie française : Des poisons, nature ambiguë, Puf, pp. 427-434. Frissons végétaux du cinéma et nouvelles peurs vertes. Conférence. Jacques Joubert, conférencier-auteur en cinéma. Après les premiers films Lumière, qui montraient aux spectateurs médusés l’agitation des feuilles des arbres, le terrain du cinéma fantastique, et parfois plus généralement du cinéma d’action, a connu durant un siècle la présence invasive du végétal. Maléfiques, monstrueuses, extra-terrestres, exotiques ou familières, les plantes peuvent aussi incarner le retour à une nature bienfaitrice, compensant en trois dimensions les avatars d’une civilisation néfaste. Si 69 l’horreur végétale a envahi depuis longtemps le cinéma fantastique, les nouveaux chemins d’un cinéma écologique dessinent des horizons fort intéressants, où la créature de Predator, la forêt des Ents, le labyrinthe de Shining ou l’hedysarum mackenzii d’Into the wild laissent la place à un Golem végétal, annonciateur d’irrémédiables catastrophes si l’humanité ne restreint pas ses prétentions dominatrices. Rousseau pas mort ! La réflexion se nourrira de photogrammes et de brefs extraits de films. Entre effroi et plénitude, la stupeur : à propos de quelques usages contemporains de plantes psychotropes. Christian Ghasarian, anthropologue, Université de Neuchâtel. Cette communication traite des représentations, discours et pratiques de quelques plantes psychotropes – le san Pedro, l’ayahuasca, le peyolt – en Europe, dans le cadre d’une quête de soi. Après un bref retour sur les circonstances socio-culturelles et les raisons individuelles de ces investissements (travail sur soi, développement personnel, recherche d’expériences fortes, rapport valorisé à l’inconnu, etc.), elle présentera des situations concrètes de ces prises de plantes psychotropes et abordera tout particulièrement les expériences vécues par les personnes les ingurgitant sous forme de breuvage. Bien qu’elles puissent parfois être pénibles, voire effrayantes psychologiquement ou physiquement, ces expériences fortes sont quasiment toujours rétrospectivement envisagées comme transformatrices par les personnes impliquées. La notion de « stupeur révélatrice » sera évoquée et analysée ici. 70 Ayahuasca, entre visions et effroi Sébastien Baud Les plantes psychotropes, encore appelées hallucinogènes, font peur. Lapalissade s’il en est, c’est là une perception partagée dans les grandes villes amazoniennes comme en France, où ces substances dites « vénéneuses »relèvent des champs médical et juridique.Elles sont ainsi définies en référence à des notions qui évoquent aussi bien la pharmacodépendance et l’abus que le trafic illicite. En ce sens, si elles participent d’un usage ludique (cf. ci-après) parmi la jeunesse et sont décrites en termes d’« enthéogènes » dans la logique new age, il existe de fait de la part des autorités un souci de protéger les personnes de pratiques considérées comme des « dérives sectaires », voire des formes de « soumission chimique » qui plongeraientcelles-ci dans une « pensée magique » particulièrement déstabilisante (Baud et Ghasarian, 2010). Ce point de vue est également partagé en Amazonie amérindienne par les missionnaires catholiques et protestants. Ces derniers jouent aujourd’hui un rôle majeur dans l’abandon de pratiques au fondement du lien social, en décourageant tout usage de boissons enivrantes (bière de manioc, psychotropes) qu’ils qualifient de « diaboliques ». Comme le dit Isabel Taijin (Awajún, communauté de Nazareth), « ils interdirent aux gens de boire et ont su insuffler cette peur »des débordements anomiques, parfois marqués par l’effroi que ces substances ne manquent pas de « semer », obligeant les Indiens à se conduire « comme des animaux » (Reichel-Dolmatoff, 1974 : 73).Ce n’est donc pas de la peur d’un végétal dont il est question dans cet article, mais de frayeur que le dit végétal induit chez celui qui le consomme. La frayeur est entendue ici comme une émotion violente, consécutive d’un état de surprise, qui saisit la personne, une absence qui, si elle devait par trop se prolonger,sera rangée du côté de la maladie. En d’autres termes, cette émotion n’est pas abordée comme un ressenti, mais appréciée comme quelque chose d’infligé (Houseman, 2004) : l’effroi suppose l’existence d’un autre, tout autant qu’elle est une expérience de la violence. « Brancher sur l’animal », c’est ce que fait la transe, nous dit Catherine Clément (2011), un état qui peut être provoqué par les plantes psychotropes. Considérée comme un moyen de « s’éclipser » (ibid.) d’une vie ressentie dans la douleur de sa rigidité sociale, la transe est aussi cette « expérience originelle de l’activité de l’esprit » (Jung, 1953) ou cet « état de conscience exaltée » (De Heusch, 1995). La pertinence de l’emploi de ce terme en anthropologie a été discutée avec Christian Ghasarian en introduction d’un ouvrage sur les plantes psychotropes (cf. bibliographie). Je n’y reviens pas ici.Disons simplement que pour cette discipline, s’il importe peu que la transe soit effective ou simulée, c’est d’abord parce qu’elle est un signifiant sociale. En ce sens et dans la cadre de cet article, elle est comprise comme un point de passage entre le visible et l’invisible. Ainsi, le chaman en transe est censé se rendre dans ce que j’appelle le monde-autre et maîtriser ses esprits qualifiés d’auxiliaires. Cela dit, lorsqu’elle se déchaîne, la transe peut être dévastatrice. Elle « doit » donc être encadrée – je mets des guillemets car la transe, de par sa nature, est d’abord sauvage et échappe à l’ordre établi. Sauvage, la transe annonce l’entrée dans le monde des esprits : elle est initiale et initiatrice. Sauvage, elle l’est aussi, trop souvent, dans le cadre du tourisme chamanique à destination de l’Amazonie, lieu de consommation d’un psychotrope : l’ayahuasca. 71 La transe ne serait donc être sans la frayeur, laquelle ne s’entend pas nécessairement de façon négative. Toutes deux ont en commun de saturer la totalité de l’expérience individuelle (Jeudy-Ballini et Voisenat, 2004). Elles sont à ce titre abordées conjointement dans cet article, à travers l’analyse de cet objet anthropologique tout juste évoqué : l’ayahuasca. Le mot ayahuasca désigne à la fois une liane de l’Amazonie occidentale, Banisteriopsis caapi, et une décoction de cette même liane. Dans les lignes qui suivent, je structure mon argumentation en trois parties. Après une promenade dans les jardins amérindiens et une présentation botanique des quelques plantes psychotropes rencontrées, je mentionne les propriétés et usages de cette liane, préparée seule ou mélangée à une ou plusieurs autres plantes, puisque les populations amérindiennes distinguent de façon explicite des manières de faire. Si le registre du voir est le plus souvent convoqué pour parler des propriétés de l’ayahuasca, je montre en fin de compte qu’il est possible d’appréhender la fonction de cette dernière par le biais de la frayeur, émotion tout à la fois provoquée et dont la personne qui consomme la décoction cherche à se prémunir. Elle y parvient, soit par une identification aux grands prédateurs de son environnement, c’est-à-dire par sa confrontation à des images effrayantes. La personne « joue » à se faire peur pour avoir l’esprit clair et être alerte et parce que cela rend courageux, deux motivations données de façon récurrente pour expliquer sa participation au rituel. Soitpar l’acquisition, après avoir surmonté sa frayeur née de la rencontre avec le monde-autre, d’une « vision-pouvoir » qui va emplir le cœur, siège de la pensée, mais également lieu où s’éprouve cette émotion, et l’en protéger – c’est notamment le cas parmi les Awajún. De quelques plantes présentes dans les jardins Outre les Machiguenga (groupe arawak) qui vivent sur l’Urubamba et ses affluents (Départements de Cuzco) et les Llacuash (Département de San Martín)144, j’appuie ma démonstration sur des données enregistrées parmi les métis habitant les grandes villes de l’Amazonie péruvienne, familiers des plantes psychotropes depuis le début du XXe siècle et l’essor de l’industrie du caoutchouc, et les Awajún (groupe jivaro), qui vivent sur le haut Marañón et ses affluents(Départements d’Amazonas et Loreto). Dans les jardins de ces derniers ou aux alentours des maisons, outre les plantes alimentaires, des arbres fruitiers, des palmiers, des plantes utilitaires comme le coton (ujúch)145, les piments (jíma), le roucou (ipák), le genipa (súwa), des calebassiers (namúk), nous trouvons de nombreuses plantes médicinales. Le terme générique pour les désigner est tsúak, mot qui a donné tsuájatin, le médecin herboriste. C’est le cas des gingembres (ajég),des Cyperus (pijipíg), du kampaának (ou yawarpiripiri, kapiropenkien machiguenga),utilisé comme cicatrisant, hypo/hypertenseur et emménagogue… ou du tabac. Le tabac, Nicotiana tabacum (Solanaceae) est appelé tsaágen awajún, sayri ou k’amatu en quechua, seri parmi les Machiguenga, terme à partir duquel est formé le nom du chaman, le seripegari, « celui que transforme le tabac ». Parmi les Awajún, après avoir été broyées et mélangées à un peu d’eau ou de salive,ses feuilles sont inhaléesou consommées par voie orale. Ces gestes ont pour dessein d’induire un état nauséeux entrecoupé de visions peu colorées et interprétées par celui qui les éprouvent comme une « voyage en âme » dans le monde-autre146. Tout juste coupées pour en extraire le jus, les feuilles peuvent aussi être séchées. Les fumées qui se dégagent de leur combustion contiennent desβ-carbolines aux 144 Leur origine remonte à la répartition au XVIe siècle de plusieurs populations amérindiennes de l’Amazonie péruvienne en encomienda (territoire soumis à l’autorité d’un conquistador) autour du village de Lamas, alors appelé Santa Cruz de los Motilones de Lamas. Ils ont adopté le quechua(dialecte Chachapoyas-Lamas), qui fut introduit au XVIIIe siècle comme lengua franca, « langue générale », par les Franciscains afin de faciliter le travail des missionnaires. Eux-mêmes se disent descendre d’émigrants incas, venus s’établir sur ces terres il y a quelques centaines d’années. 145 Sauf mention contraire, les noms vernaculaires notés sont en awajún. 72 propriétés inhibitrices de monoamines oxydases. Ainsi, le fait que le chaman fume du tabac dans l’instant qui précède et après la prise de l’ayahuasca peut se comprendre comme un geste favorisant le développement des visions – c’est notamment et de manière très forte le cas parmi les Machiguenga, pour lesquels le tabac permet d’approfondir le contact avec les saangariite. Cela dit, les populations amazoniennes reconnaissent au tabac bien d’autres propriétés, parmi lesquelles attirer les esprits, fortifier et protéger le corps, accompagner l’extraction des agents pathogènes incrustés dans le corps, aider à rappeler l’âme égarée, voire prémunir de l’attaque de serpents. Psychotrope à part entière, le tabac remplace bien souvent la consommation d’autres plantes chez les vieux chamans. Parmi ces plantes, mentionnons le kúnakip (ou sanango, « remède »,Tabernaemontanasananho, Apocynaceae), lequel est parfois associé par les Awajún au kaíp (ou ajosacha, Mansoaalliacea, Bignoniaceae), une liane connue pour sa forte odeur d’ail, le mélange est alors ingéré par le chasseur comme par son chien pour voir par anticipation la future proie.Brugmansia suaveolens, un arbuste de la famille des Solanacées, dont les noms soulignent l’importance thérapeutique. Appelé bíkut,baikúa, tsúak – soit le remède par excellence – en awajún, toé, floripondio, borrachero, tomapende dans le Pérou hispanophone, saaro en machiguenga (de saa-, « brûler » au sens médical d’appliquer un pansement brûlant), cet arbuste est réputé pour induire une forte transe de par les alcaloïdes tropaniques qu’il renferme. Les Awajún connaissent quatre variétés, distinguées par la couleur des fleurs, rouges ou tout en nuances de blanc, donc quatre usages : en cas de fracture, de maladie « grave », de sorcellerie et pour obtenir une « vision-pouvoir » (cf. ci-après). EnfinBanisteriopsis caapi (Malpighiaceae), cette liane associée à la frayeur par les populations amazoniennes et paradoxalement la plante psychotrope la plus connue et d’une certaine façon la plus en vogue aujourd’hui chez les Occidentaux. Si celle-ci peut être préparée seule, en décoction,elle est le plus souvent associée à une, voire plusieurs autres plantes. En ce sens, le terme ayahuasca désigne, et Banisteriopsis caapi, et le breuvage dans lequel elle entre. Les Llacuash et les métis de l’ouest amazonien lui associent des feuilles de l’arbuste Psychotriaviridis(Rubiaceae). Connu par son nom quechua – chacruna, « qui peut être mélangé » (de chaqru-, « mélanger ») –, elles sont dites par le discours indigène colorer les visions. Certaines populations ont l’habitude d’inhaler à l’aide d’une pipe à priser les seules feuilles de cet arbuste réduites en poudre, évitant ainsi la destruction de l’alcaloïde psychoactif qu’elles renferment par les enzymes du foie. Pratique récente chez les Machiguenga (Shepard, 2005), cet additif est selon eux à l’origine des visions effrayantes de serpents. L’additif utilisé par les Awajún est Diplopterys cabrerana (Malpighiaceae), une liane dont ils utilisent les feuilles. Appelée yáji, ce dernier terme est construit à partir de la racine yaj-, « loin », racine qui a donné l’adverbe yajá, « ailleurs, dans un autre monde » et du suffixe -i qui marque la direction. Cette liane « ouvre » à son expérimentateur un ailleurs, précisément cet « espace », là où « surgit le film ». Si les visions provoquées par ce mélange fourmillent de serpents, c’est le fait, rétrospectivement(selon le discours indigène), des chamans pour lesquels ces animaux sont de précieux auxiliaires. Il convient toutefois au non chaman (cf. ciaprès) de ne pas s’y arrêter, quel que soit l’effroi suscité par la vision de ces animaux par ailleurs. A ces couples « essentiels », les praticiens rajoutent parfois d’autres plantes. Outre tabac et Brugmansia déjà mentionnés, entre par exemple dans la composition du breuvage l’écorce des tiges et racines du chiricsanango (Brunfelsiagrandiflora,Solanaceae), un arbuste… qui aurait à voir avec la peur (chiricest le « froid » en quechua147). 146 Il est à noter l’existence d’un praticien, le pásuk, qui après avoir inhalé une grande quantité de tabac entre dans une transe de possession : l’esprit agissant pose alors diagnostics et prédit les événements à venir. 73 Banisteriopsiscaapi pousse jusqu’à une altitude de 1 500m, sur des sols non inondables. Ses branches sont brun-gris. Ses feuilles, glabres et elliptiques, mesurent17cm de long et 9cm de large. La liane développe une inflorescence axillaire composée de fleurs jaunes ou roses, puis des samares d’environ 3cm de long. Si la liane peut être cultivée, les plants sauvages sont davantage appréciés de ses utilisateurs. Son nom en usage dans le Pérou hispanophone, ayahuasca, est composé de deux mots quechua, le premier, huasca (waskha), désigne les cordes ; celles-ci étaient tressées dans les Basses Terres à partir de différentes lianes148, d’où la traduction en usage aujourd’hui de huasca. Le second, aya, évoque aussi bien le mort ou le cadavre que les notions de piquant et d’amertume (dans le dialecte quechua parlé par les Llacuash). Dans son acceptation la plus commune, l’ayahuasca est donc la « liane des morts », voire la « liane amère »149. Ailleurs, elle est appelée datém (awajún), kamaranpi, « remède qui fait vomir » (machiguenga), nishipae, nishi est la « liane »et pae l’effet de boisson préparée à partir de cette liane, c’est-à-dire l’ivresse (kashinawa), ou caa-pi terme traduit par « rendre courageux »(groupe tupi). Dans le discours indigène, il existe plusieurs ayahuasca selon les effets engendrés, l’endroit où pousse la liane, la végétation environnante, l’aspect de l’écorce, lisse ou rugueuse, sa couleur, etc. Les désignations sont multiples et proprement culturelles, ces classifications reposant sur des savoirs concernant la teneur psychoactive des différentes plantes et parties de la plante utilisées, donc du type d’expérience provoquée.De fait, il ne s’agit pas d’espèces botaniques différentes. D’ordinaire, la liane est coupée en morceaux ; s’il y en a plus qu’il n’en faut, ceux-ci sont conservés dans la terre.La liane est d’abord nettoyée à l’eau, puis grattée pour enlever l’écorce et broyée sommairement, avant d’être mise à cuire, seule ou en association avec les feuilles de la chacruna ou du yáji, pendant une durée moyenne de six à huit heures. Propriétés et usages L’ayahuasca est considérée par les populations qui l’utilisent comme une médecine puissante pour accéder à la source du trouble, c’est-à-dire pour diagnostiquer la mal, définir le remède et guérir le malade. Comme remède, elle est prescrite parmi les Awajún pour nettoyer l’urine et soulager la prostate, voire en cas d’ulcère estomac. De même, les ayahuasqueros métis disent d’elle qu’elle est diurétique, anesthésique, qu’elle soigne la gangrène, la malaria, la maladie de parkinson, etc. Plus communément, en milieu urbain,sa prise répond à des étiologies qui appartiennent au champ sémantique de la sorcellerie et de l’effroi (susto). Ce dernier est à entendre comme un traumatisme psychique consécutif d’un choc émotionnel envisagé dans sa raison physique (attaque d’un chien par exemple) ou dans sa raison affective (décès), qu’il soit vécu dans le registre du réel ou dans celui de l’imaginaire, à l’état de veille(rencontre d’un esprit) ou lors du rêve (chute) (Motte-Florac, 1998).Débordant le cadre de la seule cure dans les sociétés amérindiennes, les pratiques autour de l’ayahuasca posentl’existence de catégories liminales et la possibilité de la franchir. Elles ont une fonction didactique, voire initiatrice. Prenons l’exemple awajún, plutôt singulier il est vrai : quand Banisteriopsis est ingérée seule, en très grande quantité – le breuvage est appelé datém wáimatai, de wáimat, « avoir une vision(-pouvoir) ». 147 Dans la médecine traditionnelle de la région de Tarapoto, l’arbuste est utilisé en cas de rhumatismes et d’arthrite ; il est par ailleurs considéré comme un reconstituant de l’organisme. Ingéré par le chasseur machiguenga, il lui permet d’être plus alerte et plus précis dans son tir. 148 Parmi les Awajún, la liane (káapou tamshi) est d’abord divisée en deux sur sa longueur, puis une nouvelle fois en deux… ainsi jusqu’à obtenir six brins qui seront alors tressés. 149 L’amertume joue un rôle important dans le rapport aux plantes parmi les populations de l’ouest amazonien, puisque cette saveur révèle d’ordinaire un esprit végétal puissant. Parmi les Machiguenga, cette fonction est réservée au piquant, katsi. 74 Parmi les Awajún, l’initiation des jeunes hommes comportait deux moments : la prise collective du datém non concentré par le passé (présentée ci-dessous) et la retraite individuelle, toujours d’actualité, en forêt, généralement près d’une cascade, c’est-à-dire à l’écart de la vie sociale. Au cours de celle-ci, la personne ingère diverses plantes, surtout le tabac, accompagnée de son père ou d’un oncle qui lui enseigne alors les pratiques liées à la chasse – l’apprentissage à la fonction chamanique suit une même logique. Pendant cette période, la personne adopte un régime alimentaire à base de manioc doux et de plantain, voire d’igname et de banane. Sont prohibés viandes de tatou, agouti, cochon, larves d’insectes, poissons carnivores et épineux, sel, patarashca, rapports sexuels, et aujourd’hui sucre, fritures, thon en boîte, conserves, parfum et shampoing. Quant au datém non « raffiné » (la purga), il était bu ou administré en lavement (umpúmatai). Les Awajún utilisaient pour cela la tige de plusieurs laîches (ou carex, shasháap, nágku en awajún) : la tige était coupée, chauffée pour en extraire la sève (car elle provoque des démangeaisons), puis trempée dans de l’eau tiède. D’ordinaire, les jeunes Awajún se soumettaient à cette pratique vers l’âge de dix ans, car le « datém est comme une médecine qui protège le corps et l’esprit, qui les rend sains, et favorise les relations sociales : tu n’as pas peur d’aller vers l’autre » affirme un membre de la communauté de Nazareth. Si le rituel se tenait dans une maison débarrassée de son mobilier, l’expérience visionnaire (kajamát) était éprouvée dans une hutte (aák) construite à cet effet et fermée par une palissade pour se protéger du jaguar. Celle-ci était située à deux ou trois kilomètres dans la montagne, ce qui demandait beaucoup de force et de volonté aux jeunes gens après avoir bu une grande quantité de la décoction pour rejoindre ce refuge. Certains, trop ivres de la plante, s’endormaient en chemin. La purge était pratiquée selon le discours local non seulement pour nettoyer « l’esprit, le cœur » et rendre fort, mais aussi pour rencontrer, lors de l’expérience extatique, l’ancêtre appelé Ajútap et obtenir (wáimat) de cet esprit, individué et rattaché au territoire d’un groupe local, ce que j’appelle une « vision-pouvoir ».Cet énoncé reçu et intériorisé est synonyme d’une modification qualitative de la conscience de soi. Il est à l’origine d’un puissant sentiment guerrier propre à engendrer une destinée exemplaire par le passé (dans le contexte des guerres intra-ethniques) (Taylor, 1997) et source d’une vie sans heurt aujourd’hui. Très valorisée socialement, la possession de cette âme guide la vie de son propriétaire, qui est alors reconnu comme étant un visionnaire (wáimaku). Le pouvoir s’acquiert à travers, sans être exclusif, un ensemble limité de signifiants : la pierre, l’arbre ménte (ou lupuna, Ceiba pentandra, Malvaceae), le boa, l’aigle ou le jaguar. Chaque signifiant a sa fonction : la pierre qui tombe du ciel favorise une longue vie, tandis que l’arbre est synonyme de protection, l’aigle d’une capacité visionnaire, le jaguar et le boa, que « personne ne mange », de force. Quand le breuvage est un mélange (la mezcla), la personne boit un petit verre ; les Awajún l’appellent datém waínmatai, de waínmat, « voir » ce qui est invisible. Parmi ces derniers, ce mode de préparation était réservé par le passé au seul chaman, car il participe, à l’instar du tabac150, selon eux, de la production d’une substance conservée dans l’estomac et appelée « flegme » (juák, yachay – de la racine quechua yacha-, « savoir » – et mariri151parmi les métis). Le flegme est explicitement désigné comme le pouvoir du chaman (et du sorcier). Il est ce qui lui permet – en ce sens, il est consubstantiel d’un savoir –d’extraire du corps par la 150 Celui-ci est mélangé à l’eau d’une cascade ou à la salive du chaman instructeur et inhalé. Si ce terme est parfois associé au verbe espagnol marear, « qui fait tourner la tête, avoir le mal de mer », nous pouvons peut-être le rapprocher du mot tucanomariri, « sucer » (Duvernay-Bolens, 1967) – il apparait sous la forme miríri chez Reichel-Dolmatoff qui le traduit par « suffoquer, plonger sous l’eau » ; dans le mythe, la femme yagé (Banisteriopsis caapi) « suffoque » les hommes d’images (1974 : 69). Mariri désigne précisément l’ayahuasca au sein de l’União do Vegetal (Labate and al., 2009). 151 75 technique classique de la succion l’agent pathogène, comme de projeter à l’aide de la fumée du tabac quelque fléchette magique pour tuer. C’est là un motif de peur, mais non de frayeur, laquelle se situerait plutôt du côté du cœur, sujet au tressaillement ou à l’effroi. Selon Walter Cuñachi (Nazareth) : Le colibri est celui qui donne des nouvelles, bonnes ou mauvaises. Un jour, alors que je marchais en forêt, cet oiseau passa devant moi en sifflant, faisant tressaillir mon cœur : « Que se passe-t-il ? » me suis-je dit. Je regardais en haut. Rien. En bas. Rien. A peine aije repris ma marche qu’il passa à nouveau. « Il doit y avoir quelque chose, c’est sûr. » Je regardais et là, un shushupe[un serpent] comme d’ici à… d’un bon mètre. Il attendait car il savait que j’allais passer à côté de lui. Il attendait pour me mordre. Dans la littérature sur le sujet, cette substance est généralement décrite comme un contenant (de divers projectiles). Toutefois, les Awajún y voient les fléchettes magiques elles-mêmes (tséntsak), celles-là mêmes qui migrent, toujours selon eux, de l’estomac du chaman à la surface de la peau pour former une armure protectrice à l’image des épines couvrant l’écorce de l’arbre ménte tout juste évoqué. Une armure par ailleurs fort utile dans les combats qui opposent ces praticiens, ivres de la plante… pour ne pas y aller la peur au ventre. Selon WalterCuñachi : Un jour, j’ai été invité à rencontrer d’autres chamans, lesquels me demandèrent de prendre le datém avec eux. J’ai décliné l’invitation. Au cours de la session, l’un des participants émit l’idée de me chercher : « où est-il ? Où est-il ? » Assis dans la maloca, ils me cherchèrent. Sous la terre… ssssss. Rien. Dans le fleuve… ssssss. Rien. Dans la lagune… ssssss. Rien. Dans l’espace… ssssss. Rien. « Où est-il caché ? » Dans les grands arbres peut-être… ssssss. L’un d’eux, le plus vieux, me trouva dans la grande lupuna. Il me le raconta le lendemain. J’étais dans la grande lupuna, une branche à droite, une branche à gauche. Il y avait un trou au centre, mon corps était là, dans la lupuna. J’étais coiffé d’un casque protecteur pour que les sorciers ne puissent entrer. Je m’étais montré pour regarder avant de m’enfoncer à nouveau dans le tronc. C’est pourquoi il m’avait trouvé. Si cette manière de préparer le breuvage permet à l’ayahuasquero métis de voir l’essence des végétaux, leur esprit, pour acquérir savoir et pouvoirs, ce sont les agents pathogènes (tséntsak) incrustés dans le corps ou l’identité du sorcierqu’elle donne à voir à l’iwishín, terme désignant le chamanawajún, littéralement « celui qui chante sur un liquide », en l’occurrence le datém « concentré ». En d’autres termes, quel que soit son mode de préparation, l’ayahuasca est censée rendre possible l’expérience du monde-autre : elle est un esprit qui met l’être humain en relation avec d’autres esprits, maîtres des animaux,des végétaux, esprits des maladies et âmes des défunts. L’expérience du monde-autre se traduit principalement par des perceptions visuelles, auditives et olfactives dans une moindre mesure, dues ici à la très longue cuisson des βcarbolines (hypothèse formulée par JaceCallaway, inShepard, 2005), là à l’alcaloïde apporté par l’additif, à savoir la diméthyltryptamine(DMT). Celle-ci, prise de manière orale pénètre le flux sanguin et passe efficacement la barrière hémato-encéphalique grâce aux β-carbolines (harmine, harmaline et tetrahydroharmine) apportées par Banisteriopsis et dont les propriétés inhibitrices de monoamine oxydase (IMAO) sont aujourd’hui bien connues. Cependant, si cette propriété d’affiner les perceptions sensorielles est le plus souvent évoquée lorsqu’il s’agit de justifier un usage, les personnes reconnaissent à la liane deux autres « qualités ». Tout d’abord, elle est émétique – propriété que nous retrouvons dansle nom donné à la plante par certaines populations (kamaranpi, nishipae, etc.). Autrement dit, elle provoque des vomissements dans lesquelles, pour l’Awajún, l’ivresse recherchée puise sa forceet grandit. Précisons que l’ivresse, appelée nampéamu en awajún et mareaciónen espagnol, ne doit pas 76 être réduite aux seuls vomissements puisque selon le discours indigène, elle se confond avec le « voyage en âme » ou « vol chamanique », mais c’est une autre histoire… Loin d’être un effet secondaire désagréable, cette nausée, qui évoque le mal de mer, est essentielle et centrale dans l’interprétation que font les populations amérindiennes des propriétés de Banisteriopsis. La seconde de ses« qualités » est d’avoir une action émotionnelle importante, notamment dans son rapport à l’effroi – traduit par le terme tupi la désignant (caa-pi) et d’une certaine façon la construction quechua aya-waskha.De fait, si l’ingestion de Banisteriopsis peut être un moment douloureux par les interdits alimentaires qu’elle demande, par le cadre rituel, parfois violent, par les vomissements induits et par le sentiment qu’elle implique d’être dépossédé de la maîtrise de soi152, les β-carbolines consommées à haute doseont aussi un « effet de frayeur »153.Si l’Awajún emploie le yáji pour « ouvrir les yeux », il demande au datém « force » et « courage », d’abord pour affronter l’épreuve physique propre aux modalités du rituel de la purga, ensuite pour se positionner dans l’épreuve intérieure provoquée par la consommation de cette liane. Pour les populations jivaro, l’idée d’épuration corporelle est indissociable de la vie quotidienne, et plus précisément de la chasse.Traditionnellement (car la pratique se perd à mesure des changements opérant dans les activités économiques), la journée n’aurait pu débuter sans ce nettoyage de l’estomac. La plante utilisée dans ce dessein est le waís (ou huayusa, Ilexguayusa, Aquifoliaceae). Ses feuilles sontbues en tisane,vers trois heures du matin,pour se nettoyer et dans un même mouvement émétique, rejeter malchance et paresse, laquelle est contraire aux qualités du chasseur. Par l’ingestion de cette plante, peut-on entendre, dans une analogie révélatrice, « le corps est préparé, tu as de la chance ». De « préparer » le corps, c’est aussi la fonction d’une variété de gingembre (ajég), cette fois à la pratique contemporaine du datém concentré. Waíset ajég ont en commun de situer la personne du côté des grands prédateurs de son environnement visible et invisible, le jaguar, Tsúgki (la sirène), l’anaconda que « personne ne mange » ou pour le dire autrement, qui n’éprouvent pas l’effroi, cette peur qui surprend154 et paralyse.Se faisant, non seulement le rituel prétend à la réussite de l’activité dont il est le préalable, la chasse ou le « voyage en âme », mais il prévient aussi la possibilité d’être saisi d’effroi, donc celle d’un accident mortel. En quelque sorte, il nie à la personne sa qualité de proie, puisque celle-ci est ainsi perçue par ces animaux et esprits, par ailleurs auxiliaires du chaman. Ce concept de « préparer » est également important, quoique dans un sens différent, dans le chamanisme métis, puisqu’il y est avant tout question de « protéger » le corps, alors appelé cuerpocerrado par rapport au cuerposencillo ou corps sensible aux agressions. Sans entrer dans les détails, il est à noter que les praticiens locaux proposent aux Occidentaux en « recherche d’expériences spirituelles "directes" » (Ghasarian, 2010 : 289), de préparer l’ingestion de la plante psychotrope par celle d’une plante aux propriétés émétiques. A Tarapoto, sur le haut Huallaga, ce rôle est dévolu à la yawarpanga (yawar est le « sang » en quechua et panga, dans le dialecte parlé Lamas, la « feuille », Aristolochiadidyma, Aristolochiaceae) ou à la rosa sisa (parfois appeléeayasisa, « fleur du défunt », Tagetes erecta,Asteraceae). Selon le discours local, la yawarpanga a pour effet une purification à la 152 Nous pourrions rajouter à cette liste les interrogations qu’elle entraîne, c’est-à-dire la mise à mal de notre pensée, à plus forte raison si la personne appartient à une culture étrangère. 153 A haute dose, les β-carbolines agissent en effet comme antagoniste des récepteurs des diazépines. Elles stimulent ainsi la sécrétion de norépinephrine et de dopamine, donc l’activation des hormones hypophysaires, lesquelles vont à leur tour activer les hormones surrénales dites du « stress », adrénaline et cortisol, qui sont aussi des hormones de l’éveil (Bernard Weniger, communication personnelle). Notons cependant qu’un épisode de ce type, associé à une décharge d'adrénaline, est éprouvé d’une manière très différente selon le contexte et les personnes. 154 Au sens premier de troubler l’esprit, d’« être saisi » par son émotion. 77 fois physique, mentale et émotionnelle de la personne, c’est-à-dire un nettoyage des conséquences de « la vie moderne ». Ayahuasca et effroi Plus qu’aux autres plantes mentionnées, c’est à l’ayahuasca qu’est associée par le discours indigène la propriété de nettoyer le cœur (en ce sens, elle donne à la pensée sa clairvoyance) et de rendre courageux. Un tel caractère trouve son expression dans l’effroi qu’elle suscite chez celui qui la consomme, à plus forte raison si elle est mélangée à des plantes contenant du DMT, à l’origine des visions effrayantes de serpents (cf. ci-dessus). Lors du rituel awajún de la purga, c’est à qui boira le plus de cette décoction émétique avant de s’effondrer et de « plonger » dans un demi-sommeil sur le chemin menant à la petite hutte. Dans cet état proche du rêve, Ajútap apparaît terrifiant. Tourbillon, jaguar et oiseaux de proie sont ses formes préférées. Son arrivée est accompagnée d’éclairs et du tonnerre. Le vent se lève. Parfois aussi, la terre tremble. Des expériences des plus réelles. Mais si la personne sublime sa frayeur et frappe, à l’aide d’un bâton appelé páyag155, l’esprit qui se dresse devant elle, alors la vision s’évanouit, remplacée par celle d’un vieillard qui lui révèle sa destinée : « je me présente à toi mon fils et te transmet ce qu’ils m’ont donné à moi il y a longtemps… » Cela dit, jusqu’à présent décrite comme une « qualité » de la plante elle-même, ne pouvons-nous envisager la frayeur, plus largement, comme une modalité de relation au monde-autre. Une façon différente de rencontrer Ajútap, laquelle consiste à veiller le cadavre d’un wáimaku, illustre ceci avec pertinence. Les trois jours qui suivent le décès sont en effet un moment propice pour qui veut s’emparer de cette « vision-pouvoir » qui s’échappe alors du mort pour rejoindre l’« espace ». Selon un habitant de Nazareth, Trois jours après le décès, le pouvoir sort de la tombe, il fait un trou et sort. Par exemple, mon beau-père avait reçu [le pouvoir de l’] Ajútap du boa. Après sa mort, il y eut un orage, le tonnerre a grondé toute la nuit. Il [Ajútap] a commencé à hurler, iii iiiiii… ainsi. Les gens avaient peur. Ils pensaient qu’il allait être terrible. Le pouvoir est sorti et s’en est allé jusqu’à la rivière. Le jour suivant, ils sont venus voir : il y avait un trou [d’environ 20 cm de diamètre dans la terre qui recouvrait la tombe]. Ajútap était sorti. Toutefois, la personne qui a le courage de veiller à proximité de la tombe, de défier l’orage et de ne pas fuir à l’écoute de ce cri redoutable « comme s’il allait te manger », doit se lever et dire : « Oyé lâche, pourquoi cherches-tu à m’effrayer ? » avant de frapper ce qui se dresse devant elle, quelques feuilles mortes soulevées par le vent en un tourbillon ou un animal long d’une vingtaine de centimètres (un jaguar « en miniature » par exemple), le faisant littéralement exploser dans un bruit sourd que tous peuvent entendre. Prise par l’intensité de l’expérience, la personne s’éloigne alors avec difficulté sur le chemin avant d’être rattrapée par le sommeil. C’est l’instant que choisit Ajútap pour entrer et déposer dans le corps de la personne la vision (de son avenir) et le pouvoir (de le réaliser), une expérience qui est un préalable à la vie exemplaire du kakájam, c’est-à-dire de l’individu « courageux ».Par la suite, la vision-pouvoir apparaît à la personne ivre de l’ayahuasca, telle une « lumière brillante » dans la poitrine de ce dernier. J’ai écrit plus haut que le cœur (anentái) est à la fois le siège de la pensée (anentaímat) et le lieu où s’inflige la frayeur – « dans mon cœur, je n’ai pas peur » affirme un wáimaku. En ce sens, si la liane est « une médecine qui protège le corps et 155 Bâton de deux mètres de long en bois cacaoyer (bakáu, Theobroma cacao, Sterculiaceae), de shuvía (Pouroumabicolor, Urticaceae), voire de yaís, une Annonacée. L’alternance des zones claires et foncées qui le caractérise est réalisée par la technique du négatif ou enfumage ; ces dessins représentent l’esprit homonyme, visible sous l’apparence d’une « chaîne lumineuse » passant au-dessus des arbres. Le bâton sert pour rejoindre l’aákconstruit à l’écart du village, pour toucher l’apparition effrayante lors de la transe ou comme protection, notamment au cours du rituel de la purga. 78 l’esprit », la nouvelle âme acquise empêche tout éprouvé de cette émotion chez la personne en emplissant le cœur de sa présence. Elle l’immunise en quelque sorte. La transe provoquée par l’ayahuasca est donc une manière de s’exposer à l’effroi pour ne pas être surpris et paralysé par l’aléatoire de la rencontre ou pour le dire autrement, la personne se confronte lors du rituel à ces puissances aléatoires que sont les esprits pour ne pas être « attrapé » (hap’isqa en quechua) de manière fortuite alors qu’elle marche en forêt. Mais si la rencontre avec le monde des esprits est effrayante, elle est aussi vécue comme une épreuve. En ce sens, l’effroi mène au savoir. Les données recueillies auprès des ayahuasqueros métis témoignent de cette association d’idées. Pour eux, si l’individu qui a pris l’ayahuasca « est assez fort pour supporter la frayeur et la perte de contrôle de l’ego liées à l’apparition des serpents », il est alors à même de rencontrer « l’esprit-mère de la liane[qui] lui apprendra ses chants » (Dobkin de Rios, 1997 : 98). Or, le chant (ánenen awajún, icaro dans le Pérou hispanophone) est précisément ce qui permet de communiquer avec les différentes entités du monde-autre, lesquelles sont pensées comme étant détentrices d’un savoir. Agressives au départ, sous l’effet des chants et de la fumée du tabac, celles-ci deviennent peu à peu familières au chasseur ou au chaman pour lequel elles se convertissent en précieux auxiliaires. Conclusion Initier, c’est encadrer un moment dangereux du vécu : le passage de l’enfance à l’âge adulte, au statut de chasseur, de guerrier ou l’acceptation de la fonction chamanique. Cela suppose une violence, laquelle est directement liée àune certaine discipline de la frayeur, et précède toujours l’apprentissage de nouveaux savoirs (Clément, 2011).Dans un contexte où la consommation de l’ayahuasca relève du rapport étroit qu’entretient l’être humain avec son environnement par ses activités de prédation, la frayeur produite délibérément, l’est d’abord pour apprendre à la gérer et l’éviter par après : pendant la chasse, il s’agit de maitriser la surprise que peut provoquer la rencontre (gibier, animal venimeux, esprits), mais également à la guerre, face à celui dont on vient couper la tête. Précisément, seul le wáimaku pouvait prétendre se joindre à l’expédition guerrière (Baud, 2011).Elle l’est ensuite, parce que dans l’expérience provoquée par l’absorption de Banisteriopsis caapi, elle ne saurait être dissociées de l’ivresse recherchée. De fait, en se confrontant à cette liane psychotrope, la personne se laisse submerger par une émotion qui autrement paralyse. Elle se laisse prendre tout entière par la vision induite, laquelle ne relève pas seulement du voir, ni de l’oralité (puisqu’elle communique), mais est totalisante, expérience fort bien exprimée dans l’idée d’acquérir une nouvelle âme. En offrant la possibilité d’adopter d’autres perspectives (celles de l’animal, des esprits…), la plante permet de voir au-delà de l’opacité des corps ou pour le dire autrement, de voir les nonhumains comme ils se voient eux-mêmes, c’est-à-dire comme des personnes (aénts). Or ceci n’est pas sans frayeur, c’est-à-dire sans une mort à soi pour naître à l’autre. En somme, l’ayahuasca est pour l’être humain un agir éprouvant afin de s’affermir, de se préparer à d’autres activités, de devenir une personne « au sens plein » (Sahlins, 2009), mais également afin de ne pas ressentir de honte, autre grande émotion en Amazonie (datsánen awajún). En d’autres termes, au sein des sociétés amérindiennes, provoquer et gérer sa frayeur fait sens (voir aussi ce que dit très justement Patrick Deshayes à ce sujet). Conjointement, frayeur et savoir structurent et construisent donc des êtres entiers. Le mode de connaissance amérindien est ainsi fondé, non sur la « distanciation », mais sur un système d’interrelations. Le chaman llacuash est d’ailleurs appelé yachaq, traduit de manière habituelle par « celui qui sait ». Gerald Taylor (2006) donne de ce terme qu’il orthographie yaĉak (dans le dialecte quechua parlé à Chachapoyas), la définition suivante : le « connaisseur des secrets de la nature ».Connaître ici, c’est adopter le point de vue de ce qu’on cherche à connaître… ce qui 79 demandede maitriser l’effroi né de la métamorphose. Cette discipline implique un imaginaire et des règles, sans lesquels la frayeur est privée de son savoir (Clément, 2011). Bibliographie SébastienBAUD, « Du cadavre à la plante psychotrope, Analyse de deux modes d’acquisition d’une ‘vision-pouvoir’ au sein de la société awajún ».Frontières, 23-2, 2011. Sébastien BAUDetChristian GHASARIAN, « Retour sur les compréhensions et usages des substances psychotropes et leurs inductions », in Baud et Ghasarian eds, Des plantes psychotropes. Initiations, thérapiesetquêtes de soi. Paris, Imago : 13-60, 2010. B.CAIUBYLABATE, M. MEYERandB. 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Les situations qui provoquent ce choc sont variées mais résultent toujours des mêmes symptômes : l’accumulation des effets négatifs dans le corps de la victime. L’effroi ou la peur, selon son grade d’intensité, sont véhiculés par un fluide niwë froid logé dans le bas ventre et qui affecte tous les niveaux de la personne : moins d’enthousiasme dans les tâches quotidiennes masculines (la pêche), ou féminines (domestiques), peur irraisonnée de la nuit, de la forêt, du monde-autre. Par les chants thérapeutiques, les soins à base de remèdes végétaux, des massages et si nécessaire une diète approfondie, dirigés par le « curandero », i.e. le praticien local, la victime pourra retrouver une vie plus équilibrée. (Cette communication n’a pu être présentée par l’auteur) 81 Les plantes de l'effroi à la Réunion Laurence Pourchez, anthropologue, maître de conférence HDR, Département d'Études créoles, Université de la Réunion, LCF, CNRS, UMR 8143. Prélude Je termine la préparation de l’université d’été « créolité, créolisation : états de la question »156 et discute, avec le responsable technique du site, de l’organisation matérielle à mettre en œuvre en terme de clés, d’ouverture et de fermeture des portes. Les cours seront intensifs et nous risquons de sortir assez tard le soir des salles de cours. Mon interlocuteur semble quelque peu inquiet. Il me glisse : « Vous savez, moi, ça n’est pas que j’y crois, mais je pense que vous ne devriez pas rester sur le site après la tombée de la nuit… Il se passe de drôles de choses ici, vous savez… » J’avais déjà entendu de vagues rumeurs mais j’apprends, ce jour là, que le site universitaire est le théâtre d’apparitions mystérieuses, d’ombres qui traversent les murs, de bruits de chaines, de portes qui s’ouvrent et se ferment seules. Des tables et des chaises se déplacent sans intervention humaine ; on entend aussi des cris, des pleurs et des gémissements. Evidemment, l’histoire m’intrigue et je décide de mener ma petite enquête. Il se trouve que ce site universitaire abritait, au début du siècle, la maternité coloniale. On y amenait les femmes dont les accouchements étaient difficiles ou celles qui risquaient une fausse couche. Les bébés morts prématurément ou les enfants morts-nés y étaient incinérés dans une grande cheminée, la plupart du temps sans avoir eu le temps d’être ondoyés ou baptisés. Je termine, à l’époque, quelques entretiens dans les Hauts157 du Nord de l’île et profite de temps informels dans les entretiens pour dire quelques mots de ces histoires de fantômes, juste histoire de voir… Surprise ! L’histoire est connue et même très connue ! « Mais tu n’as pas vu les pieds de mangues158 dans la cour ? C’est là que les bébèt (esprits, fantômes) habitent ! ». Car les fameux manguiers, me raconte t-on, ne sont pas arrivés là par hasard. Ils ont délibérément été plantés justement afin de servir de réceptacle aux âmes errantes, dans le but de les "domestiquer". Celles-ci, non baptisées, sont en effet condamnées à errer pour l’éternité 156 A paraître sous le titre : Créolité, créolisation : regards croisés. On distingue, à la Réunion, les Hauts de l’île, qui comprennent les pentes et les cirques, des Bas qui constituent la zone littorale. 158 Manguiers en créole. 157 82 dans les limbes. Leur donner un lieu de résidence revient en quelque sorte à les stabiliser, à éviter qu’ils ne deviennent comme les zavan159, des esprits sauvages susceptibles de devenir maléfiques. Je tente, sans succès, de savoir qui a planté les arbres, d’évaluer précisément leur âge. Je parviens à apprendre qu’ils sont très anciens, qu’ils ont bien plus de cinquante ans, surement près d’une centaine d’années. Pourquoi des manguiers ? Les usagers de cette maternité coloniale étaient le plus souvent des descendants d’engagés indiens. Or dans l’hindouisme, le manguier est un arbre craint, quasi sacré, doté de pouvoirs particuliers. Je trouve un complément à ma question à Paris, dans les Area Files160 et dans deux anciens ouvrages indianistes. Ainsi, Odette Viennot rapporte les traditions védiques dans lesquelles, « L’arbre est bien souvent considéré comme doué de vertus merveilleuses et son essence est identique au principe divin. Quant aux rituels réglant les sacrifices royaux ou privés réunis dans les commentaires brâhmaniques, ils considèrent l’arbre comme le centre du Lieu saint en compagnie de la pierre et de l’eau. A la nature volontaire se superpose la création volontaire d’un Lieu saint où les éléments de la nature, devenus symboles, s’organisent à l’intérieur d’un enclos. (...) Ainsi l’arbre mythique chargé de merveilleux dispense tous les biens supra-terrestres et symbolise la connaissance, la vie, la fécondité... » La fonction de l’arbre « cosmique émergeant de la terre et descendant du ciel » est alors de « maintenir ces deux mondes écartés », de séparer le monde divin du monde visible (1954 : 2). Le manguier, est en Inde, traditionnellement associé à l’idée de fécondité. Lieu de résidence des dieux où des âmes, il est le point central d’une légende également contée par Odette Viennot (1954 : 107) qui met en scène une reine stérile rendue féconde par l’absorption d’une mangue. Cet arbre, est souvent considéré, à la Réunion, comme le séjour des âmes errantes. Il est, dans la religion des Tamouls, associé au dieu Mini qui a la réputation de prendre la maladie qui lui est confiée et de la transporter vers un autre manguier situé un peu plus bas, près de la mer. 159 Petits esprits, parfois facétieux, parfois maléfiques, qui se manifestent, comme leur nom l’indique, à la période de l’avent. 160 Les Human Relations Area Files constituent la plus importante base de données ethnographique au monde. Ces fichiers ont été créés en 1947 par l’anthropologue Georges Murdock à des fins de comparatisme. Cet outil permet une comparaison à grande échelle des sociétés puisque près de 1300 groupes culturels sont mentionnés. Pour la France, les Human Relations Area Files sont localisés à Paris, dans la bibliothèque du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. 83 La végétation, second symbole de fécondité, est générée par l’eau, du domaine invisible, les racines, au monde extérieur où s’élancent les branches. L’arbre assure la liaison entre les deux mondes, l’univers chtonien, souterrain, où selon de nombreuses légendes, résident les âmes des trépassés ou celles des enfants à naître, et le monde supérieur, celui de l’existence humaine. La végétation a, au centre de cette cosmogonie, un rôle de médiateur. Henri Whitehead (1921), de son côté, met en relation la végétation et les sites sacrés. Pour lui, la végétation fait partie intégrante du site et de son agencement sacré, lieu de résidence des Dieux et des esprits. Plantés sur le site historique de l’université, lui-même ancien lieu de la maternité coloniale marqué par la mort, la souffrance, les manguiers sont donc ambivalents. Ils montrent à ceux qui ont connaissance du lien entre nature et surnature la présence d’âmes perdues ou de fantômes, et donc, sèment l’effroi. Tout à la fois, ils rassurent car ils agissent à la manière d’un concentrateur d’âmes ; civilisent, dans une certaine mesure, des âmes perdues qui, sans leur repère végétal pourraient être sauvages et donc dangereuses. L’analyse ethnobotanique du site nous conduirait alors à le considérer comme un site sacré. Lors de la session du séminaire d’ethnobotanique consacrée au lien entre plantes et feu, j’ai esquissé une classification populaire des végétaux comprenant plantes rafraîchissantes, plantes échauffantes et plantes magiques et ou sacrées161. Les végétaux dont nous parlerons aujourd’hui appartiennent, pour partie, à cette dernière catégorie. Elles sont comprises dans un ensemble qui associe Nature, imaginaire populaire (dont la sorcellerie est une part importante) et sacré. Quelques exemples de ces plantes, de leurs usages et des traditions orales qui y sont associées seront abordés dans des registres divers associant nature, surnature et légendes réunionnaises. Je parlerai notamment : - des utilisations sorcières des plantes, notamment de l’utilisation de la datura qui a valu aux réunionnaises d’être, à la fin du XVIIIème et au début du XIXème qualifiées de sorcières par le pouvoir qui était le leur d’endormir les marins avant le départ des navires. C’est aussi sur l’utilisation de la datura que reposait le pouvoir du célèbre assassin Sitarane. Celui-ci, aidé de son complice Saint-Ange, soufflait, au début du 161 Voir Pourchez, 2011. 84 XXème siècle, de la poudre de datura sur ses victimes afin de les endormir pour mieux les détrousser ; - des arbres à âmes perdues (manguiers, bois de quivi et laurier rose, arbres qui chantent, arbre au bébète tout-tout ) - des arbres à pendus et des légendes associées à ces arbres qu’il convenait jadis d’éviter à tout prix et de ne surtout pas abattre (tamarins). Enfin, l’effet des plantes de l’effroi se traduit sous la forme de maladies « que-le-docteur-ne-connaît-pas », culture bound syndromes tels que le sézisman ou lopression. Ces maladies possèdent leur remède spécifique, les effets de l’effroi étant levés par l’emploi d’une tisane de romarin intégrant la symbolique magique du chiffre 7 que l’on retrouve dans le proverbe réunionnais : « Sézisman, romarin, 7 grains ». Des usages d’une plante de l’effroi… De nombreux aînés (dont la plupart sont illettrés et ne peuvent être soupçonnés de connaître les textes de l’Illiade et de l’Odyssée d’Homère) racontent qu’il y a bien longtemps, La Réunion passait pour une terre dangereuse. Les bateaux étant rares, certaines femmes, disaiton, sortes de Circé162 indiaocéaniennes, séduisaient les marins qui abordaient les côtes et préparaient une mixture magique qui endormait les hommes de sorte qu’ils ne pouvaient plus embarquer et repartir. Le végétal employé pour la préparation de ce qui était considéré comme un philtre magique était la datura163 et plusieurs interlocuteurs précisent que ce sont les feuilles qui pouvaient être employées en infusion parce que les graines sont plus fortes et susceptibles d’être mortelles164. Ce type de pratique ne semble cependant pas avoir été propre à la Réunion. A Maurice, l’île voisine, Bouton précise en 1864 : « Cette plante est douée de propriétés très énergiques […] Elle a souvent été employée par des voleurs à Bombay, dans le but d’anéantir toute résistance de la 162 Le chant X de l’Odyssée du poète grec Homère, raconte les agissements de la magicienne Circé, fille d’Hélios, le soleil et de l’Océanide Perseis. Celle-ci, qui habite dans l’île d’Eéa, ensorcèle les hommes qui abordent ses côtes en leur faisant absorber un breuvage qui les fait sombrer dans un profond sommeil. Les descriptions données par Homère laissent à penser, selon certains auteurs, que la drogue employée était la datura - Datura stramonium- dont le principe actif est l’atropine (Bruneton, 1993). Il est intéressant de noter que, dans l’Odyssée, il existe un contre-poison végétal fourni par le Dieu Hermès à Ulysse (le contre-poison n’existant pas à La Réunion). Selon Plaitakis et Duvoisin (1983), le remède à la datura est un inhibiteur de l’atropine, Galanthus nivalis, le perce-neige, qui n’existe pas à La Réunion. En revanche, Daruty (1886 ) signale qu’à Maurice, l’île voisine, la « grosse oseille », également nommée « trèfle » à La Réunion (Oxalis debilis, Oxalidaceae) est employée comme antidote de la datura. 163 Datura innoxia, (Solanaceae). Trois espèces sont en fait présentes à La Réunion, datura innoxia (plutôt sur la côte dans les régions chaudes), datura stramonium (la plus fréquente), datura metel. La datura contient des alcaloïdes qui ont un effet hallucinogène. 164 Ce que confirment de nombreuses publications scientifiques. Lire par exemple : Boumba V.,A., Mitselou, A., Vougiouklakis T., 2004. 85 part de leurs victimes. De pareils exemples se sont présentés à Maurice. Les feuilles de datura étant mêlées aux brèdes165 et servies cuites avec elles, à une famille à Moka, ont produit, il y a quelques années un empoisonnement de cette nature ».166 Rapide retour sur une sombre histoire A La Réunion, la datura est également nommée herbe du diable ou herbe à Sitarane. Retour sur une sombre histoire. Simicoundza Simicourba est un engagé mozambiquain qui rejoint La Réunion en 1899. Il est inscrit dans la colonie sous le numéro 10 8958167. Très vite, il se fait appeler Sitarane et se lie d’amitié avec un individu nommé Pierre-Elie Calendrin. Celui-ci, bazardier de son état, s’est également auto-proclamé guérisseur et s’est spécialisé dans les remèdes à connotation magique. On raconte notamment qu’entrait dans la composition de ses préparations de la poudre de fœtus humain que Calendrin (qui se faisait aussi appeler Saint-Ange) gardait à des fins d’utilisations sorcières. Les deux compères montent une petite bande de malfrats et commencent à commettre de nombreux vols avec effractions, bientôt suivis de plusieurs meurtres. A chaque fois, les malfaiteurs entrent dans les habitations et personne ne les entend ni ne les voit, pas même les chiens de garde. Ils semblent être invisibles et s’évanouir dans la nature. En fait, Saint-Ange a concocté une préparation tout à fait spéciale, sous forme de poudre, qui est, dans un premier temps, testée sur les chiens de garde des habitations cambriolées. L’efficacité de cette première préparation l’incite à en composer une autre, cette fois-ci à destination des humains. Elle est soufflée vers les victimes désignées et les endort profondément, donnant le temps aux malfaiteurs de perpétrer leurs forfaits. Cette poudre est si efficace et tellement crainte que jamais, lors du procès, sa composition ne sera révélée. Cependant, le bruit court qu’elle était composée, entre autres ingrédients, de graines de datura finement pilées. 165 Terme générique qui, dans les Mascareignes, désigne les feuilles, généralement cuites en fricassées. Cité par Rouillard et Guého (2000 : 374). 167 Source : Magie et sorcellerie à la Réunion (Chaudenson – ed.-, 1983), dictionnaire illustré de La Réunion, vol.7 (1991) et archives départementales, fonds 2i. 166 86 Dans la population, l’horreur est à son comble et la rumeur publique attribue des pouvoirs surnaturels à la petite bande. Enfin, lors d’un ultime cambriolage perpétré en septembre 1909, une erreur va être commise : des objets sont oubliés sur le lieu du méfait, objets rapidement identifiés comme appartenant à Sitarane. S’en suivra l’arrestation, en quelques semaines, de tous les membres de la bande. Sitarane et Fontaine, l’un de ses comparses, seront guillotinés alors que Calendrin, qui est vraisemblablement le cerveau de l’histoire, sera gracié de manière assez incompréhensible et finira ses jours en 1939 au bagne de Cayenne. Ce dernier fait renforcera d’ailleurs sa réputation de sorcier. L’histoire ne se termine pas là car, depuis son exécution en 1910, la tombe de Sitarane, située au cimetière de Saint-Pierre, est l’objet d’un culte assez important de la part de personnes désireuses de jeter des sorts ou de se venger. On y trouve entre autres choses, du tabac, des verres de rhum et parfois des fleurs de datura séchées 168. Et même en cette fin d’année 2011 (qui correspond au centenaire de la mort du bandit), menacer quelqu’un d’aller sur la tombe de Sitarane afin de régler ses comptes est quelque chose de particulièrement grave qui provoque fréquemment la terreur des personnes concernées. Arbres à pendus et à esprits Comme nous l’avons entrevu lors du prélude à cet article, le lien entre nature et surnature se retrouve dans la réputation attachée à certains arbres. Ainsi, le tamarin169 est supposé être le réceptacle des âmes dont les propriétaires sont décédés de mort violente, par meurtre ou suicide. Hors ses usages et propriétés médicinales avérées dans différentes régions d’Afrique 170 , il est considéré par beaucoup comme un arbre magique. Les anciens racontent qu’il ne faut jamais séjourner sous un tamarinier après 18 heures, heure de la sortie des âmes perdues car celles-ci jouent parfois des tours aux humains, sont susceptibles de se matérialiser, en apparaissant dans l’arbre sous la forme d’un pendu, ou au pied de l’arbre sous la forme d’un homme blessé, d’une dame blanche sans pieds. Si quelqu’un marche, après le coucher du soleil à proximité d’un tamarinier, il arrive en outre qu’il sente une présence maléfique, qu’il ait froid, qu’il détecte des odeurs nauséabondes. 168 169 170 Observation personnelle, octobre 2002. Tamarindus Indica, (Fabaceae, Caesalpiniaceae). Voir par exemple : Havinga, R., Hartl, A., Putscher, J., Prehsler, S., Buchmann, C., Vogl, C., 2010. 87 Afin d’apaiser ces esprits, un culte peut leur être rendu. On casse un coco au pied de l’arbre171, on leur offre du rhum, du tabac, des fleurs. En outre, du fait de sa dangerosité, cet arbre doit être impérativement évité par certaines personnes. De manière générale, il convient d’en éloigner toutes les personnes fragiles, enfants et personnes âgées. Cependant, l’interdit concerne plus particulièrement les femmes enceintes car les âmes hébergées par l’arbre pourraient s’en prendre au bébé. Le danger est également présent pour les futurs pères qui viendraient à s’en approcher car, par "contagion", le bébé à venir pourrait être atteint. De la même manière doivent s’en écarter les personnes qui transporteraient un tout-petit encore non baptisé, donc non protégé contre les mauvaises âmes. Lors de la construction du parcours santé sur le site de Bois Madame, dans la commune de Sainte-Marie, au nord-est de l’île, au début des années 1990, un tamarinier a quelque peu alimenté les rumeurs : il s’agissait d’un arbre dont les anciens disaient, justement, qu’il était le lieu de résidence d’âmes de pendus. Ce tamarinier était justement connu pour être un repaire à âmes errantes et il se racontait que la nuit, il était effectivement possible d’y voir l’ombre d’un pendu se balancer entre les branches. Il était situé juste sur le parcours et la plupart des usagers qui empruntaient ce parcours santé l’évitaient soigneusement. La rumeur se développa quand le propriétaire d’un camion bar décida de s’installer à proximité. Quelques jours plus tard, le camion bar prit mystérieusement feu ce qui ne manqua pas d’alimenter les discussions. Un autre camion bar s’installa, qui prit feu à son tour…. Mais revenons aux manguiers172… Nous avons vu plus haut qu’ils sont eux aussi réputés abriter les âmes, notamment celles des petits enfants. Le cimetière des enfants morts sans baptême, situé dans le nord-est de l’île, à La Rivière des Pluies, en est un bon exemple. Cédé à l’Eglise par M. Desbassyns 173 en 1856, la particularité du site est qu’il appartient au patrimoine foncier de l’évêché sans pour autant être une terre consacrée. Aussi, de nombreuses familles y enterraient les enfants morts sans baptêmes car ils pensaient que ceuxci, condamnés à errer pour l’éternité dans les limbes, seraient peut être, ainsi, plus proches du 171 Cette conduite, à l’origine associée à l’hindouisme a été l’objet d’un « glissement », vers le reste de la population. Pour l’influence de l’hindouisme dans la société réunionnaise, voir l’article, toujours d’actualité, de Jean Benoist (1979), « Religion hindoue et dynamique de la société réunionnaise ». 172 Mangifera indica , (Anacardiaceae). 173 La famille Desbassyns est une famille emblématique de l’île, notamment par la légende qui s’est forgée autour de la personnalité de celle qui se nommait Marie Anne Thérèse Ombline Desbassyns, née Gonneau-Montbrun, dite Madame Desbassyns (1755-1846). Sa propriété, qui se situait dans les Hauts de Saint-Paul, employait jusqu’à 400 esclaves. Il s’agit d’une figure ambivalente de l’histoire de La Réunion : seule propriétaire à avoir ouvert un dispensaire pour ses esclaves, elle est également identifiée comme une personne cruelle. Certains contes réunionnais la présentent, dans la fournaise, aux côtés du diable. 88 paradis. En 1993, le site était recouvert de nombreux berceaux de métal. Au milieu de chaque berceau, un manguier avait été planté afin de recevoir la petite âme du bébé enterré là. Le site semblait peu fréquenté. En réalité, les offrandes déposées devant les berceaux (fleurs, verres de rhum, bougies, bâtons d’encens), témoignaient de nombreuses visites. Les aînés racontaient qu’il était possible de retracer un chemin qui, de manguier en manguier, conduisait les petites âmes jusqu’à l’océan à partir duquel elles pouvaient partir. Dans les années 2000, une association militant pour la reconnaissance des racines africaines des réunionnais, décida que ce cimetière était un ancien cimetière d’esclave (ce qui était d’autant plus impossible qu’avant 1856, date de la session du lieu à l’évêché, il n’y avait là que des cannes à sucre) et les militant décidèrent de nettoyer le site. Les berceaux de métal furent détruits, les manguiers rasés. Seuls un berceau et un manguier subsistèrent174. Le mur extérieur, originellement peint en blanc (décoré de 1993 à 1996 avec l’inscription "fuck the police") fut repeint et décoré de personnages figurant des esclaves. Suite au démenti formel du prêtre de la paroisse175, qui avait expliqué aux militants qu’aucun esclave n’avait jamais été enterré là, le mur fut à nouveau repeint et décoré… de petits anges noirs porteurs de chaines. Pour les personnes qui avaient, jadis, enterré leurs bébés en ce lieu, ce fut un véritable drame et nombreux sont ceux qui ont vécu ces différentes actions comme la profanation du cimetière où leur enfant était inhumé. En 2011, les petits anges enchaînés sont toujours là, de même que le dernier manguier du cimetière qui demeure relativement craint. Les mangues qui tombent de l’arbre ne sont ramassées que par les touristes, ignorants de ce qui se joue en ce lieu. Des plantes vivantes Si certains végétaux abritent des âmes errantes, d’autres sont considérés comme vivants et susceptibles d’aider ou d’importuner les humains. C’est le cas du Bois de senteur 176, également nommé Bois de chanteur. Ce petit arbre endémique, qui a presque totalement 174 Nous avons là, mais ce sera l’objet d’une autre publication, un superbe exemple de ce que Hobsbawm et Ranger (2006) nomment « L’invention de la tradition ». 175 Je dédie cet article au RP Louis Rigolet, décédé en novembre 2011 et qui a officié dans la paroisse de La Rivière des Pluies durant plus de trente années. 176 Ruizia Cordata, (Sterculiaceae ). 89 disparu de l’île177, possède une réputation assez ambigue. Il a la réputation de protéger les lieux et leurs habitants d’attaques sorcellaires éventuelles. Associé à d’autres végétaux comme les feuilles de manguier ou le lilas de Perse178, il est également employé dans diverses recettes de bains destinés à lever les sorts. Râpé, il peut être employé dans certaines pratiques de sorcellerie (grat ti bwa – gratter un petit bois), entrer dans diverses préparations à but de protection destinées à être placées à même la peau (garanti – amulette). Ayant la réputation de chanter dans certaines situations, lorsqu’il accorde un souhait ou lorsqu’il suit un promeneur, il a aussi un quasi statut d’être vivant. Si l’arbre chante après une demande de souhait, et si une branche en a été prélevée, il convient de déposer à sa base une petite somme d’argent en dédommagement. Il effraie aussi car quand il décide de suivre un promeneur, il émet un son lugubre et est parfois assimilé à un esprit (bébèt) venu annoncer une mauvaise nouvelle ou une mort prochaine. Ce statut plutôt ambivalent est présent pour d’autres plantes qu’il convient également de dédommager comme la verveine179. Plantes et sorcellerie Si l’emploi des végétaux a pour objectif premier la prévention ou le traitement de la maladie, il existe un lien très étroit entre thérapies et utilisation des plantes à des fins de sorcellerie (pour jeter ou lever des sorts). Les plantes, hors leurs vertus thérapeutiques sont susceptibles d’être elles-mêmes sorcières. Ainsi, si les vertus thérapeutiques de ce qui est aussi nommé Réglisse sauvage sont reconnues malgré la toxicité de ce végétal180 (mais Pierre Lieutaghi rappelle, dans un article publié en 2004, la fragilité de nos classifications binaires comestible/toxique), la présence de petites graines rouges de Cascavelle181, répandues dans une kour182 sont en quelque sorte, une déclaration de guerre sorcière. Elles ont en effet la 177 A la fin des années 1980, seuls trois plants subsistaient au conservatoire botanique de Brest. Le bois de senteur (ou ce qui est vendu comme tel…) est néanmoins vendu très cher sur certains marchés. 178 Melia azedarach, (Meliaceae). 179 Phylla nodiflora, (Verbenaceae). 180 Ameenah Gurib-Fakim et Joseph Guého notent qu’à La Réunion, les graines sont, en infusion, utilisées dans diverses ophtalmies (1997 : 17). Rouillard et Guého, pour leur part, consacrent un long article aux usages mauriciens d’Abrus precatorius et notent que diverses parties du végétal (feuilles racine, graines) sont employées sous forme d’infusion, de décoction, de macération, dans le traitement de la bronchite, de la dysenterie, du lupus, de la phtisie pulmonaire, des problèmes ophtalmiques (2000 : 203-204). Dans la médecine ayurvédique, les feuilles d’Abrus precatorius sont employées comme laxatif, expectorant, et aphrodisiaque. Les graines, particulièrement toxiques, ont également la réputation d’être laxatives, purgatives et antiophtalmiques. Je tiens à remercier Jimmy Selambarom de l’UFR santé de l’université de La Réunion, qui m’a fourni ces informations. 181 Abrus precatorius, (Papilionaceae). 182 Cour est ici orthographié avec un k car il s’agit d’un faux ami. La kour réunionnaise désigne l’espace qui se trouve autour de la kaz (maison), comprenant les dépendances, les espaces domestiques, les espaces cultivés et 90 réputation de briser les ménages et toute personne qui trouverait des graines des Cascavelle dans sa kour en viendrait à suspecter ses voisins (ou ses voisines). Une radio locale, qui s’est spécialisée dans l’accès libre à l’antenne, de ses auditeurs, se fait fréquemment l’écho des angoisses de familles confrontées à ce problème. Un cas récent présenté à l’antenne faisait état de graines de Cascavelle découvertes dans la kour d’une petite maison qui avait été attribuée dans le cadre d’une opération de résorption de l’habitat insalubre. La mère de famille a immédiatement contacté la radio afin de se plaindre de l’indélicatesse de ceux qui avaient semé les graines et annoncé qu’elle ne mettrait pas son couple en danger en acceptant d’emménager dans la maison. Bien qu’Abrus precatorius possède de nombreuses vertus thérapeutiques, c’est bien la crainte qui l’emporte et la simple évocation des graines de Cascavelle suscite l’inquiétude de ceux qui ont connaissance des pouvoirs sorciers de la plante. Autre exemple d’arbre ambigu, le Lilas de Perse183. Employé en bain dans les îles de l’océan indien pour les problèmes de peau, les affections nerveuses, en cataplasme (graines) pour les maux de tête, en emplâtres (fleurs, feuilles, écorce des tiges et racines) sur les plaies des lépreux (Gurib-Fakim et Guého, 1996 : 331 ), il est aussi utilisé (souvent en alternance avec les feuilles de manguier) pour protéger les maisons et les lieux sacrés, possède la réputation de bloquer les mauvais esprits, de servir de barrière végétale. Préparé en bains, fréquemment sous la forme d’une association de 3 végétaux (ou d’un multiple de 3 ou de 7 184), sa fonction sera de lever le sort (Pourchez, 2011b), de servir, dans un certaine mesure, d’"éponge" à mauvais sorts. Cependant, il est également particulièrement craint, justement en raison de son statut de végétal sacré. En outre, après les bains destinés à lever les sorts, les résidus végétaux et l’eau souillée sont collectés, mis dans divers contenants (bocaux, bouteilles) qui seront déposés à des croisées de chemin. Celui qui mettra le pied ou qui roulera dessus prendra le mal qui s’y trouve. Espèce originaire d’Amérique du Sud qui a été acclimatée à La Réunion, le Pion d’Inde185 est un arbre particulièrement craint. L’effet provoqué par l’ingestion de ses fruits (les graines possèdent un effet laxatif violent) est tel qu’il est fréquemment classé dans la catégorie des ceux prévus pour les animaux. Pour plus de précisions quant à l’emploi du terme en créole et sa signification, il est possible de se référer à la thèse de Michel Watin (1991). 183 Melia azedarach, (Meliaceae). 184 Alors que le chiffre 3 optimise les effets de la préparation, le 7 empêche, bloque (ici, les mauvais esprits). 185 Jatropha curcas, (Euphorbiaceae). 91 arbres magiques et/ou sacrés et qu’il avait, il y peu de temps, la réputation d’être associé à des pratiques sorcellaires. Hors ses propriétés laxatives, Jatropha curcas, qui est également fréquemment employé en Amérique du sud et notamment au Brésil dans les préparations thérapeutiques et sacrées (Ming, 2001), possède de nombreuses vertus : Gurib-Fakim et Guého (1996 : 111) signalent entre autres utilisations, qu’à Maurice, une décoction de feuille est employée contre le diabète ; qu’à La Réunion, les feuilles, écrasées, sont appliquées sur la tête contre les maux de tête. Comme de nombreux autres végétaux, c’est son efficacité (et là, particulièrement son effet laxatif) qui détermine la crainte qu’il suscite. Assez récemment, dans un établissement scolaire de l’île, une classe s’est liguée contre un petit caïd qui tentait de faire la loi dans le lycée en glissant, discrètement, deux graines de pion d’Inde dans sa nourriture. L’effet attendu ayant été à la hauteur des espérances des lycéens, le jeune homme victime de la vengeance de ses camarades a eu tellement peur que les exactions ont cessées dans le lycée. Dans certains cas, l’effroi provoqué par les plantes, par les esprits qui y résident est tel que les personnes sont susceptibles de tomber malade. La maladie la plus fréquemment citée dans ce cas est le sézisman, maladie qui peut-être considérée comme un « culture bound syndrome ». A propos d’un "culture bound syndrome" Le terme et le concept de « culture bound reactive syndromes » ont été définis et introduits dans le champ de l’anthropologie médicale (en premier lieu dans le champ de la santé mentale) dans le courant des années 1960 par Pow Meng Yap (1969). Un « culture bound syndrome » est une affection qui possède une logique par rapport à l’ensemble des représentations, du corps, de la maladie et du malheur présents dans une culture donnée, dans un contexte donné, sans forcément posséder d’équivalent dans la biomédecine. Pour reprendre une typologie proposée par Arthur Kleinman, si les « culture bound syndromes » possèdent bien un illness (la maladie telle qu’elle est ressentie par le patient) et un sickness (la dimension et l’interprétation socioculturelles de la maladie), ils n’ont pas de disease (la définition biomédicale de l’affection). Le «culture bound syndrome » que nous examinons ici est celui de sézisman. Du point de vue de son étiologie, le sézisman, disent les témoins de la recherche, est une maladie qui survient à 92 la suite d’une violente frayeur, d’une contrariété. La maladie peut également être provoquée par un esprit qui tente de prendre possession du corps de la personne. Selon les données recueillies lors des entretiens, quand le malade est "saisi", son sang se fige. Sa peau change de couleur. Elle devient blême. L’individu atteint semble se vider de son sang ou dans certains cas, devient bleu. Dans certains cas extrêmes, le sézisman est susceptible d’entraîner la mort. Les plantes de l’effroi, dont nous venons de parler, leur proximité, la peur à laquelle elles sont associées, sont potentiellement capables d’être à l’origine de la maladie. Du point de vue de la logique intrinsèque de la maladie, celle-ci renvoie à l’ancienne médecine hippocratique des humeurs, qui est, associée aux autres apports fournis, notamment par les esclaves et engagés venus d’Inde, de Madagascar et d’Afrique, à l’origine d’une médecine spécifique aux Mascareignes (Pourchez, 2011b). Le sézisman survient quand, à la suite de l’effroi provoqué, l’humeur principale du corps, le sang, se fige, est en déséquilibre. Traiter le mal Un proverbe réunionnais résume à lui seul le traitement de la maladie : « Sézisman, romarin, sept grains ». L’effroi se traite de manière tant préventive que curative par absorption d’une infusion de romarin. Dans une casserole, sept grains de sel (du gros sel, de préférence du sel béni par un prêtre) doivent être déposés avec trois branches de romarin. Il convient alors de mettre la casserole sur le feu. Le traitement du contenu de la casserole peut alors être rapproché de l’ancienne médecine des signatures, théorisée par Paracelse à l’époque de la Renaissance : soigner un mal par son semblable. En effet, le contenu de la casserole doit être saisi. On ajoute alors l’eau afin de finaliser l’infusion. Si la maladie n’est pas encore déclarée et que le traitement est préventif, la tisane va empêcher que le sang ne se fige. Si le mal est déjà là, elle va permettre de liquéfier le sang trop épais. Cette infusion, associée à l’effroi et au risque de sézisman est présente en de nombreux lieux, notamment lors des veillées mortuaires ou lorsque les personnes doivent reprendre la route à pieds, seuls, la nuit. Elle a donc une double fonction, de protection et de traitement et le romarin agit alors comme antidote aux plantes de l’effroi. Bibliographie 93 Benoist, J., 1979, « Religion hindoue et dynamique de la société réunionnaise », annuaire des pays de l’océan indien, volume VI : 127- 166. Boumba V.,A., Mitselou, A., Vougiouklakis T., 2004, « Fatal poisoning from ingestion of Datura stramonium seeds », Veterinary and human toxicology, vol. 46, no2 : 81-82. Chaudenson, R. (ed.), 1983, Magie et sorcellerie à La Réunion, Saint-Denis : Livres Réunion. Bruneton, J., 1993, Pharmacognosie, phytochimie et plantes médicinales, Paris, Lavoisier. Daruty, C., 1886, Plantes médicinales de Maurice. Port-Louis. Gurib-Fakim, A. & Guého, J., 1996, Plantes médicinales de Maurice, tome 2, Rose-Hill : Les Editions de l’Océan Indien. 1997, Plantes médicinales de Maurice, tome 3, Rose-Hill : Les Editions de l’Océan Indien. Havinga, R., Hartl, A., Putscher, J., Prehsler, S., Buchmann, C., Vogl, C., 2010, « Tamarindus indica L. (Fabaceae): Patterns of use in traditional African médicine », Journal of ethnopharmacology, vol. 127, no3 : 573-588. Hobsbawm, E. & Ranger, T., 2006, L’invention de la tradition, Paris : Editions Amsterdam. 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(eds.), 1991, Dictionnaire illustré de La Réunion, vol.7, Paris : Diffusion culturelle de France. 94 Rouillard, G. & Guého, J., 2000, Les plantes et leur histoire à l’île Maurice. Port-Louis : MSM. Viennot, O., 1954, Le culte de l’arbre dans l’Inde ancienne. Paris : PUF. Watin, Michel, 1991, Habiter, approche anthropologique de l'espace domestique à la Réunion. Thèse de doctorat d'anthropologie.Université de la Réunion, février 91. Whitehead, H., 1921, The village gods of South India. Calcutta / London / New-York : Oxford University Press. Yap, P. M., 1969, « The culture - bound reactive syndromes », In Caudill, W.; Lin, T.-Y. (eds.). Mental Health Research in Asia and the Pacific. East – West, Center Press : Honolulu, pp. 33-53. Entre la thérapie et la mort : des plantes qui soignent et des plantes qui tuent. Clara Saraiva, anthropologue, Institutot de Investigaçâo Cientifica Tropical et CRIA (Centro em Rede de Investigaçâo em Anthropologia), Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, Universidade Nova de Lisboa. Dans de nombreux contextes culturels, les plantes peuvent être pensées dans l’ambiguïté : elles peuvent soigner ou tuer. Du cas du Portugal et des savoirs populaires sur les plantes qui font « du bien ou du mal » jusqu’au cas des plantes en Afrique Occidentale (notamment en Guinée-Bissau) ou dans les contextes d’émigration africaine au nouveau monde ou en Europe, l’observation ethnographique montre les logiques de l’articulation entre le monde humain et le monde végétal. Des exemples issus d’enquêtes de terrain au Portugal et en Afrique montrent comment les plantes voyagent avec les gens et les esprits (auxquels ils croient) et comment, avec les gens et les esprits, les peurs et les espoirs associés aux plantes, leurs effets thérapeutiques ou bien tueurs voyagent aussi. 95 De quoi les fleurs aident-elles à moins avoir peur, au joli mois de mai ? Jean-Yves Durand, Directeur du Museu de Mirando do Douro (Portugal), Centreo em Rede de Investiaçao em Antropologia. En Europe, l’explosion végétale du joli mois de mai a nourri diverses pratiques suscitées par des soucis de fertilité ou de protection. Au nord du Portugal, les petits bouquets des maias, désormais souvent acquis au marché, décorent les automobiles ou les maisons pour éloigner certains dangers. Ces usages apotropaïques de plantes et de fleurs traduisaient autrefois une symbolique assez précise, connue de tous. Mais quel est leur sens dans un monde devenu largement post-agricole, voire post-rural ? Leurs significations sont-elles les mêmes, et sontelles toujours partagées ? Désignent-ils désormais des peurs, et lesquelles ? S’ils sont parfois discrètement patrimonialisés, pourquoi n’est-ce pas le cas partout ? Que nous disent en fait ces bouquets, s’ils nous disent quelque chose, sur la place accordée au végétal dans le monde contemporain ? 96 « Il faut respecter le tanguin » Bernard Champion, professeur des Universités, directeur du département d'Ethnologie de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université de la Réunion et vice-doyen à la Recherche. Un des romans les plus lus d'Émile Zola, La Curée, publié en 1872, met symboliquement en scène, dans la serre d'un jardin d'hiver (alors à la mode dans les hôtels particuliers), la plante tropicale que je présente ici : le Tanguin de Madagascar (que Zola orthographie, de manière étymologiquement juste, Tanghin). Une thèse de pharmacie présentée à Paris l'année qui suit la publication du roman de Zola porte pour titre : Recherches pour servir à l'histoire botanique, chimique et physiologique du Tanguin de Madagascar (Joannes Chatin, 1873, Paris, Arnous de Rivière). Cette connaissance du Tanguin en Europe, de sa symbolique et de son utilisation est relativement ancienne puisqu'une note publiée en 1822 dans le Journal de Pharmacie et des sciences accessoires (t. VIII, p. 90-93, Paris), signée Virey et intitulée : « Sur le Tanguin de Madagascar, fruit vénéneux, employé comme épreuve judiciaire » fait mention de ses propriétés et de sa fonction ordalique. « La Curée dit Zola lui-même, c'est la plante malsaine poussée sur le fumier impérial » (préface de la première édition). C'est en effet l'époque où l'on ouvre les entrailles de Paris pour construire les beaux quartiers du baron Haussmann et où, dans une odeur de fressure suggérée par l'image de la curée de la chasse à courre, affairisme et perversion participent de la même morbidité d'une société en décompostion.* Dans cet environnement social délétère, le Tanguin, qui mûrit ses poisons dans la chaleur du jardin d'hiver, concentre les clichés malsains – pour ce sédentaire qu'était Zola et alors que l'Europe s'étend sur le monde – de l'exotisme et de la tropicalité. Dans La Curée, en effet, la « plante maudite » (l'« arbuste empoisonné ») est associée à l'inceste.** Si l'on va à la source, maintenant, sous les tropiques, donc, une étude pharmacologique, datée de 1982, signée d'un médecin malgache et publiée dans le Bulletin de l'Académie malgache, se conclut en ces termes : Tanghin : « un mot qui inspire jusqu'à présent une terreur rétrospective aux Malgaches qui n'ignorent pas l'histoire de leur pays » (« Contribution à l'étude de deux variétés cardiotoniques de Tanghin à Madagascar, Thanginia venenifera (Apocynacées), Menabea Venata (Asclépiadacées) », par le Dr Max-Olivier Andriananja, Bulletin de l'Académie Malgache, t. 60/1-2, 1982 (1986), p. 116). En terre tropicale ou en Europe, on est bien dans ce monde d'effroi associé au végétal qui nous réunit…Qu'est-ce donc qui justifie la réputation du Tanguin ? Son caractère toxique, sans doute, dont je vais faire état, mais aussi, je vais le préciser après l'avoir mentionné, sa singulière fonction sociale.*** La célébrité du Tanguin tient d'abord à sa qualité de poison Mathieu-Joseph-Bonaventure Orfila, auteur d'un Traité de toxicologie (1843) rapporte avoir reçu de l'Ile de France (Maurice) la lettre suivante : « Les noirs esclaves à Maurice parviennent facilement à se procurer du Tanguin par le moyen d'autres noirs de la même caste, employés comme matelots sur les navires qui font le voyage de cette colonie à Madagascar, et les exemples d'empoisonnement, tant à Maurice qu'à Bourbon, sont très fréquents. Jusqu'à présent, aucune personne à qui ce poison a été administré n'a échappé à son sort » (MathieuJoseph-Bonaventure Orfila, Traité de toxicologie, tome second, 4ième édition, Paris, 1843, p. 444). Cette hantise de l'empoisonnement par les esclaves malgaches a en effet son répondant à l'île de La Réunion où le littoral est ponctué d'une ceinture de villes portant des noms de saints et où les lieux dits des Hauts (de la montagne) portent les noms de « diables malgaches ». La chronique judiciaire de la fin du XIXe siècle fait état d'un cas d'empoisonnement d'un membre d'une famille de planteurs bien connue à La Réunion. Après avoir mentionné deux espèces de « tanghin du pays » appartenant à la famille des euphorbiacées le sapium lineatum Spreng. et le sapium obtusifolium Spreng. J. Le Clerc rapporte ceci dans un ouvrage publié en 1864 : « L'honorable M. Richard, directeur du Jardin botanique, me racontait dernièrement qu'à l'occasion d'un empoisonnement par le tanghin du pays, il reçut mission de la Cour d'assises de Saint-Denis de rechercher, et de produire aux débats la plante désignée sous ce nom. Il l'apporta au Jury, et l'accusé reconnut que c'était bien le végétal dont il s'était servi pour empoisonner son maître ; il lui en avait fait prendre dans ses aliments » (Des plantes médicinales de l'Île de la Réunion et de leur application à la thérapeutique, Saint-Denis, 1864, pp. 20-21). On fait aussi état à La Réunion d'une liane utilisée pour empoisonner les chiens, dénommée « Mafate en bois » (pour : « Mafate [Mahafaty] amboa », soit en malgache, « qui tue le chien », amboa), parfois dénommée Tanguin. Cet arbuste lianescent est Cnestis glabra, de la famille des Connaracées (comprenant essentiellement des lianes tropicales). C'est l'écorce des racines qui paraît renfermer la plus grande toxicité. Le nom réunionnais est dû à l'utilisation de la plante pour empoisonner les chiens des chasseurs de marrons (esclaves réfugiés dans la montagne). Elle 97 contient un neurotoxique, la « glabrine » (1984) (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/6529589). Aujourd'hui même à Madagascar, je l'ai rappelé, la mémoire du Tanguin est vivace et reste associée à la fois à la procédure judiciaire et à la sorcellerie. Je n'ai pas encore dit que le Tanguin faisait toujours partie de la pharmacopée malgache et qu'on pouvait s'en procurer assez facilement. (Il agit sur le cœur en tant que cardiotonique, sur le système nerveux, provoquant vomissement et visions colorées, et sur les reins, exerçant une action diurétique indirecte). L'échantillon que je présente ici vient du marché d'Antananarivo. L'herboriste qui me l'a fourni, après avoir marqué son étonnement de voir un vahaza s'intéresser à cette graine, m'a demandé si j'avais des problèmes avec la justice. Et d'expliquer que, lorsqu'on se présente devant un tribunal, il est conseillé de mettre une noix de Tanguin dans sa poche : l'on est sûr, alors, d'avoir gain de cause. Le Tanguin reste donc associé à la manifestation de la vérité, c'était sa fonction, je l'exposerai. On dit aussi que c'est un moyen de se protéger des sorciers. J'ai imprudemment fait état de cette dernière information à l'université de La Réunion, probablement lors d'une soutenance de thèse, et j'ai eu la visite, quelque temps après, de plusieurs personnes : – Pourriez-vous nous rapporter du Tanguin de Madagascar ? On verra que c'était aussi, traditionnellement, la principale fonction du Tanguin : démasquer les sorciers. J'ai donc marchandé quelques noix au marché d'Antananarivo et, après quelque discussion, la « tisaneuse » (comme on dit à La Réunion) m'a convaincu qu'il ne lui était pas possible de descendre plus bas : car : « il faut respecter le Tanguin »… Le tanguin dans son environnement Le Tanguin pousse en climat sub-équatorial et on le trouve sur la côte orientale de Madagascar à la limite des Hauts-Plateaux, dans la région d'Antongil et de Foulpointe, particulièrement dans les mangroves marécageuses, mais aussi en Asie ou à Hawaï. Cerbera odollam (Cerbera : le chien à trois têtes des enfers) est appelé l'« arbre du suicide » au Kerala en Inde, les trois-quarts des victimes étant des femmes – suicide ou empoisonnement. Une équipe de toxicologues franco-indienne a identifié 500 cas entre 1989 et 1999 (Gaillard Y, Krishnamoorthy A, Bevalot F. « Cerbera odollam: a ‘suicide tree’ and cause of death in the state of Kerala, India ». J. Ethnopharmacol. 2004 Dec ; 95(2-3) : 123-6 ; New Scientist du 26 novembre 2004). C'est un arbuste à rameaux dressés assez proche du Laurier-rose (Nerium oleander) – qui appartient à la même famille, les Apocynacées, et qui est, lui aussi, un hétéroside cardiotonique. Il produit un latex laiteux. (Le terme « hétéroside » renvoie à la composition spécifique de ces glucides, formés d'oses et d'éléments non glucidiques – à la différence des oses ou monosaccharides). Le fruit du Tanguin, dit kebona, est une drupe de couleur jaunâtre. Le sarcocarpe est d'un jaune verdâtre, inodore, à forte saveur amère. Ce fruit mesure de 4 à 6 cm. dans sa plus grande dimension, sur 4 à 5 cm. L'enveloppe charnue recouvre un gros noyau ligneux, extrêmement dur, plus ou moins aplati, irrégulièrement marqué de sillons et d'alvéoles. Ce noyau étant ouvert découvre une sorte de coque ovoïde, crustacée et brunâtre. L'amande est formée de deux cotylédons épais et charnus ; elle présente à l'une de ses extrémités une petite radicule. On dit que les fruits de couleur rouge seraient les plus vénéneux. On dit aussi qu'une des espèces serait simplement émétique, tandis qu'une autre espèce de Tanguin serait toxique et que seule la saveur permettrait de les distinguer. Dans la continuité des travaux de Claude Bernard sur les substances toxiques, Chatin (1873) rappelle qu'il existe trois sortes de paralysie (liées à la perte de la sensibilité, à la paralysie des nerfs moteurs et à la paralysie du système musculaire), correspondant à trois groupes de poison ayant pour type la strychnine (1), le curare (2) et le sulfocyanure de potassium (3). C'est exclusivement à ce troisième type, conclut Chatin, que doit être rapporté le Tanguin (Chatin, 1873, p. 35). Un médicament et un « poison du cœur » Le Tanguin est donc classé parmi les « poisons du cœur », comme la digitaline et les strophantines. Poison, mais aussi médicament. L'article de 1982 auquel j'ai fait référence plus haut a pour objet de fournir un équivalent local à la digitaline, médicament prescrit à Madagascar (aussi) comme tonique cardiaque. Les médicaments aujourd'hui utilisés sont la Digoxine Nativelle, la Cédilanide et la Digitaline Nativelle (Claude-Adolphe Nativelle a réussi, entre 1844 et 1872 – il obtient le prix Orfila, savant que j'ai cité plus haut, en 1872 – à isoler et à cristalliser la digitaline à partir d'extraits de la digitale). Ces médicaments communs sont généralement dérivés de la digitale pourpre (Digitalia purpurea) ou de la digitale laineuse (Digitalia lanata). Les hétérosides cardiotoniques traitent l'insuffisance cardiaque, soit une faiblesse du muscle qu'est le cœur, cette atonie causant une diminution du volume d'éjection systolique et, parfois, une stase veineuse en amont de la pompe cardiaque. Sans rentrer dans le détail des échanges chimiques qui commandent la communication cellulaire dans le cœur, je rappellerai simplement que l'action des hétérosides cardiotoniques s'exprime par une modification de la perméabilité des membranes cellulaires. Ces substances inhibent l'enzyme (pompe à sodium) qui assure le transfert entre les membranes cytoplasmiques et leur action tonique (leur toxicité aussi) se traduit par une augmentation de la force contractile (effet inotrope positif – étym. qui contracte la fibre, inos), l'élévation 98 corollaire du taux de calcium intracellulaire stimulant l'action des myofibrilles responsables de la contraction. C'est ce qui, à forte dose, bloque la relaxation diastolique et provoque arythmie et fibrillation… La pompe sodium-potassium (ou Na+-K+ ATPase) est une enzyme transmembranaire. Elle joue un rôle dans le maintien du potentiel de repos des cellules nerveuses, musculaires et cardiaques. La pompe permet d'échanger les ions sodium (Na+) issus du milieu intracellulaire avec les ions potassium K+ issus du milieu extracellulaire dans un rapport précis (3 Na+/2 K+). Cette pompe est responsable du rétablissement de l'équilibre initial après décharge. La digoxine et l'ouabaïne ou strophanthine bloquent la pompe sodium. Le latex du Tanguin contient de la thévétine, l'alcaloïde en cause, contenu dans le fruit, est la cerbérine. Tous les expérimentateurs insistent sur le fait que la différence entre la dose médicamenteuse et la dose létale des cardiotoniques est subtile. (Une synthèse de la littérature scientifique concernant le Tanguin est accessible dans : Y. Gaillard, M. Cheze, G. Pépin : « Intoxications humaines par les végétaux supérieurs : revue de la littérature », Annales de Biologie Clinique. Volume 59, Numéro 6, 764-5, Novembre - Décembre 2001, Article électronique). Une épreuve judiciaire La célébrité du Tanguin est liée à son utilisation dans cette procédure judiciaire qu'on appelle une « ordalie » ou « jugement de Dieu ». Comme un bon dessin vaut mieux qu’un long discours, je vais utiliser un pictogramme pour représenter le principe cosmologique de l'ordalie. L’idéogramme chinois qui signifie roi (wang) s’écrit en représentant trois traits horizontaux reliés par un trait vertical. L’étymologie populaire de cet idéogramme explique que le roi est celui qui met en communication la terre, le monde des humains et le monde céleste. Le roi est un médium. Voilà la représentation traditionnelle de la justice et le Tanguin est, à sa manière, un tel médium. Cette conception est évidemment étrangère à notre conception de la recherche de la vérité, quand ce sont les preuves matérielles qui permettent de confondre le coupable. La proposition blasphématoire suivante : « La question de l’existence de Dieu est un problème qui ne regarde que lui » marque cette séparation entre le monde d'en haut et celui d'en-bas. C’est la différence entre l’astrologie et l’astronomie : il n’y a plus de communication entre les différents plans de l’univers. C’est aussi la différence entre la justice transcendante, la foudre des dieux, et la justice immanente si j’entends par là la justice des hommes.L’ordalie est donc une épreuve judiciaire dont l’issue, réputée dépendre d’une puissance surnaturelle, établit la culpabilité ou l’innocence d’un individu quand, dans la généralité des cas, la justice des hommes se révèle impuissante à le faire. Je ferai état ici d'une donnée de terrain quand, demandant à un notable du village d'Ambila-Manakara ce qu'il pensait de l'usage traditionnel du Tanguin, il répondit que cet arbre ne poussait pas dans la région, tout en faisant remarquer que le mot fatrangena qui désigne le poteau de fondation du village, auprès duquel on prononce les serments et les imprécations contenait le mot tanghena, « vérité ». C'est en effet l'étymologie du Tanguin. Le cas du Tanguin est intéressant dans la mesure où l'on possède des textes malgaches qui expliquent sa signification et son mode d’action ordalique : le Manuscrit de l'ombiasy, l'Histoire des rois et les Coutumes malgaches. Ces textes permettent de comprendre selon quelle conception de l’ordre du monde l’épreuve judiciaire peut discriminer la vérité. De surcroît, des circonstances historiques particulières, l’expansion merina pendant le règne d’Andrianapoinimerina (1787 - 1810), permettent aussi d’appréhender l’utilisation « politique » qui a pu en être faite. C’est sous règne en effet que l’administration du poison devint une institution minutieusement organisée. Je commencerai par les descriptions les plus anciennes, dues à des étrangers, de l'administration du Tanguin. - Virey, 1822 :« Quand un Madécasse est condamné à boire le Tanguin, on râpe des semences de cette plante, puis on prend des feuilles de Longouze ou grand cardamone de Madagascar (dont le fruit est aromatique et ressemble à la graine de paradis), Amomum Madagascariense Lamarck. On pile ces feuilles pour en extraire quelques onces de suc qui est aromatique ; c'est dans ce liquide qu'on met la semence râpée du Tanguin. Ordinairement l'accusé boit avec assurance cette amère potion. Ce mélange d'une substance aromatique et d'un poison nauséeux paraît avoir pour but d'en déguiser la saveur ou d'en modifier l'action funeste » (Virey, 1822, loc. cit. p. 92). - Freeman, 1830 :« Quant à l'exécution même, on procède généralement comme suit. L'accusé, ayant ingurgité autant de bouillie de riz qu'il le pouvait [sosoa : bouillie de riz ou de maïs, terme qui donne sosso en créole réunionnais ; le vary sosoa est une recette traditionnelle malgache], avale, sans les mâcher, trois morceaux de 99 peau de poulet, de la dimension d'un dollar [d'une piastre]. On lui demande ensuite de boire le test, une petite quantité de noix de Tanguin râpée, mêlée à du jus de bananier. Le Panozondoha, (juge de l'épreuve), place alors sa main sur la tête de l'accusé et prononce la formule de l'imprécation, appelant les châtiments les plus terribles sur la tête de l'accusé, s'il est coupable. Puis on lui fait ingurgiter une grande quantité d'eau de riz. Les matières renfermées dans l'estomac sont alors rejetées ; - si l'examen y fait retrouver les trois morceaux de peau de poulet, le patient est déclaré Madio, propre – légalement et moralement innocent de toute charge, – dans le cas contraire, il est irrémédiablement déclaré coupable […] » (Lettre du Rev. J. F. Freeman adressée de Port-Louis, Mauritius, le 1er juillet 1830, dans W. J. Hooker, Botanical Miscellany, 1833, tome III p. 276, London, John Murray.) Il peut y avoir des différences dans la procédure mais la trame est identique, elle repose sur l'association des propriétés toxiques et des propriétés vomitives de l'amande. Outre la virulence toxique de la noix choisie par l'opérateur, la durée de l'invocation au Tanguin, avant que l'on commence le second « entonnage » de sosoa à l'accusé, paraît déterminante puisqu'elle provoque l'absorption ou le rejet du principe toxique. On procédait d'ailleurs à une sorte de préparation des voies digestives du patient en lui faisant mâcher un morceau de courge séchée mêlée à de l’eau de riz épaisse, ceci, explique le conteur des Fomba Malagasy afin que le Tanguin ne glisse pas trop vite dans l’estomac du patient. C’est alors seulement qu’on fait prendre le poison. (On note ici une divergence entre les Tantaran’ny Andriana les Fomba Malagasy quant à l’ordre selon lequel on faisait avaler les morceaux de peau de poule, avant ou après le poison.) L'invocation de l'esprit du Tanguin Il existe, je l'ai dit, plusieurs documents, écrits en malgache, qui exposent la procédure de l'ordalie. Le Manuscrit de l’ombiasy, de facture locale, les Tantaran’ny Andriana les Fomba Malagasy, recueillis par Callet et Cousins. J'ai eu l'occasion de présenter ces documents ailleurs (« Le tanguin, poison d'épreuve à Madagascar : mode d'emploi », in La culpabilité, P.U.L.I.M., Limoges, 2001) et j'en ferai ici mention succinctement. L'intérêt du Manuscrit de l’ombiasy, dont l’auteur en est « l’un des derniers survivants des ombiasy [devins] de Ranavalona 1ère », qui régna de 1828 à 1861, rédigé en 1864 et 1865 est qu'il donne le point de vue autochtone sur la pratique en cause et qu'il expose la fonction mystique attribuée à la substance ordalique. Le poison est invoqué et magnifié en ces termes : « Entends, entends, entends, entends, écoute bien ô Manamango [esprit du Tanguin], tu es un œuf rond, le remplaçant de Dieu, le porte-parole du Créateur, n’ayant pas d’yeux, mais qui voit, n’ayant pas d’oreilles mais qui entend, n’ayant pas de bouche, mais dont on approuve les dires et les paroles, alors entends, écoute bien, ô Manamango ». « Entends, entends, entends, entends, écoute bien. Tu étais dans une contrée lointaine, aux quatre points cardinaux, au bord de la mer ; là où tu cherchais fortune, on t’a cherché làbas comme on cherche de l’argent, on t’a cherché là-bas comme on cherche des perles, que ce soit un noble, un roturier ou un esclave qui t’a cherché là-bas. On t’a cherché ô Manamango pour être le porte-parole de Dieu, le remplaçant du Créateur, pour être le juge des nobles, pour être le juge du peuple, pour être un arbitre qui prononce le verdict, pour être juste et parfait, pour condamner les coupables et acquitter les innocents. Alors entends, écoute bien, ô Manamango. » Dans un deuxième temps, le texte expose la supériorité judiciaire du poison d’épreuve sur la justice des hommes : « Entends, entends, entends, entends, écoute bien ô Manamango », tu es venu de l’Est, tu es monté dans ces régions « où il y avait des nobles, où il y avait des souverains qui exerçaient leur domination ». « Mais qu’ils soient les chefs de centaines ou de milliers de nobles, lorsqu’ils rendaient la justice, ils le faisaient avec partialité, ils ont jugé à fleur de peau, ils ont jugé à la légère, ils se laissaient corrompre par l’argent et la richesse, ils ont remis en cause des jugements antérieurs [...] ils ont été incapables de juger. » Le poison avalé, l’andriandahy commence les imprécations. « Entendez, écoutez, ô Manamango, vous êtes maintenant parvenu jusqu’à son ventre ! le voyez-vous car vous êtes maintenant mêlé à lui et à ses os : s’il a ensorcelé, mettez-le à mort ! que sa vie s’achève ! puisse-t-il mourir ! et surtout s’il a déclaré : moi je ne meurs pas du Tanguin : s’il agit de la sorte mettez-le à mort ... S’il n’est pas coupable de tout cela, faites-le vivre et il vivra. » Le Tanguin et la politique C’est sous le règne d’Andrianapoinimerina (le « Prince cher au cœur des Merina », 1745-1810), que l’institution du Tanguin prend corps. Tantaran’ny Andriana, p. 112 : « Sous Andrianapoinimerina les idées sur le Tanguin et son essai se développèrent. L’administration du Tanguin au poulet, courante auparavant chez les ancêtres, fut utilisée par Andrianapoinimerina pour unifier son royaume. » L’habilitation mystique de la noix était vérifiée sur un poulet, ce qui permettait de constater son effet en réveillant l’esprit caché dans la noix. On s’adresse à cet esprit, « dont le nom Ramanamango, évoque la perfection » (G. S. Chapus et G. Mondain) en ces termes : « C’est un œuf ceci, ô Manamango, et il est devenu poulet ; engendré par un coq et né d’une poule, il crie quand 100 le jour paraît et court rapidement dès le matin ; il sait distinguer le jour et reconnaître la nuit. Si donc vous savez juger suivant la vérité, votre sentence aujourd’hui ne nous trompera pas. Que l’eau soit insipide, tuez-le ; qu’elle soit bien chargée, tuez-le ; oui, entraînez la mort de ce petit poulet ; car il est un essai pour faire périr, pour montrer que vous n’êtes pas un Tanguin indulgent à tout, ô Manamango. Si donc vous ne voulez pas tuer les justes, mais effectivement condamner les coupables, ô Manamango, faites périr ce petit poulet ». Après ce premier essai sur un poulet dont la mort a été demandée, on soumet à l’épreuve un second poulet dont on demande le maintien en vie en disant : « Ce n’est pas par haine qu’on a fait périr l’un et ce n’est pas par affection qu’on veut faire vivre celui-ci [...] c’est un animal d’essai à laisser vivre ».La codification de l’épreuve par Andrianapoinimerina est décrite en ces termes dans les Tantaran’ny Andriana (p. 831) : « Voici ce que je vous déclare, ô mes sujets. Dans ce pays c’était le gouvernement de la multitude ; mais maintenant Andriamanitra me l’a donné. Autrefois tous les gens agissaient à leur guise. Je ne le permettrai plus, mais j’y veux mettre une barrière. Jusqu’ici, ajouta-t-il, des hommes, les Tahiamanangaona avaient des amulettes malfaisantes : ils faisaient monter l’eau au village par un mortier qui marchait tout seul [...] car il est des choses qu’on ne doit plus voir dans le pays, amulettes malfaisantes et sorcellerie [...] j’ai trouvé une voie de justice dans le tangena ; par lui on découvrira les sorciers, les possesseurs d’amulettes malfaisantes, de charmes d’amour, les menteurs et les gens sincères. » L’institution du Tanguin par Andrianapoinimerina s’accompagna de protestations de fidélité au roi dont les démonstrations marquèrent les esprits et contribuèrent à renforcer le caractère d’impartialité de l’épreuve. Selon la narration des Tantaran’ny Andriana, le conseiller du roi, Hagamainty, déclara devant le peuple : « S’il y a vraiment un juge qui permette de reconnaître les coupables et les innocents, qu’on nous juge tous immédiatement. Nous vous remercions de la paix nouvelle que vous apportez par ce don du Tanguin ». Alors, le chef du clan des Tsimahafotsy, allié d'Andrianapoinimerina proposa que les siens se soumettent en premier à l’épreuve : « Nous sommes les pères de la population [...] ainsi vous éprouverez vos propres serviteurs ». On fit ainsi et certains Tsimahafotsy ne survécurent pas à l’administration du poison. Les gens du palais se soumirent aussi à l’épreuve. Et Ampodiaina, particulièrement apprécié du souverain, succomba. Ce qui démontra au peuple le caractère sacré du poison (Tantaran’ny Andriana, p. 832). Faire du Tanguin, sous la responsabilité du roi, le seul moyen mystique de gouvernement, cela supposait donc de combattre la puissance occulte détenue par les fabricants de charmes « privés ». Andrianapoinimerina interdit en conséquence un certain nombre de charmes en mesure de concurrencer le pouvoir royal, mais aussi de troubler l’ordre public. En décrétant le monopole du Tanguin, de sa récolte, de sa détention et de son administration, il réalisait ainsi la centralisation religieuse du royaume en quelque sorte, mettant ses propres fétiches sous la protection du Tanguin. Le Tanguin devient le symbole et l’instrument de l’ordre royal : « Pour éviter toute dispute, dit le roi, j’ai institué la brasse, l’empan et le pied... Sept pieds et sept empans font une brasse. Si vous vous querellez encore, dans ces conditions, vous serez manohi-drano, en lutte ouverte contre le Tanguin ». On voit que le Tanguin se révèle l'instrument mystique de l'unification économique, administrative et politique du royaume. Dans certaines occasions, l’épreuve concernait un grand nombre de personnes, elle était alors appelée tavibe (littéralement : la grande cuvette). On lit dans les Tantaran’ny Andriana (p. 834) (G. S. Chapus et G. Mondain, p. 186) qu’on administrait le poison aux gens d’un village ou d’une région si un envoyé du roi avait été ensorcelé. Les mêmes mesures étaient prises quand un personnage important mourait. « La population au milieu de laquelle avait vécu le défunt devait se disculper de tout soupçon de maléfice à son égard en prenant le poison. » « On faisait prendre aussi le Tanguin aux habitants d’un village quand ce dernier avait mauvaise réputation », explique le même passage des Tantara. Mais ce qui occasionnait avant tout cette administration générale du Tanguin c’était ou bien un déplacement projeté du roi qui ordonnait, suivant l’expression consacrée, de tuer les rats tout au long du chemin qu’il pensait parcourir, c’est-à-dire d’exterminer tous les suspects, ou bien la circoncision en bloc des enfants d’une région. Dans le cas du tavibe, tous les gens du village devaient s’associer au serment fait à la grande porte d’entrée. D’après le début de la On déclarait : « En prêtant serment nous aidons à la recherche des sorciers et de ceux qui ne le sont pas. Il ne s’agit pas de dire ‘Je déteste’ ou ‘Je n’aime pas’. Nous tous ici, petits et grands, nous répétons : Puissent les os du menteur être dispersés ; puisse-t-il mourir sans enfant ; puisse-t-il crever comme ce mouton que voici, vaincu par ce serment que nous faisons à la porte ; car c’est ici qu’on sort et ici qu’on entre » (Tantaran’ny Andriana, p. 836). Le fléau de la balance de la justice et l'ordalie Il y avait des accommodements avec le Tanguin. On pouvait ainsi choisir des fruits non encore parvenus à maturité, des noyaux de couleur pâle, moins vénéneux que les autres, varier les dosages, etc. On pouvait acheter 101 les préposés au poison... L’imprécation était vraisemblablement plus ou moins longue selon le sentiment que l’accusateur pouvait avoir (ou voulait donner) de la culpabilité du patient, car c’est seulement l’imprécation achevée qu’on faisait ingurgiter au patient l’eau de riz épaisse qui devait aider aux vomissements. S’il était dans l'intention de l’exécuteur et de ses assistants de donner une issue fatale à l’épreuve, lit-on dans les Fomba malagasy, il y avait des moyens (p. 183). Sans doute a-t-on pu dire qu’Andrianapoinimerina avait fait du Tanguin un « moyen de police ». La réalité de cette instrumentalisation d’une épreuve mystique pose question. Quand Andrianapoinimerina déclare : « Je fais du Tanguin le révélateur de mon royaume et je n’ignore pas ce qu’ont fait mes douze prédécesseurs : mes ancêtres aussi ont pris celui-là comme rassembleur et révélateur du royaume, suivant l’ordre d’Andriamanitra lui-même » (Tantaran’ny Andriana, p. 765), il se pose comme le maître des charmes. La référence aux Tahiamanangaona et à leurs « amulettes malfaisantes » vise un clan qui s’était opposé à son expansion sur l’Imerina. Les ennemis d’Andrianapoinimerina ce sont bien entendu les Tahiamanangaona, mais bien davantage, pourrait-on dire, leurs fétiches. « Je m’arrangerai, dit-il (G. S. Chapus et G. Mondain, p. 166) pour que ces gens ne puissent plus faire croire à leur pouvoir, et je briserai tous ceux qui voudraient les imiter ». Cela s’exprime par la recherche systématique et « obsessionnelle » de la sorcellerie... Andrianapoinimerina dit au peuple : « Au sujet des charmes maléfiques et de la sorcellerie, voici les lois dont je tiens à vous parler : je désire faire boire le Tanguin aux coupables, mais je veux d’abord vous en entretenir, vous mes sujets [...] Si nous procédons à cette épreuve, ce sera la sécurité pour vous ; les sorciers et les producteurs de charmes maléfiques disparaîtront ; et quant à moi, j’estime qu’il est bon d’user du Tanguin ». La lutte politique s’exprime sans doute par le choc des armes, mais aussi dans le choc, si l’on peut dire, des charmes. Instrument de l'ordre public, mais non pas au sens de « moyen de police » d'un État profane : « moyen de police », sans doute, mais d'un État mystique, vulnérable aux puissances maléfiques. Une déclaration d’Andrianapoinimerina montre, en effet, non pas un souverain jouant de la crédulité de ses sujets, mais parfaitement persuadé de la réalité des charmes de ses adversaires et entrant dans une sorte de rage pour écraser ce qu'il se représente, non comme une opposition politique passible de ses armées, mais comme une réalité qui provoque chez lui la répulsion, le dégoût et une explosion de haine. Hagamainty (son conseiller) demande ce qu’il faut faire contre ceux qui auraient des charmes supérieurs à ceux du Tanguin : « Il faut mettre à mort aussitôt ceux qu’on pourrait supposer susceptibles de faire obstacle à l’emploi du Tanguin : on les étranglera. Et il ajoute : si quelqu’un auquel on fait prendre deux fois la drogue est accusé par le peuple d’être réfractaire au Tanguin, qu’on recommence l’épreuve une dernière fois avec des imprécations violentes en disant : qu’il soit réfractaire ou non, qu’il meure ! S’ils résistent encore à l’épreuve, c’est qu’ils sont en effet réfractaires ; alors étranglez-les, mettez-les la tête en bas dans un silo à riz où l’on versera de l’eau bouillante. Et s’ils vivent encore, transgressez tous leurs tabous ; mettez des poils de chien noir, de l’ambiaty, du chiendent, de la cendre, et jetez tout cela dans le silo avec de l’eau bouillante ; puis, s’ils ne sont pas encore morts, découpezles en morceaux, jetez une partie au courant de l’eau, et le reste aux chiens ». (G. S. Chapus et G. Mondain, p. 172) Quoi qu’il en soit, la conception du mode d’action du poison d’épreuve révèle une administration de la justice conforme à l’ordre supra-humain. Un informateur du Père Callet déclare à propos de l’ordalie au fer rouge : « Ce n’est pas par méchanceté envers cet homme, mais pour reconnaître votre force ô Dieu, car votre sagesse est audessus de notre connaissance ; et si c’est un homme de bien, cela ne lui fera aucun mal ». La manière dont on se détournait du coupable, selon le témoignage de Freeman, montre que celui-ci, loin de susciter un sentiment d’identification (pour ne pas parler de compassion), était aussitôt perçu comme une dangereuse souillure dont il fallait aussitôt délivrer la communauté. Portant une menace contagieuse de désorganisation des ordres, il devait être immédiatement annihilé. Ce que paraît montrer aussi la manière dont un inculpé, lavé de l’accusation par le poison, était réintégré parmi les siens. Cette réintégration donnait lieu à de véritables cérémonies. « On allait consulter l’astrologue pour savoir le meilleur jour à prendre en vue de la rentrée officielle et solennelle de l’acquitté dans sa demeure. On organisait alors une véritable procession désignée d’après les Fomba Malagasy par le terme de ‘mampakatra mpinona’ (la remontée de celui à qui on a fait boire le Tanguin). On remarquera, notent Chapus et Mondain, que ce terme de mampakatra est également employé pour désigner la réception de la fiancée le jour du mariage. Il y avait bien reprise, par l’accusé délivré, de ses relations primitives avec les siens et avec la société. On l’ornait d’ailleurs de ses plus beaux habits : on lui mettait dans les mains un bouquet de fleurs de nénuphars parfois appelée les fleurs que le feu ne saurait atteindre et il montait, entouré de tout un cortège d’amis et de parents portant aussi de ces mêmes fleurs attachées au bout de l’herbe sacrée (tsontsoraka). Mais avant de se mettre en route, il fallait attendre l’achèvement d’une autre cérémonie, celle de la purification de l’ex-prévenu. Voici ce qu’il en est rapporté à la page 416 des Tantaran’ny Andriana : « Si celui auquel on fait subir l’épreuve survit, on le baigne avec de l’eau lustrale de la corne blanche, qui est un des principaux instruments des pratiques habituelles des gardiens de fétiches. Dans cette eau, on a mis des herbes tsiriry et 102 hahibita. Ce bain se fait soit un lundi, soit un mercredi, jours au destin puissant. On apporte de l’eau de la corne blanche, on y ajoute les plantes et on en asperge celui qui a bu le Tanguin ainsi que tout le chemin qu’il doit prendre pour rentrer chez lui [...] Avant l’arrivée du cortège au village, on a tué un bœuf ce qui est à la fois un acte de réjouissance et un sacrifice de purification [...] La viande des bœufs sacrifiés en cette occasion est dite henan-doza (viande du malheur ; les gardiens d’idoles et les nobles se gardent d’en manger, car cela leur porterait malheur) ». Le Tanguin et la sorcellerie Il est significatif, dans les invocations des Fomba Malagasy, que ce soit exclusivement le crime de sorcellerie qui soit explicitement recherché par l’administration du Tanguin. Si cet homme a « un charme capable de faire mourir une personne, susceptible d’ensorceler le Roi ou d’ensorceler le peuple, d’ensorceler des hommes ou d’ensorceler des femmes, d’ensorceler des enfants ou la fortune des gens, s’il a un charme capable de provoquer la mort, vous entrerez dans sa bouche et descendrez dans ses entrailles : faites-le périr vite, tuez-le promptement, éteignez le souffle de sa vie ; faites de lui un cadavre s’il ensorcelle et qu’il ne vive pas. S’il ensorcelle et le nie très fort ; s’il compte sur ses amulettes toutes-puissantes, s’il compte sur l’antidote pour vous neutraliser ; s’il s’attend à être aidé par un contrepoison ; mais vous n’admettez pas l’efficacité de cela ô Manamango ; mettez-le à mort, s’il ensorcelle, ne le laissez pas vivre ô Manamango ». Et la sorcellerie, à l’exclusion des autres crimes, fussent-ils aussi graves que le crime d’inceste, par exemple, ainsi qu’il est explicitement développé. « Je vais distinguer, je vais préciser, ô Manamango.... comme il habitait avec des gens, il a pu commettre des fautes, et a encouru des blâmes vis-à-vis des morts et des reproches vis-àvis des vivants, mais si ce ne sont là que des blâmes, un simple sujet de reproche, s’il n’est pas coupable de sorcellerie, faites-le vivre ô Manamango. Il se peut qu’il ait couché avec des personnes avec qui il ne devait pas avoir de rapports et qui devaient être taboues pour lui, il se peut qu’il l’ait su et qu’il l’ait fait délibérément, ô Manamango ; mais si c’est le cas, s’il n’y a pas de sorcellerie, accordez-lui la vie. Il se peut qu’il ait compté être dans un pays caché ou qu’il ait compté sur les gens qui étaient près de lui ou qu’il se soit simplement nourri des biens du roi ou de ceux du peuple ; mais ce n’est pas cela que vous retiendrez ô Manamango, car ce sont là seulement des contestations pour acquérir des biens ; mais si ce sont là des fautes graves et un sujet de reproche, vous ne retenez pas ces cas ô Manamango ; et s’il n’est pas coupable de sorcellerie, faites-le vivre, ô Manamango […] » « Il se peut qu’il ait simplement fait un vœu à des Vazimba, ou qu’il en ait fait à un sorcier, qu’il ait promis d’enduire une pierre de graisse et de faire un don en argent, puis qu’il n’ait pas fait de don ou rempli sa promesse ; ce serait donc là le malheur qui le frappe, ô Manamango, et non la sorcellerie […] ce serait pour le seul crime de sorcellerie que vous le feriez périr ô Manamango [...] Il se peut qu’il ait pris seulement un charme à l’usage des taureaux, ou rien de plus qu’une amulette contre la grêle, ou une contre la maladie des petits enfants, car il voudrait voir les siens dodus ; mais s’il n’y a pas ajouté, ô Manamango la sorcellerie qui cause la mort, accordez-lui la vie. Je vais distinguer, je vais préciser... Il a pu y avoir des gouttières dans sa maison en été ; il se peut que le faîte de sa maison soit brisé, que la trame de son lamba soit trop courte ou qu’il ne s’habille pas en hiver ; il se peut que ce soit là le malheur dont il est maintenant atteint [...] mais si ce sont là des malheurs tels qu’il y en a sur la terre et sous les cieux, ce n’est pas cela qui peut le faire arrêter ; s’il n’est pas coupable de sorcellerie, faites-le vivre ô Manamango. Je crains que le serpent d’eau ne vienne sur la terre, je crains les êtres d’un talent supérieur, je crains les descendants d’un talent supérieur ; je crains les lézards à deux queues, [...] quels que soient les dangers qu’il voie, ce n’est pas cela qui le retient, ce n’est que pour la sorcellerie que tu le mets à mort. Il a demeuré auprès du roi, il a demeuré auprès du peuple, mais ce n’était qu’une souillure, il n’a fait que salir la grande cuillère et que salir la zinga [calebasse à long manche pour puiser l'eau]; mais si c’est là de la souillure ô Manamango, ce n’est pas de la sorcellerie ; aussi laissez-le vivre. Il est allé du côté du nord, il est allé du côté du sud, il est allé du côté de l’est, il est allé du côté de l’ouest ; il a rencontré une pierre, il a rencontré un sorcier ; il a déclaré qu’il enduirait une pierre de graisse et pourtant il ne l'a fait aucunement ; il a déclaré qu’il donnerait de l’argent et pourtant il n’a pas agi conformément à sa promesse, ni donné proportionnellement à sa fortune. Mais ce n’est pas cela que vous retenez ô Manamango. Il a demeuré auprès du roi ; il a demeuré auprès du peuple ; il a demeuré auprès des gens qu’il aimait ; il a fait le serment du sang ; il a fait des choses pénibles, il en a fait d’amères ; je crains qu’il n’ait violé le veli-rano [litt. « frapper l'eau » : pacte conclu entre deux protagonistes], qu’il n’ait contrevenu aux accords conclus, qu’il n’ait fait un faux serment, ô Manamango et je crains que ce ne soit là un danger funeste à ses jours ô Manamango. Aussi entendez, écoutez bien ; aussi ne prêtez pas l’oreille aux cris du peuple. » 103 En guise de conclusion de cette présentation monographique (« L'anthropologie sans ethnologie est vide, l'ethnologie sans anthropologie est aveugle »...) L'association du Tanguin et de la « sorcellerie » est révélatrice d'un certain nombre de données quasi « universelles ». - D'abord de l'univers persécutif du monde traditionnel ; d'où les multiples « garanties » (en créole réunionnais), ody en malgache, dont il faut s'entourer. - Que la représentation de la sorcellerie – ce que l'on dénomme tel – focalise la négativité sociale, ici, sous les espèces de la puissance de leurs sortilèges : les opposants politiques d'Andrianapoinimerina. - La liste des charmes licites permet d'inférer la nature de l'action sorcellaire. Ne pas tenir ses engagements, prendre une amulette contre la grêle, contre la maladie de ses enfants ; avoir le toit de la maison qui fuit, ou dont le faîte est brisé ; porter un vêtement de pauvre... tout cela c'est être victime du malheur ordinaire ; « il a sali la zinga, la grande cuillère à puiser l'eau », mais c'est seulement souillure et non sorcellerie... On voit par cette énumération que c'est l'intention de nuire qui discrimine la sorcellerie. Mais aussi que l'imputation de sorcellerie fonctionne comme un moyen de régulation sociale. Celui qui est frappé à répétition par le malheur en devient suspect, mais encore celui dont la réussite est, comme on dit, « insolente ». Celui, d'une manière générale probablement, qui est autre. L'étranger, la femme qui urine sur sa natte, etc. Celui-là, « vous entrerez dans sa bouche et descendrez dans ses entrailles : faites-le périr vite, tuez-le promptement, éteignez le souffle de sa vie ». - La proximité de la magie et de la « pharmacie » (j'emploie ce terme à dessein puisqu'en grec ancien il est ambivalent, poison et remède). L'individu que le sens commun qualifie improprement de « sorcier » est, dans la société traditionnelle, un intermédiaire rituel et sa médiation, la sienne ou celle qu'il administre, passe, le plus souvent, par l'utilisation d'essences végétales (volohazo à Madagascar). Cette position marginale le rend sans doute inquiétant, puisqu'il est ici et « ailleurs » à la fois, dans la société et hors société. Il utilise la « magie » qui est présente dans la nature, ces essences aux propriétés curatives, hallucinatoires ou toxiques... – Expert en « plantes des dieux », pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre. - L'ombiasy est le dépositaire d'un savoir technique qui se manifeste notamment dans la connaissance des vertus des plantes et dans les techniques de divination. Ces dernières révélant, s'agissant du sikidy à Madagascar, un savoir mathématique transmis de génération en génération. - Le devin-guérisseur joue un rôle social essentiel au village. Au-delà de l'expertise technique qu'il est en mesure de dispenser, s'agissant de maladie, d'alliances ou de conflits, de projections dans le futur ou d'offrandes aux ancêtres, c'est un « faiseur de paix » et sa consultation prend en compte la généalogie, l'histoire et la politique... - L'homme-médecine, comme on l'appelle parfois, est nécessairement proche du pouvoir, en effet, spécialement quand celui-ci tire sa légitimité d'un ordre supra-naturel. Comme on le voit avec le discours d'invocation au Tanguin, on est en présence, parallèlement aux enjeux politiques, d'une anthropomorphisation de la nature. Le poison invoqué (qui n'est pas le Tanguin profane : une croyance presque générale à Madagascar, rapportée par Chatin, voudrait que le Tanguin soit absolument inoffensif en dehors de l'épreuve - Chatin, 1873, p.13) fait office de médiateur entre le visible et l'invisible. Dans une juridiction incertaine, nécessairement imparfaite parce qu’administrée par la loi des hommes (« La justice arrive d’un pied boiteux », dit Horace), l’épreuve judiciaire introduit des indices divins qui permettent, en discriminant le pur de l’impur, la manifestation de la vérité. Cette conception repose sur un savoir expérimenté et déploie des techniques efficaces. C'est une banalité de constater que dans la société traditionnelle, le savoir technique, en effet – l’action des plantes médicinales, par exemple – est enveloppé dans la cosmologie et que son efficience est associée à des représentations humaines, alors qu’il fait l’objet de disciplines séparées et spécialisées dans le savoir qui est dispensé dans nos universités. Si donc l'on souhaite se donner des règles pour « herboriser » dans champ de l'ethnobotanique, il faut marquer, il me semble, qu'à la différence des plantes dont la représentation relève de ce que James Frazer a dénommé « magie sympathique » ou de l'ancienne « théorie des signatures » – et qui jouent symbole contre symbole – on est ici l'utilisation des molécules actives et de victimes bien réelles. Ce qui est donc spécifiquement en cause dans l'ordalie ici rapportée, c'est la mobilisation du savoir empirique par le savoir social – par la politique – les pratiques techniques et les représentations sociales et symboliques formant un tout. S’agissant de la sidérurgie en Afrique traditionnelle, par exemple, le forgeron ne fait pas de différence entre l’apport de manganèse qui facilite la réduction du fer en abaissant la température de fusion et l’ajout d’une crête de coq dans le foyer. J’ai tenté de montrer ailleurs****, concernant des pratiques ayant la reproduction d’une plante allogame pour objet, en Afrique centrale, le mil (Pennisetum) en l’occurrence, comment le processus de sélection et de domestication de la céréale était pensé en homologie avec l’éducation des jeunes gens et que les pratiques symboliques mises en œuvre dans la récolte conceptualisaient en termes humains des opérations purement techniques. (Ou comment la culture du riz à Madagascar engageait bien davantage que des considérations techniques et « économiques »*****). Avec le Tanguin, à une échelle qui s'explique probablement par la situation de choc culturel et d'encerclement que connaît Madagascar, particulièrement à l'époque de Ranavalona 1ère (qui règne de1828 à 1861) où la suspicion de sorcellerie est 104 généralisée, on a l'impression d'être devant l'inflation quasi suicidaire d'une pratique de régulation sociale d'un monde en sursis. Selon le pasteur Ellis, sous Ranavalona 1ère, c'est un dixième de la population qui est amenée à prendre du Tanguin au cours de son existence – évaluation évidemment exagérée. À propos de la moindre sortie de la reine, on procédait à ce qu’on appelait le « nettoyage des routes et à l’extermination des rats ». La répression vise aussi les traitants européens : une loi du 13 mai 1845 les met en demeure de quitter l’île ou d’accepter d'être assujettis aux corvées royales et... à l’épreuve du Tanguin. Avec l'ethnobotanique du Tanguin on est donc loin de la poésie des métaphores et des signatures. On est dans le drame de l'histoire et du choc des civilisations. C'est ce qui justifie aussi la réputation de cette plante et sa présence exotique, retour empoisonné de l'expansion européenne, dans la critique sociale du Second Empire. NOTES * La « spéculation furieuse… » (préface), « une de ces sociétés qui poussèrent comme des champignons empoisonnés sur les spéculations impériales… » (1872, p. 103) ; la « dénaturation » et le « détraquement nerveux… » (préface).Voici les passages du roman où il est fait état du Tanguin :« Et les voix continuèrent, brutales, sonnant étrangement sous les palmes tombantes des massifs. Mais elles traversèrent comme un vain bruit le rêve de Renée, devant laquelle se dressait, avec l'appel du vertige, une jouissance inconnue, chaude de crime, plus âpre que toutes celles qu'elle avait déjà épuisées, la dernière qu'elle eût encore à boire. Elle n'était plus lasse.L'arbuste derrière lequel elle se cachait à demi, était une plante maudite, un Tanghin de Madagascar, aux larges feuilles de buis, aux tiges blanchâtres, dont les moindres nervures distillent un lait empoisonné. Et, à un moment, comme Louise et Maxime riaient plus haut, dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petit salon, Renée, l'esprit perdu, la bouche sèche et irritée, prit entre ses lèvres un rameau du Tanghin, qui lui venait à la hauteur des dents, et mordit une des feuilles amères. » (1872, p. 56)« La jeune femme avait, toute la nuit, gardé aux lèvres l'amertume du Tanghin. »(1872, p. 160)« D'habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin de Madagascar, sous cet arbuste empoisonné dont la jeune femme avait mordu une feuille. Autour d'eux, des blancheurs de statues riaient, en regardant l'accouplement énorme des verdures. La lune, qui tournait, déplaçait les groupes, animait le drame de sa lumière changeante. Et ils étaient à mille lieues de Paris, en dehors de la vie facile du Bois et des salons officiels, dans le coin d'une forêt de l'Inde, de quelque temple monstrueux, dont le sphinx de marbre noir devenait le dieu. Ils se sentaient rouler au crime, à l'amour maudit, à une tendresse de bêtes farouches. Tout ce pullulement qui les entourait, ce grouillement sourd du bassin, cette impudicité nue des feuillages les jetaient en plein enfer dantesque de la passion. C'était alors au fond de cette cage de verre, toute bouillante des flammes de l'été, perdue dans le froid clair de décembre, qu'ils goûtaient l'inceste, comme le fruit criminel d'une terre trop chauffée, avec la peur sourde de leur couche terrifiante. »(1872, p. 220)« Elle rêva d'arracher une tige du Tanghin qui lui frôlait la joue, de la mâcher jusqu'au bois. » (1872, p. 336) ** « Mais il était un lieu dont Maxime avait presque peur, et où Renée ne l'entraînait que les jours mauvais, les jours où elle avait besoin d'une ivresse plus âcre. Lors, ils aimaient dans la serre. C'était là qu'ils goûtaient l'inceste. » (1872, p. 215) *** Je remarquerai subsidiairement que la plante visée par Zola n'est probablement pas le Tanguin dont je vais parler, mais une plante aux propriétés toxiques, plusieurs de celles-ci, et à Madagascar même, étant désignées par le terme générique de Tanguin. L'auteur de la thèse de pharmacie publiée en 1873, à laquelle je viens de faire référence, parle d'échantillons de noix de Tanguin venus de Madagascar et en mauvaise conservation. Si le Tanguin parisien avait été en mesure de produire des fruits, il ne fait pas de doute que le chercheur en question en aurait fait usage, au moins à titre de comparaison… :« Parmi les noyaux que j'ai eu entre les mains, écrit-il, un très grand nombre ne présentaient plus, à l'intérieur de la coque, qu'un détritus noirâtre et pultacé ou plus souvent desséché, dernier témoin de l'amande et de son enveloppe » (p. 23). « J'ai essayé d'étendre mes recherches anatomiques aux étamines du Tanghinia venenifera, mais le très mauvais état des vieilles fleurs d'herbier que j'ai eues à ma disposition ne m'a pas permis d'atteindre sur ce point des résultats entièrement satisfaisants »(p. 27). « La quantité d'amandes sur laquelle je pouvais opérer était fort restreinte, et plusieurs de celles-ci étant complètement gâtées, je me vis forcé d'adopter une méthode en rapport avec mes ressources… » (p. 29). **** « Note sur l’Ame du Mil », Journal des Africanistes, 1991. t. 61, fasc 2, Paris, et : http://www.anthropologieenligne.com/pages/05/5.1.html ; http://www.anthropologieenligne.com/pages/05/5.2.html). ***** « Riziculture traditionnelle et système de riziculture intensive (S.R.I.) dans la vallée de la Manañano », Revue Historique de l'Océan Indien, 2006, pp. 219-228. http://www.anthropologieenligne.com/pages/rizM.html 105 Références Andriananja, Max-Olivier, « Contribution à l'étude de deux variétés cardiotoniques de Tanghin à Madagascar, Thanginia venenifera (Apocynacées), Menabea Venata (Asclépiadacées) », Bulletin de l'Académie Malgache, t. 60/1-2, 1982 (1986). Champion, Bernard, « Le tanguin, poison d'épreuve à Madagascar : mode d'emploi », in La culpabilité, P.U.L.I.M., Limoges, 2001 ; http://www.anthropologieenligne.com/pages/tanguinM.html. Chapus, G. S. et G. Mondain, « Le Tanguin », Bulletin de l’Académie Malgache, t. XXVII, 1946, pp. 157-188. Chatin, Joannes, Recherches pour servir à l'histoire botanique, chimique et physiologique du Tanguin de Madagascar, 1873, Paris, Arnous de Rivière. Cordemoy, Jacob (de), Flore de l’Ile de la Réunion, Paris, 1895. Le Clerc, J., Des plantes médicinales de l'Île de la Réunion et de leur application à la thérapeutique, SaintDenis, 1864, pp. 20-21. Orfila, Mathieu-Joseph-Bonaventure, Traité de toxicologie, 4ième édition, tome second, Paris, 1843. Rabearimanana, L., « Mystique et Sorcellerie dans le Manuscrit de l’Ombiasy (Manuscrit Hova de la Bibliothèque Grandidier - 1864-1870) - I. Le Tanguin », Omaly sy Anio, 1-2, 1975, pp. 295-324. L’absinthe, une construction de l’épouvante. Arnaud Van de Casteele, doctorant en sociologie, Université François Rabelais de Tour, créateur de l'Absinthologie. À la simple évocation de son nom, l’absinthe, désignant tant l’armoise que la boisson alcoolisée, cristallise dans l’imaginaire collectif une pluralité de craintes et de peurs face au végétal. Cette communication tentera de retracer au fil des époques et des contextes socioculturels les maux que les acteurs sociaux attribuent à cette plante et à ce spiritueux, et analysera, à travers les pratiques de consommation, les constructions de l’épouvante absinthée aux raisons d’ordre social et culturel, médical et sanitaire ou encore éco-politique. À l’aide d’une riche iconographie mêlée de nombreuses observations de terrain de cas d’absorption contemporaine, il s’agira de réfléchir plus généralement sur les processus de qualification de l’absinthe et la circulation des idées légitimant les sentiments de Peurs Vertes. 106 Le genépi, plante ambivalente. Du plaisir à l’effroi de la mort. Dominique Coll, Association « Les Coll Buissonnière ». Retranscription : Grégori Lemoine Plante compagne de l’aigle, emblématique des hauts sommets, parfum d’alcools et de pâtisseries. Plante qui revigore, soigne et réconforte, apportant le respect à l’alpiniste cueilleur, gardien jaloux du lieu de sa cueillette. Convoitée, racontée, elle est pourtant la plante la plus meurtrière de nos montagnes, capable de déclencher une angoisse insoutenable chez celui qui, resté en bas, ne voit pas, le soir venu, revenir l’ami parti chercher quelques touffes de Genépi. A-t’il convoité le brin fatidique ? At’il été entraîné au fond de l’abîme où l’hélicoptère du PGHM 186 viendra le chercher pour un dernier voyage ? De plante mythique, délicieuse, lucrative, elle devient inaccessible, tentatrice, meurtrière dans les faits, mais encore plus dans l’imaginaire de ceux qui jamais ne graviront les sommets. Connu par son coté gustatif, convivial, lucratif et sportif, le Genépi n’en est pas moins la plante la plus tueuse des Alpes. L'article du Dauphiné Libéré (photo 2) résume clairement les données du sujet : passion et danger. Et le témoignage de Renée 65 ans habitante de l’Argentière la Bessée le renforce : « Je ne suis jamais allée au Genépi mais, juste d’en parler, j’ai la chair de poule. Il y a plusieurs personnes qui sont mortes ici j’en connais deux ; c’est trop dangereux. » Une histoire personnelle de plaisir et d'effroi En fait, je ne vous présenterai pas un exposé d’ethnobotanique mais plutôt d’égobotanique car, à l’occasion de la préparation de cette communication, je me suis rendue compte à quel point cette plante m’habite depuis ma toute jeune enfance. J’avais 6 ans lorsque ma grand-mère me racontait son vécu dans la montagne au Rivier d’Allemont (Isère). Le passage de son oncle, colporteur de l’Oisans, me faisait rêver tout autant que la cueillette dangereuse du Genépi. Elle revivait avec intensité ses souvenirs de cueillette, les moments angoissants, là où elle s’était « embarrée », quand le pierrier était coulant ou lorsque l’orage menaçait. Malgré cela, je n’avais qu’une seule hâte : partir moi186 Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne 107 même à la cueillette du Genépi, ce que j’ai fait à l’âge de 11 ans dans le massif des Ecrins. Depuis, il n'y a pas beaucoup d’années où je n’en ai pas cueilli. Souvenir aussi de mon père, malade d’un vertige chronique incontrôlable, revenant de sa première cueillette avec une joie forte, ses yeux bleus espiègles, un sourire vainqueur. Mon beau-frère lui ayant offert un encadrement très rapproché dans un lieu adapté à son handicap. Il rêvait tellement de ramasser au moins une fois dans sa vie quelques brins de Genépi. Emotion aussi lors de la cueillette avec ma mère qui, à 81 ans, se trouvait frustrée de ne toujours pas avoir cueilli ce Genépi. Avec mon mari, nous l’avons accompagnée dans un coin (secret) qui demandait tout de même 1000 m de dénivelé ; je garde l’image de sa joie intense mais aussi de sa fierté. Egobotanique aussi pour avoir connu cette peur au ventre après m’être mise dans des situations difficiles, pour avoir craint devant l’audace de mon compagnon ou de mes enfants lors de nos sorties annuelles, pour avoir connu la mort d’un beau-frère, parti au Genépi et dont la montagne seule possède le secret de son accident. Pour avoir écouté la douleur d’une amie dont le mari à chuté mortellement sous les yeux de son compagnon de cueillette. Mon lieu d’habitation situé à 200 m de la rue du Genépi abritant autrefois la distillerie Pons, elle aussi imprégné de cet arôme. Mon compagnon fut ouvrier pendant 2 années dans l’établissement, il m’a raconté les petites histoires de la distillation : « Tout le monde pouvait venir vendre sa cueillette, certains mettaient des cailloux au fond du sac. Le patron achetait plusieurs sortes de Genépi, mais il ne voulait qu’un pourcentage minime du Genépi jaune du Queyras, qui est moins bon et qu’il payait beaucoup moins cher. » Egobotanique dans les secrets de mes placards, le déclinant sous forme de vin, liqueur, sirop, glace, biscuits, tisane… présence goûteuse et esthétique (photo 3). Et enfin, tout simplement, pour habiter ce pays envoûtant où, dès le 14 juillet, nous scrutons la montagne pour nous demander s’il est déjà mûr. Une détermination difficile des quatre espèces de Genépi Le Genépi est une plante compagne de l’aigle, du grand air et de la liberté. Certes le montagnard aime cette image élitiste, mais toutes les espèces ne se laissent pas approcher avec la même dangerosité. Il y a 4 espèces de Genépi dans les Alpes françaises (tableau 1), ce sont de petites Armoises vivaces de la famille des Astéracées, se développant en touffe de 5 et 20 cm de haut, avec des feuilles persistantes sans arrêt de sève même sous la neige et portant de petites fleurs jaunes aromatiques. Ils sont hermaphrodites et pourtant, dans le langage local, on rencontre la dénomination Genépi mâle et femelle. Les noms vernaculaires du Genépi sont particulièrement variés : chaque village, chaque famille, chaque affiche officielle peut avoir des phytonymes différents. On les appelle le jaune, le noir, le bleu, le gris. Les espèces sont difficiles à identifier (affaire de spécialistes) alors que sa cueillette et sa consommation sont essentiellement populaires. (affaire de passionnés) Des néophytes (que les locaux ciblent avec ironie comme étant des Marseillais ou des Parisiens) commettent de fréquentes confusions avec l'Achillée naine Achillea nana (qui donne d’ailleurs une liqueur et une tisane fort agréable) ou, confusion plus gênante, avec le Séneçon blanchâtre Senecio incanus, sans odeur et toxique. J’ai été témoin d’autres erreurs et certaines m’ont été rapportées (cf. tableau). 108 Dans l’affiche officielle du parc du Queyras, on peut remarquer que le nom vernaculaire Genépi jaune correspond à 2 espèces différentes. Plus étonnant, le Genépi laineux (A. eriantha) interdit de cueillette n'est pas nommé. Doutant moi même sur la détermination de quelques brins, j’ai rencontré des hésitations tant chez des gardes du parc que chez des agents habilités au contrôle de la cueillette ! Dans les enquêtes réalisées, je présentais des brins de Genépi sous fiches plastifiées, en demandant aux informateurs s’ils pouvaient nommer cette plante. Fréquemment, des personnes ne le reconnaissaient pas du premier coup d’œil. C’est une plante que l’on touche, que l’on sent, et non que l’on regarde sur papier ou sous plastique ; c'est une plante de la vie, de l'humain. C’est une plante dont on ne donne pas ses coins de cueillette ; les indications de lieu restent délibérément évasives : je suis allé la haut, par là bas, dans la montagne … C’est une plante qui est très souvent nommée avec une référence presque immédiate à des mots comme peur, vigilance, frissons, danger, et des témoignages d’accidents concernant un ami, une connaissance ou une référence à un article de journaux. Une cueillette dangereuse attractive et grisante qui peut nous conduire au-delà de nos limites Localisée dans les rochers instables, un éboulis ou sur une pente raide, on aperçoit une touffe plus belle, superbement fournie. Nos yeux pétillent, on tend le bras, on se hisse jusqu’à ne plus pouvoir redescendre sans risquer l’accident, ou se trouver juste au dessous d’une passe de chamois qui dans sa fuite fera partir les rochers instables. Toujours chercher, toujours monter, mais pourra-t-on sortir par le haut ? Va-t-on se faire embarrer ? Le danger se trouve dans cette ivresse de la cueillette. La fleur ne se laisse pas facilement approcher. Il faut aussi savoir composer avec différents éléments : météo, sol, habileté, chaussures… Témoignage de Guy, un ami de l’Ubaye « J’ai emmené un jour trois amis non montagnards au Genépi. Nous avons casse-croûté au pied du lieu de cueillette, je me suis fait une petite sieste et, au réveil, ils étaient déjà montés dans une mauvaise goulotte ... Lorsque je les ai vu, je les ai immédiatement averti de ne pas redescendre, c’était très dangereux, je savais que l’on pouvait sortir par le haut. Il ne faut jamais ramasser le Genépi à la descente ; le poids nous entraîne dans le ravin. Ce fut difficile, dangereux, je n’emmène plus les gens, seulement un ami proche et montagnard mais je le surveille de près. » Le Dauphiné Libéré : un rôle local important dans l’information Le quotidien publie, à la période de la cueillette, des articles de prévention, d’'information sur la législation et son évolution, sur les accidents mortels ou les secours en montagne dans lesquels on distingue les habitants des Hautes-Alpes et les autres souvent nommés ‘étrangers’ . Une enquête et des témoignages Suite à la rencontre pour une recherche de statistique en accidentologie sur le Genépi avec un membre du PGHM (Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne) de Briançon et un CRS du secours en montagne, témoins privilégiés de ces accidents, on peut déduire que : « Le bilan 109 des morts dus à la cueillette du Genépi est assez lourd, même s'il n’y a pas de statistique pur Genépi car tout est classé en accident et secours montagne. Mais chaque année, il y a au moins deux morts et plusieurs secours. Ils n’ont pas mémoire d’accident ni de secours de femmes ; elles sont moins nombreuses que les hommes à aller à la cueillette et plus prudentes. Par contre, il y a eu des décès d’enfants. Ce sont souvent des gens amateurs et mal informés.» Des témoignages dans la région confirment ces accidents et la peur réelle ou mystifiée qui rode autour de cette cueillette. Dame de 69 ans st Catherine 05 Je ne suis jamais allée au Genépi car c’est trop dangereux et j’ai le vertige. Lorsque mon frère y va je lui conseille toujours d’éviter les endroits dangereux. Le jaune c’est facile à ramasser. Lorsque j’étais jeune, une voisine et son frère qui allaient chaque année au Genépi ont failli tomber, ils rapportent que c’est un miracle qu’ils aient pu s’en sortir. Elle et son frère se sont promis de ne pas en parler à leurs parents de peur qu’ils ne les laissent pas retourner l’année suivante. Elle avait tellement eu peur et besoin de se confier qu’elle est venue me le dire j’étais son amie. Tant que ses parents on été vivants, je n’en ai pas parlé. Renée dans l’Ubaye Heureusement que je n’étais pas seule on m’a sorti d’un très mauvais pas. Je ne suis jamais retournée et quand mon mari y va je suis inquiète jusqu'à son retour Son mari Guy Les années où il a plu c’est moins dangereux car les lauzes sont mieux stabilisées ; ça s’effrite moins. Dame de 77 ans à l’Argentière Jeune arrivante du Nord (dans ma région Point culminant 171m le mont Cassel) me voila parti au Genépi en direction de la « pyramide », sous la houlette de chasseurs, seule dame de la troupe. La trouille au ventre, dans un endroit très rocailleux et dangereux, je me rappelle ne pas vouloir faire voir cette peur que je ne dominais pas. A mon grand damne dans un creux de rocher, j’ai rencontré deux enfants et un adulte qui ont bien vu ma terreur j’aurai voulu pourtant le cacher. Et de plus ce jour là, je n’ai pas trouvé de Genépi. Francis 73 ans La roche J’ai pas de Genépi à la maison les gens n’en boivent plus et pourquoi aller se casser la figure pour quelques brins ? Une dame col de Vars Je ne l’ai jamais cueilli car c’est trop difficile ; il y a des morts il parait qu’on peut le cueillir facilement au col, là haut il est dans le gazon. Une cueillette légiférée et sanctionnée, une transgression qui fait peur La cueillette des Genépis est réglementée en France ; nombreuses sont les personnes à avoir l’habilitation pour contrôler : ONF, ONC, Parc des Ecrins, PGHM et toute personne commissionnée au titre de la protection de la nature (l'association Arnica Montana, par exemple). Une seule des quatre espèces est strictement interdite à la cueillette dans les Hautes Alpes : Artemisia eriantha, assez difficile à déterminer de façon certaine. La détermination à elle seule fait peur ! Si on ramasse cette espèce, on encourt de 1.000 à 6.000 euros d'amende. Hormis cette espèce, dans les Hautes-Alpes on peut cueillir 100 brins par personne et par sortie. La législation varie selon les départements. En cas de délit, 135 € d’amende par brin 110 supplémentaire cueilli sont exigés. Un article du DL 187 nous narre la récolte par un italien (chez qui la cueillette est interdite) de 6.400 brins. Le cueilleur est dans l'obligation de laisser quelques brins sur une touffe pour la reproduction. La cueillette au couteau ou ciseau est obligatoire ; en cas contraire, on encourt une amende de classe 4. Si les racines ou les parties basses de la plante sont arrachées, c’est une amende de classe 5 qui passe au tribunal pour atteinte à la plante. Enfin, il est strictement interdit d'en vendre ou d'en acheter. La peur de la sanction est donc bien une réalité. Pour faire son Genépi, fini le passage à la pharmacie. Personne n'est dupe, l'alcool à 90 degrés vendue par les pharmaciens servait bien souvent à faire sa macération de Genépi ou d'autres plantes, la plupart des ventes se réalisant d'ailleurs entre avril et octobre. A la loi, les pharmaciens opposaient la tradition. Une dizaine de pharmacies, en Savoie et Haute-Savoie, étaient dans le collimateur des douanes pour avoir vendu de l'alcool pur en trop grande quantité et à des fins non médicales ; de 10.000 à 100.000 € de droits seront réclamés. Depuis, l'ordre des pharmaciens a décidé de ne plus vendre un gramme d’alcool non modifié188. Et pourquoi prendre tant de risque pour un petit brin d’herbe ? Pourquoi un tel succès ? Denise Delcour 189 nous le dit majestueusement : « A lui seul, le Genépi réunit pratiquement toutes les qualités des plantes du froid : c’est un guérisseur, une plante chaude, forte et qui réchauffe. C'est une médicinale qui est rentrée dans la vie de tous les jours, on lui reconnaît des propriétés digestives, expectorantes, neurotoxiques, sudorifiques, fébrifuges et stimulantes. » « Quand on allait au bois, on prenait une goulette pour se rincer les dents. » C’est la plante de la convivialité dans la montagne : on buvait le Genépi en fin de repas, on le trouve en refuge de haute montagne, on le sert à des amis, des restaurants vous l’offre après un bon repas. C’est une plante qui se mérite. C’est vraiment bon, parfumé, réchauffant, et surtout c’est … du Genépi ! La limitation de la cueillette et l’interdiction de la vente du sauvage a dynamisé la culture du Genépi en France ; seul Artemisia umbelliformis est cultivé. La production dans les Hautes Alpes est de qualité grâce à une culture d’altitude (souvent au delà de 2.000 m). L’utilisation de la production (nationale et importée) peut devenir très lucrative et là, il y a de quoi avoir peur. Le nombre de produits commercialisés va croissant : soda (baptisé Montana Cola), glace, saucisson, bière, fromage, vin, chocolat, confiture, cosmétique pour homme, … sorties en montagne avec accompagnateur organisées sur le thème du Genépi. La plante mythique est mise « à toutes les sauces ». Loin de ces préoccupations financières, forte des remarques au sujet de la peur, et des dangers, j’ai entrepris auprès de mes voisins, immédiats et des passeurs de mémoire* 190 une enquête de proximité pour savoir si le Genépi était malgré tout présent dans les maisons, sous quelle forme, et ce que racontaient les étiquettes apposées sur les bouteilles. Je me suis fais la plus grande peur car il a fallu goûter à presque toutes les bouteilles sans tenir compte de l’heure de ma visite. Bien souvent la bouteille d’Hysope accompagne celle du Genépi. 187 Dauphiné Libéré du 18 aout 2010 Dauphiné Libéré du 22 aout 2010 189 Plantes et gens des Hauts Denise Delcour les Alpes de lumière 190 Les passeurs de mémoire, une bande passionnée de savoirs populaires et retransmissions des Hautes-Alpes 188 111 Le Genépi était présent dans chaque maison, des étiquettes sans fioritures, souvent sur un papier de fortune (sparadrap, scotch du bâtiment), griffonnées avec des signes et dates rarement compréhensibles, laissant supposer que cette bouteille n’est pas un objet extraordinaire, qu’elle a normalement sa place dans le placard. Ici, tout simplement, forte chacune de leurs histoires et anecdotes. Plaisir, peur, gastronomie, larmes, convivialité, deuil et force régneront encore longtemps dans nos vallées tant que nous saurons cueillir et respecter le Genépi. Bibliographie − Marie Claude Delahaye, Le Genépi, éditions Equinoxe − Denise Delcour Plantes et gens des Hauts, éditions les Alpes de lumière − Articles du Dauphiné Libéré − Recherches Google 112 Tableau 1 : Les différents Genépis Nom latin Noms vernaculaires Altitud Habitat e Remarques Les vrais Genépis Artemisia genipi spicata Genépi noir, G. vrai, G. femelle 2000 à Rochers, 3800 graviers, m. moraines Riche en thuyone Artemisia eriantha Genépi des rochers, G. bleu, G. laineux, G. bourru, G. mâle 1900 à Sols siliceux, 3200 granites, gneiss m. Le plus odorant, interdit à la cueillette Artemisia glacialis Genépi jaune, G. des 1800 à Eboulis, glaciers, G. mâle, G. vrai, G. 3200 moraines des Alpes, G. des m. savoyards, G. des parisiens, G. des marseillais, Absinthe des glaciers Artemisia Genépi jaune, G. blanc, G. umbelliformi gris, G. mutellin, G. femelle s 1800 à Rochers, 3700 éboulis, m. moraines Le moins odorant, le moins parfumé Le seul cultivé Les confusions rencontrées ou racontées Achillea nana Achillée naine, A. laineuse, 1700 à Pierriers, éboulis Odorante, on peut Faux Genépi, Genépi bâtard 3800 fins faire liqueur et tisane. m. Utilisée parfois en falsification. Antennaria dioica Pied de chat, Patte de chat, 500 à Gnaphale dioïque 3000 m. Artemisia atrata Armoise noirâtre Prairies rocailleuses Cueillette règlementée, plante non aromatique mais médicinale 1800 à Pelouses des 3000 crêtes m. rocheuses Très grande, très peu odorante assez rare dans les Hautes Alpes. Mériterai une protection Omalothec Gnaphale de hoppe a hoppeana 1600 à Combes à 2800 neiges sur sols m. calcaires Aucune odeur Senecio incanus 1500 à pelouses des 2700 crêtes m. rocheuses Aucune odeur, toxique, contient de la sénécionine Séneçon blanchâtre 113 _ 114