Ethno_Salagon_2012_551b_Rapport pdf

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2011 : les 10 ans du Séminaire d’ethnobotanique du domaine européen
à Salagon.
Le Prieuré de Salagon, Ethnopôle régional de Haute-Provence, Musée départemental ethnologique,
lieu d'étude et de documentation tourné vers les relations sociétés/nature, a mis en place depuis une
quinzaine d'années plusieurs jardins consacrés à des thèmes majeurs de l'ethnobotanique et de
l'ethnohistoire en rapport avec la flore. Ces jardins ont reçu, en 2005 le label « Jardin remarquable »
du Ministère de la Culture (renouvelé en 2010).
Fort de cette expérience on y organise depuis 10 ans un séminaire d’ethnobotanique du domaine
européen qui réunit un public nombreux (environ 80 personnes en 2010 et 2011) et fidèle
(chercheurs, étudiants, amateurs, professionnels des jardins, etc.). Il faut également noter qu’il s’agit
d’un public jeune. Ce séminaire est organisé sous la tutelle de Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste et
conseiller scientifique des jardins de Salagon. Il reçoit aussi l’appui scientifique renouvelé
d’enseignants ou chercheurs devenus des habitués, parmi lesquels Jean-Yves Durand,
anthropologue et directeur de musée en poste au Portugal ou Pascal Luccioni, enseignant en langues
anciennes à l’université de Lyon 3. Il fait intervenir des chercheurs de différentes disciplines :
anthropologie mais aussi histoire, géographie, linguistique, agronomes, archéologues, etc., venus de
France mais aussi de pays proches (Suisse, Italie, Portugal, Belgique).
Les communications présentées au cours du séminaire ont été publiées sous forme d’actes dont 5
volumes sont parus : années 2001 à 2006et colloque 2007. Un 6ème volume devrait paraître en
2011 reprenant les principales communications du séminaire « Les plantes et le feu ». Ces
publications qui n’ont pas leur équivalent en France sur le thème, forment un corpus de
l’ethnobotanique européenne tout à fait original (voir bibliographie).
Depuis 2000, les divers thèmes abordés au cours de ces séminaires ont été :
Matériaux pour une ethnobotanique du domaine européen : histoire et objet de l’ethnobotanique,
aspects naturalistes et taxinomiques, ethnobotanique du végétal cultivé, ethnobotanique urbaine
Méthodologie de l’enquête de terrain en ethnobotanique
L’arbre dans l’usage et l’imaginaire du monde
La plante, de l’aliment au remède
Les plantes alimentaires, du ramassage au jardin
Du symbolique à l’ornemental
Du géranium au paysage
La plante et l’animal
Les céréales
Les plantes des femmes
L’imaginaire contemporain du végétal
Du lis à l’orchidée, du nénuphar au ginseng, d’Aphrodite à Saint Valentin, écologie végétale du
territoire amoureux.
Les plantes et le feu.
Chaque séminaire est ainsi l’occasion de faire le point sur un domaine particulier de
l’ethnobotanique, de faire émerger des travaux peu connus, d’encourager des chercheurs à s’ouvrir
à une problématique parfois nouvelle pour eux, de réunir des chercheurs pour une réflexion
commune, d’accueillir des amateurs soucieux de faire partager leurs centres d’intérêt ou de les
présenter parfois sous une forme non académique, d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche. En
bref, ce séminaire se veut un lieu de partage, de débat, et de convivialité, ouvert au plus grand
nombre.
Les plantes et l’effroi
Vieux fantasmes, illusions, nouvelles peurs
Texte d’appel de Pierre Lieutaghi.
On dit que Mondrian, lorsqu’il se trouvait à une table d’où il pouvait voir un arbre
par la fenêtre, demandait à changer de place. Peintre des arbres dans sa jeunesse, avait-il fini par
redouter leur confusion graphique, rebelle à toute linéarité, à toute tranquillité ?
On a plusieurs fois parlé, pendant les séminaires de Salagon, du désordre végétal et des
tentatives très anciennes d’y opposer des structures explicatives, du moins rassurantes, que ce soit
par la construction mythique ou la plantation d’un jardin par (contre-)nature ordonné.
On a aussi évoqué l’essence effrayante de la plante, être double habitant à la fois le monde
des vivants et celui des morts, que l’arbre illustre au plus haut point, avec, de surcroît, pour certains
arbres, une présence regardée comme immortelle.
La plante « invasive » a été questionnée comme inductrice de crainte, celle d’une dictature
verte, éventuellement capable de bouleverser les équilibres terrestres et marins… Non sans menaces
directes sur la santé humaine, qu’illustre la guerre contre l’ambroisie.
Dans nos cultures, la plante, en charge de la renaissance printanière, rassure l’année, le
cœur, repeuple sans cesse le vieil imaginaire.
En même temps, elle inquiète : à moitié complice de l’hiver qui la vainc sans la détruire, son
pouvoir d’étonnement joyeux ne peut jamais faire oublier l’inverse noir qu’il vaut mieux garder
sous silence. Le blé reviendrait-il sans l’exil souterrain de Perséphone ? Mais nul ne nomme Hadès,
son époux, roi des Enfers.
Les rituels antiques de cueillette, dont Delatte (1938)1 a fait le premier bilan, témoignent de
l’attention craintive aux « possesseurs » souterrains du végétal, qu’ils faut apaiser avant d’arracher
l’herbe médicinale dont on privilégie alors la racine. Ces gestes protecteurs peuvent aussi
s’apparenter à un troc.
On rappellera toutefois que, comme la plante n’est jamais adorée pour elle-même, elle n’est
que rarement crainte pour elle-même (la carnivore, les invasives…).
Le plus souvent, c’est comme support, complice, agent d’une intention qui la manipule,
qu’elle se fera redoutable, redoutée.
Ce domaine de l’ethnobotanique où plantes et peurs s’associent, très vaste et renaissant
aujourd’hui sous de nouvelles formes, ne peut être cerné en un seul séminaire.
On ne fait ici qu’en évoquer des thèmes de première évidence, sans prétendre qu’ils
n’éludent pas des manifestations plus discrètes mais d’intérêt peut-être égal.
• Les plantes qui font peur par elles-mêmes
1
Delatte, A., Herbarius, recherches sur le cérémonial usité chez les anciens pour la cueillette des simples et des plantes
magiques, 2e éd., Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1938.
Les BD des années 50 évoquent souvent les plantes carnivores, thème tombé en désuétude
bien avant qu’on se mette à cultiver sarracénie et rossolis en appartement. Il n’est pas exclu que
l’image de la Rafflesia, « plus grosse fleur du monde », y ait sa part : l’imagerie du XIXe siècle en
faisait une monstruosité.
Les vieilles rêveries de gigantisme, où l’humain se retrouve très petit face aux menaces de la
« nature primitive », interviennent aussi dans la fabrication du végétal mangeur d’hommes. La
confusion des Règnes où s’illustre la plante carnivore relève d’un imaginaire où le végétal acquiert
les prérogatives de l’animal — l’inverse, réducteur, n’étant guère attesté.
La plante carnivore « d'ornement », qu’on peut acheter dans toute bonne jardinerie, relève
toujours de cette fascination pour le mélange des règnes. Depuis son vivarium humide, devant la
fenêtre, nous confirme-t-elle dans un état sans ambiguïté, flatte-t-elle notre fascination pour
l’ambiguïté ?
On évoquera ici la plante qui, dans les croyances solognotes, égare les pâtres qui la foulent,
le matagot (possible corruption de « mandragore »). Ce n’est que le modeste rossolis, Drosera
rotundifolia, petite plante carnivore (bien entendu non reconnue comme telle jadis) des prés
tourbeux, regardée par ailleurs comme aphrodisiaque dans l’ancienne médecine. L’égarement et ses
métaphores… La part « carnivore » serait à regarder de plus près.
Dans un ordre contraire relevant des fantasmes post-rousseauistes de la « deep ecology » (la
nature est bonne, c’est l’homme qui est mauvais ; œuvrons au retour de la vraie nature moins
l’homme), reviennent en force les célébrations d’une nature végétale occupée non seulement du
bien de ses créatures mais essence même, génératrice, de ses créatures.
Le succès du récent Avatar fait partie des grands événements modernes qui intéressent
l’ethnobotanique.
Ce thème des plantes par elles-mêmes effrayantes concerne aussi la question des
« invasives », déjà évoquées plus haut, propices aux discours à faire peur, que le séminaire de
Salagon a déjà quelque peu commentées.
L’organisme génétiquement modifié renouvelle et multiplie aujourd’hui cette peur du
végétal pour lui-même, dont on perd de vue qu’il a été manipulé comme la mandragore. Il n’est pas
impossible que le maïs devienne un jour plante effrayante par elle-même.
Être fourbe sous des apparences familières, la plante OGM a des pouvoirs analogues à ceux
du fruit ensorcelé. Si ce n’est que, désormais, c’est la Terre tout entière qui se voit proposer la
pomme.
Les responsables de la com chez Monsanto devraient relire Blanche-neige.
Cette duplicité moderne du végétal suscite bien des craintes, et un discours composite entre
arrogance savante, adhésion par inculture, panique millénariste, fondamentalismes de diverses
natures. Il est souhaitable que le séminaire y prête attention.
• Les ambiguës
Entre plante manifestement méchante et plante innocente, les gradations manquent parfois
de netteté. Amical ici, un végétal peut se faire hostile ailleurs. Cela peut tenir à des contingences
culturelles/historiques dont notre temps n’a plus que des expressions dispersées, difficilement
intelligibles.
On a déjà évoqué, à Salagon, le cas du sureau, arbuste exemplaire dans bien des expressions
socialisées. Regardé comme une présence bienfaisante en certaines contrées d’Europe (ainsi dans
les domaines germanique et scandinave), il est craint en d’autres régions — où les sorciers taillent à
l’occasion leur baguette dans ses rameaux creux. C’est l’un des végétaux qu’on n’arrache pas quand
il lève au pied de la maison. Enfreindre cette règle appellerait mort d’homme (au figuier s’associe
un interdit semblable). Ici on apprécie ses baies, ailleurs elles sont regardées comme vénéneuses.
Ces perceptions diverses relèvent probablement d’anciennes associations avec des divinités
de la végétation, avec des mythologies de la nature associées à des aires culturelles aujourd’hui plus
ou moins remaniées, voire effacées.
On conserve crainte ou confiance sans plus savoir ce qui les justifie.
Cela se vérifie aussi avec le figuier (en brûler le bois porte malheur, sauf le soir de Noël), le
noyer (grand producteur d’images effrayantes), l’aubépine, qui, festive dans la haie, amène le
mauvais sort à sa suite si elle entre en bouquet dans la maison, etc.
Peu regardée, tels bien d’autres domaines de la relation végétal/sociétés en Europe, la plante
ambiguë se relie à des interrogations où l’ethnobotanique appelle à croiser les approches de
l’anthropologie culturelle, de l’histoire, des sciences du vivant.
• La grande peur des forêts
De nos jours, dans les cultures occidentales, la peur du végétal semble se confondre avec
celle de la forêt.
Disséminé dans l’espace agricole ou planté dans les lieux habités, l’arbre jalonne
tranquillement le territoire humain, fait signe amical, désigne de loin la maison, garde la mémoire
des ancêtres. On y suspend l’escarpolette.
Rassemblés en forêt, voire en parc suburbain ou en simple bosquet, les arbres convoquent
l’ombre. Dans l’ombre des forêts, on ne sait pas ce qui revient aux profondeurs. La nuit est double
en forêt ; les arbres, tous les contes le disent, s’y font créatures terrifiantes.
On se promène en famille, le dimanche, à Fontainebleau ou à Tronçais, dans les Landes ou à
la Sainte-Baume, mais pas la nuit. L’habitant des boulevards, l’habitué des terrasses, si la nuit le
surprend dans les bois, devient Petit Poucet.
C’est aussi que la forêt manipule l’espace, déroute. C’est un labyrinthe plus insidieux que
celui du Minotaure car il fait croire à des repères. La forêt multiplie les repères jusqu’à effacer tout
repère.
On n’oubliera pas que le monstre des forêts a l’apparence habituelle du Dragon. C’est le feu
toujours en puissance dans l’univers des arbres. La forêt atteste dans les flammes qu’elle est aussi
de la nature des laves souterraines.
• Les plantes complices des sorts
La magie (déjà fondée en grande partie dans l’Antiquité, pour ce qui met en jeu le végétal)
use largement des plantes en support de charmes, sans que, comme on l’a dit plus haut, la nature
propre de l’espèce ou de la variété mises en œuvre compte forcément pour elle-même : on redoute
bien moins la plante que de ce dont on l’a chargée. Une plante, d’ailleurs, peut assez souvent se voir
substituée à une autre sans que varie le pouvoir.
Importent à coup sûr pour ce qu’ils suggèrent, des végétaux plus ou moins anthropomorphes
comme la mandragore, dont le Séminaire a déjà parlé mais dont il reste toujours à dire, ou les
Orchidées sauvages aux tubercules palmés (Dactylorchis, nigritelle, etc.), encore d’usage dans les
charmes d’amour (dont les sorts d’impuissance) des pays musulmans.
Ce n’est pas forcément la plante vénéneuse qu’on choisit pour induire le mal. Il semble que,
dans nos cultures (à l’exception des champignons, mais ils ont quitté le règne végétal…), elle soit
peu crainte pour elle-même en dehors de la vénénosité.
La connaissance orale repère parfaitement les vénéneuses, met en garde les enfants, construit
si nécessaire des catégories dont on se défie, même si toutes leurs représentantes ne sont pas
également dangereuses. L’extension de l’aubergine a été contrariée par son assimilation à la
belladone. La ciguë, très redoutée car elle a de nombreux sosies, détermine un “genre ciguë” dont
on se méfie, qui réunit beaucoup de grandes Ombellifères.
La médecine populaire évite ces plantes trop périlleuses à manier. Elle en laisse l’usage à la
sorcellerie — du moins à ce qu’on dit de la sorcellerie. Les « manuels » en parlent bien moins que
de ces plantes supposées banales mais à charge symbolique très forte.
La sorcellerie n’a pas forcément besoin du poison pour tuer.
Chercher à discerner le symbole porté par la plante (s’il est décelable à travers les textes, les
paroles, au vu du végétal lui-même, etc.), souvent sans lien manifeste avec le propos du charme, ne
s’apparente pas à la quête des médecins alchimistes qui tentaient d’expliquer les propriétés d’une
plante par des signes inaperçus avant eux, qu’il fallait découvrir.
C’est tenter de percevoir, moins que le signe seul, les raisons diverses d’un usage (en
l’occurrence) malfaisant.
La volonté de nuire requiert plus d’efforts que celle du bien. Elle est déjà, par essence, d’un
monde double, triple avec l’injure au Ciel. La médecine “blanche”, au besoin, se contentera
d’ajouter au remède matériel une prière, ou une conjuration que son intention innocente.
Pourquoi la potentille quintefeuille, mise sous un oreiller, empêche-t-elle de dormir (Grand
Albert, II, 1). Regardait-on sous son oreiller avant de souffler la bougie ? Ce genre de crainte a-t-il
des équivalents modernes ? Qu’est-ce qui relie la quintefeuille, « plante main », au tubercule de la
nigritelle ? Est-ce bien la feuille composée-palmée de la quintefeuille qu’il faut considérer dans le
pouvoir d’insomnie, ou les longs stolons grêles ? Ou bien cette plante, alliée polyvalente du sorcier,
suffit-elle, par elle-même, à induire tout maléfice ?
C’est surtout le jardin, le chemin, le pré de la magie qu’il convient de visiter. La clairière
aux belladones, la haie aux bryones, ont moins de secrets.
Vecteurs de sorts, les plantes, aussi, en préservent.
On pourra considérer la « gestion des peurs » dans l’intention protectrice où les ressources
proposées par la flore ne sont pas moins nombreuses.
Certains végétaux se tiennent dans l’ambiguïté, telle la rue. D’autres sont franchement du
côté clair, comme l’armoise ou le millepertuis. Il est souhaitable d’approcher la problématique en
s’appuyant sur des exemples moins rebattus.
Pour le Grand Albert (II, 1), qui tiendra dans la main l’ortie et l’achillée millefeuille « n’aura
point de peur et ne sera point effrayé à la vue de quelque fantôme ».
On se rappellera que la médecine arabe trouve de nombreux contre-charmes chez les plantes,
non moins divers que ce qui intéresse le jeteur de sorts. On retrouve ici les résines et autres
substances à brûler. On pourra tenter de comparer le recours aux parfums à la mise en œuvre de
l’infect, plaisant aux démons mais pas toujours (certains ont un nez délicat).
Les démons travaillent à la confusion des signes de la nature. On leur doit le parfum parfois
délicieux de certaines plantes vénéneuses, comme le muguet.
• Plantes qui guérissent la peur
Outre les contre-charmes, certaines plantes ont le pouvoir de guérir les peurs sans recours
(en tout cas décelable aujourd’hui) à la magie.
Une enquête piémontaise relève une erba della paura, non identifiée.
En Vaucluse, c’est la plante qualifiée « d’arnica », l’inule des montagnes, dont on prescrit la
teinture alcoolique « pour les frayeurs ».
Il est utile d’explorer les indications des remèdes végétaux anti-traumatiques de la médecine
populaire, où la part du choc psychique peut être prise en compte.
• Un thème complexe.
Ce qui précède est loin de cerner la problématique où les plantes suscitent, préviennent,
soignent la peur.
En notre temps, si le végétal redevient vecteur des craintes associés à des pouvoirs secrets,
(la génétique prend la relève de la magie), il conserve aussi beaucoup de son impact sur
l’imaginaire. Une enquête, à la tombée du jour, en lisière de la forêt de Fontainebleau, enseignerait
beaucoup sur la perception moderne de la nature.
Il reste beaucoup d’interrogations « ethnobotaniques » à conduire dans un monde qui accuse
les platanes de complicité dans l’hécatombe routière, et d’un autre bord classe leur alignement au
patrimoine paysager.
Les plantes et l’effroi
Principales communications
De quelques médicinales effrayantes de l’Antiquité : mythes, littérature et médecine.
Valérie Bonet, maître de conférence de latin, Université de Provence-UMR 6125.
Univers ambigu, le monde végétal peut être rassurant et apaisant, mais aussi mystérieux
et effrayant. Ce double aspect est particulièrement évident dans l’Antiquité, parce que les Anciens
avaient quotidiennement des liens plus étroits que nous avec la nature, et vivaient dans un monde où
les différents règnes (végétal, animal, minéral) étaient unis et formaient un tout. L’homme n’en
était qu’un élément parmi d’autres. L’impact que le monde végétal pouvait avoir sur l’être humain
se pressent dans le vocabulaire que les auteurs employaient pour désigner ou qualifier les plantes, y
compris les auteurs « scientifiques », botanistes ou médecins. Par exemple, les auteurs latins
désignent la plante cultivée par l’adjectif mitis, c’est-à-dire « doux » et la plante sauvage, entre
autres mots plus courants, elle est parfois qualifiée par le mot ferus « farouche ». En effet, la plante
cultivée rassure par sa proximité et son caractère connu, alors que la plante sauvage, moins connue,
plus mystérieuse, effraie davantage. Et l’adjectif ferus, qui est certes plus courant lorsqu'on parle
d'animaux sauvages2 prend facilement le sens figuré d’« insensible », « cruel ». La première chose à
remarquer c’est donc que, selon les textes anciens, ce sont avant tout les plantes sauvages qui
effraient.
Parmi ces herbes et ces arbres sauvages, ont en particulier éveillé notre intérêt, celles
qui, la fois, sont impliqués dans des histoires qui font peur et dont les propriétés médicinales ont un
aspect effrayant. Car, dans l’Antiquité, le monde des plantes médicinales est aussi celui des mythes,
des dieux et des héros. La littérature, les légendes et les traditions populaires nous les rapportent et
les textes médicaux en font eux-mêmes souvent état. Certaines de ces histoires accentuent le
caractère effrayant des plantes qu’elles mettent en scène et légitiment en quelque sorte la « peur
médicale » qu’elles inspirent. Ces plantes sont souvent puissantes, toxiques, dangereuses.
Nous donnerons donc quelques exemples de plantes qui effrayaient les Anciens à la fois
par les légendes qui leur sont liées et par leurs vertus thérapeutiques. Quelques unes sont
simplement des éléments de décors particuliers, chargés de symboles ou destinés à créer une
atmosphère spéciale. On a, par exemple, dans les textes grecs et latins, plusieurs descriptions des
Enfers où se retrouvent les âmes des morts et qui est le cadre de nombreuses histoires. Souvent,
dans ces descriptions, la végétation est donnée sans être individualisée. Quelques plantes,
cependant, sont nommées et dressent leur silhouette dans ce décor de symboles comme l’if (Taxus
baccata L.). Sénèque, dans Hercule Furieux décrit le gouffre des Enfers : « De sombres feuillages y
font frissonner leur ombre opaque, dominés par des ifs où se tient le paresseux Sommeil, où git la
2
cf ferus, i, m : l'animal et fera, ae, f : la bête sauvage.
triste Faim aux lèvres décharnées ; le Remord tardif y cache son visage, conscient de sa faute ; il est
suivi de la Terreur, de l’Epouvante, du Deuil, de la Douleur qui grince des dents, du Noir Désespoir,
de la frissonnante Maladie, des Guerres ceintes du glaive ; enfin, tout au fond, se cache l’inerte
vieillesse dont un bâton aide les pas »3, Tous ces maux personnifiés sont bien sûr des allégories. Les
ifs, donc abritent tous les malheurs des hommes.
Les textes médicaux et botaniques, quant à eux, ne sont guère plus rassurant à propos de
cet arbre. Si Sénèque a choisi l’if, c’est peut-être à cause de sa grande toxicité : l’if est, en effet, un
arbre très toxique et déjà connu comme tel par les anciens. Selon Théophraste, les bêtes de somme
qui mangent ses feuilles en meurent4 et, selon Dioscoride, ses fruits (petites baies rouges) font périr
les oiseaux et provoquent des diarrhées chez les hommes qui les consomment. Il ajoute même que
l’espèce qui pousse à Narbonne est si puissante qu’elle rend malades ceux qui s’assoient ou
s’endorment sous ses branches et le plus souvent provoque leur mort 5. On pensait, en effet, que
même son ombre était funeste et Dioscoride ajoute que s’il mentionne cet arbre, c’est uniquement
pour que l’on s’en protège, il est trop dangereux pour s’en servir. Plutarque mentionne cette toxicité
à distance de l’if en évoquant la toxicité de son odeur 6. Nicandre place l’if parmi les poisons au
même titre que les venins animaux : « Garde-toi de toucher à l’arbre mauvais semblable au sapin,
l’if de l’Oeta dispensateur de la mort cause de tant de larmes »7. Quant à l’encyclopédiste Pline
l’Ancien, il affirme que sa fumée tue les rats 8 et en fait une description terrifiante : « L'if est très peu
vert, grêle, triste, funeste, sans aucun suc (...). Le fruit est vénéneux dans le mâle, dont les baies,
surtout en Espagne, renferment un poison mortel. Des faits prouvent que des barils propres à porter
du vin en voyage faits en Gaule avec ce bois ont donné la mort ; (…) et <Sextius dit que> en
Arcadie le poison en est si actif, qu'il tue ceux qui s'endorment ou mangent dessous »9. En fait, pour
corriger ce que dit Pline, ajoutons que si le fruit en lui-même n’est pas dangereux (il contient une
substance douceâtre et mucilagineuse qui a parfois été consommée) la graine qu’il contient est
toxique10.
Très vénéneux, il était consacré par les Anciens aux divinités de la mort et aux Erynies11,
Hercule Furieux v. 689-696 : taxo imminente quam tenet segnis sopor / Famesque maesta tabido
rictu iacet / Pudorque serus conscios uultus tegit, / Metus Pauorque, Funus et frendens Dolor /
aterque Luctus sequitur et Morbus tremens / et cincta ferro Bella ; in extremo abdita / iners
Senectus adiuuat baculo gradum.
4
Théophraste Recherches sur les Plantes, 3, 10, 2
5
Dioscoride, IV, 79.
6
Plutarque, Moralia, 647 F.
7
Nicandre, Alexipharmaques, v. 611-612 : Mh; me;n dh; smi`lon su; kakh;n
ejlathi?da mavryai~ ///////
Oijtaivhn qanavtoio poluklauvtoio dovteiran ; traduction J.M. Jacques
8
Pline 24, 116.
9
Pline, 16, 50-51 : taxus minime uirens gracilisque et tristis ac dira, nullo suco (…). Mas noxio
fructu ; letale quippe bacis in Hispania praecipue uenenum inest, uasa etiam uiatoria ex ea uinis in
Gallia facta mortifera fuisse compertum est. (…) <Sextius dicit> et esse in Arcadia tam praesentis
ueneni ut qui obdormiant sub ea cibumue capiant moriantur ; traduction J. André.
10
S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 9 p. 155 à 3, 10, 2.
11
Cf H. Bauman, Le bouquet d’Athéna, p. 51.
3
déesses infernales de la vengeance, qui, dit-on punissaient les crimes des humains avec le poison
tiré de cet arbre. Cela explique sa présence dans le décor des Enfers. On rencontre bien d’autres
histoires qui mettent en scène le caractère dangereux de l’if et certaines ne relèvent pas de la
mythologie. Jules César, lui-même dans la guerre des Gaules raconte que les Gaulois
empoisonnaient leurs flèches avec le suc des fruits et rapporte les faits suivants : rentré en gaule,
César marche contre Ambiorix qui, défait, s’enfuit. Et César d’ajouter ; « Catuvolcos, roi de la
moitié du pays des Éburons, et qui s'était rallié à Ambiorix, vieillard accablé par l'âge, et également
incapable de supporter les fatigues de la guerre ou de la fuite, (…) s'empoisonna avec de l'if, qui
croit en abondance dans la Gaule et dans la Germanie »12.
Ces remarques et ces histoires ont été en quelque sorte, confirmées par l’analyse
chimique du végétal : tous les organes de la plante, à l’exception de son arille rouge, contiennent un
alcaloïde très toxique, auquel l’homme ainsi que les chevaux sont effectivement très sensibles 13. Cet
alcaloïde a une action narcotique et cardiotoxique . Autrefois, dans les campagnes, on employait
l’if comme abortif et S. Amigues (Théophraste, livre 3 p. 155) nous apprend, que de nos jours
encore, en Grèce, les bergers éloignent leurs troupeaux de cet arbre dont le nom populaire est
dendro tou thanatou , c’est-à-dire « l’arbre de la mort ». Il a des propriétés antispasmodiques mais
on ne l’utilise plus. En revanche, on a découvert que certaines espèces possédaient une molécule
anticancéreuse et antitumorale, le taxol, qu’on a utilisé avec succès contre les cancers
gynécologiques par exemple : belle revanche de l’arbre, qui lié à la mort serait aussi capable de la
vaincre dans les cas les plus difficiles.
Certaines plantes sont bien plus que des éléments de décors, elles jouent un rôle plus ou
moins important dans l’intrigue des légendes. Nous donnerons en exemple deux végétaux qui
savent être médicalement effrayants. En médecine, en mythologie ou dans la tradition, l’originalité
de ces 2 plantes est leur ambivalence et leur ambiguïté. Elles peuvent être trompeuses et cachent
bien leur jeu, et en cela même, elles effraient. Il s’agit d’abord du grenadier et de son fruit la
grenade (Punica granatum L.). Ils ont leur place dans les légendes liées aux Enfers.
Hadès (Pluton), a enlevé Perséphone (Proserpine), la fille de Déméter. Zeus lui donne
l’ordre de la rendre à sa mère. C’est l’Hymne Homérique à Déméter qui nous l’append 14 : Hadès fait
mine d’accepter mais « il rit dans ses sourcils », nous dit le texte et il donne à manger à Perséphone
un grain de grenade « doux et sucré ». Or la règle veut que personne ne puisse remonter des Enfers
s’il a consommé une nourriture quelconque. Perséphone sera, elle, obligée d’y revenir. C’est ce
procédé déloyal en effet, qui fait que Perséphone ne pourra retourner définitivement auprès de sa
mère mais passera six mois sur terre et six mois aux Enfers avec son époux. Le grain de grenade
symbolise son acceptation. Le grenadier, quant à lui, devient alors un arbre quasi maudit ; il est
frappé d’interdit dans le culte de Perséphone ; le géographe Pausanias15 affirme que des grenadiers
auraient poussé sur la tombe de Ménécée, un suicidé ainsi qu’à l’endroit où les fils d’Œdipe se sont
entretués. Le grenadier est donc bien lié à la mort et aux Enfers. La grenade, elle, symbolise plutôt
César, B. G., VI, 31.
S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 9 p. 155 à 3, 10, 2.
14
Hymne à Déméter, v. 334sq.
15
Pausanias, IX, 25, 1.
12
13
la tentation. En effet, dans l’hymne homérique à Déméter, Perséphone avoue elle-même avoir
succombé à la douceur sucrée de la grenade.
Si le grenadier et son fruit sont ambivalents, c’est aussi que, dans la Grèce primitive, la
grenade était, avec sa coque remplie de graines charnues, le symbole de la fécondité et de la
germination16. On la retrouve sur de nombreuses représentations antiques (statues, peintures, etc).
En fait, la légende de l’enlèvement de Perséphone confirme sa valeur symbolique de germination.
C’est à cause de cette grenade que Perséphone devra rester sous terre pendant l’hiver, alors que la
nature sommeille puis prépare en secret ses germes. La jeune déesse sortira de terre au printemps en
même temps que les jeunes pousses. Ce symbole de fécondité et de germination explique peut-être
le fait que Pline l’Ancien propose de donner de la grenade aux femmes enceintes qui souffrent
d’atonie. Son goût ajoute-t-il, stimule l’enfant17.
Même quand elle apparaît en rêve, la grenade reste ambivalente. Pour Artémidore,
auteur grec du IIème s de notre ère et spécialiste d’onirocritique, dans son ouvrage la Clé des
songes, la grenade, nettement négative, indique soit des blessures à cause de sa couleur, soit des
souffrances à cause de ses piquants, soit encore l’esclavage et l’assujetissement, à cause, dit luimême Artémidore du mythe de l’enlèvement de Perséphone 18. Achmet, l’auteur anonyme, à
l’époque byzantine (9-10ème s), d’un ouvrage grec sur l’interprétation des rêves, est plus nuancé : si
la grenade rêvée est douce, elle indique la richesse et si elle est acide la maladie et l’affliction due à
un homme malfaisant19.
Cela dit, la grenade et le grenadier ont, de fait, dans l’Antiquité, une utilisation médicale
importante. Mais c’est un médicament que l’on juge assez dangereux, selon Pline20: les grenades
peuvent, en effet être mauvaises pour l’estomac, attaquer les dents et les gencives. Il ne faut surtout
pas, en outre, les donner, à quelqu’un qui a de la fièvre. Autre indice de son caractère dangereux, la
grenade intervient dans des recettes abortives. Soranos d’Ephèse, gynécologue grec, aux alentours
de 100 après J.C., la propose d’abord plusieurs fois dans des recettes contraceptives. C’est la peau
intérieure du fruit qu’il utilise, en pessaire, seule ou en composition. Pour les recettes abortives,
c’est plutôt l’écorce de la racine du grenadier, en fait puissant purgatif, qu’il utilise 21. Aujourd’hui,
on sait que la plante contient un alcaloïde dangereux (rameaux, racines, fleurs).
Dans l’Antiquité, le grenadier est donc une plante à la personnalité double. C’est cette
dualité qui en fait une plante effrayante parce que sournoise en quelque sorte. Une autre plante
possède cette dimension : le narcisse. Fleur pourtant délicate, jolie et parfumée, le narcisse est loin
d’être toujours de bon augure et peut passer insensiblement du médicament efficace au dangereux
poison. Les légendes dans lesquelles le narcisse intervient ne sont pas pour rassurer non plus : ces
G. Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 69 : symbole de l’amour et
de la fécondité à cause de ses graines très nombreuses, la grenade est associée à Aphrodite et à
Déméter.
17
Pline, 23, 107.
18
Artémidore, 79, 15 (Pack).
19
Achmet, 109, 1 ; 154, 18 ; 155, 8.
20
Pline, 23,106 sq.
21
Sornos d’Ephèse, maladies des femmes, I, 20 (Gourevitch).
16
histoires jouent sur la duplicité de la fleur qui, comme le fruit du grenadier, est une plante tentatrice.
Le narcisse intervient lui aussi dans la légende de l’enlèvement de Perséphone (Proserpine). C’est,
en effet, en utilisant la beauté de la fleur, que Hadès (Pluton) va tenter la jeune fille et va la faire
disparaître dans le gouffre qui conduit à son royaume. Cette histoire nous est contée en particulier
dans l’hymne homérique à Déméter 22. Le narcisse, « que, dit le texte, par ruse, Terre fit croître pour
l’enfant fraîche comme une corolle », y est abondamment décrit. C’est un narcisse divin et
extraordinaire: on le voit parce que « la fleur <brille> d’un éclat merveilleux » ; elle a « une tige à
cent têtes » et sentant son parfum « tout le vase ciel d’en haut sourit ». La jeune fille ne peut
s’empêcher de saisir ce « beau jouet » et c’est alors que la terre s’ouvre et le maître des Enfers
s’empare d’elle.
On rappellera aussi que par le mythe de sa naissance, tel que le rapporte Ovide dans ses
Métamorphoses23, le narcisse est lié à la mort. Cette histoire que tout le monde connaît, se confond
avec celle du jeune homme du même nom, mort d’être tombé amoureux de son propre reflet et
Ovide de raconter, que son corps disparut et qu’à sa place naquit « une fleur jaune safran dont le
cœur est entouré de feuilles blanches », notre narcisse en bouquet (Narcissus tazetta L.). Chez
Pausanias24, on trouve une autre version de la légende, plus violente, plus effrayante. Selon cet
auteur, Narcisse ne se laissa pas dépérir, mais il se plongea un poignard dans le cœur. De son sang
naquit un narcisse blanc à corolle rouge. C’est le narcisse des poètes (Narcissus poeticus L.) dont on
extrait, dit encore l’auteur, un baume vulnéraire. Né d’une blessure, le narcisse devient alors apte à
soigner toutes les plaies. Il y donc un lien entre la légende et les propriétés de la plante. Le narcisse
médicinal de l’Antiquité est aussi très spécialisé pour les lésions d’origine externe ou interne qui
sont visibles sur la peau. Il rétablit donc sa beauté25: ne peut-on y voir un souvenir du beau Narcisse.
Pline l’Ancien décrit les narcisses antiques dans le livre 21 de son Histoire Naturelle26, et il évoque
aussi le danger que peut cacher cette fleur. Il indique, en effet, sa toxicité en disant que les médecins
utilisent une plante « qui est mauvaise pour les nerfs, alourdit la tête et tire son nom, narcisse, de
narce (sommeil) et non de l’enfant de la fable »27. Renonçant à lier le nom du narcisse au
personnage de la fable, Pline le rattache au danger qu’il peut représenter. On reconnaît encore un
effet narcotique au narcisse. Même le parfum de ses fleurs provoque un assoupissement. Pline
affirme que la fleur entraîne des maux de tête. Dioscoride, quant à lui, soutient que la plante peut
causer des vomissements28. Pour Artémidore, le narcisse rêvé n’est pas plus rassurant : « les
couronnes de narcisses sont mauvaises pour tout le monde dit-il, même si on les voit en leur
saison »29.
Hymne à Déméter, v. 1 à 20.
Ovide, Métamorphoses, III, 353 sq.
24
Pausanias, VIII, 29, 4 ; IX, 31, 6.
25
Cf Pline, 21, 129.
26
Pline, 21, 128-129.
27
Pline, 21, 128 : caput gravantem et a narce narcissum dictum, non a fabuloso puero. Plutarque
affirme que le narcisse engourdit les nerfs et provoque une pesante torpeur, Moralia, 647B ; cf G.
Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 32.
28
Dioscoride 4, 158.
29
Artémidore, 83, 21 sq. (Pack).
22
23
D’autres plantes, médicalement effrayantes sont non plus de simples éléments mais de
véritables héroïnes de légendes tout aussi effrayantes. Parmi celles-ci, nous rencontrons la terrible
jusquiame. La jusquiame (genre hyoscyamus L.) est une plante qui appartient à toutes les époques
au panier des sorcières. Très toxique, elle peut devenir un poison et est donc inexorablement liée à
la mort ; mais elle a en plus une connotation infernale par la légende qui raconte sa naissance. On
raconte en effet (C’est Nicandre en particulier qui le dit 30) que la plante est en quelque sorte la fille
de Cerbère, le terrible gardien des Enfers, le chien à trois têtes. Cerbère, dit Nicandre, ramené des
enfers par Hercule (c’était un de ses travaux) ne put supporter les rayons du soleil et vomit, de son
vomissement naquit cette plante. Ovide dans ses Métamorphoses31 rapporte une version un peu
différente : ce n’est pas du vomissement de cerbère mais de l’écume du chien furieux qu’est née la
plante ; dans les deux cas, il y a un rapport avec une caractéristique physique de la plante. La fleur
de la plante née de la bile vomie par Cerbère dans la première version, devait être jaune verdâtre :
c’est exactement le cas, dit S. Amigues 32, dans son livre Etudes de botanique antique, de l’espèce
appelée jusquiame blanche (Hyoscyamus albus L.) ; dans la version d’Ovide, ce sont les gouttes
d’écume blanche crachées par le chien qui s’épaississent et donnent naissance à la fleur ; il faut y
voir une allusion aux poils blanchâtres dont les tiges, les feuilles et les calices de la même espèce
sont entièrement revêtus.
Pas étonnant alors que la jusquiame, soit, dans l’Antiquité, considérée comme très
dangereuse. C’est une plante étrange et troublante aux effets redoutables. Dans l’Antiquité comme
aujourd’hui, les jusquiames se distinguent par leur forte toxicité. En effet, elles troublent l’esprit,
« toutes engendrant la folie et des vertiges »33, dit Pline. Pline tente d’expliquer l’action dangereuse
de la jusquiame sur l’esprit: « elle a la nature du vin, dit-il, c’est pourquoi elle altère l’esprit et la
tête »34. Il montre aussi que toutes les parties de la plante sont toxiques, les feuilles, la racine et
aussi la graine, ou plus exactement l’huile que l’on prépare avec elle : « On fait avec la graine,
comme nous l’avons dit, une huile qui, instillée seule dans l’oreille, affecte l’esprit »35. Bien plus
tard, Shakespeare évoque dans Hamlet, le même mode d’administration par instillation dans
l’oreille : le spectre du roi du Danemark raconte à son fils Hamlet qu’il a été assassiné à l’aide d’un
jus de jusquiame versé dans son oreille et décrit l’effet de ce poison : «A cette heure de pleine
sécurité, ton oncle se glissa près de moi avec une fiole pleine du jus maudit de la jusquiame, et m’en
versa dans le creux de l’oreille la liqueur lépreuse. L’effet en est funeste pour le sang de l’homme :
rapide comme le vif-argent, elle s’élance à travers les portes et les allées naturelles du corps et par
son action énergique, fait figer et cailler, comme une goutte d’acide fait du lait, le sang le plus
limpide et le plus pur»36.
Nicandre, Alexipharmaka. 12-13
Ovide, Métamorphoses, VII, 408-419.
32
S. Amigues, Etudes de botanique antique, p. 173-174.
33
Pline, 25, 35 : omnia insaniam gignentia capitisque vertigines ; voir aussi Dioscoride, 4, 68.
34
Pline, 25, 36 : Natura vini, ideo mentem caputque infestans.
35
Pline, 25, 37 : Oleum fit ex semine, ut diximus, quod ipsum auribus infusum temptat mentem.
36
Shakespeare, Hamlet, acte I scène 5, trad. de F.-V. Hugo, ed. Librio, p. 29-30 ; F. Gaide, dans
"La jusquiame dans l’Antiquité romaine. Réflexions méthodologiques sur la lecture et
l’appréciation des textes médicaux latins", p. 123, montre que l’on estime aujourd’hui que
Shakespeare a évidemment exagéré les pouvoirs de la jusquiame dans ce passage.
30
31
De nos jours tous les ouvrages botaniques, qu’ils aient un but médicinal ou non, font de
la jusquiame une plante vénéneuse aux propriétés hallucinogènes. En cas d’intoxication, elle
provoque des troubles respiratoires graves, un délire, des convulsions et enfin la paralysie et la mort
37
.
Cette toxicité aux effets particuliers a donné à la jusquiame un aspect mystérieux et
effrayant qui la rapproche du monde surnaturel. Pline classe la jusquiame parmi les plantes célèbres
liées aux dieux et aux demi-dieux et la première information qu’il nous donne à son sujet est qu’
« on attribue à Hercule la plante que l’on appelle chez nous Apollinaris »38. On raconte encore que
ce serait Héraclès qui aurait découvert les propriétés hallucinogènes de la plante 39. L’aspect même
de la jusquiame dont les couleurs ne sont pas franches et qui est couverte de poils blanchâtres est
pour les Anciens bien peu engageante. Michelet, par exemple, le montre dans La Sorcière : il donne
une description inquiétante, presque effrayante de la jusquiame qu’une sorcière cueille sous les
yeux d’un berger : « Elle a pris une vilaine herbe, la plus vilaine que j’aie vue ; d’un jaune pâle de
malade, avec des traits rouge et noir comme on dit les flammes de l’enfer. L’horrible, c’est que
toute la tige était velue comme un homme, de longs poils noirs et collants »40. On établit un lien
entre cet aspect et l’activité dangereuse voire maléfique de la plante. Or, dans l’antiquité, plus une
plante est désagréable, plus elle est puissante. La jusquiame n’échappe pas à cette règle. En effet,
ses indications thérapeutiques sont nombreuses si l’on en croit les auteurs antiques. Elle est en
particulier efficace contre les douleurs. Dioscoride41 insiste beaucoup sur cet aspect. Selon lui, le
suc extrait du fruit, des feuilles, des tiges ou de la graine sèche a un pouvoir analgésique supérieur à
celui du suc de pavot et les feuilles fraiches appliquées sont efficaces contre tout type de douleurs.
Narcotique, la jusquiame, peut aussi, pour les Anciens, servir d’anesthésiant : D. Gourévitch montre
qu’avec la mandragore et le pavot, elle forme « la triade anesthésique » de l’Antiquité42.
Toutes ces plantes que nous avons évoquées sont effrayantes par les effets qu’elles
peuvent avoir sur le corps humain et par les légendes dans lesquelles elles interviennent. D’autres
donnent lieu à des histoires plus « médicales », c’est-à-dire liées à leur emploi médicinal. Ces
histoires concernent en particulier la cueillette de quelques plantes dangereuses dont deux très
célèbres : la pivoine et l’ellébore.
Pour quelques plantes sauvages, donc, la cueillette elle-même est un acte dangereux.
L’une des plus élégantes et des plus jolies fleurs d’Europe, la pivoine (Paeonia officinalis L. et
P. Delaveau, Histoire et renouveau des plantes médicinales, p. 134.
Pline, 25, 35 : Herculi eam quoque adscribunt quae Apollinaris apud <nos> appellatur.
39
H. Baumann, Le bouquet d’Athéna, p. 104 ; H. Baumann cite à ce propos la jusquiame blanche
(Hyoscyamus albus L.) mais Pline ne fait pas de distinction d’espèce et attribue tout le genre
jusquiame à Hercule.
40
Michelet, La Sorcière, éd. Garnier-Flammarion, p. 110.
41
Dioscoride, 4, 68.
42
D. Gourevitch, « La triade anesthésique dans le monde gréco-romain », p. 309-314.
37
38
Paeonia mascula Miller)43 est de celles-là. Théophraste44 et, à sa suite, Pline l’Ancien 45 nous
apprennent que dans la forêt où elle pousse, un oiseau, le pic 46, la protège du cueilleur. Celui-ci
devra alors attendre la nuit pour la déterrer ou cueillir son fruit s’il veut éviter que l’oiseau en colère
ne lui saute aux yeux et ne lui ôte la vue47. Ces histoires effrayantes se rattachent à tout un rituel
magique qui entoure la cueillette et qui comprend d’autres recommandations ou prescriptions : dans
certains textes, par exemple, l’herboriste doit être en état de pureté pour cueillir la pivoine 48. Mais
cet oiseau vengeur et terrible est peut-être une matérialisation du danger que peut cacher une plante
médicinale pour signifier à l’homme qu’utiliser une plante comporte certains risques. D’ailleurs
Théophraste et Pline évoquent un autre danger pour l’herboriste : en arrachant la racine, il encourt
une chute du rectum49. L’histoire du pic est donc comme une mise en garde, peut-être est-ce une
manière de conseiller aux utilisateurs de se méfier de la pivoine.
Pline n’indique pas clairement, il est vrai, de dangers liés à l’emploi de la pivoine, il se
contente de dire qu’il ne faut pas dépasser la dose de quatre drachmes de racine, lorsqu’on veut
soigner l’aliénation mentale50. Mais on sait aujourd’hui que les graines de la pivoine sont toxiques 51.
Or la partie la plus utilisée dans l’Antiquité, pour de nombreuses maladies, était justement la plus
toxique : la graine. On la pensait en particulier très utile en gynécologie 52. Déjà, dans les traités du
Corpus hippocratique, la pivoine est proposée presque uniquement pour provoquer les règles et
soigner les maladies féminines53. La racine avait aussi du succès, dans l’Antiquité, utilisée pour des
maladies très diverses qui, selon Pline, allaient des affections de la trachée-artère à l’aliénation
mentale54.
En outre, déjà par son nom la pivoine appartient au monde de la mythologie. Un de ses
noms latins paeonia ou grecs paiônia la rattache au monde des dieux et du surnaturel. Il fait revivre
Paeon le médecin des dieux de l’Olympe qu’on confond parfois avec Apollon lui-même. Pline
G. Ducourthial explique que si la pivoine mâle des Anciens est Paeonia mascula Miller, la
pivoine qu’ils considèrent comme femelle est soit la Paeonia peregrina Miller, soit chez certains
auteurs la Paeonia officinalis L. ; cette dernière étant absente de Grèce : G. Ducourthial, Flore
mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 541 (note 99).
44
Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 6.
45
Pline, 25, 29 ; 27, 85.
46
Il s’agit probablement du grand pic noir picus martius cf S. Amigues, Théophraste, Recherches
sur les plantes, note 20 p. 124 à 9, 8, 6.
47
Pline, 25, 29 ; 27, 85 ; Théophraste, Recherches sur les plantes 9, 8, 6
48
Le codex matritensis, cité par A. Delatte, Herbarius. Recherches sur le cérémonial usité chez les
Anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, p. 34.
49
Théophraste, Recherches sur les plantes 9, 8, 6 ; Pline, 27, 85.
50
Pline, 27, 86.
51
Delaveau et al., Secrets et vertus des plantes médicinales, p. 328.
52
Pline, 26, 131 ; 151 ; 27, 86. La graine rouge permet d’arrêter les écoulements sanguins, c’est la
noire qui est le meilleur remède général pour les maladies des femmes et surtout pour les affections
de l’utérus. La couleur rouge ou noire de la graine peut donc constituer une « signature » qui
indique, dans certains cas, à quoi peut servir la plante.
53
Ducourthial, Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 305 ; Hippocrate, VII, 351 ;
353 (Littré) par exemple.
54
Pline, 27, 86.
43
affirme que c’est Paeon qui aurait découvert la pivoine55. Il ajoute même qu’elle serait la plante la
plus anciennement découverte. Elle est aussi une plante puissamment liée à la magie et attribuée à
la lune et soignant de préférence les maladies cycliques 56. Il nous reste d’ailleurs un petit traité
astrologique antique entièrement consacré à la pivoine, le Traité astrologique sur la pivoine, étudié
par G. Ducourthial dans son ouvrage Flore magique et astrologique de l’Antiquité. Ce texte expose
à la fois les propriétés thérapeutiques et les vertus magiques de la plante57.
Il existe, dans l’Histoire Naturelle, une autre plante liée à un oiseau : l’ellébore58.
Théophraste59, Pline60 et Dioscoride61 racontent que lorsqu’on cueille l’ellébore noir (Helleborus
niger L.), un aigle apparaît presque toujours dans le ciel et si jamais il voit le cueilleur en train de
déterrer la plante, celui-ci mourra dans l’année62. L’ellébore fait donc partie comme la pivoine des
plantes que leur cueillette rend dangereuses. Théophraste rapporte que les cueilleurs d’ellébore
creusent vite, mangent de l’ail et boivent du vin pur pour éviter que la plante ne leur donne des
maux de tête63, ce qui peut, sans ces mesures prophylactiques, se produire très rapidement et
empêcher le cueilleur de creuser64. Il faut aussi tracer un cercle autour de la plante, se tourner vers
l’orient et prier les dieux pour leur demander la permission. Dioscoride précise que ce sont Apollon
et Asclépios que l’on doit prier65.
En fait l’ellébore réunit tous les dangers. Elle est la plante qui fait peur par excellence,
alors qu’elle est aussi, comme le dit S. Amigues , « le remède à tout faire » des Anciens66. Son vaste
champ d’action repose sur ses vertus purgatives. Dès Hippocrate, elle est l’évacuant par excellence
Pline, 25, 29.
Ducourthial Flore mythologique et astrologique de l’Antiquité, p. 297.
57
Sur la pivoine, ses propriétés, ses liens avec la magie, voir G. Ducourthial, Flore magique et
astrologique de l’Antiquité p. 296-311. On apprend en particulier que les textes astrologiques
anciens attribuent la pivoine à la lune (p. 296). Or la lune est l’astre qui préside à la magie ; Traité
astrologique sur la pivoine, édité dans C.C.A.G. VIII, 1 et VIII, 2. Il expose à la fois les propriétés
thérapeutiques et les vertus magiques de la plante. Il nous reste plusieurs versions. P. 301.
58
Sur ce passage de Pline (25, 47-61) consacré à l’ellébore, voir P. Mudry, « L'ellébore ou La
victoire de la littérature (Pline, Nat. 25, 47-61) ».
59
Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8.
60
Pline, 25, 50.
61
Dioscoride, 4, 162.
62
Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8 ; Pline, 25, 50 ; Dioscoride, Materia Medica, 4,
162.
63
Pour Pline, la plante qui donne des maux de tête est l’ellébore blanc ; pour Dioscoride, l’ellébore
noir ; quant à Théophraste, il ne précise pas la couleur et parle de l’ellébore en général : Pline, 25,
50 ; Dioscoride, Materia Medica, 4, 162 ; Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8, 8.
64
Théophraste, Recherches sur les plantes 9, 8, 6. S. Amigues (p. 123, note 18) explique l’emploi de
l’ail et du vin pur. L’ail, bactéricide, s’est toujours vu reconnaître une vertu prophylactique et
l’usage préventif du vin non coupé d’eau repose sur la croyance en « l’aptitude du vin fort à faire
réagir l’organisme contre le contact ou l’inhalation de substances végétales délétères ». Ces détails,
à propos de l’ellébore noir, sont aussi rapportés par Pline, 25, 50 et par Dioscoride, Materia
Medica, 4, 162 à propos de l’ellébore noir.
65
Pline, 25, 50 ; Dioscoride, Materia Medica, 4, 162 ; Théophraste, Recherches sur les plantes, 9, 8,
8.
66
S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 1, p. 137 à, 9, 10, 1-2.
55
56
qui expulse tout type de mal 67. L’Antiquité confond sous le même nom helleborus deux plantes qui
appartiennent à deux genres botaniques différents. Il s’agit d’un véritable ellébore, l’ellébore noir
(Helleborus niger L.) et du vératre ou varaire (Veratrum album L.) qui devient, dans l’Antiquité,
l’ellébore blanc. Mais ce qui réunit ces deux ellébores de l’Antiquité, c’est surtout leur toxicité.
L’ellébore est toxique par les glucosides vénéneux qu’il contient ; c’est un cardiotonique
dangereux68. Quant à la toxicité du vératre, elle est due à des alcaloïdes 69. Partout, dans les textes
antiques on n’en finit pas d’énumérer les dangers de l’un et l’autre ellébores : ces dangers
concernent non seulement la cueillette, mais aussi les dosages, les emplois. Il faut bien sûr trouver
le bon dosage pour éviter un terrible danger et de ce fait, les médecins préfèrent ne pas le donner
comme anesthésiant, malgré son pouvoir narcotique, plutôt que de risquer de perdre un patient
(ellébore noir). Il ne faut pas en donner par temps couvert car le malade risque de tourments
insupportables ; dans tous les cas, il faut préparer le corps sept jours à l’avance (ellébore blanc).
Les contre-indications sont nombreuses : il ne faut éviter de donner l’ellébore aux vieillards, aux
enfants, aux sujets au corps ou à l’esprit mou ou efféminé, aux sujets maigres ou délicats et aux
sujets craintifs et dans certaines maladies (ellébore blanc) 70. Certaines variétés d’ellébore blanc
précise Dioscoride71 entraînent la production excessive de salive et provoque des étouffements.
Conformément à la logique antique, danger et efficacité sont étroitement liés ; ainsi, les hellébores
sont recommandés par les Anciens non seulement pour purger de manière drastique, évacuer les
règles et faire sortir les fœtus vivants ou morts, mais aussi pour soigner des maladies très graves
(épilepsie, folie, paralysie etc.). Une telle puissance ne peut que faire peur.
Pivoine et ellébore témoignent d’un lien établi entre le végétal et l’animal. L’oiseau
vient au secours de la plante. Il existe plusieurs autres histoires de ce genre dans les textes médicaux
antiques. Parfois, c’est à l’homme que s’associe l’animal pour cueillir la plante effrayante 72. C’est le
cas, par exemple, de la célèbre mandragore, autre plante fort dangereuse, que je ne ferai que citer
ici, étant donné le grand nombre d’études auxquelles elle a donné lieu73. Certains textes anciens
assez tardifs évoquent un procédé de cueillette pour éviter les dangers de la mandragore : le
cueilleur attache un chien à la plante qui l’arrache à sa place puis en meurt. L’aglaophotis d’Elien74,
plante lumineuse qui s’enfuit quand on l’approche, est aussi arrachée de cette manière. En elle, on a
reconnu parfois la pivoine, parfois encore la mandragore. Flavius Josèphe décrit, quant à lui, la
M. C. Girard, Connaissance et méconnaissance de l’hellébore dans l’Antiquité, p.84-87 ; cf S.
Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, note 1, p. 137 à, 9, 10, 1-2.
68
P. Lieutaghi, Jardin des savoirs, jardin d’histoire, p. 88 ; W. Thomson (dir.), Les Plantes et leurs
Pouvoirs, p. 173.
69
W. Thomson (dir.), Les Plantes et leurs Pouvoirs, p. 170.
70
Pline, 25, 47-61.
71
Dioscoride, Materia Medica, 4, 148 : cet étouffement s’expliquerait ainsi : rendant les glandes
salivaires hyperactives, l’ellébore fait que le patient s’étrangle avec sa propre salive, selon
Dioscoride.
72
Sur ce point voir G. Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité p. 173-175.
73
D. Fausti, S. Hautala « Bibliografia della botanica antica », p. 29-45.
74
Elien, De la nature des animaux, 14, 27.
67
baaras, plante, non identifiable, qui brille, se déplace et peut expulser les démons des corps
humains. Pour cueillir sans danger, on attache aussi un chien à sa racine75.
Ainsi, les plantes dont nous avons parlé sont toutes à leur manière vraiment
dangereuses. Elles effraient les Anciens à la fois par les histoires terribles qui les mettent en scène et
par les propriétés médicinales qu’on leur attribue. Mais, de surcroit, les analyses actuelles ont
souvent confirmé leur toxicité plus ou moins grande. Ces histoires et ces mythes ont peut-être même
influencé plus ou moins les pouvoirs que l’Antiquité attribuait à ces plantes. Elles sont comme des
métaphores indiquant à l’aide d’une intrigue et de personnages mythologiques les dangers de la
plante, même si elles n’ont pas été imaginées dans ce but. Le fait par exemple, que, chez les poètes
et chez Sénèque, les ifs abritent tous les maux les plus terribles pourrait être une image pour
indiquer que ces arbres sont hautement toxiques et dangereux. La légende, d’autre part, matérialise
le caractère dangereux du grenadier : la douceur sucrée de la grenade est en quelque sorte
trompeuse, car l’arbre qui la porte est médicalement dangereux, tout comme dans le mythe la
grenade représente pour Perséphone, à la fois la douceur tentatrice et le risque de ne pouvoir sortir
des Enfers. De même la légende faisant intervenir Cerbère dans la naissance de la jusquiame peut
aussi être une métaphore de la toxicité extrême de la plante que l’on a utilisée pour empoisonner
maintes personnes.
En tout cas, ces légendes contribuent à créer des plantes qui font peur et dont on use avec prudence
lorsqu’on les transforme en médicament. Quoi qu’il en soit, les plantes médicinales, surtout si elles
sont puissantes, deviennent facilement effrayantes, car la frontière entre le remède destiné à guérir
les maux et le poison qui peut les provoquer est parfois très mince : une simple erreur de dosage
peut tout faire basculer.
Bibliographie :
AMIGUES S., Etudes de botanique antique, Paris, 2002 (réimpression d’articles parus entre 1978 et 2001, avec notes et
bibliographie additionnelles).
BAUMANN H., Le bouquet d’Athéna. Les plantes dans la mythologie et l’art grec, Paris, 1984.
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littérature, A. Pigeaud et J. Pigeaud éd., Nantes, 2000, p. 195-201.
75
Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 6 ; 183.
THOMSON W. (dir.), Les Plantes et leurs Pouvoirs, Epinay sur Seine, 1987.
Le Rameau d'or et ses branches.
Pascal Luccioni, enseignant de langues anciennes (grec).
Résumé : Nous présentons d'abord brièvement l'histoire du rameau d'or telle qu'on la trouve
dans l'Enéide de Virgile ; nous donnons ensuite certaines des interprétations majeures déjà
proposées par les érudits anciens et modernes, et en particulier par Frazer, auquel le rameau d'or
doit une bonne partie de sa célébrité ; nous insistons donc sur l'apport (ambigu) de cet érudit ; nous
montrons enfin que cet épisode présente certaines ressemblances avec un épisode de l'Odyssée,
celui où Ulysse cueille le moly, avant de conclure sur les raisons de ces ressemblances et sur ce qui
a pu faire le succès de ces mythes.
Dans l'Enéide (VI, 133), la Sibylle de Cumes explique à Enée, qui désire se rendre
aux enfers pour y revoir son père, la démarche qui doit être la sienne pour accomplir ce dessein :
… si tanta cupido est
bis Stygios innare lacus, bis nigra uidere
Tartara et insano iuuat indulgere labori,
accipe quae peragenda prius. Latet arbore opaca
aureus et foliis et lento uimine ramus,
Iunoni infernae dictus sacer ; hunc tegit omnis
lucus et obscuris claudunt conuallibus umbrae.
Sed non ante datur telluris operta subire,
auricomos quam quis decerpserit arbore fetus.
Hoc sibi pulchra suum ferri Proserpina munus
instituit. Primo auulso, non deficit alter
aureus et similis frondescit uirga metallo.
Ergo alte uestiga oculis et rite repertum
carpe manu ; namque ipse uolens facilisque sequetur,
si te fata uocant : aliter, non uiribus ullis
uincere nec duro poteris conuellere ferro.
… "si tu as tel désir de traverser deux fois les eaux mortes du Styx, de voir deux fois le noir
Tartare, s'il te plaît de te laisser aller à cette folle tâche, apprends ce que d'abord il te faut accomplir.
Dans un arbre plein d'ombre se cache un rameau dont les feuilles et les souples tiges sont d'or ; on
dit qu'il est consacré à la Junon des Enfers ; tout le bois le protège, et les ombres le renferment dans
les vallons obscurs. Mais on ne peut s'engager au fond des ouvertures de la terre si l'on n'a pas
d'abord pris sur l'arbre la branchette aux feuilles d'or. La belle Proserpine a décidé que ce serait là le
présent qu'on lui apporterait. Quand on en arrache un, un autre ne manque pas de pousser, doré, et
la frondaison qui s'y développe est du même métal. Lève donc les yeux, cherche, et quand tu l'auras
trouvé, cueille-le comme il faut : avec la main. Car il te suivra de lui-même et de son plein gré, si le
destin t'appelle ; autrement, tu ne pourras le vaincre quelles que soient tes forces, ni l'arracher avec
le dur fer."
La Sibylle annonce aussi à Enée qu'un de ses compagnons est mort, auprès de la flotte,
pendant qu'il la consulte. Enée retourne à la flotte, et trouve Misène, l'un des hérauts d'armes, qui a
péri d'une mort indigne (indigna morte peremptum, 163). On se rend alors dans la forêt profonde
pour abattre le bois qui servira au bûcher funéraire.
Itur in antiquam siluam, stabula alta ferarum,
procumbunt piceae, sonat icta securibus ilex
fraxineaeque trabes cuneis et fissile robur
scinditur, aduoluunt ingentis montibus ornos.
"L'on se rend dans l'antique forêt, haut repaire des bêtes sauvages. Les sapins tombent en
avant, l'yeuse résonne sous les coups des haches, les bûches de frêne et le rouvre de bonne fente
s'entrouvrent, et l'on fait rouler, depuis les montagnes, des ornes énormes."
C'est au cours de ces travaux d'abattage que deux colombes guident Enée jusqu'au
rameau d'or (203-211) :
Sedibus optatis gemina super arbore sidunt,
discolor unde auri per ramos aura refulsit.
Quale solet siluis brumali frigore uiscum
fronde uirere noua, quod non sua seminat arbos,
et croceo fetu teretis circumdare truncos,
talis erat species auri frondentis opaca
ilice, sic leni crepitabat brattea uento.
Corripit Aeneas extemplo auidusque refringit
cunctantem et uatis portat sub tecta Sibyllae.
"Elles se posent au lieu recherché, sur l'arbre à la double nature ; là, une brume d'or flamboie
à travers les branches, tranchant par sa couleur. De même que le gui, lors des froids du solstice,
dans la forêt, a coutume de verdoyer grâce à ses feuilles nouvelles, lui que l'arbre où il pousse n'a
pas fait croître, et d'entourer les troncs arrondis de ses jeunes pousses safranées, de même
apparaissait le feuillage d'or sur l'yeuse sombre, de même la feuille métallique tintait au vent léger.
Aussitôt Enée saisit le rameau et le brise avec ardeur, malgré sa résistance, et le porte sous le toit de
la Sibylle, la prêtresse."
Enée pourra donc accompagner la Sibylle dans la grotte profonde qui, aux abords du lac
Averne, communique avec le monde des morts ; il aura auparavant (243-251) sacrifié quatre
taureaux au dos noir, une brebis noire et une vache stérile. Voici comment l'on chemine dans le
monde d'en-dessous (268-272) :
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram
perque domos Ditis uacuas et inania regna :
quale per incertam lunam sub luce maligna
est iter in siluis, ubi caelum condidit umbra
Iuppiter, et rebus nox abstulit atra colorem.
"Ils allaient sombres à travers la nuit solitaire, parmi l'ombre, à travers les palais vides de
Dis et ses royaumes sans forme : ainsi, par une lune incertaine, on fait route en forêt, avec une lueur
avare, quand Jupiter a voilé d'ombre le ciel et que la noire nuit a enlevé leur couleur aux choses."
On notera en passant, à l'entrée de ces royaumes vagues et vides, un orme immense et
sombre, aux feuilles duquel sont suspendus les rêves illusoires.
Enée franchit les différents obstacles qui se présentent à lui, et le premier mort qu'il aperçoit
est Palinure, mort noyé (noyé, comme Misène) au chant précédent. Pour apaiser Charon, le nocher
des enfers, la Sibylle lui montre le rameau d'or que le héros lui a confié. Alors (408-410)
admirans uenerabile donum
fatalis uirgae longo post tempore uisum
caeruleam aduertit puppim ripaeque propinquat.
"Admirant la baguette merveilleuse, le don auguste qu'il aperçoit après l'avoir lontemps
attendu, il tourne vers eux sa poupe sombre et s'approche de la rive".
Après une série de rencontres avec des morts célèbres, le rameau est finalement accroché à
la porte de Perséphone. Enée se rend alors aux Champs Elyséens où il rend visite à son père, qui lui
annonce l'avenir de Rome et les difficultés qui l'attendent. Le héros peut alors quitter le monde des
morts, et revoir ses compagnons. Au début du chant 7, après quelques vers qui relatent la mort de
Caieta, nourrice d'Enée, les navires du fils d'Anchise frôlent l'île de Circé (7, 10). Elle est à peine
vue, dans l'ombre de la nuit, mais on entend les cris des bêtes qu'elle tient enfermées avec elle.
Ensuite, les Troyens accostent au rivage du Tibre, et la deuxième partie de l'Enéide peut
commencer.
Qu'est-ce que c'est que ce rameau d'or ? On sait sans doute que des bibliothèques entières
ont été consacrées à cette question, depuis l'Antiquité. On sait que Macrobe, à la fin de l'Antiquité,
cite76 un passage de Cornutus (1er siècle) qui prétend que "Virgile a l'habitude d'inventer des choses,
comme par exemple pour le rameau d'or." Pour nous autres modernes, la question est devenue plus
obscure encore, si faire se peut, à cause de l'ombre que fait une ?uvre lumineuse et noire à la fois, le
Rameau d'or ou si l'on préfère le Golden Bough de Frazer.
Il faut peut-être que je présente en quelques mots l'auteur et son ?uvre avant de m'aventurer
(rapidement) dans le détail de ce labyrinthe. J.-G. Frazer avait fait ses études à Glasgow et à
Cambridge, des études de grec et de latin (à côté d'études de droit auxquelles son père l'avait
contraint). Il continua toute sa vie, tout en publiant des travaux d'anthropologie dont le Rameau d'or
est l'exemple le plus remarquable, à étudier les textes grecs et latins, publiant par exemple une
édition commentée des Fastes d'Ovide77, ou encore des éditions commentées de la Bibliothèque
d'Apollodore78 ou de la Périégèse de Pausanias79. Le Rameau d'or paraît pour la première fois en
anglais en 189080.
Le but de cette immense somme, nous dit Frazer dans la préface, est d'expliquer une notule
d'un commentateur tardif de Virgile, Servius (fin IVe – début Ve siècle de notre ère), qui s'efforce
d'éclairer le passage de l'Enéide concernant le rameau d'or que nous avons lu tout à l'heure. Voici ce
passage de Servius81 :
Latet arbore opaca aureus : licet de hoc ramo hi qui de sacris Proserpinae scripsisse
dicuntur, quiddam esse mysticum adfirment, publica tamen opinio hoc habet. Orestes post occisum
regem Thoantem in regione Taurica cum sorore Iphigenia, ut supra diximus, fugit et Dianae
simulacrum inde sublatum haud longe ab Aricia collocauit. In huius templo post mutatum ritum
sacrificiorum fuit arbor quaedam, de qua infringi ramum non licebat. Dabatur autem fugitiuis
potestas, ut si quis exinde ramum potuisset auferre, monomachia cum fugitiuo templi sacerdote
76
Macrobe, Saturnales, V, 19, 2.
Publii Ovidii Nasonis Fastorum libri sex, with a tr. and comm. by J. G. Frazer, London, 1929.
78
Apollodorus : The library. With a tr. by J. G. Frazer, London/New-York, 1921.
79
Pausanias's Description of Greece, London/New-York, 1898.
80
Cf. bibliographie en fin d'article pour le détail.
81
Servii grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii vol. II, rec. Thilo (G.), comm. ad Aen. VI, 136, p. 30.
77
dimicaret : nam fugitiuus illic erat sacerdos ad priscae imaginem fugae ; dimicandi autem dabatur
facultas quasi ad pristini sacrificii reparationem. Nunc ergo istum inde sumpsit colorem. Ramus
enim necesse erat ut et unius causa esset interitus : unde et statim mortem subiungit Miseni : et ad
sacra Proserpinae accedere nisi sublato ramo non poterat. Inferos autem subire hoc dicit, sacra
celebrare Proserpinae.
"[un rameau] d'or, dans un arbre plein d'ombre : bien que ceux qui ont écrit sur le culte de
Proserpine disent qu'il y a là quelque chose de mystique, l'opinion générale est la suivante. Oreste,
après qu'il avait tué le roi Thoas en Tauride, s'enfuit avec sa s?ur Iphigénie, comme nous l'avons dit
plus haut, et plaça non loin d'Aricia la statue de Diane qu'il y avait trouvée [en Tauride]. Dans le
temple de cette déesse, après le changement du culte des officiants, il y avait un certain arbre, dont
il était interdit de briser un rameau. Mais les fugitifs avaient la possibilité, s'ils arrivaient à en
enlever un rameau, de se battre en combat singulier contre le prêtre du temple, lui aussi fugitif. Car
le prêtre de ce temple devait être un fugitif, à l'image de la première fuite. Et le droit de combattre
était donné comme pour renouveler le sacrifice primitif. A ce point de son récit, c'est donc de là
qu'il [Virgile] a pris son inspiration. Car il était nécessaire que le rameau soit cause de la mort d'un
individu. C'est pourquoi il insère aussitôt la mort de Misène. Et on ne pouvait avoir accès aux rites
sacrés de Proserpine si l'on n'enlevait pas d'abord le rameau. Et quand il dit 'accéder aux enfers', il
veut dire célébrer les rites de Proserpine."
Plusieurs autres textes de l'Antiquité (connus, bien sûr, de Frazer) mentionnent le prêtre de
Diane près d'Aricia. On apprend notamment (Suétone, Vie de Caligula, 35) qu'il était appelé rex
nemorensis, "le roi du bois, de la forêt". Tous ces éléments (Servius, Suétone etc.) ne sont d'ailleurs
pas donnés explicitement par Frazer, qui doit les considérer comme connus : il y fait simplement
allusion au début de son opus magnum, et c'est au lecteur d'aller les chercher et d'essayer de les
traduire.
Le livre de Frazer est extrêmement difficile à résumer, tant est touffue la forêt de ses
arguments et de son propos. La conclusion ne peut venir qu'après l'examen, dans la troisième partie,
du mythe scandinave de Balder, fils d'Odin. Voici un aperçu rapide de ce mythe : Balder est le dieu
de la lumière. Toutes les créatures, toutes les choses qui existent, ont dû promettre de l'épargner –
mais on a fait une exception pour le gui, trop petit et trop insignifiant. Lorsque les dieux, par jeu,
font tirer des projectiles sur Balder (projectiles qui ne peuvent le toucher, puisqu'il est invulnérable :
tous les objets ont juré de l'épargner), Loki met dans la main de Hother, un dieu aveugle, une flèche
de gui. Balder meurt alors.
Pour Frazer, le gui représente la vie du chêne sur lequel il pousse. C'est en quelque sorte son
âme sous forme matérielle et "épiphyte" (j'emploie ce terme tout en sachant que le gui n'est pas à
proprement parler épiphyte au sens des botanistes modernes). Quant au "roi du bois", il représente
l'esprit du chêne : on ne peut donc le tuer (pour le revivifier) qu'en lui ayant enlevé son "âme", le
gui. En insistant sur le rôle joué par une plante dans la façon dont les peuples de l'Antiquité et les
"primitifs" verraient le monde qui les entourait, Frazer laissait paraître l'influence qu'avait eue sur
lui la lecture des travaux de son prédécesseur en mythologie comparée, Wilhelm Mannhardt82.
Mais peut-être, plutôt que le propos de Frazer, que les anthropologues ont eu vite fait de
critiquer, voire de démolir, c'est son écriture, sa façon de raconter une histoire, qui impressionne le
lecteur, comme elle impressionnait déjà les lecteurs du premier vingtième siècle83.
Les première lignes de l'ouvrage sont baignées dans une lumière élégiaque : "Qui ne connaît
le Rameau d'Or de Turner ? Dans ce paysage, irradié des reflets empourprés dont l'imagination et le
génie du grand peintre savaient embraser et colorer jusqu'aux scènes naturelles les plus splendides,
le petit lac de Nemi, le miroir de Diane – ainsi l'appelaient les anciens – nous apparaît, comme en
un mirage, nichant ses eaux lisses dans un vallon verdoyant des monts Albains. Ce spectacle reste à
jamais gravé dans la mémoire de ceux qui l'ont contemplé. Sur les berges de l'eau impassible se
juchent, tout assoupis, deux villages et un palais de pur style italien, dont les jardins en terrasse
descendent abruptement jusqu'au lac. C'est à peine s'ils viennent rompre le silence et la solitude du
lieu. Diane elle-même pourrait encore errer dans ces halliers sauvages ou s'attarder sur cette rive
déserte." (trad. Pierre Sayn). Je vous invite à parcourir ensuite l'extraordinaire tableau "gothique"
par lequel Frazer décrit le prêtre de Diane attendant dans la crainte et l'ombre l'arrivée d'un possible
successeur, tandis que les nuages courent devant la lune84 ; la Dark fantasy n'a pas fait mieux.
Il faut souligner l'importance du rôle joué par le gui dans le livre de Frazer ; il n'y est pas la
plante insignifiante que décrit le mythe de Balder. Représenté, sous la forme d'une élégante gravure
dorée sur le fond toilé de la couverture de l'édition de 1900, puis de nouveau sur celle de 19111915, le gui fait aussi l'objet de longues considérations à la fin de l'ouvrage. Frazer se demande
d'abord si c'est l'aspect du gui après séchage, effectivement doré, qui a pu donner naissance à
l'appellation. Mais déjà en 1889, alors qu'il préparait la première édition du Rameau d'Or, il avait
correspondu avec Francis Darwin (fils de Charles) qui lui avait signalé l'existence de Loranthus
82
Je me réfère en particulier aux deux volumes de Mannhardt (W.), Wald- u. Feldkulte, Berlin, 19052 (*Berlin, 187518771).
83
Cf. Vickery (J. B.), The Literary impact of The Golden Bough, Princeton, 1973.
84
Frazer s'inspire bien sûr des vers de l'Enéide (VI, 268-272) cités ci-dessus.
europaeus85, cousin du gui dont les fruits dorés sont remarquables notamment en hiver 86. En 1936,
lorsqu'il publie un volume d'Aftermath, une sorte d'épilogue à ses travaux et au Rameau d'or, il
choisit de clore ce volume par une notule 87 sur les Gallas d'Afrique de l'Est, qui considèrent que le
"gui" est greffé sur l'arbre comme l'âme sur le corps.
Ce qui est extraordinaire, c'est que lorsque nous revenons au texte de Virgile, nous voyons
bien, d'abord, que la descente d'Enée aux Enfers ne se situe pas aux abords d'Aricia, au lac Nemi,
mais bien non loin du lac Averne, dans une forêt profonde qui est donc voisine de Naples et non de
Rome. Même Servius n'avait pas été aussi loin que Frazer dans la fusion entre les deux mythes
(rameau d'or virgilien d'un côté, rites de la prêtrise de Nemi de l'autre). Ce reproche a bien sûr été
fait à Frazer dès la publication de son ouvrage88.
Et le ramus aureus est seulement comparé au gui ; on doit donc penser qu'il n'est pas le gui il ne manquera pas de lecteurs pour en déduire qu'il pourrait s'agir de Loranthus europaeus Jacq.,
selon l'hypothèse de Francis Darwin signalée ci-dessus ; l'une des difficultés, signalée d'ailleurs par
Frazer, est que Loranthus est décidu, alors que le "rameau d'or" semble (comme le gui) avoir un
feuillage persistant. Pour en terminer avec les subtilités botaniques, signalons qu'une troisième
espèce pourrait aussi, par sa couleur, réclamer d'être citée ici : je veux parler du parasite du cade,
Arceuthobium oxycedri (DC) M. Bieb. qui devient volontiers d'un jaune doré en fin de saison. Mais
Virgile signale bien qu'il s'agit dans l'épisode de l'Enéide d'un parasite de l'yeuse (lat. ilice, VI, 209
cité supra). On devra donc en rester au gui, ou à Loranthus europaeus Jacq., ou encore faire
l'hypothèse d'une plante imaginaire.
Bien des interprétations, concurrentes de celle de Frazer, ont été données du rameau d'or
virgilien. Nous nous contenterons d'en signaler deux, qui nous ont paru particulièrement
importantes.
La première a été déjà mise en valeur par Servius lui-même. Immédiatement après le
passage cité supra, Servius ajoute89 que Pythagore a conçu la vie humaine comme divisée en deux,
à la manière d'un i grec (Y). Ce dernier a voulu indiquer par là que dans sa jeunesse, l'homme est
encore incertain s'il doit prendre la route du bien ou celle du mal. La jeunesse est un carrefour, dont
85
Frazer ne donne pas les noms d'auteurs de diagnose à la suite des noms latins d'espèces botaniques ; nous écrivons
aujourd'hui L. europaeus Jacq.
86
The Golden Bough : Balder the Beautiful, p. 315-320, notamment p. 318 pour la lettre de F. Darwin.
87
Aftermath, p. 480.
88
Cf. les références aux comptes-rendus contemporains dans Smith (J. Z.), "When the Bough breaks", note 31 de la page
351.
89
Servius, ibid. (comm. ad VI, 136), pp. 30-31.
la route de gauche mène aux vices, et celle de droite à la vertu. Le rameau a donc la forme d'un
carrefour, et c'est à ce carrefour de la vie que Virgile pourrait avoir voulu faire allusion, d'après
certains interprètes.
On n'a guère dit, il me semble, que cette remarque de Servius, quelle que soit sa
portée quant à l'explication du texte de Virgile, devait avoir été faite originellement par quelqu'un
qui avait observé non pas seulement des arbres ou des végétaux ligneux en général, mais peut-être,
plutôt, du gui. Car peu d'arbrisseaux ont autant que ce parasite la faculté de présenter une
architecture par division successive, très étalée, – ce que les botanistes appellent un port divariqué.
De plus, le gui ne présente pas de véritable géotropisme négatif, contrairement à la plupart des
plantes. Il semble constamment hésiter entre le ciel et la terre, et entoure la branche de la plante
"hôte" de toutes parts90.
La deuxième interpétation importante, à notre gré, sera celle de Michels et de West 91, pour
qui le rameau d'or serait un signe, voire une clef, pour l'accès au platonisme de Virgile. Cette
interprétation repose sur le fait qu'un texte antérieur à Virgile d'un petit siècle, et qu'il connaissait
presque certainement, le poème liminaire de la Couronne de Méléagre (une anthologie du début du
premier siècle avant notre ère), attribue à Platon justement un rameau d'or. Rappelons le contexte
de cette citation : Méléagre compare son anthologie à une couronne de fleurs, et chacun des poètes à
une fleur particulière. Quelques épigrammes de Platon sont citées, et voici comment celui-ci est
présenté : "On y trouve aussi, oui, le rameau doré du toujours divin Platon, que sa vertu fait briller
de toutes parts." (Anthologie Palatine, 4, 1, 47-48).
La vertu en question semble être celle de Platon dans ses dialogues, plutôt que la douteuse
vertu de ses épigrammes, voire celle du rameau lui-même. On peut s'interroger sur le caractère
philosophique de Virgile, mais il est certain que l'un des textes qui a particulièrement contribué à la
célébrité de Platon, c'est le voyage au pays des morts qui est rapporté dans la République (le mythe
d'Er, dans le livre X, 614b sq.). Cependant Er n'a nullement besoin d'avoir en main un quelconque
bâton ou rameau qui le conduise dans le monde d'en-dessous. Par ailleurs, l'or est constamment,
chez Platon comme en règle générale dans la littérature grecque, le symbole d'une excellence royale
(cf. par ex. Gorgias, 386d).
On peut donc penser (contre Michels, puis West, au moins en ce qui concerne Virgile) que
90
C'est aussi ainsi, on l'aura noté, que Virgile présente le Rameau d'or. – Pour la botanique et la physiologie du gui, cf.
les pages que lui a consacrées Pierre Lieutaghi, Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, 20042, pp. 705-732.
91
L'article de Michels, "The Golden Bough of Plato", est de 1945, celui de West, The Bough and the Gate, de 1987.
plutôt qu'à un passage particulier de Platon (le mythe d'Er par exemple), c'est à Platon en général
comme auteur "vraiment doré" que Méléagre, puis Virgile à sa suite, font allusion. Ce serait trop
dire que de vouloir que cette interprétation soit "fausse", et de penser que Virgile n'a aucun souvenir
platonicien quand il compose l'épisode du Rameau d'or. Mais il me semble qu'il serait bien excessif
de penser qu'une interprétation doit effacer les autres. Le rameau d'or, comme bien des motifs de
récit mythologique, admet plusieurs interprétations, il est au carrefour d'un chemin qui diverge92.
Nous avons quitté la littérature latine pour nous rapprocher de la grecque, et je me permets,
timidement, d'introduire dans la sombre forêt où croît le rameau d'or une espèce nouvelle, le moly
odysséen, un végétal bien connu des amateurs de plantes magiques. On verra que c'est encore un
moyen de revenir au rameau d'or qui nous occupe, itinéraire qui, à ce qu'il me semble, n'a pas
encore été emprunté.
Au chant 10 de l'Odyssée, Ulysse et ses compagnons, déjà éprouvés par maintes épreuves,
accostent à une île perdue au milieu de la haute mer. Ils y font la connaissance de Circé, l'Epervière,
moitié déesse moitié sorcière, qui habite une demeure isolée dans la forêt touffue qui occupe le
centre de l'île (197). Ulysse envoie une troupe en reconnaissance, mais un seul des gens revient : les
autres ont été capturés par Circé. Ulysse décide de partir les secourir, mais le dieu Hermès, à la
baguette d'or (χρυσο?ρραπις/chrysorrhapis, 277), l'arrête avant qu'il parvienne, à travers le vallon
sacré (275), à la demeure de la déesse. Après l'avoir averti que ses compagnons ont été en fait
transformés en pourceaux au fond de la demeure de Circé, il lui promet assistance. Voici ce qu'il lui
dit (c'est le mot φα?ρμακον/pharmakon que j'ai traduit, selon le contexte, par "herbe salutaire" ou
"herbe néfaste") : "Tiens ! Prends, pour aller dans la demeure de Circé, cette herbe salutaire, elle
écartera de ta tête le mauvais sort. Je vais t'expliquer les desseins funestes de Circé ; elle préparera
pour toi un mélange, et jettera une herbe néfaste dans la nourriture. Mais même ainsi elle ne pourra
pas t'ensorceler : l'herbe salutaire que je vais te donner ne le permettra pas. Je vais tout t'expliquer.
Lorsque Circé te frappera de sa longue baguette, à ce moment-là précisément, tire de son fourreau
ton glaive tranchant, et bondis sur elle comme si tu voulais <la> tuer."(10, 287-295). Hermès
continue son explication : Ulysse devra obtenir de Circé, sous la menace de son glaive, qu'elle
s'engage solennellement à ne pas lui nuire. Puis (302-306) : "Ayant ainsi parlé, le Dieu aux rayons
clairs (Argeiphontès : je donne la traduction de Bérard, qui semble annoncer une interprétation de
92
Je fais allusion à la nouvelle de Jorge Luis Borges, El jardin de los senderos que se bifurcan (19411) que je lis dans le
recueil Ficciones, Buenos Aires, 1944. Mais dans notre contexte, il est difficile de ne pas songer à Hécate, déesse des
lieux infernaux et des carrefours.
Chantraine, Dictionnaire étymologique, s. u. ?Αργειφο?ντης/Argeiphontès) prit une herbe qu'il tira
de la terre et me montra de quelle espèce il s'agissait : elle est noire, pour sa racine, mais la fleur est
semblable au lait. Les dieux l'appellent moly ; il est difficile, du moins pour les hommes mortels, de
la déterrer. Mais les dieux, eux, peuvent tout."
Le moly homérique a donné lieu depuis trois mille ans à d'innombrables interprétations, dont
je ne parlerai à peu près pas aujourd'hui. Disons pour résumer que du fait qu'il s'agit
vraisemblablement d'une herbe (une plante qui peut se déterrer : il ne s'agit donc pas d'un buisson
ou d'un arbre), et du fait de l'opposition entre les racines noires et la fleur blanche, on a depuis
longtemps pensé à une liliacée (mais d'autres interprétations ont été proposées)93.
Ulysse obtient ensuite de Circé la promesse qu'il est venu chercher, et la contraint aussi à
libérer ses compagnons du charme qui les maintient pourceaux : elle les oint d'une drogue nouvelle,
et ils redeviennent hommes. Il partagera à partir de ce moment la demeure de Circé pendant une
année (jusqu'au printemps : 10, 469-470) ; mais il se languit, avec ses compagnons, de revoir
Ithaque, sa patrie. Lorsqu'il le dit à Circé, elle lui répond qu'elle est prête à le laisser partir, mais
qu'il devra, pour arriver à bon port, accomplir d'abord un autre voyage, auprès d'Hadès et de
Perséphone (10, 490-492), pour y consulter Tirésias, le devin, qui bien que mort, au royaume des
ombres, possède encore toute la sagesse qu'il avait de son vivant, et pourra être de bon conseil aux
voyageurs. Et la déesse va expliquer à Ulysse comment s'y prendre pour cette épreuve difficile.
"Quand vous aurez atteint le petit Promontoire et le bois de Perséphone, ses hauts peupliers
et ses saules qui perdent leurs fruits, échouez le vaisseau au bord de l'océan aux flots profonds."
C'est là qu'il faudra sacrifier, lui dit-elle, au bord d'une fosse profonde, un agneau et une brebis
noire. Ulysse va se mettre en route, quand il perd un de ses hommes, Elpénor, qui tombe bêtement
du toit (où il était parti dormir pour se rafraîchir) au moment du départ.
Leur voyage les conduit chez les Cimmériens, qui vivent sous une brume permanente, dans
ce que le poète appelle une nuit funeste (11, 14-19). C'est là qu'a lieu le sacrifice, et là que les âmes
des morts se précipitent pour boire le sang noir ; la première est celle d'Elpénor, qui n'est pas encore
enterré.
On recommande parfois de faire une distinction entre nekyomanteia et catabase : la
nekyomanteia impliquerait que l'on consulte les morts (suscités par un rite magique), alors que la
catabase signifie que l'on va se rendre auprès d'eux. Mais il y a longtemps que l'on a aperçu dans le
93
Cf. l'étude admirable et complète d'Amigues (S.), "Des plantes nommées Moly", Journal des Savants, janvier juin 1995, pp. 3-29 (= Etudes de botanique antique, pp. 429-451) : elle signale notamment qu'une partie des occurrences
du terme doit ressortir à Leucojum aestivum L., la nivéole d'été.
texte homérique un double mouvement94 : nekyomanteia et nekyia, évocation des morts et voyage
auprès d'eux. Et le caractère de catalogue du texte de l'Enéide comme de celui de l'Odyssée (un
catalogue des héros) rend cette distinction quelque peu théorique, même si Ulysse lui-même n'est
pas cité parmi les héros qui ont visité le monde des morts avant celui de Virgile (Aen. VI, 92-93 :
liste des héros de catabases antiques avant Enée).
On aura en tout cas, au-delà de cette distinction, déjà aperçu, sans doute, entre l'épisode
homérique et l'épisode virgilien, un assez grand nombre de similitudes. Dans les deux cas, après un
séjour auprès d'une femme aimée, le héros doit se rendre auprès des morts (ou simplement les
évoquer) afin d'obtenir d'eux des renseignements sur l'avenir etc. Le premier mort est un mort "par
hasard" (Palinure et Misène reprennent à eux deux, en l'enrichissant, le motif d'Elpénor). Bien des
éléments ont été déplacés : alors que le rameau d'or est nécessaire à l'entrée dans le royaume des
morts, le moly intervient à un autre moment du récit, avant l'épreuve qui précède la nekyia. Mais
même alors, d'étranges similitudes apparaissent : ce sont des plantes difficiles à arracher pour le
commun des mortels (c'est souvent le cas des plantes magiques), mais faciles pour le héros ou le
dieu (c'est ce que l'on pourrait appeler le motif "Excalibur"). On les arrache à la main (le fer ne
saurait toucher une plante magique95). Le motif de l'or apparaît en arrière plan dans l'épisode
odysséen, puisque Hermès y est appelé "à la baguette d'or" (on est presque tenté de l'appeler "au
rameau d'or", mais nous avons vu que le rameau est parfois appelé "baguette", uirga [409]).
L'un et l'autre "voyage" est placé sous le signe de la forêt : la forêt qui recouvre l'île de
Circé, la forêt de peuplier et de saules qui s'étend au nord du monde, et la forêt profonde dans
laquelle marche Enée avant d'apercevoir effectivement le rameau convoité. La forêt virgilienne
ressemble, dans le même passage, à la sombre entrée des Enfers eux-mêmes, et elle rappelle une
autre forêt, elle aussi entrée des enfers, celle du cap Ténare, par où Orphée, dans les Géorgiques,
s'efforce de rejoindre Eurydice (caligantem nigra formidine lucum, Georg. 4, 468), "un bois
obscurci par une terreur sombre"). On peut penser que le caractère "universel" de ce motif ne doit
pas nous priver d'en noter les accointances intertextuelles.
D'autres similitudes, extérieures à l'épisode du moly au sens strict, permettent de rapprocher
la nekya et la catabase virgilienne (par exemple la succession entre une rencontre féminine [Circé,
Didon] et l'épisode de descente aux enfers), et il n'a pas manqué d'auteurs pour faire ce
rapprochement. Mais le rameau d'or lui-même n'est (presque ?) jamais comparé avec la moly, qui
94
Cf. par ex. Bérard (V.), Introduction à l'Odyssée, tome 1, p. 416.
Cf. Ducourthial (G.), Flore magique et astrologique de l'Antiquité, pp. 170-171 et déjà Delatte, Herbarius, pp. 167170 ; et bien sûr Frazer, Balder the Beautiful, t. II, p. 78 et al. (Frazer renvoie à la bibliographie antérieure).
95
apparaît, d'une certaine façon, dans un autre épisode, avant la descente aux enfers proprement dite.
On peut d'ailleurs se demander s'il n'est pas un point qui a pu frapper Virgile lecteur
d'Homère, dans cet épisode du défi lancé par Ulysse à Circé. Ce qui est assez étonnant, c'est que le
moly ne sert à rien. On peut bien sûr imaginer que le héros le tient à la main, lorsqu'il fait face à
Circé, mais il n'est pas précisé explicitement que c'est le moly qui empêche le charme de la baguette
de la magicienne d'agir.
Le fait que Circé soit mentionnée de nouveau à la fin de l'épisode virgilien (puis une
troisième fois un peu plus loin dans le chant VII, 190, où l'on nous dit qu'elle a une "baguette d'or"),
le fait que le rameau soit appelé "baguette", tous ces détails nous conduisent à penser que Virgile n'a
pas voulu dissimuler que c'est d'une certaine manière l'ensemble de l'épisode de la visite chez Circé
qui reçoit un traitement auprès du lac Averne, et non seulement la nekyomanteia proprement dite.
Le rameau d'or est lumineux, comme le moly, mais il est discolor, ses couleurs "jurent" ou
"tranchent" l'une sur l'autre ou contre le fond sombre de la forêt. L'un et l'autre protègent (contre
Charon, contre Circé).
Au-delà des symboles, il y a une histoire, des histoires qui se répondent et se répètent. Et
peut-être, au-delà de l'histoire, un geste, celui d'arracher une herbe salutaire, afin de se protéger
contre les maléfices.
La plante seule, moly ou rameau de loranthe, n'est presque rien pour le souvenir des
hommes. C'est lorsqu'elle est accompagnée d'un récit qu'elle peut y prendre racine, voire y exercer
une fascination sans éclipse pendant vingt siècles. C'est là aussi la force du livre de Frazer. Son récit
est extraordinairement écrit, ou peut-être même faudrait-il dire simplement composé, tant le souffle
du conteur y transparaît à travers le discours du savant.
L'immense querelle des interprêtes de l'épisode du rameau d'or n'est pas close. Mais les
histoires continuent à vivre dans la mémoire des lecteurs, de ceux à qui on les raconte, bien au-delà
des positions philosophiques ou épistémologiques des uns ou des autres. Ce qui reste de Frazer,
plutôt que l'idée d'un progrès de l'humanité depuis les obscurités de la religion jusqu'aux lumières
universelles d'une raison dépassionnée, ce sont les récits gothiques de l'errance du roi fugitif, armé
de son seul sabre, à travers les sombres arbres de l'hiver, autour du lac de Nemi. Et ce qui nous reste
du rameau d'or, au-delà même de l'histoire, c'est peut-être un geste, le recours angoissé au talisman
du chemin. Se pencher, arracher l'herbe qui sauve. La briser, pour son salut, sur les branches d'un
rouvre ou d'une yeuse secourable, pour que les maléfices et les peurs de notre temps d'hiver ne nous
emportent pas.
Bibliographie
Amigues (S.), "Des plantes nommées Moly," Journal des Savants, janv.-juin 1995, pp. 3-29
= Etudes de botanique antique, Paris, 2002, pp. 429-451.
Anthologie palatine, texte établi et traduit par Waltz (P.), tome 1 (livres I-IV), Paris, 1960.
Bérard (V.), Introduction à l'Odyssée, tome 1. Paris, 1924.
Brooks (R. A.), "Discolor Aura. Reflections on the Golden Bough", AJPh 1953, pp. 260280.
Chantraine (P.) [et al.], Dictionnaire étymologique du grec. Histoire des mots, Paris, 19681980.
Clark (R. J.), Catabasis. Vergil and the wisdom-tradition, Amsterdam, 1979.
Delatte, Herbarius : recherches sur le cérémonial usité chez les anciens pour la cueillette des
simples et des plantes magiques, Paris, 1936.
Ducourthial (G.), Flore magique et astrologique de l'Antiquité, Paris, 2003.
Frazer (J.-G.), The Golden Bough. Voici le plan des grandes éditions à partir de celle de
1911-1915 :
Part 1 : The Magic Art and the Evolution of Kings (vol. 1 et 2).
Part 2 : Taboo and the Perils of the Soul.
Part 3 : The Dying God.
Part 4 : Adonis, Attis, Osiris (vol. 1 et 2).
Part 5 : Spirits of the Corn and of the Wild (vol. 1 et 2).
Part 6 : The Scapegoat.
Part 7 : Balder the Beautiful (vol. 1 et 2).
Bibliography (1 vol.).
Aftermath (1 vol., publié en 1936).
J'ai consulté les éditions et traductions suivantes, à l'exception de celles marquées d'un
astérisque :
*The Golden Bough. 1890. Deux vol. in 8°.
The Golden Bough. A Study in Magic and Religion. London, Macmillan, 1900. 3
vol. in 8°. [la couverture cartonnée représente un gui doré ; un feuillet inséré reproduit en noir et
blanc la peinture de Turner, The Golden Bough - le lac Averne, etc.].
*id., Macmillan, 1911. Cette édition, identique à la précédente, annonce la
publication de la "third edition, revised and enlarged".
The Golden Bough, in twelve volumes, 1911-1913 (le volume de bibliographie paraît
en 1915) ; reprinted, … 1963.
The Golden Bough : Aftermath, 1936.
*Le rameau d'or, Paris, Schleicher frères et Cie, 1903-1911.
Le rameau d'or, édition abrégée. Nouvelle traduction par Lady Lily (Grove) Frazer,
Paris, Librairie Paul Geuthner, 1923.
Le Rameau d'Or. Tr. de Pierre Sayn. Paris, Robert Laffont, 1981-1984 (3 vol.)
(*1926-19311, sans la préface de Nicole Belmont & Michel Izard).
Harrison (S. J.) éd., Oxford Readings in Vergil's Aeneid. Oxford, 1990.
Horsfall (N.), A Companion to the Study of Virgil, Leiden/Boston/Köln, [2001].
Lieutaghi (P.), Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, Arles, 20042 (Mane, 19691).
Mannhardt (W.), Wald- und Feldkulte (t. 1 : Der Baumkultus der Germanen und ihrer
Nachbarstämme, t. 2 : Antike Wald- u. Feldkulte aus nordeuropäischer Überlieferung erläutert),
Berlin, 19052 (*Berlin, 1875-18771).
Michels (A. K. L.), "The Golden Bough of Plato", AJPh 1945, pp. 59-63.
Ossa-Richardson (A.), "From Servius to Frazer: The Golden Bough and its transformations",
in International Journal of the Class. Trad. 15, pp. 339-368.
Segal (C. P.), "Aeternum per saecula nomen, The Golden Bough and the Tragedy of
History", in Arion 4 (1965) pp. 617-657 et Arion 5 (1966) pp. 34-72.
Servius : Servii grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii vol. II, rec. Thilo
(G.), Hildesheim, 1961 (Leipzig, 18831).
Smith (J. Z.), "When the Bough breaks", History of Religions, vol. 12 (1973), pp. 341-371
(= Map is not Territory: Studies in the History of Religions, Leiden, 1978, pp. 207-238).
West (D. A.), The Bough and the Gate, Exeter, 1987 (= Harrison, Oxford Readings, 224238).
Williams (R. D.), The Aeneid of Virgil, books 1-6, ed. with intr. and notes, Glasgow, 1972.
LES ARBRES DE L’EFFROI
Edith Montelle, écrivain et conteuse retraitée.
COHÉSION
Voyez cet arbre gris. Le ciel a pénétré
par ses fibres jusque dans le sol il ne reste qu'un nuage ridé quand
la terre a fini de boire. L'espace dérobé
se tord dans les tresses des racines, s'entortille
en verdure. - De courts instants
de liberté viennent éclore dans nos corps, tourbillonnent
dans le sang des Parques et plus loin encore.
Tomas Tranströmer, Baltique, éditions Poésie/Gallimard, page 3
La forêt nous isole du reste du monde humain, nous cache l’horizon et nous fait perdre tous nos
repères, ce qui peut générer des peurs intenses. Je me souviens d’un stage sur la forêt en direction
de travailleurs sociaux des quartiers difficiles. Un soir, j’avais inventé un conte où chacun des
stagiaires devait partir seul dans la forêt, en pleine nuit, pour résoudre une énigme. À l’issue de
cette épreuve, ils ont avoué : « Je me sens plus en sécurité dans les rues de la ville, au milieu des
voyous, que dans cet environnement sombre rempli de bruits étranges. »
Certains arbres sont aussi ressentis comme menaçants, qu’ils soient effectivement toxiques, ou que
leur forme ou leur taille évoquent des personnages ou des animaux dangereux.
Dans un premier temps, j’évoquerai les peurs imaginaires liées à la forêt et aux arbres. Dans un
deuxième temps, je parlerai des craintes réelles qui font encore partie de notre quotidien du
XXIe siècle : déprise agricole et avancée des forêts en Europe, apparition d’espèces invasives,
défrichements des zones tropicales. Quel sera l’aspect de la terre que connaîtront nos descendants ?
Comment agir et réagir pour protéger notre planète ? L’homme a-t-il une influence à long terme sur
la forêt, ou n’est-il qu’un épiphénomène que la nature effacera après son passage ?
Mystères dans la forêt
Dans les contes et les légendes, la forêt est le creuset où l'être humain apprend à grandir. C'est un
lieu de retraite où les Sages vont méditer, loin des bruits du monde. Mais dans ces solitudes, des
bruits oppressants troublent le silence : cris d'oiseaux, craquements sinistres, frottements de
branches. Nombreuses sont les légendes qui expriment la hantise que l'on ressent parfois quand on
se retrouve seul dans la forêt à la nuit tombante : ne jamais pouvoir s'échapper de cet univers
végétal.
La chasse sauvage
Au cours des nuits d'automne ou d'hiver, on pouvait entendre passer la terrible chasse du Grand
Veneur, un géant sans tête accompagné de sa meute. On raconte en Normandie qu'un écuyer du roi
Henri II, voulant obtenir la charge de Grand Veneur de la forêt de Lande-pourrie, fit un pacte avec
le diable. Après sa mort, il fut condamné à errer dans la forêt et à y mener les chasses sauvages. En
Franche-Comté, c’est le roi Hérode qui est condamné à parcourir le ciel sans trouver de repos. On
appelait aussi ces bruits nocturnes et les tornades soudaines qui secouaient les arbres la chasse
Arthur, la Mesnie Hellequin, le Huttata. Dans le ciel, retentissaient des galops effrénés, des
aboiements innombrables, des cris épouvantables. Le malheureux voyageur pouvait être pris dans
ce tourbillon infernal et roulé comme feuille morte. Parfois, si quelqu'un ose interpeller le meneur
de cette chasse fantastique lorsqu'il passe au-dessus de lui, il voit tomber à ses pieds une pièce de
gibier sanglant et une grosse voix lui crie :
« Qui veut aider à chasser
Doit aussi aider à ronger ! »96
La complainte de la blanche biche chante les malheurs d'une jeune fille condamnée à devenir biche
blanche et à parcourir les forêts les nuits de pleine lune. Une nuit, elle est poursuivie et tuée par son
frère et ses veneurs, qui la dépècent pour la manger. Au moment du repas, la mère reconnaît la
dépouille de sa fille qui lui chante une complainte où elle dénonce son assassin.97
Les voix surnaturelles
Parfois, quand on se promène seul en forêt, des gémissements et des cris semblent jaillir des troncs
qui nous encerclent. C’est le crieur des bois de Glay, ou les musiciennes séductrices de la forêt de
Citers en Haute-Saône. Parmi les histoires qui expliquent les bruits nocturnes qui ressemblent à des
96
Édith MONTELLE, «Le Huttata» in : L’ondine de la Nied et autres contes de Moselle, pp. 131-138.
Francine BRUNEL-REEVEs, «La complainte de la Blanche Biche au Québec», in : Mythologie de la chasse, p. 50
Brigitte CHARNIER, «La complainte de la Blanche Biche : une chasse caniculaire ?» in : Mythologie de la chasse, p. 51-67
J. GOURVEST, La chanson et le thème de la Blanche Biche
Aurore LAMONTELLERIE, La légende de la Blanche Biche
97
voix ou à des appels, lune des plus émouvantes est la légende normande de la Dame de la Gueurie.
Le château de la Gueurie se trouve sur la rive droite de l'Orne. La femme du seigneur, ne pouvant
avoir d'enfant, signa un pacte avec le Diable. Neuf mois plus tard, elle mit au monde une jolie petite
fille, qui disparut à peine née. La dame pleura, puis se consola en mettant au monde, un an plus tard,
un garçon, rapidement suivi d'une fille. Quand les parents moururent, les deux enfants entamaient le
partage de leur héritage, quand une voix sans corps sortit de la forêt :
« Et moi, qui suis l'aînée, quel sera mon lot ? Et moi, qui suis l'aînée, quel sera mon lot ? »
Les deux jeunes gens répondirent alors :
« Vous, l'aînée, vous aurez le moulin de la Gueurie et les bois. — C'est entendu, répondit la voix, et
malheur à qui ne respectera pas mon domaine ! »
Le meunier était tenu de poser chaque soir un chaudron de bouillie devant la porte du moulin. Au
matin, le récipient était vide.
Jusqu'à la révolution de 1789, quiconque voulait couper un bâton ou ramasser du bois en ces lieux
devait en demander la permission à haute voix à la dame de la Gueurie. Sinon, il se retrouvait battu
par un être invisible.
De telles légendes étaient utilisées partout en France par les propriétaires de domaines forestiers qui
profitaient de la crédulité des gens pour les empêcher de venir ramasser du bois pour se chauffer ou
cuire leurs aliments.
Vouivres et dragons
Les nuits de pleine lune, tout au long du tronc de l'épicéa, rampe la Vouivre98, dardant son
escarboucle dans tous les sens pour surveiller les environs. La Vouivre est le symbole de la
connaissance réfléchie, de la connaissance lunaire, de la connaissance de la nuit, cette connaissance
féminine qui fait si peur aux hommes. L'œil que la Vouivre dépose dans les racines des saules avant
d'aller se baigner a trois propriétés : voir les trésors recelés par la terre, guérir toutes les maladies et
comprendre le langage des oiseaux, c'est-à-dire prévoir l'avenir.
Pour guérir les enfants de la peur, on leur racontait des contes de jeunes gens qui se mesuraient à un
dragon souvent appelé la bête à sept têtes. Dans certains de ces contes, les frères du héros, envoyés
en avant-garde, cèdent à la peur et sont transformés en arbres.
À Narbéfontaine, en Moselle, on amenait les enfants peureux dans l’église du village et on leur
montrait un tableau représentant saint Georges combattant le dragon99. On leur racontait l’histoire et
on vantait le courage du saint. Dans ce même département, une dent de loup en médaillon
permettait de vaincre sa peur.
98
99
Edith MONTELLE, L’œil de la Vouivre. Genève, Slatkine, 2007. (Le Miel des Contes ; 11)
R. de WESTPHALEN, Petit dictionnaire des traditions populaires messines ; p. 581.
Les enfants abandonnés
Dans les contes, c'est dans la forêt que les parents abandonnent leurs enfants lorsqu'ils ont sept ans,
l'âge de raison. Après un passage difficile dans la maison isolée dans la forêt, la maison d'initiation,
ils reviendront à leur foyer mûris, les poches débordant de richesses et la tête remplie de
connaissances. C’est dans la forêt que l’adolescent ou l’adolescente est envoyé par ses parents pour
chercher l’eau de vie, l’oiseau de feu ou tout autre talisman magique, qui lui permettra de trouver
son chemin dans la vie.
Un personnage a souvent été utilisé par les parents comme croque-mitaine : le loup. Or, jusqu'à
Charles Perrault au XVIIe siècle, le loup des contes ne mange personne : il est l'initiateur qui aide le
petit Chaperon rouge de ses conseils et qui sauve les adolescents menacés de mort en les emportant
sur son dos. Lorsque la rage s'est installée dans les hordes de loups, ceux-ci sont devenus des bêtes
à abattre, des dévoreurs de mères-grand et de petites filles innocentes.
J’ai passé une partie de mon enfance dans la région d’origine de ma mère, le Gévaudan, célèbre
pour sa Bête, un loup gigantesque qui sévissait au temps de Louis XV. Il y a longtemps que cet
animal a été tué et que sa dépouille a été exposée à Marvejols. Malgré tout, il hantait encore la
mémoire : quand je partais en forêt cueillir des myrtilles ou des champignons avec mes cousines, les
vieux nous disaient : « Attention à la bestia ! », nous mettant en garde contre tous les dangers
potentiels de la forêt.
Cette image du loup dévorateur reste présente dans notre imaginaire contemporain. Il n’y a qu’à lire
les articles consacrés au retour du loup en France, du Mercantour aux Vosges.
Dans chaque région, on parle de bébés perdus en forêt et recueillis par des animaux sauvages,
souvent des loups. Ces personnages, humains capables de comprendre le langage des animaux, sont
souvent des fondateurs de civilisations, comme Rémus et Romulus, ou leur histoire est prétexte à
une réflexion rousseauiste sur l’éducation, comme Mowgli, personnage du Livre de la jungle de
Rudyard Kipling.
Dans son film L’enfant sauvage, datant de 1970, le réalisateur François Truffaut a idéalisé l’histoire
de Victor de l’Aveyron100. Celui-ci, qui a réellement existé, était un enfant d’une dizaine d’années
aperçu en 1797 dans le Tarn, puis, débusqué en 1800 par des chasseurs, il trouva refuge dans la
maison du teinturier Vidal à Saint-Sernin-sur-Rance. Il se nourrissait de végétaux crus. Envoyé de
Saint-Affrique à Rodez, il fut transféré à Paris sur l’ordre du ministre Lucien Bonaparte et il fut
confié au docteur Jean Itard qui l’observa et étudia son comportement pendant cinq ans. Victor fut
alors confié à une certaine madame Guérin qui le soigna pendant 17 ans, de 1811 à sa mort en 1828,
dans une maison de l’impasse des Feuillantines, à Paris.
100
Victor de l’Aveyron, article de Wikipedia.
Dans les régions où vivent les ours, comme les Pyrénées, nombreuses sont les histoires qui narrent
l’enlèvement de jeunes femmes par des ours qui en font leur épouse. Ces femmes mettent au monde
des fils forts et poilus comme leur père. C’est le conte-type 650 intitulé Jean de l’Ours, connu dans
le monde entier. Le héros coréen Tangun, qui fonda Pyong-Yang, était le fils du dieu-bouleau et
d’une ourse devenue femme.101
Les Dames forestières
Pour désigner les personnages féminins, bénéfiques ou maléfiques, censés habiter les forêts, le
peuple comtois n'employait pas le mot français fée, qui désignait déjà dans son parler l'épicéa (la
fée, la fille, la five ou la fuve) ou le hêtre (la fée, la faye, le fayard). Il préférait le mot dame. La
Dame Verte sortait des troncs pour secourir les vieillards ou les enfants égarés dans la forêt de
Levier, pour punir les chenapans voleurs de fruits dans la région de Pontarlier, pour donner une
leçon aux maris volages dans la forêt de Pont-d’Héry.
La sorcière et l’ogre
Et puis, voilà celle qui habite dans une maison de pain d'épices perdue au fond des bois, seule,
entourée de ses chats noirs. Celle qui offre une pomme empoisonnée à sa victime. Celle qui se rend
au sabbat dans une clairière, à cheval sur son balai de branches : j’ai nommé… la sorcière !
Substitut négatif de la mère, elle apparaît dans tous les contes où c'est la maman qui décide qu’il est
temps de se séparer de ses enfants (Hansel et Grethel).
Lorsque c'est le père qui prend cette décision (Le Petit Poucet), la maison dans la forêt est habitée
par l'ogre. Ce géant sauvage, qui ne connaît pas encore l'usage du feu et se revêt de feuilles et
d'écorces, est armé d'une massue faite d'un tronc d'arbre ébranché. En Suisse, il garde les portes des
villes et la pureté des fontaines. Ce personnage se retrouve dans de nombreux carnavals, et cela déjà
au XVIe siècle, au temps de Pierre Brueghel l'Ancien. À Bâle, lors du Petit Carnaval ou Vögelgryff,
qui a lieu un des trois lundis de janvier après l’Epiphanie, le Wild Maa descend le cours du Rhin sur
un radeau. Il est vêtu de feuillages de lierre et de sapin et des pommes rouges sont attachées à son
costume ; il tient un jeune épicéa déraciné dans sa main droite. Quand il accoste sur le quai, les
garçons d'une dizaine d'années se précipitent vers lui pour essayer d'arracher une pomme à son
costume, mais il se défend en leur assénant des coups avec le jeune arbre devenu massue
improvisée. Les garçons les plus courageux exhibent avec fierté leur prise.
Les ermites maléfiques
101
Philippe DOMONT et Edith MONTELLE, Histoires d’arbres ; p. 94
Dans la forêt se réfugient des hommes qui ont fui les passions humaines. Ils se font ermites et prient
ou méditent dans la solitude, se nourrissant de baies sauvages, de champignons ou, dit la légende,
restaurés par les anges.102
Mais ils ne sont pas toujours bien vus par les paysans proches ou les forestiers de toutes sortes, qui
les considèrent comme des fainéants et des traîne-misère inutiles. Sur le compte de ces cénobites
courent souvent des histoires macabres. Les Anglais racontent qu’un jeune homme nommé Aeldre
s’était retiré du monde. Le temps passant, la rumeur courut qu’il faisait des miracles. Et les pèlerins
se pressèrent à la porte de sa cabane. Un jour, une blonde jeune fille de quinze ans, belle comme un
ange, vint lui demander conseil. L’ermite fut ébloui. Pendant toute la nuit qui suivit cette rencontre,
il pria le ciel de le protéger contre cet amour qui le dérangeait dans sa solitude. Et il décida que cette
demoiselle ne pouvait être qu’un déguisement du démon. Le lendemain, à l’aube, elle était de
nouveau là, devant sa porte. Il prit alors un sabre qu’il avait emporté pour se défendre en cas de
danger et lui coupa la tête. Celle-ci rebondit et se fixa dans un if, chaque cheveu blond entortillé
autour des branches et les yeux grands ouverts. Terrifié, l’ermite s’enfuit et on ne le revit plus
jamais. Les pèlerins venus lui demander conseil découvrirent la tête sacrée, the Holy Head qui
semblait encore vivante. Une chapelle et quelques masures s’établirent autour de l’if, donnant
naissance à la ville de Hallifax, dans le comté d’York.103
Hors-la-loi et brigands de grands chemins
Toute notre enfance a été bercée par les faits héroïques des proscrits au grand cœur, comme Robin
des Bois dans la forêt de Sherwood ou Mandrin dans le Dauphiné, qui guettaient les convoyeurs de
fonds, pour les dépouiller des richesses qu’ils transportaient afin de les distribuer aux pauvres.
Pendant la deuxième guerre mondiale, les résistants tenaient tête aux occupants en se cachant dans
les forêts ; le gouvernement de Vichy les désignait sous le terme de rebelles et de terroristes, et les
habitants de la région n’appréciaient guère leur présence dans les bois, contrairement à l’image qui
en a été montrée par les films et les romans.
Pendant la guerre du Vietnam, les avions américains ont déversé des tonnes de défiolant pour
débusquer les soldats vietcongs considérés comme des terroristes. L’histoire nous a montré que cela
n’a servi à rien. Mais, des décennies plus tard, la terre et les eaux sont encore mortellement
polluées.
Au contraire des héros, les bandits de grand chemin se sont toujours réfugiés dans les forêts, y
construisant parfois de vraies forteresses et attaquant les voyageurs pour les détrousser. Cette peur
fait partie des angoisses qui nous saisissent quand nous devons traverser seul un endroit boisé à la
nuit tombée.
102
103
Edith MONTELLE, « La maison des pères » et « La femme et ses quatre hommes » in : Parole de sagesses : contes philosophiques.
Il est à noter que les mots Hallifax et York sont tous deux issus d’une racine désignant l’if.
En 1850, Alfred Maury écrivait104 : « À la suite des guerres civiles et intérieures qui désolèrent la
France du XIIIe au XVe siècles, des partisans se cantonnèrent dans bon nombre de ces forêts qui,
pour la plupart, étaient coupées de grands chemins. Ce furent les Jacques, les grandes Compagnies,
les Pastoureaux […] Plusieurs forêts devaient aux brigands dont elles foisonnaient une véritable
célébrité : telles étaient celles d’Amboise, de Cercotte, de Gouffern, de Bouconne. Telle fut à une
époque moins ancienne celle de Bondy. La fréquence de ces attaques dans les forêts fut le principal
motif qui dicta la disposition de l’ordonnance des eaux et forêts de 1669 (tit. 28, art. 3) composant
une largeur de soixante pieds aux grands chemins là où ils traversaient une forêt. »
Aujourd’hui, nous ne risquons plus de nous faire détrousser dans les forêts françaises105, mais de
nombreux brigands hantent encore les forêts dans le monde et violent, assassinent ou demandent
des rançons, à l’abri des recherches sous le couvert épais.
Essences dangereuses
Les parents qui se promènent dans la forêt avec leur progéniture leur recommandent de ne pas
manger les petits fruits qui pourraient les tenter. Malgré ces recommandations, de nombreux enfants
meurent chaque année empoisonnés par des baies.
Je ne vais pas répéter ce que j’ai déjà dit au cours du séminaire de mai 2004106 à propos de l’if
(Taxus baccata), arbre dont toutes les parties, à part la drupe de l’arille, sont mortelles. Cet arbre,
qui constitue un danger pour tous les herbivores non ruminants, a été éradiqué systématiquement
dans une grande partie des campagnes françaises, afin de protéger les chevaux. Il y a quelques
années, lors de l’une de mes conférences à Ornans, le vétérinaire m’a appris que, la veille, il avait
été appelé auprès de trois chevaux trouvés morts dans un pré. L’autopsie a révélé qu’ils avaient
succombé à l’absorption de branches d’if, sans doute apportées par des randonneurs malveillants ou
inconscients, car aucun if ne poussait dans la forêt qui bordait la prairie. Cet arbre subsiste au bord
des falaises, dans les combes retirées, dans les jardins, dans les cimetières de Normandie et de
Bretagne, dans les parcs de châteaux en Grande-Bretagne. J’ai parlé tout à l’heure d’êtres humains
métamorphosés en arbres et qui saignaient si on coupait une de leurs branches. Au Pays de Galles,
dans le Pembrokeshire, près de la chapelle de Saint-Brynach, la branche d’un if très ancien saigne,
un liquide rouge et épais comme le sang suinte de la plaie. Certains racontent qu’un moine fut
pendu à cet arbre pour un crime qu’il n’avait pas commis. Les nationalistes disent que cet if
saignera jusqu’à ce qu’un prince de Galles revienne habiter au château de Nevern. D’autres encore
pensent que le sang de l’arbre s’arrêtera quand la paix régnera sur le monde.
Le genévrier (Juniperus communis) est un arbuste buissonnant dans nos montagnes européennes.
Mais dans les régions méditerranéennes, il peut atteindre 12 mètres et un diamètre de 30 cm à la
104
Alfred MAURY, Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France ; pp. 399-400.
Quoique, de nombreux faits divers récents nous informent de viols ou d’assassinats de joggeurs ou de joggeuses qui s’étaient
aventurés seuls dans les bois.
106 Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Actes du Séminaire d’Ethnobotanique de Salagon, vol. III/2003-2004 ; pp. 95-103
105
base. Son bois parfumé est apprécié des menuisiers et ses fruits amers, diurétiques et toniques
stomachiques relèvent la choucroute, les marinades, les courts-bouillons. Ces baies parfument les
alcools dans le nord de l’Europe : gin anglais, schiedam hollandais, aquavit danois… Ses aiguilles
piquantes ne le rendent guère sympathique. Le conte du genévrier107 est une histoire dramatique et
terrifiante. Une mère meurt, la deuxième femme du mari tue le petit garçon du couple et le cuisine
pour le donner à manger au père. La petite fille recueille les os et les jette sous le genévrier qui a
poussé sur la tombe de la maman. Le garçon, transformé en oiseau, vient se venger. Dans un conte
algérien intitulé Les graines de douleur108, le genévrier s’élève contre la loi divine et accepte d’aider
des jeunes gens à se suicider.
Le noyer (Juglans regia) est un arbre imposant, qui apporte aux hommes ses noix, son huile, son
bois précieux. Son nom vient du dieu romain Jupiter, auquel il était consacré. Mais ses racines
saturent le sol de brou, un tanin brun particulièrement astringent, afin d’écarter la vermine qui ronge
volontiers son tronc. Et les hommes ont constaté que le sol était mauvais sous son ombre ; de
nombreux proverbes déconseillent de dormir sous un noyer. En Italie, les sorcières se réunissaient
pour leur sabbat autour d’un noyer gigantesque : le noyer du Bénévent.109
Formes inquiétantes
Parfois, certains arbres prennent des formes étranges, inquiétantes. Il en est ainsi du hêtre (Fagus
sylvatica), cet arbre majestueux que saint Bernard a choisi comme modèle pour les colonnes
élancées des églises gothiques. Un phénomène encore inexpliqué a entraîné une mutation de cet
arbre en un monstre aux branches tordues, rampantes. C’est le hêtre tortillard. En Champagne, il est
nommé faux, comme s’il ne pouvait être le vrai jumeau de son frère de haute futaie. En Lorraine
mosellane, on l’appelle fou, comme s’il avait perdu la tête.
Cette particularité a engendré de nombreuses légendes inquiétantes à son sujet. C’est à ses pieds que
se réunissaient les sabbats de sorcières. Des souterrains déboucheraient entre ses racines, permettant
aux bandits ou aux conjurés de toutes sortes de se retrouver pour planifier leurs complots. En
Bretagne, c’est au pied d’un tortillard que vivait un pauvre fou, qui se réchauffait l’hiver en se
balançant dans ses branches110.
Les trognes, troches, arbres têtards, têteaux ont été étudiés par Dominique Mansion qui écrit111 :
« La trogne veille sur nos paysages depuis des siècles. Agrippée aux talus, alignée dans les haies,
tapie au cœur des marais, penchée au bord des eaux, assemblée en forêts, sa stature tourmentée ne
laisse personne indifférent. Tantôt échevelée, tantôt dégarnie, sa tête grossit et se couvre de
107
Jacob et Wilhelm GRIMM, « Le conte du genévrier », in : Les contes, pp. 263-274.
Rabah BELAMRI, «Les graines de douleur», in : Les graines de la douleur : contes de l’est algérien , pp. 29-35.
109 Carlo GINZBURG. Les batailles nocturnes.
110 Philippe DOMONT et Edith MONTELLE, Histoires d’arbres, p. 183.
111 Dominique MANSION, Les trognes, pp. 54-55.
108
bourrelets et d’orbites ; des boursouflures enflent son tronc qui se creuse, s’ouvre, se vide ; ses
branches deviennent des bras noueux ; la pourriture gagne et pourtant, comme par miracle, la vie
resurgit après chaque coupe. Ce travail du temps, de la nature et des hommes esquisse ces allures
humaines ou animales qui ont nourri les imaginations et engendré des peurs. Comment ne pas
établir un lien entre les têteaux du Berry, aussi appelés sorcières, et les légendes qui abondent en
pays berrichon ? Dans le Perche, de nombreux anciens relatent les retours nocturnes des veillées où
les aînés se cachaient dans les troncs pour effrayer les plus jeunes ou les filles. Les chouettes et les
chauves-souris dissimulées au cœur de leurs cavités protectrices n’ont fait qu’amplifier les
superstitions. »
Ces arbres, dont les branches sont régulièrement élaguées pour servir de fourrage aux animaux ou,
dans le cas de l’osier, pour la vannerie, prennent des formes étranges. Souvent creux, ils ont servi de
cachette à des proscrits. Et l’on raconte en Vendée des légendes de trognes qui saignent parce que
des Vendéens qui s’y étaient réfugiés ont été traversés par des balles. En Bretagne, ce sont sans
doute des hêtres têtards qui bordaient le chemin creux où passe un homme qui va chercher de la
farine de sarrasin au moulin pour que sa femme lui cuise des galettes. Ces arbres parlent : ils sont la
réincarnation des parents de ce paysan. Ces arbres marchent : ils viennent à minuit jusqu’à la
maison de leur fils pour pouvoir se restaurer et se réchauffer.112
L’acacia assassin
En 2003, un journaliste de Libération titrait : « L’acacia, tueur en série ». Comment un inoffensif
végétal attaché à la terre par ses racines pouvait-il devenir meurtrier ? Le professeur Wouter Van
Hoven, de l’Université de Pretoria, a été invité par des éleveurs d’Afrique australe à enquêter sur la
mort mystérieuse de grands koudous (Tragelaphus strepsiceros), antilopes prisées pour leur viande,
dans leurs enclos. Ces koudous étaient morts d’inanition au pied de leur mets favori : l’acacia.113
Ces antilopes d’Afrique australe se nourrissent exclusivement, en période de sécheresse, de feuilles
d’acacia. Leur morphologie s’est adaptée à cette nourriture : leur museau s’est allongé, affiné, afin
de passer sans mal entre les longues épines de l’arbre. Quand ils vont manger, les koudous
remontent le vent. Pendant qu’ils broutent, l’acacia attaqué augmente sa production de tanin. Ses
feuilles deviennent de plus en plus amères et l’animal change d’arbre. Si l’antilope persiste, le
pourcentage de tanin devient tel que le koudou ne peut plus digérer son bol alimentaire et meurt de
faim au pied de l’arbre. Celui-ci envoie un message sous forme d’un nuage d’éthylène, aux autres
arbres qui l’entourent et qui sont sous le vent. Aussitôt, ceux-ci chargent leurs feuilles de tanin et
deviennent immangeables. Or, si les antilopes sont enfermées dans des enclos d’élevage, il leur est
impossible de remonter librement le vent et les feuilles d’acacia qui restent à leur disposition sont
112
113
Philippe DOMONT et Edith MONTELLE, Histoires d’arbres, p. 187
Cf annexes
toutes chargées de tanins nocifs. D’où l’hécatombe constatée par les éleveurs et par le professeur
Van Hoven.
Quand une espèce est en danger de disparition, elle conçoit des procédures de protection. La nature
a toujours inventé des moyens de se protéger contre les prédateurs trop destructeurs, si nous en
croyons la théorie de l’évolution114.
La forêt en danger
Dans la Bible, à la fin du déluge, il est écrit : « Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit : Soyez féconds,
multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d'effroi pour tout animal de la
terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la
mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je
vous donne tout cela comme l'herbe verte. » (Genèse 9)
Ces versets ont donné le sentiment aux fils du Livre qu’ils avaient un blanc-seing pour exploiter
sans limites les ressources de la Nature. Avec l’explosion démographique, les progrès
technologiques, le phénomène de destruction des espèces animales et végétales a pris une ampleur
alarmante ; l’invention des pesticides chimiques permet de traiter brutalement des plantes, sans
respect des insectes pollinisateurs. En sus, on peut détruire des millions d’arbres sans effort et
polluer l’eau et l’air sans discernement.
Cependant, la forêt sait se défendre. Au IIIe millénaire avant notre ère, les Mayas défrichèrent des
hectares de forêts en Amérique Centrale et les remplacèrent par des villes de pierre qui semblaient
éternelles. Entre le VIIe et le IXe siècle, ils abandonnèrent ces cités que la forêt envahit et absorba :
les lianes enlacèrent les statues, les racines descellèrent les murs cyclopéens, les arbres poussèrent
jusqu’au sommet des pyramides. Que restera-t-il de nos gratte-ciel dans quelques siècles ?
La mort des forêts
La peur de la disparition des forêts n’est pas nouvelle en Europe. En 1850, l’érudit français Alfred
Maury, dans son ouvrage Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France115, attire l’attention sur la
déforestation commencée au Moyen Âge et continuée par une multitude d’habitants qui dévastent
les forêts : charbonniers, tonneliers, bûcherons, potiers, forgerons. Il alerte les autorités en signalant
les forêts disparues et la désertification possible du pays. Un autre phénomène, que j’ai découvert
lors de mes enquêtes en archives sur la disparition des arbres remarquables au XIXe siècle, avait
sévi à cette époque. De 1840 à 1848, l’administration du roi Louis-Philippe a systématiquement fait
abattre les arbres remarquables ou arbres à culte en France, et cela malgré la résistance des habitants
des campagnes. On pourrait penser qu’il s’agissait d’ordonnances laïques dirigées contre la
superstition provinciale. Il n’en est rien. Ces arbres, faciles d’accès, présentaient de gros volumes de
114
Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité.
François JACOB, La logique du vivant.
115 Alfred MAURY, Les forêts de la Gaule et de l’ancienne France
bois avec peu d’efforts et de dépenses. Lorsqu’on critique certains dirigeants de pays du sud qui
dévastent leurs forêts pour vendre aux occidentaux les essences les plus précieuses et les plus rares
qui font la richesse et l’originalité de leur pays, rappelons-nous que nos dirigeants n’ont pas
toujours été plus raisonnables.
L’avidité humaine n’a jamais été stoppée par les catastrophes écologiques. Le Sahara a été couvert
de forêts et de lacs. Jusqu’au XVIIe siècle, l’Espagne a été couverte de forêts que les chantiers
navals ont absorbées pour bâtir les caravelles et autres navires nécessaires à la conquête de
l’Amérique ou à l’Invincible Armada. Aujourd’hui, la désolation des paysages castillans soufflés
par les vents incessants semble exister de toute éternité. Qui se souvient des manteaux forestiers qui
couvraient ces grands plateaux ?
En 1875, l’historien jurassien Auguste Quiquerez116 déplorait la disparition des forêts dans les
vallées du Doubs. Il attribuait cette disparition à l’utilisation intensive du bois par les verreries,
forges, moulinets et autres industries le long de la rivière. Il écrivait : « Que sont devenues les
antiques forêts du Jura, ces manteaux de noirs sapins qui, du sommet des plus hautes montagnes,
descendaient jusque dans les vallées ? […] Où sont les platanes séculaires qui faisaient l’orgueil du
Cerneux-Veusil ? Déjà, en 1864, on avait peine à nous en montrer les souches poudreuses. Cette
essence forestière menace de quitter ce haut plateau, comme le chêne qui l’habitait jadis, et qu’on
ne trouve plus qu’enfoui dans les tourbières.»
Au XVIIIe siècle, la région de Salins-les-Bains, dans le département du Jura, était totalement
dépouillée de ses arbres, car la production de sel exigeait d’innombrables tombereaux de bois qui se
succédaient nuit et jour sans discontinuer. J’ai lu des documents décrivant un Jura sans arbres, bien
loin de celui que nous connaissons aujourd’hui, et relatant comment les bûcherons devaient aller de
plus en plus loin pour trouver du bois. Après la conquête de la Franche-Comté, Louis XV décida de
transporter l’eau salée par un saumoduc en épicéa de Salins-les-Bains jusqu’à une vingtaine de
kilomètres de là, dans des bâtiments nouvellement construits par l’architecte visionnaire Claude
Nicolas Ledoux, à proximité de la forêt royale de Chaux, entre les deux villages d’Arc et de Senans.
Cette forêt, scientifiquement exploitée par des forestiers conscients de l’importance de sa durabilité,
pouvait fournir le bois nécessaire au fonctionnement de cette entreprise sans destruction
intempestive.
La progression des forêts en Europe
Un peu plus de 150 ans plus tard, la déforestation en Europe semble ralentir. La déprise agricole est
accompagnée d’une emprise forestière des sols, surtout dans les zones montagneuses.
La diminution spectaculaire des paysans entraîne en ce moment un renouveau forestier : les forêts
européennes progressent à grande vitesse. En Franche-Comté, les pâturages sont envahis par les
116
Auguste, QUIQUEREZ, Traditions et légendes du Jura, pp. 69-87.
arbres : d’abord les prunelliers, aubépine, églantiers et autres buissons, puis les aulnes et les
bouleaux, et enfin arrivent les hêtres, les érables, les charmes et les sapins. Autour de l’an 2000, un
plan européen Life débloqua des fonds pour redonner à la vallée de la Loue l’aspect qu’elle avait au
temps du peintre Gustave Courbet : prairies sur l’ubac, vergers et vignes sur l’adret. Les falaises,
furent dégagées, les arbres furent dessouchés, les pentes furent défrichées. Quelques années plus
tard, en l’absence d’agriculteurs, les taillis ont envahi à nouveau les coteaux et la forêt reprend ses
droits, car seuls les paysans peuvent entretenir un paysage.
La progression de ces nouvelles forêts est rarement canalisée par l’homme. Et des essences
invasives se mêlent aux essences locales et les étouffent ou les remplacent. Au printemps, les
grappes de fleurs du robinier faux-acacia (Robinia pseudo-acacia), légumineuse d’origine
américaine, embaument l’atmosphère, attirant les abeilles qui en sont friandes. Les Provençaux les
utilisent pour des beignets délicieux. Le bois jaune de cet arbre est malléable quand il vient d’être
coupé, mais durcit comme l’ébène en séchant. Il a la réputation d’être imputrescible. C’est pourquoi
la SNCF s’est intéressée à cette essence pour remplacer les traverses de chêne. De nombreux
robiniers ont été plantés aux alentours des gares. Et l’invasion a commencé. « Cette espèce est
généralement considérée comme très envahissante sur son aire européenne de répartition,
empêchant la croissance des autres plantes notamment par concurrence à la pollinisation. Dans
certains endroits, il a pris la place de forêts entières de châtaigniers. »117 D’autre part, les feuilles et
le bois de cet arbre sont toxiques pour les herbivores. Mais comment se débarrasser d’une telle
peste, qui se multiplie par ses graines nombreuses, par rejets de souche et par drageonnage.
L’implantation d’essences étrangères peut détruire des espaces fragiles. En Polynésie, des plantes
ont été importées sur les atolls pour varier l’alimentation humaine ou pour la simple ornementation
des jardins. Dans ces espaces minuscules, les résultats sont parfois catastrophiques, les espèces
endémiques disparaissant dramatiquement.118
Les forêts tropicales humides (palmier à huile, biodiésel, cacao)
La forêt amazonienne, « poumon de la terre », comme nous le disaient nos professeurs lorsque
j’étais jeune, a été grignotée par les grandes haciendas où l’on cultivait le cacao, tout d’abord119. Les
Indiens qui l’habitaient ont été pourchassés comme des animaux.120
Dans les années soixante-dix, on a pu penser qu’une prise de conscience ralentissait cette
colonisation destructrice. Les habitants du monde entier s’élevaient contre la route
transamazonienne qui exigeait que l’on abatte tant de grands arbres. Mais ces manifestations n’ont
servi à rien. Cette route doit relier le Pérou à l’Atlantique. Elle sera longue de 5 700 km. Les
117
Wikipedia. Article Robinier faux-acacia.
http://www.environnement.pf/spip.php?article121
119 Jorge AMADO, Cacao.
120 Un documentaire récent, tourné par un réalisateur danois, a présenté les problèmes écologiques et humains que pose le
remplacement de la forêt vierge originelle par des plantations de cacao en Côte-d’Ivoire.
118
défenseurs de la route Transamazonienne disent que cette voie permettra de civiliser le pays. La
Transamazonienne traversera le Brésil d'est en ouest, un peu au sud du fleuve Amazone. Elle
devrait diminuer l'isolement des régions et favoriser leur développement. Mais cet axe routier, en
plein cœur de la forêt amazonienne, est l’objet de fortes contestations de la part de mouvements
écologistes qui dénoncent « l’avancée de l’urbanisation, la déforestation et l’exploitation minière au
rythme de la construction de la route Transamazonienne. Ce projet avait, en effet, au moment de
son élaboration, l’objectif de donner aux paysans du sud et du nord-est du Brésil des bandes de
terres de 50 km de chaque côté de la route. » D’autre part, les Indiens sont dépossédés de leurs
terres.
Tous les habitants historiques des grandes forêts (Indiens, Pygmées, Tziganes…) sont des nomades
poursuivis par les administrations des pays où ils habitent, qui ne respectent pas les itinéraires
traditionnels qui sont les leurs. Dans nos sociétés, la sédentarisation est synonyme de civilisation. Et
il est de plus en plus difficile à ces personnes de survivre et de maintenir leur culture.
Le biodiésel, qui représente une énergie renouvelable peu polluante, est une alternative au carburant
pour moteur diesel classique, qui utilise une énergie fossile très polluante. Cette invention a entraîné
la destruction de certaines forêts tropicales humides et sa rentabilité a poussé certains pays à
remplacer les champs de cultures vivrières par la culture industrielle du palmier à huile d'Afrique ou
éléis de Guinée (Elaeis guineensis Jacq.). Des populations entières sont chassées de leurs terres, en
violation des droits de l’homme. En Indonésie et Malaisie, il semblerait, d’après certaines études,
que 80 % des forêts où vivent les orangs-outans ont disparu. Un palmier à huile donne des fruits
douze mois sur douze, deux fois par mois, et peut produire jusqu'à 25 à 35 ans. Cependant, vers 20 à
25 ans, les palmiers sont trop hauts pour qu’on puisse y cueillir les noix de palme ; ils sont alors
coupés et leur bois est récupéré.121
Le palmier à huile est originaire de Guinée, où l’on trouve encore des forêts primaires de cet arbre.
Sa dissémination en Afrique est ancienne. Au Kénya, en Tanzanie, au Congo, au Nigéria… les
huiles de palme et de palmiste et le vin de palme sont des produits couramment utilisés pour
l’alimentation. Mais son implantation dans d’autres régions du monde, dans d’autres conditions
géologiques et climatiques, le rend sensible à des maladies qui ne peuvent être combattues que par
des pesticides qui s’insinuent dans les produits alimentaires dont j’ai parlé auparavant. Les
monocultures entraînent de nombreux inconvénients. On l’a vu avec l’enrésinement de zones à
feuillus, toujours par souci de rentabilité. Les résineux (sapin blanc, épicéa, pin de Weimouth, pin
Douglas…) produisent vite des bois de qualité. Mais ils entraînent une dégradation des sols et de
nombreux insectes les attaquent (bostryches, etc.…).
121
Cf Annexes.
Conclusion : Terreurs ou espoirs d’avenir ?
La grande peur qui concerne l’avenir de l’humanité n’est plus un loup ou une sorcière, mais une
société de spéculateurs sans morale, prêts à tuer des populations entières pour arrondir leurs
comptes en banque et qui sèment guerre et désolation, ordonnant la disparition des forêts qui
encombrent le paysage, quitte à transformer le monde en un désert de béton. Cependant, de plus en
plus d’exploitants commencent à prendre conscience de l’importance de la biodiversité dans
l’équilibre biologique.
Comme l’écrit Philippe Domont, qui pense qu’une éducation écologique dès le jeune âge entraînera
les progrès de la gestion durable des forêts : « Pour savoir si la gestion d’une forêt est durable — et
donc si l’achat de son bois se défend sur le plan éthique — des contrôles par les administrations et
par des instances neutres sont indispensables. Les indicateurs utilisés sont notamment le volume de
bois exploité, le respect des droits de propriété et des droits d’usage, la conservation des espèces
d’arbres et les conditions de travail. […] L’Organisation Internationale des Bois tropicaux (ITTO)
est l’un des partenaires importants pour le développement de la foresterie durable. Par ailleurs, des
organisations internationales, notamment le PEFC (Panel Européen Forest Certification), FSC
(Forest Stewardship Coucil) et la Rainforest Alliance permettent de récompenser les produits issus
d’une foresterie durable et motivent les gouvernements, les firmes privées, et la population à
conserver une partie de leurs forêts, comme nous le faisons dans nos pays industrialisés. »122
Depuis le protocole de Kyoto en 1997 et les catastrophes écologiques que nous subissons ces
dernières années, de plus en plus de peuples prennent conscience de l’importance de notre
empreinte négative sur les problèmes d’environnement mondiaux. Espérons qu’ils arriveront à
s’unir pour édicter des lois de protection efficaces des forêts, manteaux protecteurs de la vie sur la
terre.
Pour conclure, je voudrais rendre hommage à Wangari Muta Maathai, biologiste kenyane décédée
le 25 septembre dernier des suites d’un cancer. Le 8 octobre 2004, elle devient la première femme
africaine à recevoir le prix Nobel de la Paix pour « sa contribution en faveur du développement
durable, de la démocratie et de la paix ». Toute sa vie, elle s’est battue pour sauvegarder les forêts
kenyanes et reconstituer celles qui ont disparu.
122
Philippe DOMONT, Les bonnes questions du développement durable ; pp. 53-54.
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47
Annexes
EXISTE-T-IL
LES
VÉGÉTAUX
UN
?
ÉQUIVALENT
LE
CAS
DES
DE
LA
DOULEUR
HUMAINE
CHEZ
ACACIAS
Nous vous proposons maintenant d’étudier le cas des acacias. Ces plantes n’ont pas la capacité de se mouvoir
dans l’espace comme les plantes carnivores. Cependant, d’après nos travaux de recherche, nous avons découvert
qu’elles sont dotées d’un système de défense exceptionnel (que nous allons détailler plus loin)basé sur la
reconnaissance, puis la réaction ciblée à l’image de l’homme qui permet leur survie. Or nous avons vu
précédemment que la douleur peut être considérée comme un système de survie, nous verrons donc si l’acacia
peu être considéré comme ressentant un équivalent de douleur.
L’acacia, un système de défense très efficace
Des études sur les acacias ont été menées par M. Wouter Van Hoven, professeur à l’université de Pretoria suite à
des morts mystérieuses d’animaux (koudous) dans des réserves en Afrique. Le koudou, une espèce d’antilope, se
nourrit principalement de feuilles d’acacia. Cette espèce animale a dans un premier temps adapté sa morphologie
pour éviter les épines de l’acacia (qui peuvent atteindre jusqu’à 20 cm) : dans le cadre de son évolution, l’avant
du crâne du koudou s’est allongé de sorte que l’animal puisse passer entre les épines et ainsi se nourrir des
feuilles basses.
Les acacias ont donc dû à leur tour mettre en place un nouveau système de défense pour contrecarrer cette
adaptation et donc assurer leur survie. Il est important de noter le caractère indispensable de cette survie car en
vivant l’acacia permet de nourrir presque toutes les espèces herbivores de son milieu (il est en effet la nourriture
principale des koudous, girafes, et autres antilopes). La disparition de ces derniers pourrait ainsi provoquer une
modification profonde de la faune et par conséquent réduire à néant l’écosystème fragile de cette partie du globe
entraînant des conséquences désastreuses. Le nouveau système de défense développé par l’acacia est
remarquable, en effet il consiste à augmenter le taux de tanin présent dans ses feuilles en fonction de la quantité
ingérée par ses prédateurs. Cette augmentation donne un goût amer à la feuille et dissuade les herbivores d’en
manger : lorsque le tanin est ingéré en trop grande dose, il devient mortel car il rend les feuilles indigérables par
l’organisme (le tanin est entre autre utilisé dans le tannage des peaux pour rendre le cuir imputrescible).
On peut donc dire que les acacias perçoivent leur milieu car ils « comprennent » que leurs feuilles sont
nécessaires à la survie de leur entourage, tolèrent qu’une certaine quantité soit mangée mais posent des limites
pour assurer également leur survie et par conséquent l’équilibre de leur milieu.
L’acacia possède en plus un autre système étonnant assurant sa survie : il va relâcher des substances volatiles
(éthylène) qui vont alors être portées par le vent. Lorsque ces substances vont atteindre d’autres arbres, elles vont
leur communiquer un message de danger provenant de l’acacia ; les arbres en réaction à ce message vont
également produire du tanin. Cette action aura pour conséquence de pousser les populations d’herbivores vers
d’autres lieux permettant ainsi aux zones qu’ils ont occupé (et comme on peu l’imaginer endommagé) de
régénérer leur flore assurant ainsi aux herbivores une nourriture abondante dès qu’ils reviendront.
Nous avons vu que les acacias réagissent à des agressions et s’en protègent de manière exceptionnelle assurant
en plus le bon équilibre du milieu (communication entre arbres). On retrouve donc des similitudes avec la
douleur humaine (mécanismes de survie face à une agression). De plus nous avons vu que ces arbres ont une
perception assez précise de leur milieu et du danger, encore une similitude avec l’être humain. Or la plupart du
temps chez nous, danger rime avec douleur et les acacias sont capables de pallier à un danger comme nous le
faisons très souvent. Néanmoins, nous manquons d’informations quand aux nombreux mécanismes qui
permettent à l’acacia d’interagir avec sont milieu face à d’autres agressions tel qu’une infection virale mais ces
réactions étant communes à beaucoup de végétaux, nous détaillerons ces mécanismes dans la partie
généralisation. Il nous reste donc a étudier l’éventuelle existence d’un système nerveux, ou du moins un
équivalent chez l’acacia qui pourrait expliquer les réactions étonnantes qu’il met en place face à une agression.
Mais alors, douleur ou pas douleur ?
À ce stade du TPE nous n’avons pas encore pu prouver s’il existe ou non un centre nerveux chez les végétaux, ce
qui leur permettrait de ressentir la douleur à notre manière. Nous apporterons des réponses plus tard, pour le
moment le but de cette partie est de comprendre le fonctionnement des acacias afin de pouvoir comparer ce
fonctionnement avec celui de l’Homme et en tirer des similitudes.
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Malgré le peu de source que nous avons sur les acacias nous avons réussi à identifier un de leur mode de
communication endogène : les hormones. Ce système a d’ailleurs été détaillé auparavant dans le cas de l’acacia,
il s’agit en effet du même principe que celui de la communication entre arbres dans laquelle l’éthylène joue le
rôle de « message ».
Nous détaillerons le fonctionnement de ces hormones dans les généralisations. Cependant, les conclusions que
l’on peu tirer pour l’instant pour le cas de l’acacia est que malgré ses réactions remarquables et mesurées face
aux agressions basées sur le même principe que nous (perception, réaction) ne peuvent pas donner lieu
réellement à ce que nous appelons de la douleur. (http://tpedouleurvegetale.wordpress.com)
LA
PROTECTION
DE
L
’ENVIRONNEMENT
EST
NÉE
EN
FORÊT
Survol historique – développement et surexploitation
L’utilisation de la forêt par l’homme remonte à la nuit des temps. Jusqu’au xixe siècle, la forêt a joué un rôle
essentiel pour la survie des sociétés rurales, notamment en fournissant le bois d’énergie et le bois de
construction, des petits fruits et la pâture pour le bétail, qui se nourrissait librement en forêt. C’est aussi toujours
la forêt qui fut défrichée lorsque la nécessité de cultiver de nouvelles terres agricoles se faisait sentir. Ces besoins
en bois et en terres ont augmenté dans le passé chaque fois que la population s’accroissait. Ce fut notamment le
cas durant le néolithique (6000 à 1000 av. J.-C.) et lors de périodes plus récentes de grands défrichements durant
le Moyen Age. La consommation de bois a spécialement augmenté dès le xviiie siècle avec l’avènement de
l’industrialisation, très gourmande en énergie. Le bois était alors la seule source d’énergie, avec la force
hydraulique. D’énormes quantités de bois et de charbon de bois ont été livrées aux fours des fonderies, des
verreries et des fabricants de chaux dans toute l’Europe pendant deux siècles.
La quantité de bois exploité a alors dépassé le volume produit, un phénomène d’appauvrissement des forêts
renforcé par le parcours du bétail, qui broute et piétine les jeunes arbres. En prélevant davantage que les «
intérêts » naturels livrés par l’accroissement en bois, on a alors « entamé le capital ». La régénération des forêts
n’a plus pu compenser les prélèvements, l’érosion a fait des ravages en montagne, la fonction protectrice s’est
détériorée.
Ce n’est pas que la population ou les autorités n’aient rien tenté pour protéger une partie des zones boisées : Le
premier règlement forestier écrit que l’on connaisse est celui de Saint-Maurice, en 1298. On a aussi protégé très
tôt des forêts par la « mise à ban ».
Une des plus anciennes lettres de banalisation en Suisse romande est celle de Fribourg (1422), précédée de peu
par celle d’Andermatt en 1397 dans le canton de Schwyz. Les noms de lieux portent d’ailleurs le souvenir de ces
mises sous protection (exemple : forêt du ban, Le Banné, Bannwald en allemand). Plus près de nous,
l’Ordonnance promulguée en 1755 à Porrentruy par le Prince-Evêque de Bâle fait figure de loi pionnière en
Europe. L’idée de développement durable qu’elle contient ne pourra vraiment être appliquée qu’après plus d’un
siècle.
Naissance de la protection de l’environnement et du développement durable en forêt
Pour que l’ensemble des forêts soit protégé de la surexploitation et soumis à une gestion durable, il a fallu des
innovations technologiques et de nouvelles ressources énergétiques. L’intensification de l’agriculture a rendu la
population paysanne petit à petit moins dépendante des zones boisées : le bétail, en partie nourri par les surplus
de production, se trouvait plus souvent à l’écurie ou dans les pâturages.
Mais tant que le bois était la seule source d’énergie, ni les ménages ni l’industrie ne pouvaient y renoncer. De
plus, des intérêts commerciaux ont fait apparaître des pratiques de coupes rases, même dans les forêts
protectrices, notamment dès 1840 pour la vente de bois à l’étranger. Le Parc national suisse est ainsi issu d’une
zone forestière coupée à blanc (flottage du bois vers l’Autriche).
Si l’industrialisation est à l’origine de la surexploitation, elle a aussi apporté le remède à la pression qu’elle
exerçait sur les forêts. En effet, avec l’invention des chemins de fer et l’exploitation du charbon en Europe, une
nouvelle source d’énergie allait peu à peu remplacer le bois et soulager la forêt.
Il ne manquait plus qu’un facteur déclenchant pour provoquer une forte prise de conscience politique en faveur
de la forêt. En Suisse, ce furent les graves inondations de 1862 – précédées de celles de 1830. Ces événements,
qui avaient causé la mort de 50 personnes dans plusieurs cantons (UR, SG, GR, VS et TI), ont nourri la volonté
politique de légiférer pour conserver les surfaces boisées.
49
La première loi fédérale garantissant la conservation des forêts de montagne est votée en 1876, puis étendue en
1902 à toutes les forêts suisses E. Depuis, les forestiers ont continuellement amélioré les méthodes de gestion
forestière.
Conserver la surface des forêts : une bonne loi à défendre
La conservation de la surface forestière, aujourd’hui bien ancrée dans la loi, est la première condition d’une
gestion durable. Malgré les activités intenses de construction de logements, d’infrastructures et de voies de
transport qui se poursuivent depuis les années 1950, on peut observer sur la carte que la forêt s’est bien
maintenue jusqu’à nos jours, même aux abords des villes. La surface agricole paie elle un lourd tribu à
l’urbanisation et se réduit aussi en montagne, en raison des difficultés économiques, alors que la forêt y
progresse. La dynamique économique et démographique des zones urbaines pousse la demande de terrain à bâtir,
mais le besoin d’espace de détente de la population ne diminue pas. Autant d’arguments pour la densification de
l’habitat en ville.
(Philippe Domont. Les bonnes questions du développement durable. www.sylvacom.ch)
L
E
M
O N D E
D I P L O M A T I Q U E
. A
R C H I V E S
—
D É C E M B R E
2009
En Indonésie, palmiers à huile contre forêt
Les chasseurs-cueilleurs sont rassemblés en demi-cercle dans la clairière que baigne l’aube naissante. Les
hommes, en pagne, observent les visiteurs. Derrière eux, les femmes allaitent les nourrissons et rassurent les
jeunes enfants intimidés par les intrus. Solide gaillard d’une soixantaine d’années, Menti, doyen et chef de ce
groupe de cinq familles, interpelle l’anthropologue indonésien qui nous accompagne : les Orangs-Rimbas
veulent bien répondre aux questions. Mais il faudra faire vite : il sera bientôt temps de partir chasser. Le gibier se
fait rare du fait de la disparition de son habitat.
Car elle se réduit, la forêt de l’île de Sumatra… Principal prédateur : la monoculture de palmiers à huile. Utilisée
dans l’alimentation et les cosmétiques, l’huile de palme a trouvé un nouveau débouché : l’ester méthylique
d’huile végétale (EMHV), un agrocarburant. Entre 1998 et 2007, l’Indonésie a officiellement étendu de
3 millions à 7 millions d’hectares ses plantations, devenant le premier producteur mondial de cet oléagineux,
devant la Malaisie. Pour répondre à l’explosion de la demande d’huile de palme (40 millions de tonnes prévues
en 2020, contre 22,5 millions aujourd’hui), Jakarta nourrit de pharaoniques projets : 20 millions d’hectares
devraient être consacrés au palmier à huile en 2020. Soit 200 000 km2 — l’équivalent d’un tiers de la superficie
de la France. À Sumatra, où la forêt est passée de 2,2 millions d’hectares à 400 000 hectares entre 1999 et
aujourd’hui, 850 000 hectares s’ajouteraient aux 450 000 hectares actuellement cultivés.
L’estomac creusé par la pénurie de gibier, certains Orangs-Rimbas collaborent à la disparition de leur propre
écosystème, en échange de quelques billets : « Nous avons appris qu’un clan de l’ouest a vendu de la forêt aux
Javanais, relate Menti. Apparemment, ils comptent en faire des champs de palmiers. » Une déclaration qui
suscite la colère des chasseurs et la stupéfaction de leurs visiteurs : comment, au cœur d’un parc national supposé
« protégé », des Orangs-Rimbas peuvent-ils « vendre » des terres — qu’ils ne possèdent pas, mais dont ils ont
l’usage — à des planteurs n’ayant nul droit de les acheter ? À l’aune de cet exemple, les promesses du ministre
de l’environnement indonésien, M. Rachmat Witoelar, sonnent creux. Ne jurait-il pas, le 23 mars 2007, à Jakarta,
lors de la présentation du rapport Stern sur l’économie du changement climatique, que « les millions d’hectares
de palmiers à huile ne sacrifieront pas les forêts » ?
À quelques kilomètres de Menti et des siens, Kardeo, 54 ans, nous reçoit dans le patio de sa vaste demeure aux
colonnes de stuc peintes en rose. « C’est là que j’habitais auparavant, fait-il en désignant une maisonnette de
planches située à proximité. Le palmier à huile a fait mon bonheur. » Kardeo est ce qu’on dénomme ici un
transmigrasi. Entre 1950 et 2002, pour soulager Java, surpeuplée (1), Jakarta a incité plus de 6 millions de
Javanais pauvres à tenter leur chance sur les îles périphériques. Une politique causant des tensions récurrentes
avec les autochtones, qui perçoivent les transmigrants au mieux comme des intrus privilégiés, au pis comme des
colonisateurs consolidant l’historique domination de Java sur l’archipel. En 2001, à Bornéo, des centaines de
Javanais — femmes et enfants compris — ont été massacrés par des guerriers dayaks, qui ont alors renoué avec
leur réputation de coupeurs de têtes.
« J’ai quitté Java fin 1984, explique Kardeo. Le gouvernement m’a donné une maison en bois, 3 hectares et une
aide matérielle pendant un an. » Des débuts très difficiles avant que ne survienne le lucratif palmier à huile.
« J’en cultive aujourd’hui 16 hectares. Chacun produit 1,6 tonne par mois, et 1 kg de graines se vend entre 700 et
1 700 roupies, suivant le cours, résume-t-il. Ma plantation me rapporte 45 millions de roupies par mois » — soit
3 500 euros mensuels. « Parti de rien », Kardeo vit confortablement et a même inscrit ses fils à l’université. Le
palmier à huile nécessitant peu d’entretien, son domaine de 16 hectares n’emploie que six personnes : autant de
50
salaires en moins à payer. Les planteurs rencontrés avouent que l’allégement de la masse salariale les a motivés
pour reconvertir en champs de palmiers leurs plantations d’hévéas (davantage respectueux de l’environnement).
« Et, avec les engrais et les pesticides de Monsanto, le rendement est encore meilleur », se félicite Kardeo. A-t-il
jamais entendu parler des nuisances du palmier à huile sur l’environnement ? Sa réponse a le mérite de la
franchise : « Mon niveau de vie et l’économie de mon pays dépendent du palmier à huile. Alors
l’environnement… »
Si Kardeo a tiré son épingle du jeu, la petite paysannerie de Sumatra partage rarement son enthousiasme. À
travers tout l’archipel, déçus par les promesses, paupérisés par un produit censé les enrichir, ayant vu leurs terres
volées, leurs rivières polluées, des centaines de villages résistent physiquement aux entreprises et aux forces de
l’ordre. L’association Walhi répertorie 224 conflits opposant des communautés villageoises à des compagnies
d’huile de palme à Sumatra, et environ 500 à travers l’archipel.
En théorie, la concession d’un terrain à un investisseur suppose le respect de certaines obligations légales, dont
une étude d’impact environnemental. Mais M. Serge Marti, directeur de l’association suisse LifeMosaïc et auteur
d’un rapport sur les conséquences de la monoculture de palmier à huile (2), calcule qu’« un dessous-de-table de
50 millions de roupies [3 900 euros] suffit pour autoriser une plantation de 20 000 hectares ». Partout dans
l’archipel, « les entreprises débarquent dans les villages accompagnées de fonctionnaires et de policiers pour
intimider les habitants. J’ai vu des cas de villageois accusés de “communisme”, comme au temps de Suharto,
s’ils refusaient de céder leurs terres au “projet de développement national” qu’est censé constituer le palmier à
huile (3) ». Le droit de propriété est en Indonésie des plus ambigus : des colons néerlandais à aujourd’hui, l’Etat
s’est toujours réservé la possibilité d’exproprier au nom du « développement » ou de l’« intérêt public ».
Vivant de leurs rizières et de leurs hévéas jusqu’en 1999, c’est une époque regrettée : les 2500 habitants de
Karang Mendafo étaient alors autosuffisants. Le chef du village, Mohammed Rusdi, raconte : « Une entreprise
du groupe Sinar Mas [un des conglomérats indonésiens] est venue couper la forêt, avec l’aide de policiers et de
soldats. Sinar Mas a saisi 600 hectares et les a convertis en plantations de palmiers à huile. Nous n’avons plus de
terres. Et il n’y a plus de forêt. Sept villages voisins connaissent exactement le même problème. » M. Rusdi est
allé plaider le cas de son village à la conférence de Bali, en décembre 2007 (4). Sans succès.
Dédommagement, participation aux bénéfices de la plantation, travail salarié, construction de routes et d’une
école… Sinar Mas, fulminent les villageois, a fait « beaucoup de promesses ». Ils attendent toujours les
investissements annoncés, et la plupart ont vu fondre leurs revenus, parfois divisés par cinq. Sayuti, 42 ans,
marié et père de trois enfants, témoigne : « Avant 1999, j’avais 1,5 hectare d’hévéas, dont le caoutchouc me
rapportait 1 200 000 roupies par mois [près de 100 euros]. » Aujourd’hui, petit actionnaire de la plantation,
Sayuti ne gagne que 225 000 roupies (17 euros)… Le quotidien s’est monétisé : les villageois doivent désormais
acheter les fruits et les légumes que jadis ils faisaient pousser. Les rivières sont devenues stériles : engrais et
pesticides ont décimé les poissons. Et, si la polyculture et la jungle retiennent l’eau, la monoculture lessive le
sol : les inondations emportent le macadam des routes. Écœurés, les villageois optent pour l’action directe :
plusieurs fois par semaine, des dizaines d’entre eux, armés d’intimidants goloks (machette locale), investissent la
plantation et se servent allégrement en fruits du palmier qu’ils vont revendre au marché.
Plus au nord, le village de Logu Mandesa et ses 2 000 foyers. En 2006, le groupe Sinar Mas a obtenu du
gouvernement une concession pour transformer en plantations les terres des villageois. « Les autorités se fichent
totalement que ces terres nous appartiennent, explique Sugino, chef d’un des hameaux du village. La compagnie
a ainsi pris 500 hectares, et nous attendons toujours les compensations promises. » À bout de nerfs, les villageois
ont riposté : le 28 décembre 2007, des centaines d’hommes ont attaqué les installations de la compagnie, brûlé
onze bulldozers et un 4 x 4. Les médias ont relaté la fronde — filmée avec des téléphones portables — et
l’opinion publique a pris le parti des rebelles. La police a arrêté vingt-deux personnes, dont neuf ont été
condamnées à un an de prison. « La compagnie ne pense qu’au profit, pas à la gestion de la nature sur plusieurs
générations, constate Sugino. Aucun parti politique ne nous soutient. La Commission indonésienne des droits de
l’homme ne fait rien pour nous. »
Environ 3 500 Orangs-Rimbas vivent encore de la chasse et de la cueillette
dans ce qui subsiste des jungles du centre de Sumatra. En 1966, la forêt
tropicale indonésienne couvrait 144 millions d’hectares, soit 77 % de la
surface du pays. Aujourd’hui, les quatre cinquièmes ont disparu (5). À
Sumatra comme au Kalimantan (partie méridionale de l’île de Bornéo) et en
Papouasie indonésienne, le rythme du déboisement est estimé à 400 terrains
de football par jour — un record mondial. Selon les Nations unies, dès
2012, la forêt indonésienne — supposée « protégée » — sera « sévèrement
dégradée (6) ».
« Nous n’avons rien à perdre, enrage un jeune de Logu Mandesa. Nous
brûlerons d’autres bulldozers. »
51
Cédric Gouverneur.
(1) Cent vingt-sept des 220 millions d’Indonésiens vivent à Java (138 800 km2, moins de 10 % du territoire
indonésien).
(2) LifeMosaic (Suisse), Sawit Watch (Indonésie) et Friends of the Earth (Royaume-Uni), « Losing ground »,
février 2008.
(3) Entre 500 000 et 1 million de communistes ont été massacrés en 1965-1966 par le régime d’« ordre
nouveau » de Suharto.
(4) Rassemblant 180 pays sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, du 3 au 14 décembre 2007, cette
conférence sur le changement climatique s’est caractérisée par l’absence d’engagements.
(5) cf. www.agrocarb.fr, animé entre autres par le Comité catholique contre la faim et pour le développement
(CCFD), Les Amis de la Terre, Oxfam.
(6) « The last stand of the orangutan », rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE),
février 2007.
Les plantes et l’effroi,
que nous apprennent les plantes vénéneuses sur pareil sujet ?
Corinne Boujot, ethnologue.
Les plantes et l’effroi…sous ces sombres auspices, le chercheur taciturne que je suis vient vous parler de plantes
toxiques, de poisons végétaux : un sujet à faire froid dans le dos !
En qualité d’ethnologue, en qualité, donc, de « professionnel de l’étonnement » ainsi que nous définit MarieChristine Pouchelle par une formule que j’affectionne, je suis surprise de constater que toutes les sociétés
humaines, toutes les cultures semblent, partout sur la planète et de tous temps, s’employer à domestiquer des
toxiques naturellement présents dans tous les règnes : animaux, minéraux et notamment des toxiques végétaux,
au moins aussi souvent, sinon plus, qu’elles s’appliquent à les éviter. Les usages faits de ces plantes vénéneuses
– dont nous retiendrons ici l’acception à la seule et néanmoins vaste catégorie des plantes dotées de propriétés
létales - sont de tous ordres : techniques (pêche, chasse, agriculture), cosmétiques, médicaux, religieux, mais
aussi alimentaires, et l’éventail des espèces rendues disponibles est très variable. Cela revient à dire que le
danger que ces plantes représentent est convoqué, parfois quotidiennement, dans l’intimité des hommes et des
sociétés. Ces audaces de la domestication du « poison » évoquent un jeu avec les limites et la maîtrise, l’art est
ici aussi grand que le péril. La question qui se pose est alors de savoir si ce ne sont pas là des formes de « défis »,
effet d’une fascination exercée par l’effroi à moins encore qu’il s’agisse, plus simplement, de s’interroger sur la
place de la peur dans les représentations et manipulations de ces dangereux représentants du règne, ici, végétal.
Qu’est-ce que l’effroi ? Une catégorie de la Peur. Si l’on considère que la richesse lexicale élaborée autour d’un
fait ou d’un objet par une société témoigne de l’importance culturelle qu’elle prête à celui-ci, force est de
souligner, dans l’aire culturelle occidentale, la richesse de notre vocabulaire visant ce registre émotionnel
particulier qu’est la peur : appréhension, inquiétude, angoisse, peur, effroi, terreur, épouvante, mais aussi
trouille, chair de poule, etc. ?
52
L’effroi est une catégorie de la peur. L’effroi se caractérise, dans l’univers paysan gallo breton comme dans la
psychanalyse freudienne comme expérience fulgurante (aussi fugace qu’inattendue) de la mort imminente,
confrontation soudaine et imprévue au réel de la mort – expérience qui « glace » d’effroi (le registre sensoriel est
souvent convoqué dans l’expérience de la peur)
Dans l’univers paysan gallo breton, la figure de l’effroi est l’Effraie, la Chouette Effraie dite aussi
« Feursaie »123.
L’Effraie qui se manifeste franchement à la vue ou à l’ouïe annonce immanquablement la mort en action : soit
pour soi-même soit pour un voisin, un proche, on ne tardera pas à savoir qui, ce n’est plus qu’une affaire
d’heure. La vue et le cri de l’Effraie glace d’effroi. Si l’on est dehors à ce moment là on se signe, on se
« ramasse » très vite à l’intérieur de la maison. Quel intérêt ? Cette réaction inadaptée si elle vise la protection
laisserait supposer que la mort elle-même est là, présente et qu’elle rôde.
Quoi qu’en usant là d’un raccourci quelque peu cavalier, disons que, dans l’approche psychanalytique
freudienne, l’effroi se caractérise comme une « réaction de détresse psychique du moi face à une situation de
danger à laquelle il n'était pas préparé », expérience vécue, moment bref, privé d’affects (en particulier ni peur ni
angoisse) et de pensées et qui n’a pas de mot pour le dire.
On retrouve dans les deux systèmes de représentation l’effet de saisissement, la sidération, la stupeur et
l’indicible de cette dimension particulière de la peur qui semble tenir sa puissance dévastatrice du fait même
d’être non élaborée.
Mais la figure freudienne de l’effroi c’est bien davantage la tête de Méduse, dont on trouve un merveilleux
exemple dans la peinture du Caravage.
Avec cette figure de la méduse nous nous retrouvons en terrain familier : celui des bêtes venimeuses, ces
empoisonneuses, tandis que la Gorgone nous ramène tout droit, bien sûr, aux portes de l’enfer, au seuil de la
mort : ce qui est propre à l’effroi. Les deux principales figures de l’effroi que je vous propose ici campent donc
résolument dans le registre animalier.
Le règne végétal ne manque pourtant pas de répondant, par exemple avec cette figure de la sorcellerie, la
Mandragore, qui crie quand on l’arrache à rendre fou celui qui, par malheur, l’entend.
M’essayant à traiter du rapport de la plante à l’effroi depuis très peu de temps et, dans un premier mouvement,
pour le plaisir de réfléchir à un sujet inattendu, je n’ai pas trouvé, faute de temps sans doute, d’approche
anthropologique visant spécifiquement la fonction et la place de la peur dans notre culture, l’éducation à celle-ci,
la construction et l’évolution de ses objets. Ce sont néanmoins des remarques puisées à des travaux
ethnologiques, et notamment des observations conduites auprès de sociétés amazoniennes qui ont attiré notre
123
Cette affirmation ne réduit pas ce rôle symbolique de cet oiseau précis à la seule aire paysanne gallo bretonne,
mais par souci de précision nous la situons là où nous pouvons affirmer qu’elle est observable.
53
attention sur la mise en perspective proposée ici et qui implique, justement, différentes dimensions de la peur et
principalement deux végétaux : le manioc et banisteriopsis caapi.
Rationalité et multi-usage de la plante : ipoh, poison et textile
La première plante qui, moi, m’a laissée franchement perplexe se trouve en Malaisie et c’est Ipoh ou Upah –
antiaris toxicaria - car si, de sa sève il est tiré un poison mortel utilisé comme poison de chasse, cela
n’empêchait semble-t-il pas les aborigènes (semang et sakais de la région de Perak) utilisant cette sève
d’employer aussi l’écorce de l’arbre, fibreuse, à la confection de textiles. (« I may here mention ( …) that the
bark of the antiaris is used by both the semangs and sakais as bark cloth (Ipoh poison of the Malay peninsula,
Mr.Wray, jun. The journal of the anthropological institute of Great Britain and Ireland, vol 21, 1892)[ l’écorce
de jeunes arbres déposée dans de l’eau courante pendant un mois pour en éliminer le poison]
On est tenté devant cette situation de trouver l’homme infiniment rationnel : à chaque propriété son usage, il
n’entre ici, au moins dans le témoignage qui nous en est livré, pas d’émotion en tous les cas pas de peur notoire
ou, pour être plus juste : notifiée.
Le poison de chasse lui-même, Ipoh, avait des emplois médicinaux. Cette situation se retrouve avec le curare
amérindien. Sur ce point précis, nous sommes davantage mis devant l’ambivalence essentielle de la plante
vénéneuse, du poison, soulignant la ténuité de la frontière entre vie et mort: ce qui tue la proie alimente le
chasseur et sa communauté, ce qui peut ôter la vie peut aussi la sauver. Ce qui reste sûr et intéressant c’est
l’énorme travail d’élaboration autour du poison : jeu tout en subtilité pour donner la mort ou en réchapper, jeu
avec le danger où cette fois perce une certaine anxiété.
Lisibilité du rapport Végétal/ Frayeur en Amazonie
Lorsque Jean Chapuis parle des « plantes à pouvoir » chez les indiens Wayana du Haut Maroni (Guyane
française) » (journal de la société des américanistes, t.87, 2001, pp113-136), les Hemït, il précise « si le terme
hemït désigne un ensemble varié, son emploi courant est restreint à une seule catégorie, originellement attestée,
celle des plantes dotées de fonctions létales. Il ne faut pas perdre de vue la sorte de crainte quasi religieuse que
les wayana éprouvent envers celles-ci, exactement comme s’ils avaient affaire à une arme éminemment
dangereuse dont ils ne connaîtraient avec précision ni l’usage ni le pouvoir de nuisance. » Il distingue les hemits
« pour tuer », (« les plus puissants suffisent à eux seuls à tuer un homme et leur seule évocation fait frémir ») les
hemits « pour soigner » (= les simples) dans cette vaste classe des « végétaux dotés de pouvoir » dont « le champ
d’application couvre tous les domaines vitaux de la société wayana ». Mais Jean Chapuis n’est pas des plus
explicites dans cet article, il assume d’ailleurs un choix qui ferme la porte à l’approche ethnobotaniste : « ce ne
sont pas ces plantes en elles-mêmes qui motivent notre travail mais les discours, usages et représentations qui s’y
attachent ». Observons qu’il semble exclure les plantes alimentaires des hemits et que lorsqu’il évoque les hemits
de chasse et de pêche, il ne semble pas référer aux poisons végétaux ni aux plantes piscicides, mais, et c’est bien
regrettable pour notre propos, il ne précise pas ce à quoi il renvoie.
54
Il est pourtant une plante qui cumule sur elle d’être toxique et à la base de l’alimentation: le manioc (manihot
esculenta).
Certes, ce n’est pas là le seul exemple de plante toxique employée dans l’alimentation humaine. Notre propos est
d’explorer ce que les plantes toxiques nous apprennent du rapport de la plante à l’effroi et nous sommes, dans
cette configuration qui consiste à ingérer chaque jour en bol alimentaire une substance potentiellement
empoisonnante, devant une « plante-informateur-ressource », même si, concernant toutes les informations
présentées, c’est à nos collègues ethnologues et non à quelque plante que ce soit que nous les devons et que nous
dédions ici tous nos remerciements.
La première remarque qui s’impose est que le manioc (manihot esculenta), doux ou amer, est chargé de
composés cyanogènes dans toutes ses parties et qu’il doit être systématiquement détoxiqué pour être consommé.
Prenons le cas de l’utilisation alimentaire du manioc exclusivement dans l’aire amazonienne.
D’où vient donc qu’il soit un aliment de base de la plupart – sinon toutes- les sociétés indiennes ?
Bien sûr, sa facilité de culture et tous les accommodements auxquels se prête la récolte sont des arguments de
poids :
« Le manioc, qui constitue sous ses très nombreuses variétés le gros de l’alimentation quotidienne, est un rêve
de jardinier nonchalant. Chaque plant fournit entre 2 et 5 kilos de racines qu’une poussée de la machette suffit à
déterrer ; une fois celles-ci recueillies, deux coups de lame permettent de retailler la tige en un petit bâton qui,
fiché en terre sans précaution, se couvrira bientôt de feuilles et offrira un nouveau lot de racines dans quelques
mois. Cette plante accommodante supporte d’être laissée en terre bien au-delà de sa période de maturation sans
que ses racines se gâtent. Elle rend donc inutile le stockage des aliments puisque, à la différence des mortes
saisons que connaissent les cultivateurs de céréales, le jardin est ici une réserve de féculents sur pied où l’on
peut venir toute l’année puiser selon ses besoins. » (Ph. Descola, p106 T.H.)
Toutefois, cela n’éclaire pas cette autre observation : que le manioc amer, plus toxique, est aussi pour certaines
sociétés l’essence préférée sur le plan organoleptique. Il faut s’y attarder quelque peu car il est ordinairement
admis que, lorsque le choix lui est offert, l’homme se serait partout et de longue date orienté vers les espèces les
moins toxiques. Or, tandis que le manioc doux est infiniment moins chargé en cyanogènes que le manioc amer,
que l’un est aisément détoxiqué tandis que l’autre exige des techniques plus sophistiquées, il n’est pas rare que le
plus toxique soit aussi le plus apprécié. D. L. Dufour et W. M. Wilson observent que, chez les Indiens Tukano,
en Amazonie colombienne, ce choix repose sur les qualités gustatives conférées à la plante et qui lui viennent de
sa toxicité originelle : les glucosides donnent en effet une saveur plus suave aux préparations à base de manioc
amer qu’à celles tirées du manioc doux, apparemment plus insipide (Dufour, 1996). Si la consommation de Fugu
dans le japon du XVIe siècle, poisson recelant un poison violent, peut avoir été une conduite aristocratique de jeu
avec la mort non dénué d’emphase, et l’on peut dans ce cas parler littéralement de « goût du risque », il
55
n’apparaît pas, en revanche, que la consommation quotidienne et familiale du manioc puisse en quelque manière
que ce soit être tenue pour une conduite suicidaire. Il faut donc admettre que le fait de retenir, dans
l’alimentation quotidienne, un végétal exigeant des procédures soigneuses de détoxication peut relever d’un
choix et non de la stricte nécessité, et ce choix n’est pas associé à une prise de risque –existante- mais à des
qualités organoleptiques. Il traduit ici l’exercice assuré et confiant de savoirs et savoir-faire précis. Les mêmes
auteurs soulignent que les Tukano connaissent la toxicité du manioc et sa variabilité, qu’ils mesurent au degré
d’amertume. Leurs techniques de préparation visent explicitement sa détoxication ; elles s’avèrent efficaces
puisqu’elles éliminent 90% des cyanogènes totaux.
Cette toxicité du manioc, même dans ses espèces « douces » semble également bien connue des Achuars, du
moins est-ce une interprétation possible du fait qu’ils attribuent au manioc la faculté meurtrière de « boire le
sang » des êtres humains, or c’est cette action, traduite dans les même termes : « boire le sang », qui est attendue
du curare sur le gibier (Descola 1993; Descola 1994). Le manioc partagerait ainsi avec le curare un même mode
d’action mortel sur ses victimes. Par ailleurs, le même auteur rapporte que, selon les Yaga de l’Amazonie
péruvienne, le manioc amer chercherait à contaminer le manioc doux par sa toxicité (Descola 2005)124.
Le sentiment de maîtrise des procédures de détoxication abolirait-elle toute crainte ?
Reprenons le cas des Achuars, dont nous ne connaissons que ce qui nous en est rapporté par d’autres
ethnologues. Le manioc, même doux, est dangereux, c’est une plante menaçante, une plante vampire meurtrière
125
et quelque chose qui pourrait s’apparenter à de la peur – ici, en tous les cas, la menace vitale que nous avons
rattachée à l’effroi - est donc perceptible.
D’autres informations recueillies à propos des usages du manioc corroborent cette interprétation. Gertrude E.
Dole dans son article « « Use of manioc among the Kuikuru : some interpretations” (Ford, R.I.), situe son
observation chez les indiens Kuikuru, Carib, du haut Xingu et après quelques observations concrètes de la
préparation du manioc (amer) on peut lire, à propos du « jus de manioc », sorte de soupe à usage festif, « un
homme désigné comme goûteur officiel, c-a-d qui assumera publiquement la responsabilité, au nom des hôtes,
de la protection des invités face au risque d’intoxication. Il prend une gorgée de soupe après que celle-ci ait
bouilli un certain temps et systématiquement il déclare celle-ci peu sûre (non comestible) à cause du poison
résiduel. Elle sera mise à bouillir plus longtemps et une fois de plus déclarée imbuvable. C’est seulement à partir
de la troisième fois que le goûteur déclarera la soupe buvable. Lorsque le HCN (acide hydrocyanique) ce sera
124
« les Yagua de l’amazonie péruvienne ont élaboré un système de catégorisation des plantes et des animaux
fondé sur les relations entre espèces selon qu’elles sont définies par divers degré de parenté consanguine, par
l’amitié ou par l’hostilité. L’usage de catégories sociales pour définir des rapports de proximité, de symbiose ou
de compétition entre espèces naturelles est d’autant plus intéressant qu’il déborde largement sur le règne végétal
(…)c’est également une relation d’hostilité qui prévaut entre le manioc amer et le manioc doux, le premier
cherchant à contaminer le second par sa toxicité. »(NRF 28-29)
125
Philippe Descola, Lances du crépuscule, p.111,112,113.La circulation du sang, le cannibalisme)
56
finalement volatilisé la soupe (kuigiku) sera amenée sur la place dans de larges récipients qui circuleront parmi
les invités, chacun prenant quelques gorgées et passant le bol à un autre.
Ces tests rituels mettent en scène sur un mode dramatique la conscience du danger qu’il y aurait à ingérer le jus
du manioc amer avant que les toxines aient été ôtées.
Comme preuve supplémentaire de cette conscience aigue, le kuikuru dit que le manioc est parfois utilisé pour
tuer intentionnellement certaines personnes. En fait, il existe de nombreux récits autour de l’effet létal de
l’absorption de manioc non traité. Dans les Antilles, par exemple, le manioc brut serait utilisé par de nombreuses
femmes (des natives) qui « poussées au désespoir par la cruauté des Espagnols » souhaitent mourir plutôt que de
la subir plus longtemps (Roumain 1942, Oviedo 1851). En Guyane des femmes se suicident de la même façon
pour de malheureuses « affaires de cœur » (Roth, 1924 : 560)
Même la vapeur dégagée par la cuisine du manioc amer est réputée nocive. Les Urubu qui fabriquent de la
farine de manioc pour le commerce, pensent (ressentent) que la cuisson (grill) est dangereuse et ils affirment que
« la personne en charge de le faire rôtir risque de se nouer l’anus au point de ne plus pouvoir déféquer. »
(Huxley)
Ce qui apparaît au gré de ces différentes observations c’est qu’en différents endroits de l’aire amazonienne où
différentes espèces de manioc sont consommées par différentes sociétés indiennes, la conscience du danger
mortel est bel et bien exprimée, très ouvertement et sur un mode, à chaque fois, suffisamment dramatique et/ou
inquiétant pour que l’on puisse dire qu’il intègre la « peur » et que celle-ci semble assumer une fonction dans la
maîtrise du danger d’empoisonnement, au moins celle du maintient en éveil de la conscience qui vient étayer la
maîtrise technique des procédés de détoxication.
En Afrique, l’introduction du manioc par les colons a fait et continue de faire par endroits des ravages. (à
préciser rapidement avec auteurs à l’appui) Volontiers accepté par des sociétés qui avaient confiance en une
autre tubercule, l’igname, le manioc fut introduit sans les procédures de détoxication qui doivent nécessairement
l’accompagner et…sans la connaissance globale mais aussi familière de la plante, qui passe, entre autres
vecteurs, par les représentations inquiétantes dont elle est l’objet, en elle-même ou au gré des différentes étapes
de sa préparation, et qui énoncent le danger et le moyen de l’éviter, qui l’intègrent, en somme, à un ensemble
plus vaste.
Un lien plus tangible végétal/effroi : ayahuasca
Mais il est vrai et patent que les sociétés indiennes s’entourent, comme nous-mêmes, de si nombreux poisons que
cela donne à réfléchir. L’exemple du fameux hallucinogène nommé Ayahuasca, alias Yagé, Caapi, Natem, que je
présenterai ici en le référant surtout à l’approche qu’en fit Patrick Deshayes, est sans aucun doute celui qui tisse
le lien le plus net entre le végétal et l’expérience de l’effroi. Je ne m’y attarderai pas car j’attends beaucoup, sur
le sujet, de mes collègues spécialistes et ayant, eux, l’expérience ethnographique avec eux. J’en retiens, pour ma
part, l’hypothèse de Patrick Deshayes qui pose que « le sens profond de son usage n’est pas l’hallucination mais
57
la provocation et la gestion de la frayeur ». Les effets de la liane seule, écrit-il, produisent des remontées
d’affects puissants voire des états de frayeur parfois objectivés par des sensations de spasmes et
d’essoufflement » « lorsque les Huni Kuin terminent leur session d’ayawaska, ils disent « nous avons eu très
peur, c’était très bien ! »
Cette population indienne distingue deux types de peur « date » et « mese » « date exprime une peur de surprise,
voire de sursaut. Elle est perçue comme extrêmement dangereuse.
Comparable à l’effroi : cette frayeur, date, est ainsi considérée comme un agent extérieur qui pénètre dans le
corps au moment de la surprise ou du sursaut (l’effraction propre à l’effroi).
Le mese par contre est une peur qui est à l’intérieur du corps, c’est la peur sans surprise, c’est aussi
l’appréhension, et mese signifie aussi « faire attention », la vigilance. « Très jeune on apprend aux enfants à
avoir peur et à trouver dans cette peur l’attention nécessaire face aux dangers de la forêt » »Mais si l’éducation
prépare à la rencontre avec le danger, elle ne simule pas la frayeur(…) seules les prises répétées d’ayawasca
permettent cela (…) le maître de cérémonie après avoir distribué le précieux breuvage à chacun va appeler les
visions et le date « la liane a amené le date sur toi ». Le date survient, le chasseur doit s’y confronter. Pour cela
s’est sa peur qu’il convoquera. Ainsi, face à la frayeur causée par la liane c’est sa peur que le chasseur Huni Kuin
convoque et renforce à chaque prise.
Alors si on revient aux observations de Jean Chapuis, pour qui « la diversité de la catégorie des « hemits »
(plantes doté de pouvoir) permet de faire face à tous les problèmes » une question toute neuve se pose visant le
rapport au monde végétal et cette émotion particulière et graduée qu’est la « peur » .
Croyant interroger le rapport que telle ou telle société tisse entre des plantes et l’effroi, c’est bien davantage le
rapport de l’homme à deux registres émotionnels parents mais distincts par leur dimension salvatrice pour l’une
ou, au contraire, dévastatrice pour l’autre : la peur et l’effroi que nous croyons avoir éclairé en nous penchant sur
le rapport à des plantes toxiques.
C’est donc de l’importance et de la fonction de la peur dont il est ici question via le rapport au monde végétal.
Quid chez nous :
Rapport violence de l’effet toxique = valeur de la plante vénéneuse, ils croissent ensemble. On joue à quoi ? à
« coucou fait moi peur » ?
Il conviendrait sans doute d’approfondir les modalités de présence et de convocation de ce registre émotionnel,
dont la gamme s’étend de l’appréhension à l’effroi en passant par la peur, et qui transparaît dans le rapport à la
plante, et ce jusqu’à la plus comestible (blé/ergot de seigle). L’effroi lié au poison et au risque de « confrontation
avec le réel de la mort » peut-il être le moteur même de la connaissance ? Lorsque l’on voit combien de poisons
sont employés et à combien d’usages quotidiens jusqu’aux plus discrets dans différentes sociétés on ne peut
qu’être frappé par ce qui tient du grand art et de la folie, folie douce ou amère à l’instar du manioc. La peur,
58
émotion élaborée, éduquée, inculquée, renforcée, transmise, permettrait-elle –comme le suggère Patrick
Deshayes sur le versant ethnologique et comme porte à le penser la théorie freudienne sur le versant
psychanalytique-
de juguler l’effroi, émotion dévastatrice, destructrice par sa violence, sa soudaineté et
l’impréparation du sujet à en faire expérience ? La menace de mort contenue dans le poison se commuerait-elle,
grâce à la peur –en tant qu’émotion culturellement élaborée visant à contrecarrer les effets destructeurs de
l’effroi - en prouesse technique et, ironie oblige : en art de vivre ?
Cette hypothèse rejoindrait alors cette autre, ouvrant une perspective qui pose plus de question qu’elle n’en
résout : « On observe aussi, dans la culture occidentale, que nombre de végétaux naturellement toxiques (laitue)
perdaient cette propriété par sa mise en culture : l’acte civilisationnel éduquant donc aussi le végétal ». (P.
Lieutaghi)
Ambiguïté de la férule.
Max Caisson, ethnologue, IDEMEC, Université Aix-Marseille I.
La férule, que les bergers corses redoutent lorsqu’elle est fraîche, car elle risque
d’empoisonner leurs animaux, a souvent déterminé la date de la transhumance vers des
altitudes où on ne la rencontre plus. Néanmoins, la férule était utile dans la tradition corse,
comme, une fois sèche, ce qui permettait et permet encore de fabriquer des cannes pour les
personnes âgées. Cette ambiguïté de la férule du point de vue pratique fait écho à l’ambiguïté
de sa valeur symbolique, telle qu’elle apparaît dans les mythes grecs anciens, en particulier
celui de Prométhée. Elle y détermine en définitive, la place étrange des êtres humains entre les
dieux et les animaux. En fait, toutes les ambiguïtés de la condition humaine sont présentes
dans la férule.
L’ellébore et le serpent
Elise Bain, ethnologue
L'enquête
L'intervention présentée au Séminaire de Salagon sur Les plantes et l'effroi est issue d'une
enquête ethnobotanique réalisée dans le Parc National du Mercantour au cours des mois de
juillet et août 2010, pour le compte de Roudoule, Écomusée en terre gavotte126. Elle concerne
les habitants des villages du Val d'Entraunes, de la vallée de Cians, de celle de la Tinée et de
la Vésubie. Ce sont à peu près soixante-dix anciens, des hommes et des femmes âgés de 64 à
103 ans qui ont été interrogés à l'occasion d'une soixantaine d'entretiens enregistrés, sur les
pratiques, savoirs et représentations anciennes et contemporaines autour des plantes. Au
126
Cette étude a été effectuée dans le cadre du Programme Intégré Transfontalier, Parc National du Mercantour –
Parco Alpi Marittime. Elle a été financée par le Fond Européen de Développement Régional dans le cadre du
programme Alcotra 2007-2013. L'intégralité de l'étude ethnobotanique, ainsi qu'une exposition itinérante seront
disponibles début 2013, en s'adressant à Roudoule, Écomusée en terre gavotte.
59
commencement, les histoires de plantes m'ont été comptées avec retenue, car elles faisaient
référence à un mode de vie depuis longtemps dévalorisé. Puis, les langues se déliant, je devais
comprendre combien les végétaux entraient, avant les années 50, comme à l'évidence dans
presque tous les domaines de la vie quotidienne, les plantes venant s'imbriquer dans une
économie de subsistance quasi autonome, à travers la médecine, l'alimentation, la vie domestique,
l'artisanat, l'agriculture et le pastoralisme . J'ai donc pu recueillir des informations sur la plupart
des plantes liées à la médecine humaine et vétérinaire, à l'alimentation, la vie domestique,
artisanale, commerciale, voire religieuse.
La place de l'animal domestique dans la vie quotidienne d'autrefois
Au cours de l'enquête, le champs vétérinaire a été particulièrement riche et a souvent
retenu mon attention. Avant les années cinquante, l'agriculture et l'élevage occupaient une
place prépondérante dans la vie des habitants des vallées du Mercantour. Chaque famille
possédait une ou deux vaches, un petit troupeau de moutons, parfois quelques chèvres, un
cheval, une jument ou un âne, ainsi que des poules ou des lapins. Le quotidien était rythmé
par celui des animaux, le pastoralisme représentant un marqueur important du passage d'une
saison à une autre. À la fin du printemps, on « menait » son troupeau en montagne – là où
l'herbe était plus fraiche et plus nourrissante – pour y passer plusieurs mois, bergeries ou
vacheries faisant alors office d'habitat autant pour les animaux que pour les hommes.
Les gens vivant en auto-subsistance, les vaches et les brebis constituaient une part
importante de l'alimentation familiale. « Si la bête meurt c’est une grosse perte : plus de lait,
plus de vache, plus de veau », m'explique une habitante de Saint-Etienne de Tinée (Mme B.).
Dans ce contexte, on comprend combien il s'avérait important de veiller à la bonne santé de
ses bêtes. Les vétérinaires n'existant pas dans ces villages isolés, si l'une d'entre elles tombait
malade, il s'avérait indispensable de connaître les gestes et remèdes utiles pour la remettre
d'aplomb. Mr L. de Saint-Martin d'Entraunes raconte à ce sujet : « Quand on fait de l'élevage,
qu'on a des bêtes à soigner, il faut être docteur ». Ici les plantes occupent une place de choix,
mais pas seulement : les gestes et les prières sauvent aussi les animaux.
Le serpent
La peur du serpent
60
Dans ce contexte de pastoralisme, il ressort de l'enquête que le danger le plus redouté des
éleveurs et bergers est le serpent, et ce à la fois pour les hommes et les femmes, mais surtout
pour les bêtes : elles sont, de loin, les plus régulièrement mordues. Un ancien berger de
Belvédère (Mr G.), me confie à ce propos : « Les brebis sont souvent mordues à la bouche
sous la langue, au museau, quand elles broutent. Évidemment, elles ne viennent pas vous le
dire. Vous ne vous en apercevez que le lendemain, vingt-quatre heure après, quand elles
gonflent. (…) Elles se font aussi mordre aux mamelles, mais là, vous ne pouvez pas le voir,
surtout quand elles sont en liberté. Vous la retrouvez morte, le ventre tout bleu. Et à la
mamelle, vous ne pouvez rien faire, parce que ça ne se voit pas ». Le danger mortel que
représente le serpent est tel qu'il suscite, dans les représentations, une peur régulièrement
évoquée par les personnes que j'ai pu interroger127. Comme toutes les créatures qui font peur,
le serpent est décrit comme un être insaisissable et associé à l'obscurité : « C'est une bête qui
se cache, dans les buissons, dans l'ombre ; elle attend la mouche, c'est une bête maligne. On
en avait de deux qualités. La vipère, on arrivait encore à l'attraper. Mais le plus mauvais c'était
l'aspic, le serpent rouge, court, épais, celui-là quand il vous apercevait, il aurait sauté la
montagne pour ne pas vous voir, il était rapide », relate un habitant de Saint-Sauveur sur
Tinée (Mr R., 85 ans)128.
En outre, les serpents sont réputés pour être particulièrement nombreux dans le Massif du
Mercantour. De là l'habitude des hommes de les éliminer aux abords des maisons ou dans le
foin : « C'était le pays à vipère là-haut à Esteinc [l'un des sommets du Val d'Entraunes] ;
quand il y avait un trou dans la terre et qu'après dans le foin, on voyait dans toutes les
directions des petits tracés, on pouvait dire que c'était un nid à vipère. Et il y en avait ! Moi en
fauchant, j'en voyais. Des fois je me disais : « qu'est-ce qui bouge là ? » : elles se débattaient.
Et il y avait des grosses vipères ; on les coupait en deux. Et oui, on les enlevait, parce que si
on les laissait dans le foin et qu'une bête en mangeait, c'était dangereux, à cause du venin »,
me raconte un paysan de Bouchanière (Mr T., 84 ans)129.
127
Dans l'Antiquité déjà, le serpent passait pour l'un des animaux les plus inquiétants et même dangereux, contre
lequel il importait de se prémunir (Luccioni, 2008, p. 11). Dans les représentations humaines, la peur que suscite
le serpent semble donc remonter à des temps très anciens.
128
Ces représentations du serpent sont très similaires à celles que Danielle Musset a retrouvé dans ses enquêtes
menées en Haute-Provence, particulièrement à propos de la vipère. « C'est surtout avec la vipère (au sens
commun) que se développe un discours riche, foisonnant, témoin des relations complexes établies avec cet
animal. Les personnes interrogées distinguent la vipère, « la vraie », de l'aspic. (…). Elle est petite, mince,
courte, n'a pas de queue, a la tête en triangle avec un « v » dessus, des crochets « comme des hameçons ». Il
existe des vipères plus venimeuses que d'autres, cependant c'est toujours la couleur qui exprime le danger : noire,
parfois grise avec des rangs noirs sur la tête et sur le dos ; ou rouge, marron et noire, grise et noire, au ventre
parfois orangé » (Musset, 2004, p. 428).
129
Ici encore les représentations du serpent semblent proches de ce que Danielle Musset a relevé dans les savoirs
populaires hauts-provençaux. « Dans le monde rural, éleveurs, paysans, chasseurs l'associent aux moissons, à la
61
Se protéger du serpent, l'éloigner ou l'éliminer
Au cours de l'enquête, un certain nombre de pratiques utiles à se protéger du serpent, à
l'éloigner ou à l'éliminer m'ont été mentionnées par les anciens ; c'est d'ailleurs l'un des
dangers face auquel ils semblaient autrefois le plus se prémunir. À travers ces pratiques
ressort régulièrement l'idée de peur ou d'effroi, d'avantage lorsqu'il s'agissait de s'installer
dans une grange ou une bergerie de montagne au printemps ou en été ; restées vides pendant
de longs mois d'hiver, il n'était pas rare que des serpents aient élu domicile dans leurs vieilles
pierres. « Quand on rentrait dans une grange, qui n'était pas habitée toute l'année, pour y
dormir, il y avait du blé coupé, mais on ne savait pas s'il y avait des serpents dans les granges
nous ! », me confie d'un ton effrayé Mr M. à Isola. « Parce que les vipères, elles aimaient bien
faire leur nid dans le blé, dans les gerbes moissonnées. Et c'est vrai que ces animaux servent
toujours à quelque chose, mais enfin, une vipère dans une grange, ça fait peur ! Moi je ne
dormais jamais tranquille », me confie-t-il encore. Lorsque les bergers venaient s'installer
avec leur troupeau, il importait donc de faire fuir ces habitants malvenus à l'aide de certaines
pratiques ou invocations. Par exemple, dans le même village, Mme M. raconte qu'avant de
s'installer dans une grange non-habitée pour y dormir, les gens de sa famille répétaient cinq
fois de suite une prière qu'elle m'a récité en patois gavot puis traduite en français : « Oh bête
venimeuse qui êtes dans cette grange, comme vous êtes venue, partez de nouveau, sur une
colline, où il n'y a ni coq ni poule », (il est bien entendu demandé, dans cette prière, au serpent
de s'éloigner de la proximité des humains).
En outre, il existe dans le Mercantour une mémoire encore très ancrée du recours aux
prières destinées à guérir les gens comme les bêtes ; l'une des plus régulièrement évoquées est
celle que les guérisseurs employaient pour soigner les morsures de vipères chez l'animal.
Pratique disparue aujourd'hui, elles appartenaient autrefois à un système de pensée où la
religion s'avérait omniprésente dans toutes les sphères de la vie quotidienne et où les gens
étaient très croyants130. Dans le souvenir des anciens, elles étaient le garant d'une guérison
certaine des bêtes. Au cours de la prière, il était d'usage d'employer la salive humaine, élément
auquel plusieurs de mes informateurs attribuent une toxicité pour le serpent. « Il y avait une
femme ici qui avait le secret. On lui avait amené ce chien qui avait été piqué et elle avait fait
récolte des foins, à la garde des troupeaux, à la chasse. Il est un marqueur de l'espace avec des lieux propices à sa
présence, les « coins à serpents », ponctuant tout le terroir (…). » (Musset, 2004, p. 429)
130
Les prières ne se transmettaient qu'à une seule personne de la famille, et ce de génération en génération. Une
fois le secret révélé, le guérisseur perdait son pouvoir ; c'est la raison pour laquelle ce n'est souvent qu'à la fin de
sa vie qu'il le dévoilait.
62
la prière. Elle s'était mis de la salive sur les doigts, pour lui en appliquer dessus à plusieurs
reprises. Et puis il avait été guéri. Mais moi je me disais que c'était plutôt la salive qui l'avait
soigné, parce que le secret, elle n'a jamais voulu le dire à personne. Un jour, quelqu'un m'a
dit : « tu ne sais pas que la salive de l'homme c'est un contre-poison de la morsure de
vipère ? » Et oui. Et il paraît que s'il y avait des vipères ou des couleuvres et que vous leur
donniez du lait dans lequel vous aviez craché, en le buvant, elles ingéraient aussi la salive de
l'homme et en mourraient », m'a confié le même paysan de Bouchanière. L'association laitsalive humaine dite mortelle pour le serpent, est une croyance plusieurs fois évoquée dans le
Mercantour, certains anciens parlant de soucoupes disposées à l'entrée des bergeries, d'autres
encore de ce mélange appliqué sur les murs des granges : « On mettait du lait dans une tasse
et on crachait dedans, m'explique-t-on à Isola. Donc le crachat de l'être humain, c'était un
venin pour la vipère. Et ça marchait à tous les coups, ça faisait mourir les serpents. Il arrivait
que l'on voit une vipère et que l'on n'arrive pas à la tuer. Alors on crachait dans une tasse où
l'on mettait du lait de vache, et les serpents, les vipères, étaient gourmandes de lait, elles le
sentaient d'assez loin ; elles venaient boire ce lait, et puis on les retrouvait mortes ». Les
représentations qui associent le lait et le serpent seraient répandues en bien d'autres régions du
domaine européen ; pour la Haute-Provence par exemple, Danielle Musset fait état de propos
très similaires à ceux évoquées ici131.
Autre pratique, celle de l'estubo, comme il était d'usage de dire autrefois à Saint-Etienne
de Tinée, qui avait cours un peu partout, est une autre manière de faire fuir les serpents.
« C'était une tradition, quand on arrivait, avant que les bêtes ne rentrent, il fallait faire
l’estubo, il fallait enfumer l’écurie, parce qu'il y avait des bêtes sauvages, des serpents, des
moustelles ou n’importe quoi. On faisait brûler du vieux foin et du petit bois dans un vieux
seau pendant une heure. Les débris de foin ont une odeur forte et font beaucoup de fumée »
(Mme B.). On avait recours pour ce faire à plusieurs plantes, comme celles citées par un
ancien guérisseur d'animaux du même village : « On faisait un feu pour que la fumée passe
dans les petits coins de la bergerie et que les serpents s'échappent, parce qu'il y en avait
toujours. On faisait brûler entre autre l'ichens [l'absinthe], avec le buis et lou tchaié [le cade]132
131
« En de nombreux endroits, explique-t-elle, pour tuer un serpent, il suffit de cracher dans une assiette de lait
qu'on lui donne à boire (…). On dit aussi : « Le crachat de l'homme est un venin pour la vipère comme elle est
un venin pour l'homme » (Musset, 2004, p. 432).
132
Le genévrier cade (Juniperus oxycedrus L.) semble également connu en d'autres régions pour lutter contre la
présence des serpents. Ainsi B. Auboiron et G. Lansard rapportent que l'huile de cade sert à se protéger ou à
éloigner les serpents, que l'on en met dans le sel destiné aux brebis, on en répand sur les pourtours de la ferme,
de la bergerie, sur les murs des terrasses où paissent les bêtes ou encore que le berger se taille un bâton dans le
bois du cade, oint ses chaussures d'huile, ou les frotte avec de l'ail, dont il s'enduira les mains avant de traire, afin
de protéger les brebis de l'agression des vipères, connues pour leur appétit de lait (Auboiron B. et G. Lansard,
63
», (Mr G., 92 ans). « Ils faisaient brûler des branches de cade ou des chiffons. Il fallait que ça
fasse de la fumée, pas de flamme surtout, parce que c'était dangereux. C'était pour faire sortir
les bêtes, les vipères, les araignées, les démons. La mauvaise odeur les faisait fuir. C'était pour
que ces bêtes ne piquent pas les moutons et les chèvres », explique-t-on encore à Belvédère
(Mr G.). Notons au passage que la pratique de l'enfumage, très connue par ailleurs en d'autres
régions, n'est pas seulement destinée à faire fuir les serpents, plusieurs autres animaux ou
« esprits » étant ici mentionnés. Mais le serpent y est systématiquement cité et il est
significatif que certains le rangent du côté des êtres maléfiques, comme en témoigne cette
dernière citation.
L'ellébore, l'herbe aux morsures
La présence de l'ellébore dans le Massif
Parmi toutes les plantes évoquées au sujet du serpent par les anciens, l'ellébore fétide133 a
particulièrement retenu mon attention. Il se trouve que cette ellébore a un statut particulier
dans plusieurs vallées du Mercantour en tant que « plante à serpent ». Pour la décrire un peu,
il s'agit d'une plante à tiges et feuilles coriaces que les locaux connaissent bien, notamment
parce qu'elle reste verte en toutes saisons, même l'hiver et fleurie à cette période, puisque ses
fleurs en cloche verte s'épanouissent de janvier à avril, parfois jusqu'en mai en montagne.
Tout au long de l'enquête, j'ai beaucoup marché et arpenté les montagnes, les villages, les
vallées, non seulement pour apprendre le pays, que je connaissais finalement assez mal en
arrivant, mais aussi pour observer la végétation et herboriser. Et quasiment dès les premières
semaines, il m'avait semblé frappant de constater la présence en nombre de l'ellébore fétide. Il
est ainsi très fréquent de la rencontrer dans le Massif du Mercantour, autant en basse altitude
qu'en montagne jusqu'à 1800 mètres, dans les rocailles, les friches, les buissons, les terrains
ombragés, voire dans les villages aux abords des maisons.
La mauvaise réputation de l'ellébore
Si l'ellébore ne suscite pas la peur ou l'effroi, c'est une plante qui a l'une des plus mauvaises
réputations de toutes celles qui m'ont été mentionnées dans l'enquête. Elle est dite
malodorante et toxique par la plupart des gens. À Saint-Etienne de Tinée, il est dit par
exemple : « Le macistre134, c'est une plante qui reste verte toute l'année, une plante qui sent
mauvais, (…). On la tenait loin du foin, vous savez, c'est une plante qu'on n'aimait pas. Si on
1998, La transhumance et le berger, Aix-en-Provence, Édisud).
133
Il s'agit de Helleborus foetidus L.
134
Lou macistre est le nom en patois gavot de l'ellébore fétide, employé par les habitants du Val d'Entraunes, de
la Vallée de Cians et de la Tinée. Deux anciens m'ont également parlé de cistre pour évoquer cette plante.
64
pouvait, on l'arrachait le printemps, parce qu'il y en avait toujours de partout », (Mr P., 86
ans). « Quand on fauchait, il y en avait dans le foin, il fallait l'éliminer du foin, c'était mauvais
pour les bêtes, parce que les anciens disaient toujours que c'était du poison, d'ailleurs les bêtes
ne le mangent pas » (Mr F.). La mauvaise réputation ainsi que l'arrachage de l'ellébore
s'avèrent particulièrement répandus dans les discours des habitants d'au moins trois des
vallées du Mercantour135. Il est d'ailleurs notable que les représentations de l'ellébore fétide –
sans aller jusqu'à la peur ou l'effroi – soient assez similaires à celles du serpent ; on se
souvient que, comme l'ellébore, les serpents sont réputés pour être nombreux, dangereux car
présentant une venimosité, au point qu'il importait de les éliminer des abords des maisons et
du foin. À l'image du serpent, la méfiance à l'égard de l'ellébore fait même l'objet de certaines
superstitions. Par exemple, un habitant du petit village de Sauze dans le Val d'Entraunes
rapporte : « Le macistre, les bêtes n'en mangeaient pas. C'est une plante qui a mauvaise
réputation, qui est agressive. D'ailleurs on disait qu'il fallait faire attention de ne pas faire la
sieste dessus », (anonyme). Dans ce cas précis, il semble que l'ellébore soit même crainte.
Celle qui soigne, rassure et protège
Si l'ellébore est peu apprécié des locaux pour toutes les raisons que je viens d'évoquer, il
semble avoir un statut très différent lorsqu'il s'agit du serpent ; c'est à lui que l'on a recours en
cas de morsure d'une bête. « Souvent la bête quand elle mangeait, elle risquait de se faire
mordre le bout du nez par une vipère. Tout de suite ils prenaient du macistre, ils le pilaient un
peu pour en faire du jus et ils le mettaient sur la morsure », se souvient-on à Saint-Martin
d'Entraunes (Mr L.). À Péone, un ancien berger raconte également : « Quand il y avait une
vipère qui piquait une bête, ils tapaient du macistre sur une pierre, et ils en faisaient sortir du
jus. C'était considéré comme un contre-poison et ils le passaient sur la morsure du mouton ».
« Et ça fonctionnait bien ? », lui ai-je demandé. « Oui ! Ils n'avaient que ça pour les morsures
et ils en sauvaient pas mal des bêtes », (Mr B., 64 ans). L'ellébore était donc requis pour
soigner les morsures de serpent des animaux domestiques, particulièrement des brebis et des
vaches et, si dans les discours les termes ne s'avèrent jamais vraiment explicites, il semble
clair qu'il apparaît comme étant la seule plante capable de rassurer les hommes face à la mort
de l'animal qu'est susceptible de provoquer le serpent. Il ne s'agit donc pas d'une plante qui
soigne la peur à proprement parler, mais d'une plante qui soigne la morsure de celui qui fait
peur.
135
L'ellébore et surtout ses usages anciens sont très mal connus, voire quasi inexistants dans les savoirs populaires
de la Vallée de la Vésubie.
65
Au passage, si plusieurs personnes se souviennent du procédé décrit précédemment – à
savoir l'extraction du jus de la plante en la tapant avec une pierre –, une dame de Châteauneuf
d'Entraunes relate qu'il était d'usage, dans sa famille, d'ouvrir la morsure avec un couteau et de
couper des morceaux de tige d'ellébore que l'on glissait dans la plaie (Mme G., 92 ans). Il
devait donc exister plusieurs manières d'employer la plante pour les morsures de serpents, et
ce en fonction des villages ou des familles.
Un jour, à La Ribière, sur la commune de Guillaumes, un ancien paysan (Mr R.) m'a révélé
la chose suivante : « Le macistre, c'était la première plante qu'on employait pour les morsures
de serpents. Et même certains animaux, voyez ce que c'est que la nature, quand ils étaient
mordus par une bête venimeuse, ils allaient se frotter d'eux-mêmes dans une touffe de
macistre. Parce que quand il se faisait mordre, l'animal se ruait par-terre, il avait très mal.
Alors ils ont dû s'apercevoir que certaines plantes, en les frottant sur la morsure, calmaient le
mal. Nous on a entendu ça de nos vieux, cette information ne vient pas de nous ». Une telle
remarque fait évidemment penser à l'origine du savoir autour de l'ellébore ; elle prête à
s'interroger sur le fait que les hommes se soient inspirés de ce comportement de l'animal pour
soigner eux-mêmes leurs bêtes. Toujours est-il que cette citation permet de comprendre que,
dans les représentations humaines, l'ellébore n'apaise et ne rassure pas seulement les hommes
face à la morsure de serpent de leurs bêtes, mais également les animaux. En outre, cette
remarque ne fait que renforcer la présence d'une attention particulière pour l'ellébore au sujet
du serpent dans ces vallées du Mercantour.
L'usage de la plante pour venir à bout du venin de serpent chez l'animal semble en réalité
connu depuis longtemps, et ce surement dans toute son aire de développement, puisqu'il est
déjà mentionné au XVIème siècle chez Matthioli 136. Le médecin botaniste italien fait état à
son égard de plusieurs indications vétérinaires : contre les morsures de serpent, comme
purgative et comme plante à sétons137. Il est d'ailleurs notable que l'on retrouve de tels usages
dans l'enquête du Mercantour138. Mais il faut admettre qu'il est moins fréquent de retrouver la
136
Matthioli, 1544, Les commentaires sur Dioscoride. Les textes antiques ne semblent pas relater d'emplois
d'ellébore contre les morsures de serpents. Chez Matthioli, il est plutôt question de la racine de l'ellébore noir (ou
celle que l'on appelle plus communément la Rose de Noël). Pierre Lieutaghi note au passage que les emplois
médicinaux anciens des ellébores fétide, noir et vert sont plus ou moins analogues (Lieutaghi, 2009, p. 208) ;
l'ellébore blanc n'est autre que l'ancien nom du vératre dont les propriétés s'avèrent encore différentes.
137
Par le terme de séton, l'on désignait un abcès de fixation provoqué par une ruban, une aiguille, une mèche de
chanvre ou encore une autre partie rigide d'une plante toxique (tige, racine, écorce), que l'on glissait dans un pli
perforé de la peau de l'animal malade, permettant d'entretenir une suppuration régulière utile à faire dériver une
infection importante.
138
A Saint-Etienne de Tinée, certains anciens se rappellent que, dans leur famille, la tige d'ellébore s'employait
taillée en pointe et introduite dans la bouche de l'animal atteint d'indigestion pour provoquer vomissement et
purgation ; d'autres se souviennent aussi de la pratique du séton.
66
mémoire de tels usages dans des enquêtes contemporaines autour des plantes, alors que
d'autres savoirs végétaux tels que ceux du génépi ou de la gentiane par exemple, sont
largement répandus en milieu montagnard. Trois informateurs de l'enquête réalisée au début
des années 80 en haute Provence et dirigée par Pierre Lieutaghi en font état 139. Pour le Val
d'Entraunes, la vallée de Cians et la vallée de la Tinée, les exemples sont particulièrement
nombreux140. Il s'agit d'ailleurs du végétal auquel les habitants font le plus régulièrement
référence au sujet du serpent et de la peur de la mort qu'il peut engendrer. Au total plus d'un
tiers des personnes interrogées dans le cadre de l'enquête m'ont fait part de l'emploi de
l'ellébore contre les morsures en en vantant ses bienfaits. Il n'est d'ailleurs pas rare d'entendre
ce genre de phrases au sujet de l'ellébore : « Le macistre, l’ellébore, c’est le plus mauvais et
pourtant elle en sauvait des bêtes ! », (Mr G., 92 ans).
Enfin, l'ellébore ne rassure pas seulement en cas de morsure ; il semblerait que son statut
de « plante à serpent » se retrouve également à travers une autre pratique moins largement
évoquée que celle dont il vient d'être question. Il s'agit des bouquets que les anciens avaient
l'habitude de suspendre dans les bergeries. Ainsi, un habitant du village de Beuil dans la
vallée de Cians, (Mr C.) – il s'agit d'une personne d'une soixantaine d'années, donc assez
jeune, mais ayant conservé un grand intérêt et la mémoire des savoirs et pratiques de sa
famille – m'a raconté : « Pour les serpents, mon grand-père parlait de l'ellébore. C’était plutôt
un fétiche. Il en ramassait des bouquets qu’il attachait dans les étables. Je m’en souviens bien.
C'était pour que les serpents ne viennent pas dans les étables »141. Le recours à l'ellébore
comme bouquet suspendu est connu dans d'autres régions. Le cas des Cévennes a été évoqué
lors d'un précédent séminaire de Salagon par Anne-Marie Brisebarre, pour le rôle symbolique
et phytothérapeutique de l'ellébore lorsqu'elle est requise en bouquet suspendu dans certaines
maladies animales142 (et non pour éloigner les serpents). Dans l'enquête en haute Provence,
une mention fait également part de bouquet d'ellébore « pour faire fuir les microbes, comme
139
Lieutaghi, 2009, pp. 207-208.
Le témoignage d'une dame de Puget-Rostang (Mme A., 90 ans) a été également recensé dans le pays de la
Roudoule, au sud du Parc National du Mercantour (Écomusée du Pays de la Roudoule, 2003, p. 145). Une
enquête ethnobotanique plus large menée dans les Alpes-Maritimes permettrait de mesurer la diffusion d'un tel
savoir.
141
Une seconde plante est mentionnée dans l'enquête pour un emploi similaire : « On mettait de la rule [la rue]
dans les écuries avant de rentrer, pour faire sortir les serpents. Je sais que ma mère ne la faisait pas brûler, non,
elle en mettait un peu partout pour que ça sente mauvais », raconte une dame de Saint-Sauveur sur Tinée. Le lien
entre la rue et le serpent semble plus anciennement connu que celui qui concerne l'ellébore ; Pline l'Ancien
rapporte déjà au Ier siècle que « les serpents fuient l'odeur de la rue que l'on brûle », (Ducourthial, 2003, p. 221).
C'est pourtant d'avantage de l'ellébore dont il est largement question dans le Mercantour (toutes pratiques
confondues) au sujet du serpent.
142
Brisebarre, 2006, p. 135. En l'occurrence il est question de la prévention du muguet des agneaux ; il s'agit d'un
chancre qui se développe au niveau de la bouche des animaux, les empêchant de téter, entraînant ainsi leur
amaigrissement, voire leur mort.
140
67
préventif », (Lieutaghi, 2009, p. 208). En ce qui concerne l'emploi évoqué à Beuil, il est clair
que la plante remplit un rôle symbolique associé au fameux reptile, voire que l'on pourrait
ranger du côté du magique. Alors qu'ailleurs l'ellébore semble plutôt avoir la réputation d'être
préventive de certaines maladies, elle revêt ici le statut de protectrice face au serpent143.
Ainsi, l'usage de l'ellébore fétide en bouquet suspendu est largement moins répandu que
son recours pour les morsures ; mais le rôle que les hommes lui attribuent lorsqu'ils en
accrochent dans les bergeries permet d'en comprendre d'avantage sur les représentations de
cette plante dans son lien avec la peur du serpent. Dans le Massif du Mercantour, l'ellébore
soigne et rassure les hommes, conjure la mort en faisant ressusciter la bête que l'on croyait
déjà condamnée et incarne le rôle symbolique de protectrice contre le reptile qui fait peur.
143
En réalité, le statut de protection que l'on attribue aux ellébores est certainement très ancien ; Théophraste,
trois siècle avant J.-C., relate que l'on purifiait les maisons et le bétail avec de l'ellébore noir en chantant une
incantation (Ducourthial, 2003, p. 203).
68
Bibliographie
− Bain, Elise, 2011, Savoirs et usages populaires des plantes dans le Massif du
Mercantour, Rapport d'enquête pour l'Écomusée du pays de la Roudoule, PugetRostang, 107 p.
− Brisebarre, Anne-Marie, 2006, « Les plantes utilisées en suspension dans les bergeries
cévenoles : efficacité symbolique ou phytothérapeutique ? », Plantes, sociétés,
savoirs, symboles. Matériaux pour une ethnobotanique européenne, Actes du
séminaire d’ethnobotanique de Salagon, vol. III, année 2003-2004, Mane, « Les
Cahiers de Salagon n° 11 », Musée de Salagon et Les Alpes de Lumière, pp. 127-136
− Ducourthial, Guy, 2003, Flore magique et astrologique de l'Antiquité, Saint-Just-laPendue, Belin, 655 p.
− Écomusée du Pays de la Roudoule, 2003, Se soigner en montagne, Nice, Éditions de
l'Écomusée du Pays de la Roudoule, 188 p.
− Fournier, Paul-Victor, 1947, Le livre des plantes médicinales et vénéneuses de France,
Paris, Paul Lechevalier Éditeur, 1047 p.
− Lieutaghi, Pierre, 2009, Badasson et compagnie. Tradition médicinale et autres
usages des plantes en haute Provence, Arles, Actes Sud, 713 p.
− Luccioni, Pascal, « Asklèpios montagnard : médecine, cueillette et serpents des
montagnes dans la littérature scientifique de l'Antiquité », Communication présentée
au Colloque International Conserver la santé ou la rétablir, le rôle de l'environnement
dans la médecine ancienne et médiévale, Saint-Étienne, 23-24 octobre 2008, 13 p. (à
paraître dans la collection du Centre Jean Palerme)
− Musset, Danielle, 2004, « Serpents : représentations et usages multiples », Ethnologie
française : Des poisons, nature ambiguë, Puf, pp. 427-434.
Frissons végétaux du cinéma et nouvelles peurs vertes. Conférence.
Jacques Joubert, conférencier-auteur en cinéma.
Après les premiers films Lumière, qui montraient aux spectateurs médusés l’agitation des
feuilles des arbres, le terrain du cinéma fantastique, et parfois plus généralement du cinéma
d’action, a connu durant un siècle la présence invasive du végétal. Maléfiques, monstrueuses,
extra-terrestres, exotiques ou familières, les plantes peuvent aussi incarner le retour à une
nature bienfaitrice, compensant en trois dimensions les avatars d’une civilisation néfaste. Si
69
l’horreur végétale a envahi depuis longtemps le cinéma fantastique, les nouveaux chemins
d’un cinéma écologique dessinent des horizons fort intéressants, où la créature de Predator, la
forêt des Ents, le labyrinthe de Shining ou l’hedysarum mackenzii d’Into the wild laissent la
place à un Golem végétal, annonciateur d’irrémédiables catastrophes si l’humanité ne restreint
pas ses prétentions dominatrices. Rousseau pas mort ! La réflexion se nourrira de
photogrammes et de brefs extraits de films.
Entre effroi et plénitude, la stupeur : à propos de quelques usages contemporains de
plantes psychotropes.
Christian Ghasarian, anthropologue, Université de Neuchâtel.
Cette communication traite des représentations, discours et pratiques de quelques plantes
psychotropes – le san Pedro, l’ayahuasca, le peyolt – en Europe, dans le cadre d’une quête de
soi. Après un bref retour sur les circonstances socio-culturelles et les raisons individuelles de
ces investissements (travail sur soi, développement personnel, recherche d’expériences fortes,
rapport valorisé à l’inconnu, etc.), elle présentera des situations concrètes de ces prises de
plantes psychotropes et abordera tout particulièrement les expériences vécues par les
personnes les ingurgitant sous forme de breuvage. Bien qu’elles puissent parfois être pénibles,
voire effrayantes psychologiquement ou physiquement, ces expériences fortes sont quasiment
toujours rétrospectivement envisagées comme transformatrices par les personnes impliquées.
La notion de « stupeur révélatrice » sera évoquée et analysée ici.
70
Ayahuasca, entre visions et effroi
Sébastien Baud
Les plantes psychotropes, encore appelées hallucinogènes, font peur. Lapalissade s’il en est,
c’est là une perception partagée dans les grandes villes amazoniennes comme en France, où
ces substances dites « vénéneuses »relèvent des champs médical et juridique.Elles sont ainsi
définies en référence à des notions qui évoquent aussi bien la pharmacodépendance et l’abus
que le trafic illicite. En ce sens, si elles participent d’un usage ludique (cf. ci-après) parmi la
jeunesse et sont décrites en termes d’« enthéogènes » dans la logique new age, il existe de fait
de la part des autorités un souci de protéger les personnes de pratiques considérées comme des
« dérives sectaires », voire des formes de « soumission chimique » qui plongeraientcelles-ci
dans une « pensée magique » particulièrement déstabilisante (Baud et Ghasarian, 2010). Ce
point de vue est également partagé en Amazonie amérindienne par les missionnaires
catholiques et protestants. Ces derniers jouent aujourd’hui un rôle majeur dans l’abandon de
pratiques au fondement du lien social, en décourageant tout usage de boissons enivrantes
(bière de manioc, psychotropes) qu’ils qualifient de « diaboliques ». Comme le dit Isabel
Taijin (Awajún, communauté de Nazareth), « ils interdirent aux gens de boire et ont su
insuffler cette peur »des débordements anomiques, parfois marqués par l’effroi que ces
substances ne manquent pas de « semer », obligeant les Indiens à se conduire « comme des
animaux » (Reichel-Dolmatoff, 1974 : 73).Ce n’est donc pas de la peur d’un végétal dont il
est question dans cet article, mais de frayeur que le dit végétal induit chez celui qui le
consomme. La frayeur est entendue ici comme une émotion violente, consécutive d’un état de
surprise, qui saisit la personne, une absence qui, si elle devait par trop se prolonger,sera
rangée du côté de la maladie. En d’autres termes, cette émotion n’est pas abordée comme un
ressenti, mais appréciée comme quelque chose d’infligé (Houseman, 2004) : l’effroi suppose
l’existence d’un autre, tout autant qu’elle est une expérience de la violence.
« Brancher sur l’animal », c’est ce que fait la transe, nous dit Catherine Clément (2011), un
état qui peut être provoqué par les plantes psychotropes. Considérée comme un moyen de
« s’éclipser » (ibid.) d’une vie ressentie dans la douleur de sa rigidité sociale, la transe est
aussi cette « expérience originelle de l’activité de l’esprit » (Jung, 1953) ou cet « état de
conscience exaltée » (De Heusch, 1995). La pertinence de l’emploi de ce terme en
anthropologie a été discutée avec Christian Ghasarian en introduction d’un ouvrage sur les
plantes psychotropes (cf. bibliographie). Je n’y reviens pas ici.Disons simplement que pour
cette discipline, s’il importe peu que la transe soit effective ou simulée, c’est d’abord parce
qu’elle est un signifiant sociale. En ce sens et dans la cadre de cet article, elle est comprise
comme un point de passage entre le visible et l’invisible. Ainsi, le chaman en transe est censé
se rendre dans ce que j’appelle le monde-autre et maîtriser ses esprits qualifiés d’auxiliaires.
Cela dit, lorsqu’elle se déchaîne, la transe peut être dévastatrice. Elle « doit » donc être
encadrée – je mets des guillemets car la transe, de par sa nature, est d’abord sauvage et
échappe à l’ordre établi. Sauvage, la transe annonce l’entrée dans le monde des esprits : elle
est initiale et initiatrice. Sauvage, elle l’est aussi, trop souvent, dans le cadre du tourisme
chamanique à destination de l’Amazonie, lieu de consommation d’un psychotrope :
l’ayahuasca.
71
La transe ne serait donc être sans la frayeur, laquelle ne s’entend pas nécessairement de façon
négative. Toutes deux ont en commun de saturer la totalité de l’expérience individuelle
(Jeudy-Ballini et Voisenat, 2004). Elles sont à ce titre abordées conjointement dans cet article,
à travers l’analyse de cet objet anthropologique tout juste évoqué : l’ayahuasca. Le mot
ayahuasca désigne à la fois une liane de l’Amazonie occidentale, Banisteriopsis caapi, et une
décoction de cette même liane. Dans les lignes qui suivent, je structure mon argumentation en
trois parties. Après une promenade dans les jardins amérindiens et une présentation botanique
des quelques plantes psychotropes rencontrées, je mentionne les propriétés et usages de cette
liane, préparée seule ou mélangée à une ou plusieurs autres plantes, puisque les populations
amérindiennes distinguent de façon explicite des manières de faire. Si le registre du voir est le
plus souvent convoqué pour parler des propriétés de l’ayahuasca, je montre en fin de compte
qu’il est possible d’appréhender la fonction de cette dernière par le biais de la frayeur,
émotion tout à la fois provoquée et dont la personne qui consomme la décoction cherche à se
prémunir. Elle y parvient, soit par une identification aux grands prédateurs de son
environnement, c’est-à-dire par sa confrontation à des images effrayantes. La personne
« joue » à se faire peur pour avoir l’esprit clair et être alerte et parce que cela rend courageux,
deux motivations données de façon récurrente pour expliquer sa participation au rituel.
Soitpar l’acquisition, après avoir surmonté sa frayeur née de la rencontre avec le monde-autre,
d’une « vision-pouvoir » qui va emplir le cœur, siège de la pensée, mais également lieu où
s’éprouve cette émotion, et l’en protéger – c’est notamment le cas parmi les Awajún.
De quelques plantes présentes dans les jardins
Outre les Machiguenga (groupe arawak) qui vivent sur l’Urubamba et ses affluents
(Départements de Cuzco) et les Llacuash (Département de San Martín)144, j’appuie ma
démonstration sur des données enregistrées parmi les métis habitant les grandes villes de
l’Amazonie péruvienne, familiers des plantes psychotropes depuis le début du XXe siècle et
l’essor de l’industrie du caoutchouc, et les Awajún (groupe jivaro), qui vivent sur le haut
Marañón et ses affluents(Départements d’Amazonas et Loreto). Dans les jardins de ces
derniers ou aux alentours des maisons, outre les plantes alimentaires, des arbres fruitiers, des
palmiers, des plantes utilitaires comme le coton (ujúch)145, les piments (jíma), le roucou
(ipák), le genipa (súwa), des calebassiers (namúk), nous trouvons de nombreuses plantes
médicinales. Le terme générique pour les désigner est tsúak, mot qui a donné tsuájatin, le
médecin herboriste. C’est le cas des gingembres (ajég),des Cyperus (pijipíg), du kampaának
(ou yawarpiripiri, kapiropenkien machiguenga),utilisé comme cicatrisant, hypo/hypertenseur
et emménagogue… ou du tabac.
Le tabac, Nicotiana tabacum (Solanaceae) est appelé tsaágen awajún, sayri ou k’amatu en
quechua, seri parmi les Machiguenga, terme à partir duquel est formé le nom du chaman, le
seripegari, « celui que transforme le tabac ». Parmi les Awajún, après avoir été broyées et
mélangées à un peu d’eau ou de salive,ses feuilles sont inhaléesou consommées par voie
orale. Ces gestes ont pour dessein d’induire un état nauséeux entrecoupé de visions peu
colorées et interprétées par celui qui les éprouvent comme une « voyage en âme » dans le
monde-autre146. Tout juste coupées pour en extraire le jus, les feuilles peuvent aussi être
séchées. Les fumées qui se dégagent de leur combustion contiennent desβ-carbolines aux
144
Leur origine remonte à la répartition au XVIe siècle de plusieurs populations amérindiennes de l’Amazonie
péruvienne en encomienda (territoire soumis à l’autorité d’un conquistador) autour du village de Lamas, alors
appelé Santa Cruz de los Motilones de Lamas. Ils ont adopté le quechua(dialecte Chachapoyas-Lamas), qui fut
introduit au XVIIIe siècle comme lengua franca, « langue générale », par les Franciscains afin de faciliter le
travail des missionnaires. Eux-mêmes se disent descendre d’émigrants incas, venus s’établir sur ces terres il y a
quelques centaines d’années.
145
Sauf mention contraire, les noms vernaculaires notés sont en awajún.
72
propriétés inhibitrices de monoamines oxydases. Ainsi, le fait que le chaman fume du tabac
dans l’instant qui précède et après la prise de l’ayahuasca peut se comprendre comme un
geste favorisant le développement des visions – c’est notamment et de manière très forte le
cas parmi les Machiguenga, pour lesquels le tabac permet d’approfondir le contact avec les
saangariite. Cela dit, les populations amazoniennes reconnaissent au tabac bien d’autres
propriétés, parmi lesquelles attirer les esprits, fortifier et protéger le corps, accompagner
l’extraction des agents pathogènes incrustés dans le corps, aider à rappeler l’âme égarée, voire
prémunir de l’attaque de serpents. Psychotrope à part entière, le tabac remplace bien souvent
la consommation d’autres plantes chez les vieux chamans.
Parmi ces plantes, mentionnons le kúnakip (ou sanango,
« remède »,Tabernaemontanasananho, Apocynaceae), lequel est parfois associé par les
Awajún au kaíp (ou ajosacha, Mansoaalliacea, Bignoniaceae), une liane connue pour sa forte
odeur d’ail, le mélange est alors ingéré par le chasseur comme par son chien pour voir par
anticipation la future proie.Brugmansia suaveolens, un arbuste de la famille des Solanacées,
dont les noms soulignent l’importance thérapeutique. Appelé bíkut,baikúa, tsúak – soit le
remède par excellence – en awajún, toé, floripondio, borrachero, tomapende dans le Pérou
hispanophone, saaro en machiguenga (de saa-, « brûler » au sens médical d’appliquer un
pansement brûlant), cet arbuste est réputé pour induire une forte transe de par les alcaloïdes
tropaniques qu’il renferme. Les Awajún connaissent quatre variétés, distinguées par la couleur
des fleurs, rouges ou tout en nuances de blanc, donc quatre usages : en cas de fracture, de
maladie « grave », de sorcellerie et pour obtenir une « vision-pouvoir » (cf. ci-après).
EnfinBanisteriopsis caapi (Malpighiaceae), cette liane associée à la frayeur par les
populations amazoniennes et paradoxalement la plante psychotrope la plus connue et d’une
certaine façon la plus en vogue aujourd’hui chez les Occidentaux. Si celle-ci peut être
préparée seule, en décoction,elle est le plus souvent associée à une, voire plusieurs autres
plantes. En ce sens, le terme ayahuasca désigne, et Banisteriopsis caapi, et le breuvage dans
lequel elle entre. Les Llacuash et les métis de l’ouest amazonien lui associent des feuilles de
l’arbuste Psychotriaviridis(Rubiaceae). Connu par son nom quechua – chacruna, « qui peut
être mélangé » (de chaqru-, « mélanger ») –, elles sont dites par le discours indigène colorer
les visions. Certaines populations ont l’habitude d’inhaler à l’aide d’une pipe à priser les
seules feuilles de cet arbuste réduites en poudre, évitant ainsi la destruction de l’alcaloïde
psychoactif qu’elles renferment par les enzymes du foie. Pratique récente chez les
Machiguenga (Shepard, 2005), cet additif est selon eux à l’origine des visions effrayantes de
serpents.
L’additif utilisé par les Awajún est Diplopterys cabrerana (Malpighiaceae), une liane dont ils
utilisent les feuilles. Appelée yáji, ce dernier terme est construit à partir de la racine yaj-,
« loin », racine qui a donné l’adverbe yajá, « ailleurs, dans un autre monde » et du suffixe -i
qui marque la direction. Cette liane « ouvre » à son expérimentateur un ailleurs, précisément
cet « espace », là où « surgit le film ». Si les visions provoquées par ce mélange fourmillent
de serpents, c’est le fait, rétrospectivement(selon le discours indigène), des chamans pour
lesquels ces animaux sont de précieux auxiliaires. Il convient toutefois au non chaman (cf. ciaprès) de ne pas s’y arrêter, quel que soit l’effroi suscité par la vision de ces animaux par
ailleurs. A ces couples « essentiels », les praticiens rajoutent parfois d’autres plantes. Outre
tabac et Brugmansia déjà mentionnés, entre par exemple dans la composition du breuvage
l’écorce des tiges et racines du chiricsanango (Brunfelsiagrandiflora,Solanaceae), un
arbuste… qui aurait à voir avec la peur (chiricest le « froid » en quechua147).
146
Il est à noter l’existence d’un praticien, le pásuk, qui après avoir inhalé une grande quantité de tabac entre
dans une transe de possession : l’esprit agissant pose alors diagnostics et prédit les événements à venir.
73
Banisteriopsiscaapi pousse jusqu’à une altitude de 1 500m, sur des sols non inondables. Ses
branches sont brun-gris. Ses feuilles, glabres et elliptiques, mesurent17cm de long et 9cm de
large. La liane développe une inflorescence axillaire composée de fleurs jaunes ou roses, puis
des samares d’environ 3cm de long. Si la liane peut être cultivée, les plants sauvages sont
davantage appréciés de ses utilisateurs. Son nom en usage dans le Pérou hispanophone,
ayahuasca, est composé de deux mots quechua, le premier, huasca (waskha), désigne les
cordes ; celles-ci étaient tressées dans les Basses Terres à partir de différentes lianes148, d’où la
traduction en usage aujourd’hui de huasca. Le second, aya, évoque aussi bien le mort ou le
cadavre que les notions de piquant et d’amertume (dans le dialecte quechua parlé par les
Llacuash). Dans son acceptation la plus commune, l’ayahuasca est donc la « liane des
morts », voire la « liane amère »149. Ailleurs, elle est appelée datém (awajún), kamaranpi,
« remède qui fait vomir » (machiguenga), nishipae, nishi est la « liane »et pae l’effet de
boisson préparée à partir de cette liane, c’est-à-dire l’ivresse (kashinawa), ou caa-pi terme
traduit par « rendre courageux »(groupe tupi).
Dans le discours indigène, il existe plusieurs ayahuasca selon les effets engendrés, l’endroit
où pousse la liane, la végétation environnante, l’aspect de l’écorce, lisse ou rugueuse, sa
couleur, etc. Les désignations sont multiples et proprement culturelles, ces classifications
reposant sur des savoirs concernant la teneur psychoactive des différentes plantes et parties de
la plante utilisées, donc du type d’expérience provoquée.De fait, il ne s’agit pas d’espèces
botaniques différentes. D’ordinaire, la liane est coupée en morceaux ; s’il y en a plus qu’il
n’en faut, ceux-ci sont conservés dans la terre.La liane est d’abord nettoyée à l’eau, puis
grattée pour enlever l’écorce et broyée sommairement, avant d’être mise à cuire, seule ou en
association avec les feuilles de la chacruna ou du yáji, pendant une durée moyenne de six à
huit heures.
Propriétés et usages
L’ayahuasca est considérée par les populations qui l’utilisent comme une médecine puissante
pour accéder à la source du trouble, c’est-à-dire pour diagnostiquer la mal, définir le remède
et guérir le malade. Comme remède, elle est prescrite parmi les Awajún pour nettoyer l’urine
et soulager la prostate, voire en cas d’ulcère estomac. De même, les ayahuasqueros métis
disent d’elle qu’elle est diurétique, anesthésique, qu’elle soigne la gangrène, la malaria, la
maladie de parkinson, etc. Plus communément, en milieu urbain,sa prise répond à des
étiologies qui appartiennent au champ sémantique de la sorcellerie et de l’effroi (susto). Ce
dernier est à entendre comme un traumatisme psychique consécutif d’un choc émotionnel
envisagé dans sa raison physique (attaque d’un chien par exemple) ou dans sa raison affective
(décès), qu’il soit vécu dans le registre du réel ou dans celui de l’imaginaire, à l’état de
veille(rencontre d’un esprit) ou lors du rêve (chute) (Motte-Florac, 1998).Débordant le cadre
de la seule cure dans les sociétés amérindiennes, les pratiques autour de l’ayahuasca
posentl’existence de catégories liminales et la possibilité de la franchir. Elles ont une fonction
didactique, voire initiatrice. Prenons l’exemple awajún, plutôt singulier il est vrai : quand
Banisteriopsis est ingérée seule, en très grande quantité – le breuvage est appelé datém
wáimatai, de wáimat, « avoir une vision(-pouvoir) ».
147
Dans la médecine traditionnelle de la région de Tarapoto, l’arbuste est utilisé en cas de rhumatismes et
d’arthrite ; il est par ailleurs considéré comme un reconstituant de l’organisme. Ingéré par le chasseur
machiguenga, il lui permet d’être plus alerte et plus précis dans son tir.
148
Parmi les Awajún, la liane (káapou tamshi) est d’abord divisée en deux sur sa longueur, puis une nouvelle fois
en deux… ainsi jusqu’à obtenir six brins qui seront alors tressés.
149
L’amertume joue un rôle important dans le rapport aux plantes parmi les populations de l’ouest amazonien,
puisque cette saveur révèle d’ordinaire un esprit végétal puissant. Parmi les Machiguenga, cette fonction est
réservée au piquant, katsi.
74
Parmi les Awajún, l’initiation des jeunes hommes comportait deux moments : la prise
collective du datém non concentré par le passé (présentée ci-dessous) et la retraite
individuelle, toujours d’actualité, en forêt, généralement près d’une cascade, c’est-à-dire à
l’écart de la vie sociale. Au cours de celle-ci, la personne ingère diverses plantes, surtout le
tabac, accompagnée de son père ou d’un oncle qui lui enseigne alors les pratiques liées à la
chasse – l’apprentissage à la fonction chamanique suit une même logique. Pendant cette
période, la personne adopte un régime alimentaire à base de manioc doux et de plantain, voire
d’igname et de banane. Sont prohibés viandes de tatou, agouti, cochon, larves d’insectes,
poissons carnivores et épineux, sel, patarashca, rapports sexuels, et aujourd’hui sucre,
fritures, thon en boîte, conserves, parfum et shampoing.
Quant au datém non « raffiné » (la purga), il était bu ou administré en lavement (umpúmatai).
Les Awajún utilisaient pour cela la tige de plusieurs laîches (ou carex, shasháap, nágku en
awajún) : la tige était coupée, chauffée pour en extraire la sève (car elle provoque des
démangeaisons), puis trempée dans de l’eau tiède. D’ordinaire, les jeunes Awajún se
soumettaient à cette pratique vers l’âge de dix ans, car le « datém est comme une médecine
qui protège le corps et l’esprit, qui les rend sains, et favorise les relations sociales : tu n’as pas
peur d’aller vers l’autre » affirme un membre de la communauté de Nazareth. Si le rituel se
tenait dans une maison débarrassée de son mobilier, l’expérience visionnaire (kajamát) était
éprouvée dans une hutte (aák) construite à cet effet et fermée par une palissade pour se
protéger du jaguar. Celle-ci était située à deux ou trois kilomètres dans la montagne, ce qui
demandait beaucoup de force et de volonté aux jeunes gens après avoir bu une grande quantité
de la décoction pour rejoindre ce refuge. Certains, trop ivres de la plante, s’endormaient en
chemin.
La purge était pratiquée selon le discours local non seulement pour nettoyer « l’esprit, le
cœur » et rendre fort, mais aussi pour rencontrer, lors de l’expérience extatique, l’ancêtre
appelé Ajútap et obtenir (wáimat) de cet esprit, individué et rattaché au territoire d’un groupe
local, ce que j’appelle une « vision-pouvoir ».Cet énoncé reçu et intériorisé est synonyme
d’une modification qualitative de la conscience de soi. Il est à l’origine d’un puissant
sentiment guerrier propre à engendrer une destinée exemplaire par le passé (dans le contexte
des guerres intra-ethniques) (Taylor, 1997) et source d’une vie sans heurt aujourd’hui. Très
valorisée socialement, la possession de cette âme guide la vie de son propriétaire, qui est alors
reconnu comme étant un visionnaire (wáimaku). Le pouvoir s’acquiert à travers, sans être
exclusif, un ensemble limité de signifiants : la pierre, l’arbre ménte (ou lupuna, Ceiba
pentandra, Malvaceae), le boa, l’aigle ou le jaguar. Chaque signifiant a sa fonction : la pierre
qui tombe du ciel favorise une longue vie, tandis que l’arbre est synonyme de protection,
l’aigle d’une capacité visionnaire, le jaguar et le boa, que « personne ne mange », de force.
Quand le breuvage est un mélange (la mezcla), la personne boit un petit verre ; les Awajún
l’appellent datém waínmatai, de waínmat, « voir » ce qui est invisible. Parmi ces derniers, ce
mode de préparation était réservé par le passé au seul chaman, car il participe, à l’instar du
tabac150, selon eux, de la production d’une substance conservée dans l’estomac et appelée
« flegme » (juák, yachay – de la racine quechua yacha-, « savoir » – et mariri151parmi les
métis). Le flegme est explicitement désigné comme le pouvoir du chaman (et du sorcier). Il
est ce qui lui permet – en ce sens, il est consubstantiel d’un savoir –d’extraire du corps par la
150
Celui-ci est mélangé à l’eau d’une cascade ou à la salive du chaman instructeur et inhalé.
Si ce terme est parfois associé au verbe espagnol marear, « qui fait tourner la tête, avoir le mal de mer », nous
pouvons peut-être le rapprocher du mot tucanomariri, « sucer » (Duvernay-Bolens, 1967) – il apparait sous la
forme miríri chez Reichel-Dolmatoff qui le traduit par « suffoquer, plonger sous l’eau » ; dans le mythe, la
femme yagé (Banisteriopsis caapi) « suffoque » les hommes d’images (1974 : 69). Mariri désigne précisément
l’ayahuasca au sein de l’União do Vegetal (Labate and al., 2009).
151
75
technique classique de la succion l’agent pathogène, comme de projeter à l’aide de la fumée
du tabac quelque fléchette magique pour tuer. C’est là un motif de peur, mais non de frayeur,
laquelle se situerait plutôt du côté du cœur, sujet au tressaillement ou à l’effroi. Selon Walter
Cuñachi (Nazareth) :
Le colibri est celui qui donne des nouvelles, bonnes ou mauvaises. Un jour, alors que je
marchais en forêt, cet oiseau passa devant moi en sifflant, faisant tressaillir mon cœur :
« Que se passe-t-il ? » me suis-je dit. Je regardais en haut. Rien. En bas. Rien. A peine aije repris ma marche qu’il passa à nouveau. « Il doit y avoir quelque chose, c’est sûr. » Je
regardais et là, un shushupe[un serpent] comme d’ici à… d’un bon mètre. Il attendait car il
savait que j’allais passer à côté de lui. Il attendait pour me mordre.
Dans la littérature sur le sujet, cette substance est généralement décrite comme un contenant
(de divers projectiles). Toutefois, les Awajún y voient les fléchettes magiques elles-mêmes
(tséntsak), celles-là mêmes qui migrent, toujours selon eux, de l’estomac du chaman à la
surface de la peau pour former une armure protectrice à l’image des épines couvrant l’écorce
de l’arbre ménte tout juste évoqué. Une armure par ailleurs fort utile dans les combats qui
opposent ces praticiens, ivres de la plante… pour ne pas y aller la peur au ventre. Selon
WalterCuñachi :
Un jour, j’ai été invité à rencontrer d’autres chamans, lesquels me demandèrent de prendre
le datém avec eux. J’ai décliné l’invitation. Au cours de la session, l’un des participants
émit l’idée de me chercher : « où est-il ? Où est-il ? » Assis dans la maloca, ils me
cherchèrent. Sous la terre… ssssss. Rien. Dans le fleuve… ssssss. Rien. Dans la lagune…
ssssss. Rien. Dans l’espace… ssssss. Rien. « Où est-il caché ? » Dans les grands arbres
peut-être… ssssss. L’un d’eux, le plus vieux, me trouva dans la grande lupuna. Il me le
raconta le lendemain. J’étais dans la grande lupuna, une branche à droite, une branche à
gauche. Il y avait un trou au centre, mon corps était là, dans la lupuna. J’étais coiffé d’un
casque protecteur pour que les sorciers ne puissent entrer. Je m’étais montré pour regarder
avant de m’enfoncer à nouveau dans le tronc. C’est pourquoi il m’avait trouvé.
Si cette manière de préparer le breuvage permet à l’ayahuasquero métis de voir l’essence des
végétaux, leur esprit, pour acquérir savoir et pouvoirs, ce sont les agents pathogènes (tséntsak)
incrustés dans le corps ou l’identité du sorcierqu’elle donne à voir à l’iwishín, terme désignant
le chamanawajún, littéralement « celui qui chante sur un liquide », en l’occurrence le datém
« concentré ». En d’autres termes, quel que soit son mode de préparation, l’ayahuasca est
censée rendre possible l’expérience du monde-autre : elle est un esprit qui met l’être humain
en relation avec d’autres esprits, maîtres des animaux,des végétaux, esprits des maladies et
âmes des défunts.
L’expérience du monde-autre se traduit principalement par des perceptions visuelles,
auditives et olfactives dans une moindre mesure, dues ici à la très longue cuisson des βcarbolines (hypothèse formulée par JaceCallaway, inShepard, 2005), là à l’alcaloïde apporté
par l’additif, à savoir la diméthyltryptamine(DMT). Celle-ci, prise de manière orale pénètre le
flux sanguin et passe efficacement la barrière hémato-encéphalique grâce aux β-carbolines
(harmine, harmaline et tetrahydroharmine) apportées par Banisteriopsis et dont les propriétés
inhibitrices de monoamine oxydase (IMAO) sont aujourd’hui bien connues. Cependant, si
cette propriété d’affiner les perceptions sensorielles est le plus souvent évoquée lorsqu’il
s’agit de justifier un usage, les personnes reconnaissent à la liane deux autres « qualités ».
Tout d’abord, elle est émétique – propriété que nous retrouvons dansle nom donné à la plante
par certaines populations (kamaranpi, nishipae, etc.). Autrement dit, elle provoque des
vomissements dans lesquelles, pour l’Awajún, l’ivresse recherchée puise sa forceet grandit.
Précisons que l’ivresse, appelée nampéamu en awajún et mareaciónen espagnol, ne doit pas
76
être réduite aux seuls vomissements puisque selon le discours indigène, elle se confond avec
le « voyage en âme » ou « vol chamanique », mais c’est une autre histoire… Loin d’être un
effet secondaire désagréable, cette nausée, qui évoque le mal de mer, est essentielle et centrale
dans l’interprétation que font les populations amérindiennes des propriétés de Banisteriopsis.
La seconde de ses« qualités » est d’avoir une action émotionnelle importante, notamment
dans son rapport à l’effroi – traduit par le terme tupi la désignant (caa-pi) et d’une certaine
façon la construction quechua aya-waskha.De fait, si l’ingestion de Banisteriopsis peut être
un moment douloureux par les interdits alimentaires qu’elle demande, par le cadre rituel,
parfois violent, par les vomissements induits et par le sentiment qu’elle implique d’être
dépossédé de la maîtrise de soi152, les β-carbolines consommées à haute doseont aussi un
« effet de frayeur »153.Si l’Awajún emploie le yáji pour « ouvrir les yeux », il demande au
datém « force » et « courage », d’abord pour affronter l’épreuve physique propre aux
modalités du rituel de la purga, ensuite pour se positionner dans l’épreuve intérieure
provoquée par la consommation de cette liane. Pour les populations jivaro, l’idée d’épuration
corporelle est indissociable de la vie quotidienne, et plus précisément de la
chasse.Traditionnellement (car la pratique se perd à mesure des changements opérant dans les
activités économiques), la journée n’aurait pu débuter sans ce nettoyage de l’estomac. La
plante utilisée dans ce dessein est le waís (ou huayusa, Ilexguayusa, Aquifoliaceae). Ses
feuilles sontbues en tisane,vers trois heures du matin,pour se nettoyer et dans un même
mouvement émétique, rejeter malchance et paresse, laquelle est contraire aux qualités du
chasseur. Par l’ingestion de cette plante, peut-on entendre, dans une analogie révélatrice, « le
corps est préparé, tu as de la chance ». De « préparer » le corps, c’est aussi la fonction d’une
variété de gingembre (ajég), cette fois à la pratique contemporaine du datém concentré.
Waíset ajég ont en commun de situer la personne du côté des grands prédateurs de son
environnement visible et invisible, le jaguar, Tsúgki (la sirène), l’anaconda que « personne ne
mange » ou pour le dire autrement, qui n’éprouvent pas l’effroi, cette peur qui surprend154 et
paralyse.Se faisant, non seulement le rituel prétend à la réussite de l’activité dont il est le
préalable, la chasse ou le « voyage en âme », mais il prévient aussi la possibilité d’être saisi
d’effroi, donc celle d’un accident mortel. En quelque sorte, il nie à la personne sa qualité de
proie, puisque celle-ci est ainsi perçue par ces animaux et esprits, par ailleurs auxiliaires du
chaman.
Ce concept de « préparer » est également important, quoique dans un sens différent, dans le
chamanisme métis, puisqu’il y est avant tout question de « protéger » le corps, alors appelé
cuerpocerrado par rapport au cuerposencillo ou corps sensible aux agressions. Sans entrer
dans les détails, il est à noter que les praticiens locaux proposent aux Occidentaux en
« recherche d’expériences spirituelles "directes" » (Ghasarian, 2010 : 289), de préparer
l’ingestion de la plante psychotrope par celle d’une plante aux propriétés émétiques. A
Tarapoto, sur le haut Huallaga, ce rôle est dévolu à la yawarpanga (yawar est le « sang » en
quechua et panga, dans le dialecte parlé Lamas, la « feuille », Aristolochiadidyma,
Aristolochiaceae) ou à la rosa sisa (parfois appeléeayasisa, « fleur du défunt », Tagetes
erecta,Asteraceae). Selon le discours local, la yawarpanga a pour effet une purification à la
152
Nous pourrions rajouter à cette liste les interrogations qu’elle entraîne, c’est-à-dire la mise à mal de notre
pensée, à plus forte raison si la personne appartient à une culture étrangère.
153
A haute dose, les β-carbolines agissent en effet comme antagoniste des récepteurs des diazépines. Elles
stimulent ainsi la sécrétion de norépinephrine et de dopamine, donc l’activation des hormones hypophysaires,
lesquelles vont à leur tour activer les hormones surrénales dites du « stress », adrénaline et cortisol, qui sont aussi
des hormones de l’éveil (Bernard Weniger, communication personnelle). Notons cependant qu’un épisode de ce
type, associé à une décharge d'adrénaline, est éprouvé d’une manière très différente selon le contexte et les
personnes.
154
Au sens premier de troubler l’esprit, d’« être saisi » par son émotion.
77
fois physique, mentale et émotionnelle de la personne, c’est-à-dire un nettoyage des
conséquences de « la vie moderne ».
Ayahuasca et effroi
Plus qu’aux autres plantes mentionnées, c’est à l’ayahuasca qu’est associée par le discours
indigène la propriété de nettoyer le cœur (en ce sens, elle donne à la pensée sa clairvoyance)
et de rendre courageux. Un tel caractère trouve son expression dans l’effroi qu’elle suscite
chez celui qui la consomme, à plus forte raison si elle est mélangée à des plantes contenant du
DMT, à l’origine des visions effrayantes de serpents (cf. ci-dessus). Lors du rituel awajún de
la purga, c’est à qui boira le plus de cette décoction émétique avant de s’effondrer et de
« plonger » dans un demi-sommeil sur le chemin menant à la petite hutte. Dans cet état proche
du rêve, Ajútap apparaît terrifiant. Tourbillon, jaguar et oiseaux de proie sont ses formes
préférées. Son arrivée est accompagnée d’éclairs et du tonnerre. Le vent se lève. Parfois aussi,
la terre tremble. Des expériences des plus réelles. Mais si la personne sublime sa frayeur et
frappe, à l’aide d’un bâton appelé páyag155, l’esprit qui se dresse devant elle, alors la vision
s’évanouit, remplacée par celle d’un vieillard qui lui révèle sa destinée : « je me présente à toi
mon fils et te transmet ce qu’ils m’ont donné à moi il y a longtemps… » Cela dit, jusqu’à
présent décrite comme une « qualité » de la plante elle-même, ne pouvons-nous envisager la
frayeur, plus largement, comme une modalité de relation au monde-autre. Une façon
différente de rencontrer Ajútap, laquelle consiste à veiller le cadavre d’un wáimaku, illustre
ceci avec pertinence. Les trois jours qui suivent le décès sont en effet un moment propice pour
qui veut s’emparer de cette « vision-pouvoir » qui s’échappe alors du mort pour rejoindre
l’« espace ». Selon un habitant de Nazareth,
Trois jours après le décès, le pouvoir sort de la tombe, il fait un trou et sort. Par exemple,
mon beau-père avait reçu [le pouvoir de l’] Ajútap du boa. Après sa mort, il y eut un
orage, le tonnerre a grondé toute la nuit. Il [Ajútap] a commencé à hurler, iii iiiiii… ainsi.
Les gens avaient peur. Ils pensaient qu’il allait être terrible. Le pouvoir est sorti et s’en est
allé jusqu’à la rivière. Le jour suivant, ils sont venus voir : il y avait un trou [d’environ
20 cm de diamètre dans la terre qui recouvrait la tombe]. Ajútap était sorti.
Toutefois, la personne qui a le courage de veiller à proximité de la tombe, de défier l’orage et
de ne pas fuir à l’écoute de ce cri redoutable « comme s’il allait te manger », doit se lever et
dire : « Oyé lâche, pourquoi cherches-tu à m’effrayer ? » avant de frapper ce qui se dresse
devant elle, quelques feuilles mortes soulevées par le vent en un tourbillon ou un animal long
d’une vingtaine de centimètres (un jaguar « en miniature » par exemple), le faisant
littéralement exploser dans un bruit sourd que tous peuvent entendre. Prise par l’intensité de
l’expérience, la personne s’éloigne alors avec difficulté sur le chemin avant d’être rattrapée
par le sommeil. C’est l’instant que choisit Ajútap pour entrer et déposer dans le corps de la
personne la vision (de son avenir) et le pouvoir (de le réaliser), une expérience qui est un
préalable à la vie exemplaire du kakájam, c’est-à-dire de l’individu « courageux ».Par la suite,
la vision-pouvoir apparaît à la personne ivre de l’ayahuasca, telle une « lumière brillante »
dans la poitrine de ce dernier. J’ai écrit plus haut que le cœur (anentái) est à la fois le siège de
la pensée (anentaímat) et le lieu où s’inflige la frayeur – « dans mon cœur, je n’ai pas peur »
affirme un wáimaku. En ce sens, si la liane est « une médecine qui protège le corps et
155
Bâton de deux mètres de long en bois cacaoyer (bakáu, Theobroma cacao, Sterculiaceae), de shuvía
(Pouroumabicolor, Urticaceae), voire de yaís, une Annonacée. L’alternance des zones claires et foncées qui le
caractérise est réalisée par la technique du négatif ou enfumage ; ces dessins représentent l’esprit homonyme,
visible sous l’apparence d’une « chaîne lumineuse » passant au-dessus des arbres. Le bâton sert pour rejoindre
l’aákconstruit à l’écart du village, pour toucher l’apparition effrayante lors de la transe ou comme protection,
notamment au cours du rituel de la purga.
78
l’esprit », la nouvelle âme acquise empêche tout éprouvé de cette émotion chez la personne en
emplissant le cœur de sa présence. Elle l’immunise en quelque sorte.
La transe provoquée par l’ayahuasca est donc une manière de s’exposer à l’effroi pour ne pas
être surpris et paralysé par l’aléatoire de la rencontre ou pour le dire autrement, la personne se
confronte lors du rituel à ces puissances aléatoires que sont les esprits pour ne pas être
« attrapé » (hap’isqa en quechua) de manière fortuite alors qu’elle marche en forêt. Mais si la
rencontre avec le monde des esprits est effrayante, elle est aussi vécue comme une épreuve.
En ce sens, l’effroi mène au savoir. Les données recueillies auprès des ayahuasqueros métis
témoignent de cette association d’idées. Pour eux, si l’individu qui a pris l’ayahuasca « est
assez fort pour supporter la frayeur et la perte de contrôle de l’ego liées à l’apparition des
serpents », il est alors à même de rencontrer « l’esprit-mère de la liane[qui] lui apprendra ses
chants » (Dobkin de Rios, 1997 : 98). Or, le chant (ánenen awajún, icaro dans le Pérou
hispanophone) est précisément ce qui permet de communiquer avec les différentes entités du
monde-autre, lesquelles sont pensées comme étant détentrices d’un savoir. Agressives au
départ, sous l’effet des chants et de la fumée du tabac, celles-ci deviennent peu à peu
familières au chasseur ou au chaman pour lequel elles se convertissent en précieux auxiliaires.
Conclusion
Initier, c’est encadrer un moment dangereux du vécu : le passage de l’enfance à l’âge adulte,
au statut de chasseur, de guerrier ou l’acceptation de la fonction chamanique. Cela suppose
une violence, laquelle est directement liée àune certaine discipline de la frayeur, et précède
toujours l’apprentissage de nouveaux savoirs (Clément, 2011).Dans un contexte où la
consommation de l’ayahuasca relève du rapport étroit qu’entretient l’être humain avec son
environnement par ses activités de prédation, la frayeur produite délibérément, l’est d’abord
pour apprendre à la gérer et l’éviter par après : pendant la chasse, il s’agit de maitriser la
surprise que peut provoquer la rencontre (gibier, animal venimeux, esprits), mais également à
la guerre, face à celui dont on vient couper la tête. Précisément, seul le wáimaku pouvait
prétendre se joindre à l’expédition guerrière (Baud, 2011).Elle l’est ensuite, parce que dans
l’expérience provoquée par l’absorption de Banisteriopsis caapi, elle ne saurait être dissociées
de l’ivresse recherchée.
De fait, en se confrontant à cette liane psychotrope, la personne se laisse submerger par une
émotion qui autrement paralyse. Elle se laisse prendre tout entière par la vision induite,
laquelle ne relève pas seulement du voir, ni de l’oralité (puisqu’elle communique), mais est
totalisante, expérience fort bien exprimée dans l’idée d’acquérir une nouvelle âme. En offrant
la possibilité d’adopter d’autres perspectives (celles de l’animal, des esprits…), la plante
permet de voir au-delà de l’opacité des corps ou pour le dire autrement, de voir les nonhumains comme ils se voient eux-mêmes, c’est-à-dire comme des personnes (aénts). Or ceci
n’est pas sans frayeur, c’est-à-dire sans une mort à soi pour naître à l’autre. En somme,
l’ayahuasca est pour l’être humain un agir éprouvant afin de s’affermir, de se préparer à
d’autres activités, de devenir une personne « au sens plein » (Sahlins, 2009), mais également
afin de ne pas ressentir de honte, autre grande émotion en Amazonie (datsánen awajún).
En d’autres termes, au sein des sociétés amérindiennes, provoquer et gérer sa frayeur fait sens
(voir aussi ce que dit très justement Patrick Deshayes à ce sujet). Conjointement, frayeur et
savoir structurent et construisent donc des êtres entiers. Le mode de connaissance amérindien
est ainsi fondé, non sur la « distanciation », mais sur un système d’interrelations. Le chaman
llacuash est d’ailleurs appelé yachaq, traduit de manière habituelle par « celui qui sait ».
Gerald Taylor (2006) donne de ce terme qu’il orthographie yaĉak (dans le dialecte quechua
parlé à Chachapoyas), la définition suivante : le « connaisseur des secrets de la
nature ».Connaître ici, c’est adopter le point de vue de ce qu’on cherche à connaître… ce qui
79
demandede maitriser l’effroi né de la métamorphose. Cette discipline implique un imaginaire
et des règles, sans lesquels la frayeur est privée de son savoir (Clément, 2011).
Bibliographie
SébastienBAUD, « Du cadavre à la plante psychotrope, Analyse de deux modes d’acquisition
d’une ‘vision-pouvoir’ au sein de la société awajún ».Frontières, 23-2, 2011.
Sébastien BAUDetChristian GHASARIAN, « Retour sur les compréhensions et usages des
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El susto, une nosologie de l'effroi en Amazonie péruvienne.
Rama Leclerc, ethnologue, chercheuse indépendante.
En Amazonie péruvienne, chez les Indiens shipibo-konibo, le ratë ou « susto » en espagnol
local, est une classification nosologique très répandue, liée au sentiment soudain de peur. Les
situations qui provoquent ce choc sont variées mais résultent toujours des mêmes symptômes :
l’accumulation des effets négatifs dans le corps de la victime. L’effroi ou la peur, selon son
grade d’intensité, sont véhiculés par un fluide niwë froid logé dans le bas ventre et qui affecte
tous les niveaux de la personne : moins d’enthousiasme dans les tâches quotidiennes
masculines (la pêche), ou féminines (domestiques), peur irraisonnée de la nuit, de la forêt, du
monde-autre. Par les chants thérapeutiques, les soins à base de remèdes végétaux, des
massages et si nécessaire une diète approfondie, dirigés par le « curandero », i.e. le praticien
local, la victime pourra retrouver une vie plus équilibrée.
(Cette communication n’a pu être présentée par l’auteur)
81
Les plantes de l'effroi à la Réunion
Laurence Pourchez, anthropologue, maître de conférence HDR, Département d'Études
créoles, Université de la Réunion, LCF, CNRS, UMR 8143.
Prélude
Je termine la préparation de l’université d’été « créolité, créolisation : états de la question »156
et discute, avec le responsable technique du site, de l’organisation matérielle à mettre en
œuvre en terme de clés, d’ouverture et de fermeture des portes. Les cours seront intensifs et
nous risquons de sortir assez tard le soir des salles de cours.
Mon interlocuteur semble quelque peu inquiet. Il me glisse : « Vous savez, moi, ça n’est pas
que j’y crois, mais je pense que vous ne devriez pas rester sur le site après la tombée de la
nuit… Il se passe de drôles de choses ici, vous savez… »
J’avais déjà entendu de vagues rumeurs mais j’apprends, ce jour là, que le site universitaire
est le théâtre d’apparitions mystérieuses, d’ombres qui traversent les murs, de bruits de
chaines, de portes qui s’ouvrent et se ferment seules. Des tables et des chaises se déplacent
sans intervention humaine ; on entend aussi des cris, des pleurs et des gémissements.
Evidemment, l’histoire m’intrigue et je décide de mener ma petite enquête.
Il se trouve que ce site universitaire abritait, au début du siècle, la maternité coloniale. On y
amenait les femmes dont les accouchements étaient difficiles ou celles qui risquaient une
fausse couche. Les bébés morts prématurément ou les enfants morts-nés y étaient incinérés
dans une grande cheminée, la plupart du temps sans avoir eu le temps d’être ondoyés ou
baptisés.
Je termine, à l’époque, quelques entretiens dans les Hauts157 du Nord de l’île et profite de
temps informels dans les entretiens pour dire quelques mots de ces histoires de fantômes, juste
histoire de voir… Surprise ! L’histoire est connue et même très connue !
« Mais tu n’as pas vu les pieds de mangues158 dans la cour ? C’est là que les bébèt (esprits,
fantômes) habitent ! ».
Car les fameux manguiers, me raconte t-on, ne sont pas arrivés là par hasard. Ils ont
délibérément été plantés justement afin de servir de réceptacle aux âmes errantes, dans le but
de les "domestiquer". Celles-ci, non baptisées, sont en effet condamnées à errer pour l’éternité
156
A paraître sous le titre : Créolité, créolisation : regards croisés.
On distingue, à la Réunion, les Hauts de l’île, qui comprennent les pentes et les cirques, des Bas qui
constituent la zone littorale.
158
Manguiers en créole.
157
82
dans les limbes. Leur donner un lieu de résidence revient en quelque sorte à les stabiliser, à
éviter qu’ils ne deviennent comme les zavan159, des esprits sauvages susceptibles de devenir
maléfiques.
Je tente, sans succès, de savoir qui a planté les arbres, d’évaluer précisément leur âge. Je
parviens à apprendre qu’ils sont très anciens, qu’ils ont bien plus de cinquante ans, surement
près d’une centaine d’années.
Pourquoi des manguiers ? Les usagers de cette maternité coloniale étaient le plus souvent des
descendants d’engagés indiens. Or dans l’hindouisme, le manguier est un arbre craint, quasi
sacré, doté de pouvoirs particuliers. Je trouve un complément à ma question à Paris, dans les
Area Files160 et dans deux anciens ouvrages indianistes.
Ainsi, Odette Viennot rapporte les traditions védiques dans lesquelles,
« L’arbre est bien souvent considéré comme doué de vertus merveilleuses et son
essence est identique au principe divin. Quant aux rituels réglant les sacrifices
royaux ou privés réunis dans les commentaires brâhmaniques, ils considèrent
l’arbre comme le centre du Lieu saint en compagnie de la pierre et de l’eau. A la
nature volontaire se superpose la création volontaire d’un Lieu saint où les
éléments de la nature, devenus symboles, s’organisent à l’intérieur d’un enclos.
(...) Ainsi l’arbre mythique chargé de merveilleux dispense tous les
biens supra-terrestres et symbolise la connaissance, la vie, la fécondité... »
La fonction de l’arbre « cosmique émergeant de la terre et descendant du ciel » est alors de
« maintenir ces deux mondes écartés », de séparer le monde divin du monde visible (1954 :
2). Le manguier, est en Inde, traditionnellement associé à l’idée de fécondité. Lieu de
résidence des dieux où des âmes, il est le point central d’une légende également contée par
Odette Viennot (1954 : 107) qui met en scène une reine stérile rendue féconde par
l’absorption d’une mangue. Cet arbre, est souvent considéré, à la Réunion, comme le séjour
des âmes errantes. Il est, dans la religion des Tamouls, associé au dieu Mini qui a la réputation
de prendre la maladie qui lui est confiée et de la transporter vers un autre manguier situé un
peu plus bas, près de la mer.
159
Petits esprits, parfois facétieux, parfois maléfiques, qui se manifestent, comme leur nom l’indique, à la
période de l’avent.
160
Les Human Relations Area Files constituent la plus importante base de données ethnographique au monde.
Ces fichiers ont été créés en 1947 par l’anthropologue Georges Murdock à des fins de comparatisme. Cet outil
permet une comparaison à grande échelle des sociétés puisque près de 1300 groupes culturels sont mentionnés.
Pour la France, les Human Relations Area Files sont localisés à Paris, dans la bibliothèque du laboratoire
d’anthropologie sociale du Collège de France.
83
La végétation, second symbole de fécondité, est générée par l’eau, du domaine invisible, les
racines, au monde extérieur où s’élancent les branches. L’arbre assure la liaison entre les deux
mondes, l’univers chtonien, souterrain, où selon de nombreuses légendes, résident les âmes
des trépassés ou celles des enfants à naître, et le monde supérieur, celui de l’existence
humaine. La végétation a, au centre de cette cosmogonie, un rôle de médiateur.
Henri Whitehead (1921), de son côté, met en relation la végétation et les sites sacrés. Pour lui,
la végétation fait partie intégrante du site et de son agencement sacré, lieu de résidence des
Dieux et des esprits.
Plantés sur le site historique de l’université, lui-même ancien lieu de la maternité coloniale
marqué par la mort, la souffrance, les manguiers sont donc ambivalents. Ils montrent à ceux
qui ont connaissance du lien entre nature et surnature la présence d’âmes perdues ou de
fantômes, et donc, sèment l’effroi. Tout à la fois, ils rassurent car ils agissent à la manière
d’un concentrateur d’âmes ; civilisent, dans une certaine mesure, des âmes perdues qui, sans
leur repère végétal pourraient être sauvages et donc dangereuses. L’analyse ethnobotanique
du site nous conduirait alors à le considérer comme un site sacré.
Lors de la session du séminaire d’ethnobotanique consacrée au lien entre plantes et feu, j’ai
esquissé une classification populaire des végétaux comprenant plantes rafraîchissantes,
plantes échauffantes et plantes magiques et ou sacrées161.
Les végétaux dont nous parlerons aujourd’hui appartiennent, pour partie, à cette dernière
catégorie. Elles sont comprises dans un ensemble qui associe Nature, imaginaire populaire
(dont la sorcellerie est une part importante) et sacré.
Quelques exemples de ces plantes, de leurs usages et des traditions orales qui y sont associées
seront abordés dans des registres divers associant nature, surnature et légendes réunionnaises.
Je parlerai notamment :
-
des utilisations sorcières des plantes, notamment de l’utilisation de la datura qui a valu
aux réunionnaises d’être, à la fin du XVIIIème et au début du XIXème qualifiées de
sorcières par le pouvoir qui était le leur d’endormir les marins avant le départ des
navires. C’est aussi sur l’utilisation de la datura que reposait le pouvoir du célèbre
assassin Sitarane. Celui-ci, aidé de son complice Saint-Ange, soufflait, au début du
161
Voir Pourchez, 2011.
84
XXème siècle, de la poudre de datura sur ses victimes afin de les endormir pour mieux
les détrousser ;
-
des arbres à âmes perdues (manguiers, bois de quivi et laurier rose, arbres qui
chantent, arbre au bébète tout-tout )
-
des arbres à pendus et des légendes associées à ces arbres qu’il convenait jadis d’éviter
à tout prix et de ne surtout pas abattre (tamarins).
Enfin, l’effet des plantes de l’effroi se traduit sous la forme de maladies « que-le-docteur-ne-connaît-pas »,
culture bound syndromes tels que le sézisman ou lopression. Ces maladies possèdent leur remède spécifique, les
effets de l’effroi étant levés par l’emploi d’une tisane de romarin intégrant la symbolique magique du chiffre 7
que l’on retrouve dans le proverbe réunionnais : « Sézisman, romarin, 7 grains ».
Des usages d’une plante de l’effroi…
De nombreux aînés (dont la plupart sont illettrés et ne peuvent être soupçonnés de connaître
les textes de l’Illiade et de l’Odyssée d’Homère) racontent qu’il y a bien longtemps, La
Réunion passait pour une terre dangereuse. Les bateaux étant rares, certaines femmes, disaiton, sortes de Circé162 indiaocéaniennes, séduisaient les marins qui abordaient les côtes et
préparaient une mixture magique qui endormait les hommes de sorte qu’ils ne pouvaient plus
embarquer et repartir. Le végétal employé pour la préparation de ce qui était considéré comme
un philtre magique était la datura163 et plusieurs interlocuteurs précisent que ce sont les
feuilles qui pouvaient être employées en infusion parce que les graines sont plus fortes et
susceptibles d’être mortelles164. Ce type de pratique ne semble cependant pas avoir été propre
à la Réunion. A Maurice, l’île voisine, Bouton précise en 1864 :
« Cette plante est douée de propriétés très énergiques […] Elle a souvent été
employée par des voleurs à Bombay, dans le but d’anéantir toute résistance de la
162
Le chant X de l’Odyssée du poète grec Homère, raconte les agissements de la magicienne Circé, fille
d’Hélios, le soleil et de l’Océanide Perseis. Celle-ci, qui habite dans l’île d’Eéa, ensorcèle les hommes qui
abordent ses côtes en leur faisant absorber un breuvage qui les fait sombrer dans un profond sommeil. Les
descriptions données par Homère laissent à penser, selon certains auteurs, que la drogue employée était la datura
- Datura stramonium- dont le principe actif est l’atropine (Bruneton, 1993). Il est intéressant de noter que, dans
l’Odyssée, il existe un contre-poison végétal fourni par le Dieu Hermès à Ulysse (le contre-poison n’existant pas
à La Réunion). Selon Plaitakis et Duvoisin (1983), le remède à la datura est un inhibiteur de l’atropine,
Galanthus nivalis, le perce-neige, qui n’existe pas à La Réunion. En revanche, Daruty (1886 ) signale qu’à
Maurice, l’île voisine, la « grosse oseille », également nommée « trèfle » à La Réunion (Oxalis debilis, Oxalidaceae) est employée comme antidote de la datura.
163
Datura innoxia, (Solanaceae). Trois espèces sont en fait présentes à La Réunion, datura innoxia (plutôt sur la
côte dans les régions chaudes), datura stramonium (la plus fréquente), datura metel. La datura contient des
alcaloïdes qui ont un effet hallucinogène.
164
Ce que confirment de nombreuses publications scientifiques. Lire par exemple : Boumba V.,A., Mitselou, A.,
Vougiouklakis T., 2004.
85
part de leurs victimes. De pareils exemples se sont présentés à Maurice. Les
feuilles de datura étant mêlées aux brèdes165 et servies cuites avec elles, à une
famille à Moka, ont produit, il y a quelques années un empoisonnement de cette
nature ».166
Rapide retour sur une sombre histoire
A La Réunion, la datura est également nommée herbe du diable ou herbe à Sitarane.
Retour sur une sombre histoire.
Simicoundza Simicourba est un engagé mozambiquain qui rejoint La Réunion en 1899. Il est
inscrit dans la colonie sous le numéro 10 8958167. Très vite, il se fait appeler Sitarane et se lie
d’amitié avec un individu nommé Pierre-Elie Calendrin. Celui-ci, bazardier de son état, s’est
également auto-proclamé guérisseur et s’est spécialisé dans les remèdes à connotation
magique. On raconte notamment qu’entrait dans la composition de ses préparations de la
poudre de fœtus humain que Calendrin (qui se faisait aussi appeler Saint-Ange) gardait à des
fins d’utilisations sorcières. Les deux compères montent une petite bande de malfrats et
commencent à commettre de nombreux vols avec effractions, bientôt suivis de plusieurs
meurtres. A chaque fois, les malfaiteurs entrent dans les habitations et personne ne les entend
ni ne les voit, pas même les chiens de garde. Ils semblent être invisibles et s’évanouir dans la
nature.
En fait, Saint-Ange a concocté une préparation tout à fait spéciale, sous forme de poudre, qui
est, dans un premier temps, testée sur les chiens de garde des habitations cambriolées.
L’efficacité de cette première préparation l’incite à en composer une autre, cette fois-ci à
destination des humains. Elle est soufflée vers les victimes désignées et les endort
profondément, donnant le temps aux malfaiteurs de perpétrer leurs forfaits. Cette poudre est si
efficace et tellement crainte que jamais, lors du procès, sa composition ne sera révélée.
Cependant, le bruit court qu’elle était composée, entre autres ingrédients, de graines de datura
finement pilées.
165
Terme générique qui, dans les Mascareignes, désigne les feuilles, généralement cuites en fricassées.
Cité par Rouillard et Guého (2000 : 374).
167
Source : Magie et sorcellerie à la Réunion (Chaudenson – ed.-, 1983), dictionnaire illustré de La Réunion,
vol.7 (1991) et archives départementales, fonds 2i.
166
86
Dans la population, l’horreur est à son comble et la rumeur publique attribue des pouvoirs
surnaturels à la petite bande. Enfin, lors d’un ultime cambriolage perpétré en septembre 1909,
une erreur va être commise : des objets sont oubliés sur le lieu du méfait, objets rapidement
identifiés comme appartenant à Sitarane. S’en suivra l’arrestation, en quelques semaines, de
tous les membres de la bande. Sitarane et Fontaine, l’un de ses comparses, seront guillotinés
alors que Calendrin, qui est vraisemblablement le cerveau de l’histoire, sera gracié de manière
assez incompréhensible et finira ses jours en 1939 au bagne de Cayenne. Ce dernier fait
renforcera d’ailleurs sa réputation de sorcier.
L’histoire ne se termine pas là car, depuis son exécution en 1910, la tombe de Sitarane, située
au cimetière de Saint-Pierre, est l’objet d’un culte assez important de la part de personnes
désireuses de jeter des sorts ou de se venger. On y trouve entre autres choses, du tabac, des
verres de rhum et parfois des fleurs de datura séchées 168. Et même en cette fin d’année 2011
(qui correspond au centenaire de la mort du bandit), menacer quelqu’un d’aller sur la tombe
de Sitarane afin de régler ses comptes est quelque chose de particulièrement grave qui
provoque fréquemment la terreur des personnes concernées.
Arbres à pendus et à esprits
Comme nous l’avons entrevu lors du prélude à cet article, le lien entre nature et surnature se
retrouve dans la réputation attachée à certains arbres. Ainsi, le tamarin169 est supposé être le
réceptacle des âmes dont les propriétaires sont décédés de mort violente, par meurtre ou
suicide. Hors ses usages et propriétés médicinales avérées dans différentes régions d’Afrique
170
, il est considéré par beaucoup comme un arbre magique. Les anciens racontent qu’il ne faut
jamais séjourner sous un tamarinier après 18 heures, heure de la sortie des âmes perdues car
celles-ci jouent parfois des tours aux humains, sont susceptibles de se matérialiser, en
apparaissant dans l’arbre sous la forme d’un pendu, ou au pied de l’arbre sous la forme d’un
homme blessé, d’une dame blanche sans pieds. Si quelqu’un marche, après le coucher du
soleil à proximité d’un tamarinier, il arrive en outre qu’il sente une présence maléfique, qu’il
ait froid, qu’il détecte des odeurs nauséabondes.
168
169
170
Observation personnelle, octobre 2002.
Tamarindus Indica, (Fabaceae, Caesalpiniaceae).
Voir par exemple : Havinga, R., Hartl, A., Putscher, J., Prehsler, S., Buchmann, C., Vogl, C., 2010.
87
Afin d’apaiser ces esprits, un culte peut leur être rendu. On casse un coco au pied de
l’arbre171, on leur offre du rhum, du tabac, des fleurs.
En outre, du fait de sa dangerosité, cet arbre doit être impérativement évité par certaines
personnes. De manière générale, il convient d’en éloigner toutes les personnes fragiles,
enfants et personnes âgées. Cependant, l’interdit concerne plus particulièrement les femmes
enceintes car les âmes hébergées par l’arbre pourraient s’en prendre au bébé. Le danger est
également présent pour les futurs pères qui viendraient à s’en approcher car, par "contagion",
le bébé à venir pourrait être atteint. De la même manière doivent s’en écarter les personnes
qui transporteraient un tout-petit encore non baptisé, donc non protégé contre les mauvaises
âmes.
Lors de la construction du parcours santé sur le site de Bois Madame, dans la commune de
Sainte-Marie, au nord-est de l’île, au début des années 1990, un tamarinier a quelque peu
alimenté les rumeurs : il s’agissait d’un arbre dont les anciens disaient, justement, qu’il était le
lieu de résidence d’âmes de pendus. Ce tamarinier était justement connu pour être un repaire à
âmes errantes et il se racontait que la nuit, il était effectivement possible d’y voir l’ombre d’un
pendu se balancer entre les branches. Il était situé juste sur le parcours et la plupart des
usagers qui empruntaient ce parcours santé l’évitaient soigneusement. La rumeur se
développa quand le propriétaire d’un camion bar décida de s’installer à proximité. Quelques
jours plus tard, le camion bar prit mystérieusement feu ce qui ne manqua pas d’alimenter les
discussions. Un autre camion bar s’installa, qui prit feu à son tour….
Mais revenons aux manguiers172… Nous avons vu plus haut qu’ils sont eux aussi réputés
abriter les âmes, notamment celles des petits enfants. Le cimetière des enfants morts sans
baptême, situé dans le nord-est de l’île, à La Rivière des Pluies, en est un bon exemple. Cédé
à l’Eglise par M. Desbassyns 173 en 1856, la particularité du site est qu’il appartient au
patrimoine foncier de l’évêché sans pour autant être une terre consacrée. Aussi, de
nombreuses familles y enterraient les enfants morts sans baptêmes car ils pensaient que ceuxci, condamnés à errer pour l’éternité dans les limbes, seraient peut être, ainsi, plus proches du
171
Cette conduite, à l’origine associée à l’hindouisme a été l’objet d’un « glissement », vers le reste de la
population. Pour l’influence de l’hindouisme dans la société réunionnaise, voir l’article, toujours d’actualité, de
Jean Benoist (1979), « Religion hindoue et dynamique de la société réunionnaise ».
172
Mangifera indica , (Anacardiaceae).
173
La famille Desbassyns est une famille emblématique de l’île, notamment par la légende qui s’est forgée autour
de la personnalité de celle qui se nommait Marie Anne Thérèse Ombline Desbassyns, née Gonneau-Montbrun,
dite Madame Desbassyns (1755-1846). Sa propriété, qui se situait dans les Hauts de Saint-Paul, employait
jusqu’à 400 esclaves. Il s’agit d’une figure ambivalente de l’histoire de La Réunion : seule propriétaire à avoir
ouvert un dispensaire pour ses esclaves, elle est également identifiée comme une personne cruelle. Certains
contes réunionnais la présentent, dans la fournaise, aux côtés du diable.
88
paradis. En 1993, le site était recouvert de nombreux berceaux de métal. Au milieu de chaque
berceau, un manguier avait été planté afin de recevoir la petite âme du bébé enterré là. Le site
semblait peu fréquenté. En réalité, les offrandes déposées devant les berceaux (fleurs, verres
de rhum, bougies, bâtons d’encens), témoignaient de nombreuses visites.
Les aînés racontaient qu’il était possible de retracer un chemin qui, de manguier en manguier,
conduisait les petites âmes jusqu’à l’océan à partir duquel elles pouvaient partir.
Dans les années 2000, une association militant pour la reconnaissance des racines africaines
des réunionnais, décida que ce cimetière était un ancien cimetière d’esclave (ce qui était
d’autant plus impossible qu’avant 1856, date de la session du lieu à l’évêché, il n’y avait là
que des cannes à sucre) et les militant décidèrent de nettoyer le site. Les berceaux de métal
furent détruits, les manguiers rasés. Seuls un berceau et un manguier subsistèrent174.
Le mur extérieur, originellement peint en blanc (décoré de 1993 à 1996 avec l’inscription
"fuck the police") fut repeint et décoré de personnages figurant des esclaves. Suite au démenti
formel du prêtre de la paroisse175, qui avait expliqué aux militants qu’aucun esclave n’avait
jamais été enterré là, le mur fut à nouveau repeint et décoré… de petits anges noirs porteurs
de chaines.
Pour les personnes qui avaient, jadis, enterré leurs bébés en ce lieu, ce fut un véritable drame
et nombreux sont ceux qui ont vécu ces différentes actions comme la profanation du cimetière
où leur enfant était inhumé.
En 2011, les petits anges enchaînés sont toujours là, de même que le dernier manguier du
cimetière qui demeure relativement craint. Les mangues qui tombent de l’arbre ne sont
ramassées que par les touristes, ignorants de ce qui se joue en ce lieu.
Des plantes vivantes
Si certains végétaux abritent des âmes errantes, d’autres sont considérés comme vivants et
susceptibles d’aider ou d’importuner les humains. C’est le cas du Bois de senteur 176,
également nommé Bois de chanteur. Ce petit arbre endémique, qui a presque totalement
174
Nous avons là, mais ce sera l’objet d’une autre publication, un superbe exemple de ce que Hobsbawm et
Ranger (2006) nomment « L’invention de la tradition ».
175
Je dédie cet article au RP Louis Rigolet, décédé en novembre 2011 et qui a officié dans la paroisse de La
Rivière des Pluies durant plus de trente années.
176
Ruizia Cordata, (Sterculiaceae ).
89
disparu de l’île177, possède une réputation assez ambigue. Il a la réputation de protéger les
lieux et leurs habitants d’attaques sorcellaires éventuelles. Associé à d’autres végétaux
comme les feuilles de manguier ou le lilas de Perse178, il est également employé dans diverses
recettes de bains destinés à lever les sorts. Râpé, il peut être employé dans certaines pratiques
de sorcellerie (grat ti bwa – gratter un petit bois), entrer dans diverses préparations à but de
protection destinées à être placées à même la peau (garanti – amulette).
Ayant la réputation de chanter dans certaines situations, lorsqu’il accorde un souhait ou
lorsqu’il suit un promeneur, il a aussi un quasi statut d’être vivant. Si l’arbre chante après une
demande de souhait, et si une branche en a été prélevée, il convient de déposer à sa base une
petite somme d’argent en dédommagement. Il effraie aussi car quand il décide de suivre un
promeneur, il émet un son lugubre et est parfois assimilé à un esprit (bébèt) venu annoncer
une mauvaise nouvelle ou une mort prochaine.
Ce statut plutôt ambivalent est présent pour d’autres plantes qu’il convient également de
dédommager comme la verveine179.
Plantes et sorcellerie
Si l’emploi des végétaux a pour objectif premier la prévention ou le traitement de la maladie,
il existe un lien très étroit entre thérapies et utilisation des plantes à des fins de sorcellerie
(pour jeter ou lever des sorts). Les plantes, hors leurs vertus thérapeutiques sont susceptibles
d’être elles-mêmes sorcières. Ainsi, si les vertus thérapeutiques de ce qui est aussi nommé
Réglisse sauvage sont reconnues malgré la toxicité de ce végétal180 (mais Pierre Lieutaghi
rappelle, dans un article publié en 2004, la fragilité de nos classifications binaires
comestible/toxique), la présence de petites graines rouges de Cascavelle181, répandues dans
une kour182 sont en quelque sorte, une déclaration de guerre sorcière. Elles ont en effet la
177
A la fin des années 1980, seuls trois plants subsistaient au conservatoire botanique de Brest. Le bois de
senteur (ou ce qui est vendu comme tel…) est néanmoins vendu très cher sur certains marchés.
178
Melia azedarach, (Meliaceae).
179
Phylla nodiflora, (Verbenaceae).
180
Ameenah Gurib-Fakim et Joseph Guého notent qu’à La Réunion, les graines sont, en infusion, utilisées dans
diverses ophtalmies (1997 : 17). Rouillard et Guého, pour leur part, consacrent un long article aux usages
mauriciens d’Abrus precatorius et notent que diverses parties du végétal (feuilles racine, graines) sont employées
sous forme d’infusion, de décoction, de macération, dans le traitement de la bronchite, de la dysenterie, du lupus,
de la phtisie pulmonaire, des problèmes ophtalmiques (2000 : 203-204). Dans la médecine ayurvédique, les
feuilles d’Abrus precatorius sont employées comme laxatif, expectorant, et aphrodisiaque. Les graines,
particulièrement toxiques, ont également la réputation d’être laxatives, purgatives et antiophtalmiques. Je tiens à
remercier Jimmy Selambarom de l’UFR santé de l’université de La Réunion, qui m’a fourni ces informations.
181
Abrus precatorius, (Papilionaceae).
182
Cour est ici orthographié avec un k car il s’agit d’un faux ami. La kour réunionnaise désigne l’espace qui se
trouve autour de la kaz (maison), comprenant les dépendances, les espaces domestiques, les espaces cultivés et
90
réputation de briser les ménages et toute personne qui trouverait des graines des Cascavelle
dans sa kour en viendrait à suspecter ses voisins (ou ses voisines). Une radio locale, qui s’est
spécialisée dans l’accès libre à l’antenne, de ses auditeurs, se fait fréquemment l’écho des
angoisses de familles confrontées à ce problème. Un cas récent présenté à l’antenne faisait
état de graines de Cascavelle découvertes dans la kour d’une petite maison qui avait été
attribuée dans le cadre d’une opération de résorption de l’habitat insalubre. La mère de famille
a immédiatement contacté la radio afin de se plaindre de l’indélicatesse de ceux qui avaient
semé les graines et annoncé qu’elle ne mettrait pas son couple en danger en acceptant
d’emménager dans la maison.
Bien qu’Abrus precatorius possède de nombreuses vertus thérapeutiques, c’est bien la crainte
qui l’emporte et la simple évocation des graines de Cascavelle suscite l’inquiétude de ceux
qui ont connaissance des pouvoirs sorciers de la plante.
Autre exemple d’arbre ambigu, le Lilas de Perse183. Employé en bain dans les îles de l’océan
indien pour les problèmes de peau, les affections nerveuses, en cataplasme (graines) pour les
maux de tête, en emplâtres (fleurs, feuilles, écorce des tiges et racines) sur les plaies des
lépreux (Gurib-Fakim et Guého, 1996 : 331 ), il est aussi utilisé (souvent en alternance avec
les feuilles de manguier) pour protéger les maisons et les lieux sacrés, possède la réputation
de bloquer les mauvais esprits, de servir de barrière végétale. Préparé en bains, fréquemment
sous la forme d’une association de 3 végétaux (ou d’un multiple de 3 ou de 7 184), sa fonction
sera de lever le sort (Pourchez, 2011b), de servir, dans un certaine mesure, d’"éponge" à
mauvais sorts. Cependant, il est également particulièrement craint, justement en raison de son
statut de végétal sacré. En outre, après les bains destinés à lever les sorts, les résidus végétaux
et l’eau souillée sont collectés, mis dans divers contenants (bocaux, bouteilles) qui seront
déposés à des croisées de chemin. Celui qui mettra le pied ou qui roulera dessus prendra le
mal qui s’y trouve.
Espèce originaire d’Amérique du Sud qui a été acclimatée à La Réunion, le Pion d’Inde185 est
un arbre particulièrement craint. L’effet provoqué par l’ingestion de ses fruits (les graines
possèdent un effet laxatif violent) est tel qu’il est fréquemment classé dans la catégorie des
ceux prévus pour les animaux. Pour plus de précisions quant à l’emploi du terme en créole et sa signification, il
est possible de se référer à la thèse de Michel Watin (1991).
183
Melia azedarach, (Meliaceae).
184
Alors que le chiffre 3 optimise les effets de la préparation, le 7 empêche, bloque (ici, les mauvais esprits).
185
Jatropha curcas, (Euphorbiaceae).
91
arbres magiques et/ou sacrés et qu’il avait, il y peu de temps, la réputation d’être associé à des
pratiques sorcellaires.
Hors ses propriétés laxatives, Jatropha curcas, qui est également fréquemment employé en
Amérique du sud et notamment au Brésil dans les préparations thérapeutiques et sacrées
(Ming, 2001), possède de nombreuses vertus : Gurib-Fakim et Guého (1996 : 111) signalent
entre autres utilisations, qu’à Maurice, une décoction de feuille est employée contre le
diabète ; qu’à La Réunion, les feuilles, écrasées, sont appliquées sur la tête contre les maux de
tête.
Comme de nombreux autres végétaux, c’est son efficacité (et là, particulièrement son effet
laxatif) qui détermine la crainte qu’il suscite. Assez récemment, dans un établissement
scolaire de l’île, une classe s’est liguée contre un petit caïd qui tentait de faire la loi dans le
lycée en glissant, discrètement, deux graines de pion d’Inde dans sa nourriture. L’effet attendu
ayant été à la hauteur des espérances des lycéens, le jeune homme victime de la vengeance de
ses camarades a eu tellement peur que les exactions ont cessées dans le lycée.
Dans certains cas, l’effroi provoqué par les plantes, par les esprits qui y résident est tel que les
personnes sont susceptibles de tomber malade. La maladie la plus fréquemment citée dans ce
cas est le sézisman, maladie qui peut-être considérée comme un « culture bound syndrome ».
A propos d’un "culture bound syndrome"
Le terme et le concept de « culture bound reactive syndromes » ont été définis et introduits
dans le champ de l’anthropologie médicale (en premier lieu dans le champ de la santé
mentale) dans le courant des années 1960 par Pow Meng Yap (1969). Un « culture bound
syndrome » est une affection qui possède une logique par rapport à l’ensemble des
représentations, du corps, de la maladie et du malheur présents dans une culture donnée, dans
un contexte donné, sans forcément posséder d’équivalent dans la biomédecine. Pour reprendre
une typologie proposée par Arthur Kleinman, si les « culture bound syndromes » possèdent
bien un illness (la maladie telle qu’elle est ressentie par le patient) et un sickness (la
dimension et l’interprétation socioculturelles de la maladie), ils n’ont pas de disease (la
définition biomédicale de l’affection).
Le «culture bound syndrome » que nous examinons ici est celui de sézisman. Du point de vue
de son étiologie, le sézisman, disent les témoins de la recherche, est une maladie qui survient à
92
la suite d’une violente frayeur, d’une contrariété. La maladie peut également être provoquée
par un esprit qui tente de prendre possession du corps de la personne. Selon les données
recueillies lors des entretiens, quand le malade est "saisi", son sang se fige. Sa peau change de
couleur. Elle devient blême. L’individu atteint semble se vider de son sang ou dans certains
cas, devient bleu. Dans certains cas extrêmes, le sézisman est susceptible d’entraîner la mort.
Les plantes de l’effroi, dont nous venons de parler, leur proximité, la peur à laquelle elles sont
associées, sont potentiellement capables d’être à l’origine de la maladie.
Du point de vue de la logique intrinsèque de la maladie, celle-ci renvoie à l’ancienne
médecine hippocratique des humeurs, qui est, associée aux autres apports fournis, notamment
par les esclaves et engagés venus d’Inde, de Madagascar et d’Afrique, à l’origine d’une
médecine spécifique aux Mascareignes (Pourchez, 2011b). Le sézisman survient quand, à la
suite de l’effroi provoqué, l’humeur principale du corps, le sang, se fige, est en déséquilibre.
Traiter le mal
Un proverbe réunionnais résume à lui seul le traitement de la maladie : « Sézisman, romarin,
sept grains ». L’effroi se traite de manière tant préventive que curative par absorption d’une
infusion de romarin. Dans une casserole, sept grains de sel (du gros sel, de préférence du sel
béni par un prêtre) doivent être déposés avec trois branches de romarin. Il convient alors de
mettre la casserole sur le feu. Le traitement du contenu de la casserole peut alors être
rapproché de l’ancienne médecine des signatures, théorisée par Paracelse à l’époque de la
Renaissance : soigner un mal par son semblable. En effet, le contenu de la casserole doit être
saisi. On ajoute alors l’eau afin de finaliser l’infusion.
Si la maladie n’est pas encore déclarée et que le traitement est préventif, la tisane va empêcher
que le sang ne se fige. Si le mal est déjà là, elle va permettre de liquéfier le sang trop épais.
Cette infusion, associée à l’effroi et au risque de sézisman est présente en de nombreux lieux,
notamment lors des veillées mortuaires ou lorsque les personnes doivent reprendre la route à
pieds, seuls, la nuit. Elle a donc une double fonction, de protection et de traitement et le
romarin agit alors comme antidote aux plantes de l’effroi.
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Entre la thérapie et la mort : des plantes qui soignent et des plantes qui tuent.
Clara Saraiva, anthropologue, Institutot de Investigaçâo Cientifica Tropical et CRIA (Centro
em Rede de Investigaçâo em Anthropologia), Faculdade de Ciências Sociais e Humanas,
Universidade Nova de Lisboa.
Dans de nombreux contextes culturels, les plantes peuvent être pensées dans l’ambiguïté :
elles peuvent soigner ou tuer. Du cas du Portugal et des savoirs populaires sur les plantes qui
font « du bien ou du mal » jusqu’au cas des plantes en Afrique Occidentale (notamment en
Guinée-Bissau) ou dans les contextes d’émigration africaine au nouveau monde ou en Europe,
l’observation ethnographique montre les logiques de l’articulation entre le monde humain et
le monde végétal. Des exemples issus d’enquêtes de terrain au Portugal et en Afrique
montrent comment les plantes voyagent avec les gens et les esprits (auxquels ils croient) et
comment, avec les gens et les esprits, les peurs et les espoirs associés aux plantes, leurs effets
thérapeutiques ou bien tueurs voyagent aussi.
95
De quoi les fleurs aident-elles à moins avoir peur, au joli mois de mai ?
Jean-Yves Durand, Directeur du Museu de Mirando do Douro (Portugal), Centreo em Rede de
Investiaçao em Antropologia.
En Europe, l’explosion végétale du joli mois de mai a nourri diverses pratiques suscitées par
des soucis de fertilité ou de protection. Au nord du Portugal, les petits bouquets des maias,
désormais souvent acquis au marché, décorent les automobiles ou les maisons pour éloigner
certains dangers. Ces usages apotropaïques de plantes et de fleurs traduisaient autrefois une
symbolique assez précise, connue de tous. Mais quel est leur sens dans un monde devenu
largement post-agricole, voire post-rural ? Leurs significations sont-elles les mêmes, et sontelles toujours partagées ? Désignent-ils désormais des peurs, et lesquelles ? S’ils sont parfois
discrètement patrimonialisés, pourquoi n’est-ce pas le cas partout ? Que nous disent en fait
ces bouquets, s’ils nous disent quelque chose, sur la place accordée au végétal dans le monde
contemporain ?
96
« Il faut respecter le tanguin »
Bernard Champion, professeur des Universités, directeur du département d'Ethnologie de la
Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université de la Réunion et vice-doyen à la
Recherche.
Un des romans les plus lus d'Émile Zola, La Curée, publié en 1872, met symboliquement en scène, dans la serre
d'un jardin d'hiver (alors à la mode dans les hôtels particuliers), la plante tropicale que je présente ici : le Tanguin
de Madagascar (que Zola orthographie, de manière étymologiquement juste, Tanghin). Une thèse de pharmacie
présentée à Paris l'année qui suit la publication du roman de Zola porte pour titre : Recherches pour servir à
l'histoire botanique, chimique et physiologique du Tanguin de Madagascar (Joannes Chatin, 1873, Paris, Arnous
de Rivière). Cette connaissance du Tanguin en Europe, de sa symbolique et de son utilisation est relativement
ancienne puisqu'une note publiée en 1822 dans le Journal de Pharmacie et des sciences accessoires (t. VIII, p.
90-93, Paris), signée Virey et intitulée : « Sur le Tanguin de Madagascar, fruit vénéneux, employé comme
épreuve judiciaire » fait mention de ses propriétés et de sa fonction ordalique. « La Curée dit Zola lui-même,
c'est la plante malsaine poussée sur le fumier impérial » (préface de la première édition). C'est en effet l'époque
où l'on ouvre les entrailles de Paris pour construire les beaux quartiers du baron Haussmann et où, dans une
odeur de fressure suggérée par l'image de la curée de la chasse à courre, affairisme et perversion participent de la
même morbidité d'une société en décompostion.* Dans cet environnement social délétère, le Tanguin, qui mûrit
ses poisons dans la chaleur du jardin d'hiver, concentre les clichés malsains – pour ce sédentaire qu'était Zola et
alors que l'Europe s'étend sur le monde – de l'exotisme et de la tropicalité. Dans La Curée, en effet, la « plante
maudite » (l'« arbuste empoisonné ») est associée à l'inceste.**
Si l'on va à la source, maintenant, sous les tropiques, donc, une étude pharmacologique, datée de 1982, signée
d'un médecin malgache et publiée dans le Bulletin de l'Académie malgache, se conclut en ces termes : Tanghin :
« un mot qui inspire jusqu'à présent une terreur rétrospective aux Malgaches qui n'ignorent pas l'histoire de leur
pays » (« Contribution à l'étude de deux variétés cardiotoniques de Tanghin à Madagascar, Thanginia venenifera
(Apocynacées), Menabea Venata (Asclépiadacées) », par le Dr Max-Olivier Andriananja, Bulletin de l'Académie
Malgache, t. 60/1-2, 1982 (1986), p. 116). En terre tropicale ou en Europe, on est bien dans ce monde d'effroi
associé au végétal qui nous réunit…Qu'est-ce donc qui justifie la réputation du Tanguin ? Son caractère toxique,
sans doute, dont je vais faire état, mais aussi, je vais le préciser après l'avoir mentionné, sa singulière fonction
sociale.***
La célébrité du Tanguin tient d'abord à sa qualité de poison
Mathieu-Joseph-Bonaventure Orfila, auteur d'un Traité de toxicologie (1843) rapporte avoir reçu de l'Ile de
France (Maurice) la lettre suivante : « Les noirs esclaves à Maurice parviennent facilement à se procurer du
Tanguin par le moyen d'autres noirs de la même caste, employés comme matelots sur les navires qui font le
voyage de cette colonie à Madagascar, et les exemples d'empoisonnement, tant à Maurice qu'à Bourbon, sont très
fréquents. Jusqu'à présent, aucune personne à qui ce poison a été administré n'a échappé à son sort » (MathieuJoseph-Bonaventure Orfila, Traité de toxicologie, tome second, 4ième édition, Paris, 1843, p. 444). Cette hantise
de l'empoisonnement par les esclaves malgaches a en effet son répondant à l'île de La Réunion où le littoral est
ponctué d'une ceinture de villes portant des noms de saints et où les lieux dits des Hauts (de la montagne) portent
les noms de « diables malgaches ». La chronique judiciaire de la fin du XIXe siècle fait état d'un cas
d'empoisonnement d'un membre d'une famille de planteurs bien connue à La Réunion. Après avoir mentionné
deux espèces de « tanghin du pays » appartenant à la famille des euphorbiacées le sapium lineatum Spreng. et le
sapium obtusifolium Spreng. J. Le Clerc rapporte ceci dans un ouvrage publié en 1864 : « L'honorable M.
Richard, directeur du Jardin botanique, me racontait dernièrement qu'à l'occasion d'un empoisonnement par le
tanghin du pays, il reçut mission de la Cour d'assises de Saint-Denis de rechercher, et de produire aux débats la
plante désignée sous ce nom. Il l'apporta au Jury, et l'accusé reconnut que c'était bien le végétal dont il s'était
servi pour empoisonner son maître ; il lui en avait fait prendre dans ses aliments » (Des plantes médicinales de
l'Île de la Réunion et de leur application à la thérapeutique, Saint-Denis, 1864, pp. 20-21). On fait aussi état à
La Réunion d'une liane utilisée pour empoisonner les chiens, dénommée « Mafate en bois » (pour : « Mafate
[Mahafaty] amboa », soit en malgache, « qui tue le chien », amboa), parfois dénommée Tanguin. Cet arbuste
lianescent est Cnestis glabra, de la famille des Connaracées (comprenant essentiellement des lianes tropicales).
C'est l'écorce des racines qui paraît renfermer la plus grande toxicité. Le nom réunionnais est dû à l'utilisation de
la plante pour empoisonner les chiens des chasseurs de marrons (esclaves réfugiés dans la montagne). Elle
97
contient un neurotoxique, la « glabrine » (1984) (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/6529589).
Aujourd'hui même à Madagascar, je l'ai rappelé, la mémoire du Tanguin est vivace et reste associée à la fois à la
procédure judiciaire et à la sorcellerie. Je n'ai pas encore dit que le Tanguin faisait toujours partie de la
pharmacopée malgache et qu'on pouvait s'en procurer assez facilement. (Il agit sur le cœur en tant que
cardiotonique, sur le système nerveux, provoquant vomissement et visions colorées, et sur les reins, exerçant une
action diurétique indirecte). L'échantillon que je présente ici vient du marché d'Antananarivo. L'herboriste qui
me l'a fourni, après avoir marqué son étonnement de voir un vahaza s'intéresser à cette graine, m'a demandé si
j'avais des problèmes avec la justice. Et d'expliquer que, lorsqu'on se présente devant un tribunal, il est conseillé
de mettre une noix de Tanguin dans sa poche : l'on est sûr, alors, d'avoir gain de cause. Le Tanguin reste donc
associé à la manifestation de la vérité, c'était sa fonction, je l'exposerai. On dit aussi que c'est un moyen de se
protéger des sorciers. J'ai imprudemment fait état de cette dernière information à l'université de La Réunion,
probablement lors d'une soutenance de thèse, et j'ai eu la visite, quelque temps après, de plusieurs personnes : –
Pourriez-vous nous rapporter du Tanguin de Madagascar ? On verra que c'était aussi, traditionnellement, la
principale fonction du Tanguin : démasquer les sorciers. J'ai donc marchandé quelques noix au marché
d'Antananarivo et, après quelque discussion, la « tisaneuse » (comme on dit à La Réunion) m'a convaincu qu'il
ne lui était pas possible de descendre plus bas : car : « il faut respecter le Tanguin »…
Le tanguin dans son environnement
Le Tanguin pousse en climat sub-équatorial et on le trouve sur la côte orientale de Madagascar à la limite des
Hauts-Plateaux, dans la région d'Antongil et de Foulpointe, particulièrement dans les mangroves marécageuses,
mais aussi en Asie ou à Hawaï. Cerbera odollam (Cerbera : le chien à trois têtes des enfers) est appelé l'« arbre
du suicide » au Kerala en Inde, les trois-quarts des victimes étant des femmes – suicide ou empoisonnement. Une
équipe de toxicologues franco-indienne a identifié 500 cas entre 1989 et 1999 (Gaillard Y, Krishnamoorthy A,
Bevalot F. « Cerbera odollam: a ‘suicide tree’ and cause of death in the state of Kerala, India ».
J. Ethnopharmacol. 2004 Dec ; 95(2-3) : 123-6 ; New Scientist du 26 novembre 2004). C'est un arbuste à
rameaux dressés assez proche du Laurier-rose (Nerium oleander) – qui appartient à la même famille, les
Apocynacées, et qui est, lui aussi, un hétéroside cardiotonique. Il produit un latex laiteux. (Le terme
« hétéroside » renvoie à la composition spécifique de ces glucides, formés d'oses et d'éléments non glucidiques –
à la différence des oses ou monosaccharides). Le fruit du Tanguin, dit kebona, est une drupe de couleur jaunâtre.
Le sarcocarpe est d'un jaune verdâtre, inodore, à forte saveur amère. Ce fruit mesure de 4 à 6 cm. dans sa plus
grande dimension, sur 4 à 5 cm. L'enveloppe charnue recouvre un gros noyau ligneux, extrêmement dur, plus ou
moins aplati, irrégulièrement marqué de sillons et d'alvéoles. Ce noyau étant ouvert découvre une sorte de coque
ovoïde, crustacée et brunâtre. L'amande est formée de deux cotylédons épais et charnus ; elle présente à l'une de
ses extrémités une petite radicule. On dit que les fruits de couleur rouge seraient les plus vénéneux. On dit aussi
qu'une des espèces serait simplement émétique, tandis qu'une autre espèce de Tanguin serait toxique et que seule
la saveur permettrait de les distinguer. Dans la continuité des travaux de Claude Bernard sur les substances
toxiques, Chatin (1873) rappelle qu'il existe trois sortes de paralysie (liées à la perte de la sensibilité, à la
paralysie des nerfs moteurs et à la paralysie du système musculaire), correspondant à trois groupes de poison
ayant pour type la strychnine (1), le curare (2) et le sulfocyanure de potassium (3). C'est exclusivement à ce
troisième type, conclut Chatin, que doit être rapporté le Tanguin (Chatin, 1873, p. 35).
Un médicament et un « poison du cœur »
Le Tanguin est donc classé parmi les « poisons du cœur », comme la digitaline et les strophantines. Poison, mais
aussi médicament. L'article de 1982 auquel j'ai fait référence plus haut a pour objet de fournir un équivalent local
à la digitaline, médicament prescrit à Madagascar (aussi) comme tonique cardiaque. Les médicaments
aujourd'hui utilisés sont la Digoxine Nativelle, la Cédilanide et la Digitaline Nativelle (Claude-Adolphe
Nativelle a réussi, entre 1844 et 1872 – il obtient le prix Orfila, savant que j'ai cité plus haut, en 1872 – à isoler et
à cristalliser la digitaline à partir d'extraits de la digitale). Ces médicaments communs sont généralement dérivés
de la digitale pourpre (Digitalia purpurea) ou de la digitale laineuse (Digitalia lanata).
Les hétérosides cardiotoniques traitent l'insuffisance cardiaque, soit une faiblesse du muscle qu'est le cœur, cette
atonie causant une diminution du volume d'éjection systolique et, parfois, une stase veineuse en amont de la
pompe cardiaque. Sans rentrer dans le détail des échanges chimiques qui commandent la communication
cellulaire dans le cœur, je rappellerai simplement que l'action des hétérosides cardiotoniques s'exprime par une
modification de la perméabilité des membranes cellulaires. Ces substances inhibent l'enzyme (pompe à sodium)
qui assure le transfert entre les membranes cytoplasmiques et leur action tonique (leur toxicité aussi) se traduit
par une augmentation de la force contractile (effet inotrope positif – étym. qui contracte la fibre, inos), l'élévation
98
corollaire du taux de calcium intracellulaire stimulant l'action des myofibrilles responsables de la contraction.
C'est ce qui, à forte dose, bloque la relaxation diastolique et provoque arythmie et fibrillation… La pompe
sodium-potassium (ou Na+-K+ ATPase) est une enzyme transmembranaire. Elle joue un rôle dans le maintien du
potentiel de repos des cellules nerveuses, musculaires et cardiaques. La pompe permet d'échanger les ions
sodium (Na+) issus du milieu intracellulaire avec les ions potassium K+ issus du milieu extracellulaire dans un
rapport précis (3 Na+/2 K+). Cette pompe est responsable du rétablissement de l'équilibre initial après décharge.
La digoxine et l'ouabaïne ou strophanthine bloquent la pompe sodium. Le latex du Tanguin contient de la
thévétine, l'alcaloïde en cause, contenu dans le fruit, est la cerbérine. Tous les expérimentateurs insistent sur le
fait que la différence entre la dose médicamenteuse et la dose létale des cardiotoniques est subtile. (Une synthèse
de la littérature scientifique concernant le Tanguin est accessible dans : Y. Gaillard, M. Cheze, G. Pépin :
« Intoxications humaines par les végétaux supérieurs : revue de la littérature », Annales de Biologie Clinique.
Volume 59, Numéro 6, 764-5, Novembre - Décembre 2001, Article électronique).
Une épreuve judiciaire
La célébrité du Tanguin est liée à son utilisation dans cette procédure judiciaire qu'on appelle une « ordalie » ou
« jugement de Dieu ». Comme un bon dessin vaut mieux qu’un long discours, je vais utiliser un pictogramme
pour représenter le principe cosmologique de l'ordalie.
L’idéogramme chinois qui signifie roi (wang) s’écrit en représentant trois traits horizontaux reliés par un trait
vertical. L’étymologie populaire de cet idéogramme explique que le roi est celui qui met en communication la
terre, le monde des humains et le monde céleste. Le roi est un médium. Voilà la représentation traditionnelle de
la justice et le Tanguin est, à sa manière, un tel médium. Cette conception est évidemment étrangère à notre
conception de la recherche de la vérité, quand ce sont les preuves matérielles qui permettent de confondre le
coupable. La proposition blasphématoire suivante : « La question de l’existence de Dieu est un problème qui ne
regarde que lui » marque cette séparation entre le monde d'en haut et celui d'en-bas. C’est la différence entre
l’astrologie et l’astronomie : il n’y a plus de communication entre les différents plans de l’univers. C’est aussi la
différence entre la justice transcendante, la foudre des dieux, et la justice immanente si j’entends par là la justice
des hommes.L’ordalie est donc une épreuve judiciaire dont l’issue, réputée dépendre d’une puissance
surnaturelle, établit la culpabilité ou l’innocence d’un individu quand, dans la généralité des cas, la justice des
hommes se révèle impuissante à le faire. Je ferai état ici d'une donnée de terrain quand, demandant à un notable
du village d'Ambila-Manakara ce qu'il pensait de l'usage traditionnel du Tanguin, il répondit que cet arbre ne
poussait pas dans la région, tout en faisant remarquer que le mot fatrangena qui désigne le poteau de fondation
du village, auprès duquel on prononce les serments et les imprécations contenait le mot tanghena, « vérité ».
C'est en effet l'étymologie du Tanguin.
Le cas du Tanguin est intéressant dans la mesure où l'on possède des textes malgaches qui expliquent sa
signification et son mode d’action ordalique : le Manuscrit de l'ombiasy, l'Histoire des rois et les Coutumes
malgaches. Ces textes permettent de comprendre selon quelle conception de l’ordre du monde l’épreuve
judiciaire peut discriminer la vérité. De surcroît, des circonstances historiques particulières, l’expansion merina
pendant le règne d’Andrianapoinimerina (1787 - 1810), permettent aussi d’appréhender l’utilisation « politique »
qui a pu en être faite. C’est sous règne en effet que l’administration du poison devint une institution
minutieusement organisée.
Je commencerai par les descriptions les plus anciennes, dues à des étrangers, de l'administration du Tanguin.
- Virey, 1822 :« Quand un Madécasse est condamné à boire le Tanguin, on râpe des semences de cette plante,
puis on prend des feuilles de Longouze ou grand cardamone de Madagascar (dont le fruit est aromatique et
ressemble à la graine de paradis), Amomum Madagascariense Lamarck. On pile ces feuilles pour en extraire
quelques onces de suc qui est aromatique ; c'est dans ce liquide qu'on met la semence râpée du Tanguin.
Ordinairement l'accusé boit avec assurance cette amère potion. Ce mélange d'une substance aromatique et d'un
poison nauséeux paraît avoir pour but d'en déguiser la saveur ou d'en modifier l'action funeste » (Virey, 1822,
loc. cit. p. 92).
- Freeman, 1830 :« Quant à l'exécution même, on procède généralement comme suit. L'accusé, ayant ingurgité
autant de bouillie de riz qu'il le pouvait [sosoa : bouillie de riz ou de maïs, terme qui donne sosso en créole
réunionnais ; le vary sosoa est une recette traditionnelle malgache], avale, sans les mâcher, trois morceaux de
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peau de poulet, de la dimension d'un dollar [d'une piastre]. On lui demande ensuite de boire le test, une petite
quantité de noix de Tanguin râpée, mêlée à du jus de bananier. Le Panozondoha, (juge de l'épreuve), place alors
sa main sur la tête de l'accusé et prononce la formule de l'imprécation, appelant les châtiments les plus terribles
sur la tête de l'accusé, s'il est coupable. Puis on lui fait ingurgiter une grande quantité d'eau de riz. Les matières
renfermées dans l'estomac sont alors rejetées ; - si l'examen y fait retrouver les trois morceaux de peau de poulet,
le patient est déclaré Madio, propre – légalement et moralement innocent de toute charge, – dans le cas contraire,
il est irrémédiablement déclaré coupable […] » (Lettre du Rev. J. F. Freeman adressée de Port-Louis, Mauritius,
le 1er juillet 1830, dans W. J. Hooker, Botanical Miscellany, 1833, tome III p. 276, London, John Murray.)
Il peut y avoir des différences dans la procédure mais la trame est identique, elle repose sur l'association des
propriétés toxiques et des propriétés vomitives de l'amande. Outre la virulence toxique de la noix choisie par
l'opérateur, la durée de l'invocation au Tanguin, avant que l'on commence le second « entonnage » de sosoa à
l'accusé, paraît déterminante puisqu'elle provoque l'absorption ou le rejet du principe toxique. On procédait
d'ailleurs à une sorte de préparation des voies digestives du patient en lui faisant mâcher un morceau de courge
séchée mêlée à de l’eau de riz épaisse, ceci, explique le conteur des Fomba Malagasy afin que le Tanguin ne
glisse pas trop vite dans l’estomac du patient. C’est alors seulement qu’on fait prendre le poison. (On note ici une
divergence entre les Tantaran’ny Andriana les Fomba Malagasy quant à l’ordre selon lequel on faisait avaler les
morceaux de peau de poule, avant ou après le poison.)
L'invocation de l'esprit du Tanguin
Il existe, je l'ai dit, plusieurs documents, écrits en malgache, qui exposent la procédure de l'ordalie. Le Manuscrit
de l’ombiasy, de facture locale, les Tantaran’ny Andriana les Fomba Malagasy, recueillis par Callet et Cousins.
J'ai eu l'occasion de présenter ces documents ailleurs (« Le tanguin, poison d'épreuve à Madagascar : mode
d'emploi », in La culpabilité, P.U.L.I.M., Limoges, 2001) et j'en ferai ici mention succinctement. L'intérêt du
Manuscrit de l’ombiasy, dont l’auteur en est « l’un des derniers survivants des ombiasy [devins] de Ranavalona
1ère », qui régna de 1828 à 1861, rédigé en 1864 et 1865 est qu'il donne le point de vue autochtone sur la pratique
en cause et qu'il expose la fonction mystique attribuée à la substance ordalique. Le poison est invoqué et
magnifié en ces termes : « Entends, entends, entends, entends, écoute bien ô Manamango [esprit du Tanguin], tu
es un œuf rond, le remplaçant de Dieu, le porte-parole du Créateur, n’ayant pas d’yeux, mais qui voit, n’ayant
pas d’oreilles mais qui entend, n’ayant pas de bouche, mais dont on approuve les dires et les paroles, alors
entends, écoute bien, ô Manamango ». « Entends, entends, entends, entends, écoute bien. Tu étais dans une
contrée lointaine, aux quatre points cardinaux, au bord de la mer ; là où tu cherchais fortune, on t’a cherché làbas comme on cherche de l’argent, on t’a cherché là-bas comme on cherche des perles, que ce soit un noble, un
roturier ou un esclave qui t’a cherché là-bas. On t’a cherché ô Manamango pour être le porte-parole de Dieu, le
remplaçant du Créateur, pour être le juge des nobles, pour être le juge du peuple, pour être un arbitre qui
prononce le verdict, pour être juste et parfait, pour condamner les coupables et acquitter les innocents. Alors
entends, écoute bien, ô Manamango. » Dans un deuxième temps, le texte expose la supériorité judiciaire du
poison d’épreuve sur la justice des hommes : « Entends, entends, entends, entends, écoute bien ô Manamango »,
tu es venu de l’Est, tu es monté dans ces régions « où il y avait des nobles, où il y avait des souverains qui
exerçaient leur domination ». « Mais qu’ils soient les chefs de centaines ou de milliers de nobles, lorsqu’ils
rendaient la justice, ils le faisaient avec partialité, ils ont jugé à fleur de peau, ils ont jugé à la légère, ils se
laissaient corrompre par l’argent et la richesse, ils ont remis en cause des jugements antérieurs [...] ils ont été
incapables de juger. » Le poison avalé, l’andriandahy commence les imprécations. « Entendez, écoutez, ô
Manamango, vous êtes maintenant parvenu jusqu’à son ventre ! le voyez-vous car vous êtes maintenant mêlé à
lui et à ses os : s’il a ensorcelé, mettez-le à mort ! que sa vie s’achève ! puisse-t-il mourir ! et surtout s’il a
déclaré : moi je ne meurs pas du Tanguin : s’il agit de la sorte mettez-le à mort ... S’il n’est pas coupable de tout
cela, faites-le vivre et il vivra. »
Le Tanguin et la politique
C’est sous le règne d’Andrianapoinimerina (le « Prince cher au cœur des Merina », 1745-1810), que l’institution
du Tanguin prend corps. Tantaran’ny Andriana, p. 112 : « Sous Andrianapoinimerina les idées sur le Tanguin et
son essai se développèrent. L’administration du Tanguin au poulet, courante auparavant chez les ancêtres, fut
utilisée par Andrianapoinimerina pour unifier son royaume. » L’habilitation mystique de la noix était vérifiée sur
un poulet, ce qui permettait de constater son effet en réveillant l’esprit caché dans la noix. On s’adresse à cet
esprit, « dont le nom Ramanamango, évoque la perfection » (G. S. Chapus et G. Mondain) en ces termes :
« C’est un œuf ceci, ô Manamango, et il est devenu poulet ; engendré par un coq et né d’une poule, il crie quand
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le jour paraît et court rapidement dès le matin ; il sait distinguer le jour et reconnaître la nuit. Si donc vous savez
juger suivant la vérité, votre sentence aujourd’hui ne nous trompera pas. Que l’eau soit insipide, tuez-le ; qu’elle
soit bien chargée, tuez-le ; oui, entraînez la mort de ce petit poulet ; car il est un essai pour faire périr, pour
montrer que vous n’êtes pas un Tanguin indulgent à tout, ô Manamango. Si donc vous ne voulez pas tuer les
justes, mais effectivement condamner les coupables, ô Manamango, faites périr ce petit poulet ». Après ce
premier essai sur un poulet dont la mort a été demandée, on soumet à l’épreuve un second poulet dont on
demande le maintien en vie en disant : « Ce n’est pas par haine qu’on a fait périr l’un et ce n’est pas par affection
qu’on veut faire vivre celui-ci [...] c’est un animal d’essai à laisser vivre ».La codification de l’épreuve par
Andrianapoinimerina est décrite en ces termes dans les Tantaran’ny Andriana (p. 831) : « Voici ce que je vous
déclare, ô mes sujets. Dans ce pays c’était le gouvernement de la multitude ; mais maintenant Andriamanitra me
l’a donné. Autrefois tous les gens agissaient à leur guise. Je ne le permettrai plus, mais j’y veux mettre une
barrière. Jusqu’ici, ajouta-t-il, des hommes, les Tahiamanangaona avaient des amulettes malfaisantes : ils
faisaient monter l’eau au village par un mortier qui marchait tout seul [...] car il est des choses qu’on ne doit plus
voir dans le pays, amulettes malfaisantes et sorcellerie [...] j’ai trouvé une voie de justice dans le tangena ; par lui
on découvrira les sorciers, les possesseurs d’amulettes malfaisantes, de charmes d’amour, les menteurs et les
gens sincères. »
L’institution du Tanguin par Andrianapoinimerina s’accompagna de protestations de fidélité au roi dont les
démonstrations marquèrent les esprits et contribuèrent à renforcer le caractère d’impartialité de l’épreuve. Selon
la narration des Tantaran’ny Andriana, le conseiller du roi, Hagamainty, déclara devant le peuple : « S’il y a
vraiment un juge qui permette de reconnaître les coupables et les innocents, qu’on nous juge tous
immédiatement. Nous vous remercions de la paix nouvelle que vous apportez par ce don du Tanguin ». Alors, le
chef du clan des Tsimahafotsy, allié d'Andrianapoinimerina proposa que les siens se soumettent en premier à
l’épreuve : « Nous sommes les pères de la population [...] ainsi vous éprouverez vos propres serviteurs ». On fit
ainsi et certains Tsimahafotsy ne survécurent pas à l’administration du poison. Les gens du palais se soumirent
aussi à l’épreuve. Et Ampodiaina, particulièrement apprécié du souverain, succomba. Ce qui démontra au peuple
le caractère sacré du poison (Tantaran’ny Andriana, p. 832).
Faire du Tanguin, sous la responsabilité du roi, le seul moyen mystique de gouvernement, cela supposait donc de
combattre la puissance occulte détenue par les fabricants de charmes « privés ». Andrianapoinimerina interdit en
conséquence un certain nombre de charmes en mesure de concurrencer le pouvoir royal, mais aussi de troubler
l’ordre public. En décrétant le monopole du Tanguin, de sa récolte, de sa détention et de son administration, il
réalisait ainsi la centralisation religieuse du royaume en quelque sorte, mettant ses propres fétiches sous la
protection du Tanguin. Le Tanguin devient le symbole et l’instrument de l’ordre royal : « Pour éviter toute
dispute, dit le roi, j’ai institué la brasse, l’empan et le pied... Sept pieds et sept empans font une brasse. Si vous
vous querellez encore, dans ces conditions, vous serez manohi-drano, en lutte ouverte contre le Tanguin ». On
voit que le Tanguin se révèle l'instrument mystique de l'unification économique, administrative et politique du
royaume.
Dans certaines occasions, l’épreuve concernait un grand nombre de personnes, elle était alors appelée tavibe
(littéralement : la grande cuvette). On lit dans les Tantaran’ny Andriana (p. 834) (G. S. Chapus et G. Mondain,
p. 186) qu’on administrait le poison aux gens d’un village ou d’une région si un envoyé du roi avait été
ensorcelé. Les mêmes mesures étaient prises quand un personnage important mourait. « La population au milieu
de laquelle avait vécu le défunt devait se disculper de tout soupçon de maléfice à son égard en prenant le
poison. » « On faisait prendre aussi le Tanguin aux habitants d’un village quand ce dernier avait mauvaise
réputation », explique le même passage des Tantara. Mais ce qui occasionnait avant tout cette administration
générale du Tanguin c’était ou bien un déplacement projeté du roi qui ordonnait, suivant l’expression consacrée,
de tuer les rats tout au long du chemin qu’il pensait parcourir, c’est-à-dire d’exterminer tous les suspects, ou bien
la circoncision en bloc des enfants d’une région. Dans le cas du tavibe, tous les gens du village devaient
s’associer au serment fait à la grande porte d’entrée. D’après le début de la On déclarait : « En prêtant serment
nous aidons à la recherche des sorciers et de ceux qui ne le sont pas. Il ne s’agit pas de dire ‘Je déteste’ ou ‘Je
n’aime pas’. Nous tous ici, petits et grands, nous répétons : Puissent les os du menteur être dispersés ; puisse-t-il
mourir sans enfant ; puisse-t-il crever comme ce mouton que voici, vaincu par ce serment que nous faisons à la
porte ; car c’est ici qu’on sort et ici qu’on entre » (Tantaran’ny Andriana, p. 836).
Le fléau de la balance de la justice et l'ordalie
Il y avait des accommodements avec le Tanguin. On pouvait ainsi choisir des fruits non encore parvenus à
maturité, des noyaux de couleur pâle, moins vénéneux que les autres, varier les dosages, etc. On pouvait acheter
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les préposés au poison... L’imprécation était vraisemblablement plus ou moins longue selon le sentiment que
l’accusateur pouvait avoir (ou voulait donner) de la culpabilité du patient, car c’est seulement l’imprécation
achevée qu’on faisait ingurgiter au patient l’eau de riz épaisse qui devait aider aux vomissements. S’il était dans
l'intention de l’exécuteur et de ses assistants de donner une issue fatale à l’épreuve, lit-on dans les Fomba
malagasy, il y avait des moyens (p. 183).
Sans doute a-t-on pu dire qu’Andrianapoinimerina avait fait du Tanguin un « moyen de police ». La réalité de
cette instrumentalisation d’une épreuve mystique pose question. Quand Andrianapoinimerina déclare : « Je fais
du Tanguin le révélateur de mon royaume et je n’ignore pas ce qu’ont fait mes douze prédécesseurs : mes
ancêtres aussi ont pris celui-là comme rassembleur et révélateur du royaume, suivant l’ordre d’Andriamanitra
lui-même » (Tantaran’ny Andriana, p. 765), il se pose comme le maître des charmes. La référence aux
Tahiamanangaona et à leurs « amulettes malfaisantes » vise un clan qui s’était opposé à son expansion sur
l’Imerina. Les ennemis d’Andrianapoinimerina ce sont bien entendu les Tahiamanangaona, mais bien davantage,
pourrait-on dire, leurs fétiches. « Je m’arrangerai, dit-il (G. S. Chapus et G. Mondain, p. 166) pour que ces gens
ne puissent plus faire croire à leur pouvoir, et je briserai tous ceux qui voudraient les imiter ». Cela s’exprime par
la recherche systématique et « obsessionnelle » de la sorcellerie... Andrianapoinimerina dit au peuple : « Au sujet
des charmes maléfiques et de la sorcellerie, voici les lois dont je tiens à vous parler : je désire faire boire le
Tanguin aux coupables, mais je veux d’abord vous en entretenir, vous mes sujets [...] Si nous procédons à cette
épreuve, ce sera la sécurité pour vous ; les sorciers et les producteurs de charmes maléfiques disparaîtront ; et
quant à moi, j’estime qu’il est bon d’user du Tanguin ». La lutte politique s’exprime sans doute par le choc des
armes, mais aussi dans le choc, si l’on peut dire, des charmes. Instrument de l'ordre public, mais non pas au sens
de « moyen de police » d'un État profane : « moyen de police », sans doute, mais d'un État mystique, vulnérable
aux puissances maléfiques.
Une déclaration d’Andrianapoinimerina montre, en effet, non pas un souverain jouant de la crédulité de ses
sujets, mais parfaitement persuadé de la réalité des charmes de ses adversaires et entrant dans une sorte de rage
pour écraser ce qu'il se représente, non comme une opposition politique passible de ses armées, mais comme une
réalité qui provoque chez lui la répulsion, le dégoût et une explosion de haine. Hagamainty (son conseiller)
demande ce qu’il faut faire contre ceux qui auraient des charmes supérieurs à ceux du Tanguin : « Il faut mettre à
mort aussitôt ceux qu’on pourrait supposer susceptibles de faire obstacle à l’emploi du Tanguin : on les
étranglera. Et il ajoute : si quelqu’un auquel on fait prendre deux fois la drogue est accusé par le peuple d’être
réfractaire au Tanguin, qu’on recommence l’épreuve une dernière fois avec des imprécations violentes en
disant : qu’il soit réfractaire ou non, qu’il meure ! S’ils résistent encore à l’épreuve, c’est qu’ils sont en effet
réfractaires ; alors étranglez-les, mettez-les la tête en bas dans un silo à riz où l’on versera de l’eau bouillante. Et
s’ils vivent encore, transgressez tous leurs tabous ; mettez des poils de chien noir, de l’ambiaty, du chiendent, de
la cendre, et jetez tout cela dans le silo avec de l’eau bouillante ; puis, s’ils ne sont pas encore morts, découpezles en morceaux, jetez une partie au courant de l’eau, et le reste aux chiens ». (G. S. Chapus et G. Mondain,
p. 172)
Quoi qu’il en soit, la conception du mode d’action du poison d’épreuve révèle une administration de la justice
conforme à l’ordre supra-humain. Un informateur du Père Callet déclare à propos de l’ordalie au fer rouge : « Ce
n’est pas par méchanceté envers cet homme, mais pour reconnaître votre force ô Dieu, car votre sagesse est audessus de notre connaissance ; et si c’est un homme de bien, cela ne lui fera aucun mal ». La manière dont on se
détournait du coupable, selon le témoignage de Freeman, montre que celui-ci, loin de susciter un sentiment
d’identification (pour ne pas parler de compassion), était aussitôt perçu comme une dangereuse souillure dont il
fallait aussitôt délivrer la communauté. Portant une menace contagieuse de désorganisation des ordres, il devait
être immédiatement annihilé. Ce que paraît montrer aussi la manière dont un inculpé, lavé de l’accusation par le
poison, était réintégré parmi les siens. Cette réintégration donnait lieu à de véritables cérémonies. « On allait
consulter l’astrologue pour savoir le meilleur jour à prendre en vue de la rentrée officielle et solennelle de
l’acquitté dans sa demeure. On organisait alors une véritable procession désignée d’après les Fomba Malagasy
par le terme de ‘mampakatra mpinona’ (la remontée de celui à qui on a fait boire le Tanguin). On remarquera,
notent Chapus et Mondain, que ce terme de mampakatra est également employé pour désigner la réception de la
fiancée le jour du mariage. Il y avait bien reprise, par l’accusé délivré, de ses relations primitives avec les siens et
avec la société. On l’ornait d’ailleurs de ses plus beaux habits : on lui mettait dans les mains un bouquet de fleurs
de nénuphars parfois appelée les fleurs que le feu ne saurait atteindre et il montait, entouré de tout un cortège
d’amis et de parents portant aussi de ces mêmes fleurs attachées au bout de l’herbe sacrée (tsontsoraka). Mais
avant de se mettre en route, il fallait attendre l’achèvement d’une autre cérémonie, celle de la purification de
l’ex-prévenu. Voici ce qu’il en est rapporté à la page 416 des Tantaran’ny Andriana : « Si celui auquel on fait
subir l’épreuve survit, on le baigne avec de l’eau lustrale de la corne blanche, qui est un des principaux
instruments des pratiques habituelles des gardiens de fétiches. Dans cette eau, on a mis des herbes tsiriry et
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hahibita. Ce bain se fait soit un lundi, soit un mercredi, jours au destin puissant. On apporte de l’eau de la corne
blanche, on y ajoute les plantes et on en asperge celui qui a bu le Tanguin ainsi que tout le chemin qu’il doit
prendre pour rentrer chez lui [...] Avant l’arrivée du cortège au village, on a tué un bœuf ce qui est à la fois un
acte de réjouissance et un sacrifice de purification [...] La viande des bœufs sacrifiés en cette occasion est dite
henan-doza (viande du malheur ; les gardiens d’idoles et les nobles se gardent d’en manger, car cela leur
porterait malheur) ».
Le Tanguin et la sorcellerie
Il est significatif, dans les invocations des Fomba Malagasy, que ce soit exclusivement le crime de sorcellerie
qui soit explicitement recherché par l’administration du Tanguin. Si cet homme a « un charme capable de faire
mourir une personne, susceptible d’ensorceler le Roi ou d’ensorceler le peuple, d’ensorceler des hommes ou
d’ensorceler des femmes, d’ensorceler des enfants ou la fortune des gens, s’il a un charme capable de provoquer
la mort, vous entrerez dans sa bouche et descendrez dans ses entrailles : faites-le périr vite, tuez-le promptement,
éteignez le souffle de sa vie ; faites de lui un cadavre s’il ensorcelle et qu’il ne vive pas. S’il ensorcelle et le nie
très fort ; s’il compte sur ses amulettes toutes-puissantes, s’il compte sur l’antidote pour vous neutraliser ; s’il
s’attend à être aidé par un contrepoison ; mais vous n’admettez pas l’efficacité de cela ô Manamango ; mettez-le
à mort, s’il ensorcelle, ne le laissez pas vivre ô Manamango ».
Et la sorcellerie, à l’exclusion des autres crimes, fussent-ils aussi graves que le crime d’inceste, par exemple,
ainsi qu’il est explicitement développé. « Je vais distinguer, je vais préciser, ô Manamango.... comme il habitait
avec des gens, il a pu commettre des fautes, et a encouru des blâmes vis-à-vis des morts et des reproches vis-àvis des vivants, mais si ce ne sont là que des blâmes, un simple sujet de reproche, s’il n’est pas coupable de
sorcellerie, faites-le vivre ô Manamango. Il se peut qu’il ait couché avec des personnes avec qui il ne devait pas
avoir de rapports et qui devaient être taboues pour lui, il se peut qu’il l’ait su et qu’il l’ait fait délibérément, ô
Manamango ; mais si c’est le cas, s’il n’y a pas de sorcellerie, accordez-lui la vie. Il se peut qu’il ait compté être
dans un pays caché ou qu’il ait compté sur les gens qui étaient près de lui ou qu’il se soit simplement nourri des
biens du roi ou de ceux du peuple ; mais ce n’est pas cela que vous retiendrez ô Manamango, car ce sont là
seulement des contestations pour acquérir des biens ; mais si ce sont là des fautes graves et un sujet de reproche,
vous ne retenez pas ces cas ô Manamango ; et s’il n’est pas coupable de sorcellerie, faites-le vivre, ô
Manamango […] »
« Il se peut qu’il ait simplement fait un vœu à des Vazimba, ou qu’il en ait fait à un sorcier, qu’il ait promis
d’enduire une pierre de graisse et de faire un don en argent, puis qu’il n’ait pas fait de don ou rempli sa
promesse ; ce serait donc là le malheur qui le frappe, ô Manamango, et non la sorcellerie […] ce serait pour le
seul crime de sorcellerie que vous le feriez périr ô Manamango [...] Il se peut qu’il ait pris seulement un charme
à l’usage des taureaux, ou rien de plus qu’une amulette contre la grêle, ou une contre la maladie des petits
enfants, car il voudrait voir les siens dodus ; mais s’il n’y a pas ajouté, ô Manamango la sorcellerie qui cause la
mort, accordez-lui la vie. Je vais distinguer, je vais préciser... Il a pu y avoir des gouttières dans sa maison en
été ; il se peut que le faîte de sa maison soit brisé, que la trame de son lamba soit trop courte ou qu’il ne
s’habille pas en hiver ; il se peut que ce soit là le malheur dont il est maintenant atteint [...] mais si ce sont là
des malheurs tels qu’il y en a sur la terre et sous les cieux, ce n’est pas cela qui peut le faire arrêter ; s’il n’est
pas coupable de sorcellerie, faites-le vivre ô Manamango. Je crains que le serpent d’eau ne vienne sur la terre,
je crains les êtres d’un talent supérieur, je crains les descendants d’un talent supérieur ; je crains les lézards à
deux queues, [...] quels que soient les dangers qu’il voie, ce n’est pas cela qui le retient, ce n’est que pour la
sorcellerie que tu le mets à mort. Il a demeuré auprès du roi, il a demeuré auprès du peuple, mais ce n’était
qu’une souillure, il n’a fait que salir la grande cuillère et que salir la zinga [calebasse à long manche pour
puiser l'eau]; mais si c’est là de la souillure ô Manamango, ce n’est pas de la sorcellerie ; aussi laissez-le vivre.
Il est allé du côté du nord, il est allé du côté du sud, il est allé du côté de l’est, il est allé du côté de l’ouest ; il a
rencontré une pierre, il a rencontré un sorcier ; il a déclaré qu’il enduirait une pierre de graisse et pourtant il
ne l'a fait aucunement ; il a déclaré qu’il donnerait de l’argent et pourtant il n’a pas agi conformément à sa
promesse, ni donné proportionnellement à sa fortune. Mais ce n’est pas cela que vous retenez ô Manamango. Il
a demeuré auprès du roi ; il a demeuré auprès du peuple ; il a demeuré auprès des gens qu’il aimait ; il a fait le
serment du sang ; il a fait des choses pénibles, il en a fait d’amères ; je crains qu’il n’ait violé le veli-rano [litt.
« frapper l'eau » : pacte conclu entre deux protagonistes], qu’il n’ait contrevenu aux accords conclus, qu’il n’ait
fait un faux serment, ô Manamango et je crains que ce ne soit là un danger funeste à ses jours ô Manamango.
Aussi entendez, écoutez bien ; aussi ne prêtez pas l’oreille aux cris du peuple. »
103
En guise de conclusion de cette présentation monographique (« L'anthropologie sans ethnologie est vide,
l'ethnologie sans anthropologie est aveugle »...)
L'association du Tanguin et de la « sorcellerie » est révélatrice d'un certain nombre de données quasi
« universelles ».
- D'abord de l'univers persécutif du monde traditionnel ; d'où les multiples « garanties » (en créole réunionnais),
ody en malgache, dont il faut s'entourer.
- Que la représentation de la sorcellerie – ce que l'on dénomme tel – focalise la négativité sociale, ici, sous les
espèces de la puissance de leurs sortilèges : les opposants politiques d'Andrianapoinimerina.
- La liste des charmes licites permet d'inférer la nature de l'action sorcellaire. Ne pas tenir ses engagements,
prendre une amulette contre la grêle, contre la maladie de ses enfants ; avoir le toit de la maison qui fuit, ou dont
le faîte est brisé ; porter un vêtement de pauvre... tout cela c'est être victime du malheur ordinaire ; « il a sali la
zinga, la grande cuillère à puiser l'eau », mais c'est seulement souillure et non sorcellerie... On voit par cette
énumération que c'est l'intention de nuire qui discrimine la sorcellerie. Mais aussi que l'imputation de sorcellerie
fonctionne comme un moyen de régulation sociale. Celui qui est frappé à répétition par le malheur en devient
suspect, mais encore celui dont la réussite est, comme on dit, « insolente ». Celui, d'une manière générale
probablement, qui est autre. L'étranger, la femme qui urine sur sa natte, etc. Celui-là, « vous entrerez dans sa
bouche et descendrez dans ses entrailles : faites-le périr vite, tuez-le promptement, éteignez le souffle de sa vie ».
- La proximité de la magie et de la « pharmacie » (j'emploie ce terme à dessein puisqu'en grec ancien il est
ambivalent, poison et remède). L'individu que le sens commun qualifie improprement de « sorcier » est, dans la
société traditionnelle, un intermédiaire rituel et sa médiation, la sienne ou celle qu'il administre, passe, le plus
souvent, par l'utilisation d'essences végétales (volohazo à Madagascar). Cette position marginale le rend sans
doute inquiétant, puisqu'il est ici et « ailleurs » à la fois, dans la société et hors société. Il utilise la « magie » qui
est présente dans la nature, ces essences aux propriétés curatives, hallucinatoires ou toxiques... – Expert en
« plantes des dieux », pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre.
- L'ombiasy est le dépositaire d'un savoir technique qui se manifeste notamment dans la connaissance des vertus
des plantes et dans les techniques de divination. Ces dernières révélant, s'agissant du sikidy à Madagascar, un
savoir mathématique transmis de génération en génération.
- Le devin-guérisseur joue un rôle social essentiel au village. Au-delà de l'expertise technique qu'il est en mesure
de dispenser, s'agissant de maladie, d'alliances ou de conflits, de projections dans le futur ou d'offrandes aux
ancêtres, c'est un « faiseur de paix » et sa consultation prend en compte la généalogie, l'histoire et la politique...
- L'homme-médecine, comme on l'appelle parfois, est nécessairement proche du pouvoir, en effet, spécialement
quand celui-ci tire sa légitimité d'un ordre supra-naturel.
Comme on le voit avec le discours d'invocation au Tanguin, on est en présence, parallèlement aux enjeux
politiques, d'une anthropomorphisation de la nature. Le poison invoqué (qui n'est pas le Tanguin profane : une
croyance presque générale à Madagascar, rapportée par Chatin, voudrait que le Tanguin soit absolument
inoffensif en dehors de l'épreuve - Chatin, 1873, p.13) fait office de médiateur entre le visible et l'invisible. Dans
une juridiction incertaine, nécessairement imparfaite parce qu’administrée par la loi des hommes (« La justice
arrive d’un pied boiteux », dit Horace), l’épreuve judiciaire introduit des indices divins qui permettent, en
discriminant le pur de l’impur, la manifestation de la vérité. Cette conception repose sur un savoir expérimenté et
déploie des techniques efficaces. C'est une banalité de constater que dans la société traditionnelle, le savoir
technique, en effet – l’action des plantes médicinales, par exemple – est enveloppé dans la cosmologie et que son
efficience est associée à des représentations humaines, alors qu’il fait l’objet de disciplines séparées et
spécialisées dans le savoir qui est dispensé dans nos universités. Si donc l'on souhaite se donner des règles pour
« herboriser » dans champ de l'ethnobotanique, il faut marquer, il me semble, qu'à la différence des plantes dont
la représentation relève de ce que James Frazer a dénommé « magie sympathique » ou de l'ancienne « théorie
des signatures » – et qui jouent symbole contre symbole – on est ici l'utilisation des molécules actives et de
victimes bien réelles. Ce qui est donc spécifiquement en cause dans l'ordalie ici rapportée, c'est la mobilisation
du savoir empirique par le savoir social – par la politique – les pratiques techniques et les représentations
sociales et symboliques formant un tout. S’agissant de la sidérurgie en Afrique traditionnelle, par exemple, le
forgeron ne fait pas de différence entre l’apport de manganèse qui facilite la réduction du fer en abaissant la
température de fusion et l’ajout d’une crête de coq dans le foyer. J’ai tenté de montrer ailleurs****, concernant
des pratiques ayant la reproduction d’une plante allogame pour objet, en Afrique centrale, le mil (Pennisetum) en
l’occurrence, comment le processus de sélection et de domestication de la céréale était pensé en homologie avec
l’éducation des jeunes gens et que les pratiques symboliques mises en œuvre dans la récolte conceptualisaient en
termes humains des opérations purement techniques. (Ou comment la culture du riz à Madagascar engageait bien
davantage que des considérations techniques et « économiques »*****). Avec le Tanguin, à une échelle qui
s'explique probablement par la situation de choc culturel et d'encerclement que connaît Madagascar,
particulièrement à l'époque de Ranavalona 1ère (qui règne de1828 à 1861) où la suspicion de sorcellerie est
104
généralisée, on a l'impression d'être devant l'inflation quasi suicidaire d'une pratique de régulation sociale d'un
monde en sursis. Selon le pasteur Ellis, sous Ranavalona 1ère, c'est un dixième de la population qui est amenée à
prendre du Tanguin au cours de son existence – évaluation évidemment exagérée. À propos de la moindre sortie
de la reine, on procédait à ce qu’on appelait le « nettoyage des routes et à l’extermination des rats ». La
répression vise aussi les traitants européens : une loi du 13 mai 1845 les met en demeure de quitter l’île ou
d’accepter d'être assujettis aux corvées royales et... à l’épreuve du Tanguin. Avec l'ethnobotanique du Tanguin
on est donc loin de la poésie des métaphores et des signatures. On est dans le drame de l'histoire et du choc des
civilisations. C'est ce qui justifie aussi la réputation de cette plante et sa présence exotique, retour empoisonné de
l'expansion européenne, dans la critique sociale du Second Empire.
NOTES
* La « spéculation furieuse… » (préface), « une de ces sociétés qui poussèrent comme des champignons
empoisonnés sur les spéculations impériales… » (1872, p. 103) ; la « dénaturation » et le « détraquement
nerveux… » (préface).Voici les passages du roman où il est fait état du Tanguin :« Et les voix continuèrent,
brutales, sonnant étrangement sous les palmes tombantes des massifs. Mais elles traversèrent comme un vain
bruit le rêve de Renée, devant laquelle se dressait, avec l'appel du vertige, une jouissance inconnue, chaude de
crime, plus âpre que toutes celles qu'elle avait déjà épuisées, la dernière qu'elle eût encore à boire. Elle n'était
plus lasse.L'arbuste derrière lequel elle se cachait à demi, était une plante maudite, un Tanghin de Madagascar,
aux larges feuilles de buis, aux tiges blanchâtres, dont les moindres nervures distillent un lait empoisonné. Et, à
un moment, comme Louise et Maxime riaient plus haut, dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petit
salon, Renée, l'esprit perdu, la bouche sèche et irritée, prit entre ses lèvres un rameau du Tanghin, qui lui venait
à la hauteur des dents, et mordit une des feuilles amères. » (1872, p. 56)« La jeune femme avait, toute la nuit,
gardé aux lèvres l'amertume du Tanghin. »(1872, p. 160)« D'habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin
de Madagascar, sous cet arbuste empoisonné dont la jeune femme avait mordu une feuille. Autour d'eux, des
blancheurs de statues riaient, en regardant l'accouplement énorme des verdures. La lune, qui tournait, déplaçait
les groupes, animait le drame de sa lumière changeante. Et ils étaient à mille lieues de Paris, en dehors de la vie
facile du Bois et des salons officiels, dans le coin d'une forêt de l'Inde, de quelque temple monstrueux, dont le
sphinx de marbre noir devenait le dieu. Ils se sentaient rouler au crime, à l'amour maudit, à une tendresse de
bêtes farouches. Tout ce pullulement qui les entourait, ce grouillement sourd du bassin, cette impudicité nue des
feuillages les jetaient en plein enfer dantesque de la passion. C'était alors au fond de cette cage de verre, toute
bouillante des flammes de l'été, perdue dans le froid clair de décembre, qu'ils goûtaient l'inceste, comme le fruit
criminel d'une terre trop chauffée, avec la peur sourde de leur couche terrifiante. »(1872, p. 220)« Elle rêva
d'arracher une tige du Tanghin qui lui frôlait la joue, de la mâcher jusqu'au bois. » (1872, p. 336)
** « Mais il était un lieu dont Maxime avait presque peur, et où Renée ne l'entraînait que les jours mauvais, les
jours où elle avait besoin d'une ivresse plus âcre. Lors, ils aimaient dans la serre. C'était là qu'ils goûtaient
l'inceste. » (1872, p. 215)
*** Je remarquerai subsidiairement que la plante visée par Zola n'est probablement pas le Tanguin dont je vais
parler, mais une plante aux propriétés toxiques, plusieurs de celles-ci, et à Madagascar même, étant désignées
par le terme générique de Tanguin. L'auteur de la thèse de pharmacie publiée en 1873, à laquelle je viens de faire
référence, parle d'échantillons de noix de Tanguin venus de Madagascar et en mauvaise conservation. Si le
Tanguin parisien avait été en mesure de produire des fruits, il ne fait pas de doute que le chercheur en question
en aurait fait usage, au moins à titre de comparaison… :« Parmi les noyaux que j'ai eu entre les mains, écrit-il, un
très grand nombre ne présentaient plus, à l'intérieur de la coque, qu'un détritus noirâtre et pultacé ou plus souvent
desséché, dernier témoin de l'amande et de son enveloppe » (p. 23). « J'ai essayé d'étendre mes recherches
anatomiques aux étamines du Tanghinia venenifera, mais le très mauvais état des vieilles fleurs d'herbier que j'ai
eues à ma disposition ne m'a pas permis d'atteindre sur ce point des résultats entièrement satisfaisants »(p. 27).
« La quantité d'amandes sur laquelle je pouvais opérer était fort restreinte, et plusieurs de celles-ci étant
complètement gâtées, je me vis forcé d'adopter une méthode en rapport avec mes ressources… » (p. 29).
**** « Note sur l’Ame du Mil », Journal des Africanistes, 1991. t. 61, fasc 2, Paris, et :
http://www.anthropologieenligne.com/pages/05/5.1.html ;
http://www.anthropologieenligne.com/pages/05/5.2.html).
***** « Riziculture traditionnelle et système de riziculture intensive (S.R.I.) dans la vallée de la Manañano »,
Revue Historique de l'Océan Indien, 2006, pp. 219-228.
http://www.anthropologieenligne.com/pages/rizM.html
105
Références
Andriananja, Max-Olivier, « Contribution à l'étude de deux variétés cardiotoniques de Tanghin à Madagascar,
Thanginia venenifera (Apocynacées), Menabea Venata (Asclépiadacées) », Bulletin de l'Académie Malgache, t.
60/1-2, 1982 (1986).
Champion, Bernard, « Le tanguin, poison d'épreuve à Madagascar : mode d'emploi », in La culpabilité,
P.U.L.I.M., Limoges, 2001 ;
http://www.anthropologieenligne.com/pages/tanguinM.html.
Chapus, G. S. et G. Mondain, « Le Tanguin », Bulletin de l’Académie Malgache, t. XXVII, 1946, pp. 157-188.
Chatin, Joannes, Recherches pour servir à l'histoire botanique, chimique et physiologique du Tanguin de
Madagascar, 1873, Paris, Arnous de Rivière.
Cordemoy, Jacob (de), Flore de l’Ile de la Réunion, Paris, 1895.
Le Clerc, J., Des plantes médicinales de l'Île de la Réunion et de leur application à la thérapeutique, SaintDenis, 1864, pp. 20-21.
Orfila, Mathieu-Joseph-Bonaventure, Traité de toxicologie, 4ième édition, tome second, Paris, 1843.
Rabearimanana, L., « Mystique et Sorcellerie dans le Manuscrit de l’Ombiasy (Manuscrit Hova de la
Bibliothèque Grandidier - 1864-1870) - I. Le Tanguin », Omaly sy Anio, 1-2, 1975, pp. 295-324.
L’absinthe, une construction de l’épouvante.
Arnaud Van de Casteele, doctorant en sociologie, Université François Rabelais de Tour,
créateur de l'Absinthologie.
À la simple évocation de son nom, l’absinthe, désignant tant l’armoise que la boisson
alcoolisée, cristallise dans l’imaginaire collectif une pluralité de craintes et de peurs face au
végétal. Cette communication tentera de retracer au fil des époques et des contextes
socioculturels les maux que les acteurs sociaux attribuent à cette plante et à ce spiritueux, et
analysera, à travers les pratiques de consommation, les constructions de l’épouvante absinthée
aux raisons d’ordre social et culturel, médical et sanitaire ou encore éco-politique. À l’aide
d’une riche iconographie mêlée de nombreuses observations de terrain de cas d’absorption
contemporaine, il s’agira de réfléchir plus généralement sur les processus de qualification de
l’absinthe et la circulation des idées légitimant les sentiments de Peurs Vertes.
106
Le genépi, plante ambivalente. Du plaisir à l’effroi de la mort.
Dominique Coll, Association « Les Coll Buissonnière ».
Retranscription : Grégori Lemoine
Plante compagne de l’aigle, emblématique des hauts sommets, parfum d’alcools et de
pâtisseries. Plante qui revigore, soigne et réconforte, apportant le respect à l’alpiniste
cueilleur, gardien jaloux du lieu de sa cueillette.
Convoitée, racontée, elle est pourtant la plante la plus meurtrière de nos montagnes, capable
de déclencher une angoisse insoutenable chez celui qui, resté en bas, ne voit pas, le soir venu,
revenir l’ami parti chercher quelques touffes de Genépi. A-t’il convoité le brin fatidique ? At’il été entraîné au fond de l’abîme où l’hélicoptère du PGHM 186 viendra le chercher pour un
dernier voyage ? De plante mythique, délicieuse, lucrative, elle devient inaccessible,
tentatrice, meurtrière dans les faits, mais encore plus dans l’imaginaire de ceux qui jamais ne
graviront les sommets.
Connu par son coté gustatif, convivial, lucratif et sportif, le Genépi n’en est pas moins la
plante la plus tueuse des Alpes. L'article du Dauphiné Libéré (photo 2) résume clairement les
données du sujet : passion et danger. Et le témoignage de Renée 65 ans habitante de
l’Argentière la Bessée le renforce : « Je ne suis jamais allée au Genépi mais, juste d’en
parler, j’ai la chair de poule. Il y a plusieurs personnes qui sont mortes ici j’en connais
deux ; c’est trop dangereux. »
Une histoire personnelle de plaisir et d'effroi
En fait, je ne vous présenterai pas un exposé d’ethnobotanique mais plutôt d’égobotanique
car, à l’occasion de la préparation de cette communication, je me suis rendue compte à quel
point cette plante m’habite depuis ma toute jeune enfance.
J’avais 6 ans lorsque ma grand-mère me racontait son vécu dans la montagne au Rivier
d’Allemont (Isère). Le passage de son oncle, colporteur de l’Oisans, me faisait rêver tout
autant que la cueillette dangereuse du Genépi. Elle revivait avec intensité ses souvenirs de
cueillette, les moments angoissants, là où elle s’était « embarrée », quand le pierrier était
coulant ou lorsque l’orage menaçait. Malgré cela, je n’avais qu’une seule hâte : partir moi186
Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne
107
même à la cueillette du Genépi, ce que j’ai fait à l’âge de 11 ans dans le massif des Ecrins.
Depuis, il n'y a pas beaucoup d’années où je n’en ai pas cueilli.
Souvenir aussi de mon père, malade d’un vertige chronique incontrôlable, revenant de sa
première cueillette avec une joie forte, ses yeux bleus espiègles, un sourire vainqueur. Mon
beau-frère lui ayant offert un encadrement très rapproché dans un lieu adapté à son handicap.
Il rêvait tellement de ramasser au moins une fois dans sa vie quelques brins de Genépi.
Emotion aussi lors de la cueillette avec ma mère qui, à 81 ans, se trouvait frustrée de ne
toujours pas avoir cueilli ce Genépi. Avec mon mari, nous l’avons accompagnée dans un coin
(secret) qui demandait tout de même 1000 m de dénivelé ; je garde l’image de sa joie intense
mais aussi de sa fierté.
Egobotanique aussi pour avoir connu cette peur au ventre après m’être mise dans des
situations difficiles, pour avoir craint devant l’audace de mon compagnon ou de mes enfants
lors de nos sorties annuelles, pour avoir connu la mort d’un beau-frère, parti au Genépi et dont
la montagne seule possède le secret de son accident. Pour avoir écouté la douleur d’une amie
dont le mari à chuté mortellement sous les yeux de son compagnon de cueillette.
Mon lieu d’habitation situé à 200 m de la rue du Genépi abritant autrefois la distillerie Pons,
elle aussi imprégné de cet arôme. Mon compagnon fut ouvrier pendant 2 années dans
l’établissement, il m’a raconté les petites histoires de la distillation : « Tout le monde pouvait
venir vendre sa cueillette, certains mettaient des cailloux au fond du sac. Le patron achetait
plusieurs sortes de Genépi, mais il ne voulait qu’un pourcentage minime du Genépi jaune du
Queyras, qui est moins bon et qu’il payait beaucoup moins cher. »
Egobotanique dans les secrets de mes placards, le déclinant sous forme de vin, liqueur, sirop,
glace, biscuits, tisane… présence goûteuse et esthétique (photo 3).
Et enfin, tout simplement, pour habiter ce pays envoûtant où, dès le 14 juillet, nous scrutons la
montagne pour nous demander s’il est déjà mûr.
Une détermination difficile des quatre espèces de Genépi
Le Genépi est une plante compagne de l’aigle, du grand air et de la liberté. Certes le
montagnard aime cette image élitiste, mais toutes les espèces ne se laissent pas approcher
avec la même dangerosité. Il y a 4 espèces de Genépi dans les Alpes françaises (tableau 1), ce
sont de petites Armoises vivaces de la famille des Astéracées, se développant en touffe de 5 et
20 cm de haut, avec des feuilles persistantes sans arrêt de sève même sous la neige et portant
de petites fleurs jaunes aromatiques.
Ils sont hermaphrodites et pourtant, dans le langage local, on rencontre la dénomination
Genépi mâle et femelle. Les noms vernaculaires du Genépi sont particulièrement variés :
chaque village, chaque famille, chaque affiche officielle peut avoir des phytonymes différents.
On les appelle le jaune, le noir, le bleu, le gris. Les espèces sont difficiles à identifier (affaire
de spécialistes) alors que sa cueillette et sa consommation sont essentiellement populaires.
(affaire de passionnés)
Des néophytes (que les locaux ciblent avec ironie comme étant des Marseillais ou des
Parisiens) commettent de fréquentes confusions avec l'Achillée naine Achillea nana (qui
donne d’ailleurs une liqueur et une tisane fort agréable) ou, confusion plus gênante, avec le
Séneçon blanchâtre Senecio incanus, sans odeur et toxique. J’ai été témoin d’autres erreurs et
certaines m’ont été rapportées (cf. tableau).
108
Dans l’affiche officielle du parc du Queyras, on peut remarquer que le nom vernaculaire
Genépi jaune correspond à 2 espèces différentes. Plus étonnant, le Genépi laineux (A.
eriantha) interdit de cueillette n'est pas nommé. Doutant moi même sur la détermination de
quelques brins, j’ai rencontré des hésitations tant chez des gardes du parc que chez des agents
habilités au contrôle de la cueillette !
Dans les enquêtes réalisées, je présentais des brins de Genépi sous fiches plastifiées, en
demandant aux informateurs s’ils pouvaient nommer cette plante. Fréquemment, des
personnes ne le reconnaissaient pas du premier coup d’œil. C’est une plante que l’on touche,
que l’on sent, et non que l’on regarde sur papier ou sous plastique ; c'est une plante de la vie,
de l'humain. C’est une plante dont on ne donne pas ses coins de cueillette ; les indications de
lieu restent délibérément évasives : je suis allé la haut, par là bas, dans la montagne …
C’est une plante qui est très souvent nommée avec une référence presque immédiate à des
mots comme peur, vigilance, frissons, danger, et des témoignages d’accidents concernant un
ami, une connaissance ou une référence à un article de journaux.
Une cueillette dangereuse attractive et grisante qui peut nous conduire au-delà de nos
limites
Localisée dans les rochers instables, un éboulis ou sur une pente raide, on aperçoit une touffe
plus belle, superbement fournie. Nos yeux pétillent, on tend le bras, on se hisse jusqu’à ne
plus pouvoir redescendre sans risquer l’accident, ou se trouver juste au dessous d’une passe de
chamois qui dans sa fuite fera partir les rochers instables. Toujours chercher, toujours monter,
mais pourra-t-on sortir par le haut ? Va-t-on se faire embarrer ? Le danger se trouve dans cette
ivresse de la cueillette. La fleur ne se laisse pas facilement approcher. Il faut aussi savoir
composer avec différents éléments : météo, sol, habileté, chaussures…
Témoignage de Guy, un ami de l’Ubaye
« J’ai emmené un jour trois amis non montagnards au Genépi. Nous avons casse-croûté au
pied du lieu de cueillette, je me suis fait une petite sieste et, au réveil, ils étaient déjà montés
dans une mauvaise goulotte ... Lorsque je les ai vu, je les ai immédiatement averti de ne pas
redescendre, c’était très dangereux, je savais que l’on pouvait sortir par le haut. Il ne faut
jamais ramasser le Genépi à la descente ; le poids nous entraîne dans le ravin. Ce fut
difficile, dangereux, je n’emmène plus les gens, seulement un ami proche et montagnard mais
je le surveille de près. »
Le Dauphiné Libéré : un rôle local important dans l’information
Le quotidien publie, à la période de la cueillette, des articles de prévention, d’'information sur
la législation et son évolution, sur les accidents mortels ou les secours en montagne dans
lesquels on distingue les habitants des Hautes-Alpes et les autres souvent nommés
‘étrangers’ .
Une enquête et des témoignages
Suite à la rencontre pour une recherche de statistique en accidentologie sur le Genépi avec un
membre du PGHM (Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne) de Briançon et un CRS du
secours en montagne, témoins privilégiés de ces accidents, on peut déduire que : « Le bilan
109
des morts dus à la cueillette du Genépi est assez lourd, même s'il n’y a pas de statistique pur
Genépi car tout est classé en accident et secours montagne. Mais chaque année, il y a au
moins deux morts et plusieurs secours. Ils n’ont pas mémoire d’accident ni de secours de
femmes ; elles sont moins nombreuses que les hommes à aller à la cueillette et plus
prudentes. Par contre, il y a eu des décès d’enfants. Ce sont souvent des gens amateurs et mal
informés.»
Des témoignages dans la région confirment ces accidents et la peur réelle ou mystifiée
qui rode autour de cette cueillette.
Dame de 69 ans st Catherine 05
Je ne suis jamais allée au Genépi car c’est trop dangereux et j’ai le vertige. Lorsque mon
frère y va je lui conseille toujours d’éviter les endroits dangereux. Le jaune c’est facile à
ramasser. Lorsque j’étais jeune, une voisine et son frère qui allaient chaque année au Genépi
ont failli tomber, ils rapportent que c’est un miracle qu’ils aient pu s’en sortir. Elle et son
frère se sont promis de ne pas en parler à leurs parents de peur qu’ils ne les laissent pas
retourner l’année suivante. Elle avait tellement eu peur et besoin de se confier qu’elle est
venue me le dire j’étais son amie. Tant que ses parents on été vivants, je n’en ai pas parlé.
Renée dans l’Ubaye
Heureusement que je n’étais pas seule on m’a sorti d’un très mauvais pas. Je ne suis jamais
retournée et quand mon mari y va je suis inquiète jusqu'à son retour
Son mari Guy
Les années où il a plu c’est moins dangereux car les lauzes sont mieux stabilisées ; ça
s’effrite moins.
Dame de 77 ans à l’Argentière
Jeune arrivante du Nord (dans ma région Point culminant 171m le mont Cassel)
me voila parti au Genépi en direction de la « pyramide », sous la houlette de chasseurs,
seule dame de la troupe. La trouille au ventre, dans un endroit très rocailleux et dangereux,
je me rappelle ne pas vouloir faire voir cette peur que je ne dominais pas. A mon grand
damne dans un creux de rocher, j’ai rencontré deux enfants et un adulte qui ont bien vu ma
terreur j’aurai voulu pourtant le cacher. Et de plus ce jour là, je n’ai pas trouvé de Genépi.
Francis 73 ans La roche
J’ai pas de Genépi à la maison les gens n’en boivent plus et pourquoi aller se casser la figure
pour quelques brins ?
Une dame col de Vars
Je ne l’ai jamais cueilli car c’est trop difficile ; il y a des morts il parait qu’on peut le cueillir
facilement au col, là haut il est dans le gazon.
Une cueillette légiférée et sanctionnée, une transgression qui fait peur
La cueillette des Genépis est réglementée en France ; nombreuses sont les personnes à avoir
l’habilitation pour contrôler : ONF, ONC, Parc des Ecrins, PGHM et toute personne
commissionnée au titre de la protection de la nature (l'association Arnica Montana, par
exemple). Une seule des quatre espèces est strictement interdite à la cueillette dans les Hautes
Alpes : Artemisia eriantha, assez difficile à déterminer de façon certaine. La détermination à
elle seule fait peur ! Si on ramasse cette espèce, on encourt de 1.000 à 6.000 euros d'amende.
Hormis cette espèce, dans les Hautes-Alpes on peut cueillir 100 brins par personne et par
sortie. La législation varie selon les départements. En cas de délit, 135 € d’amende par brin
110
supplémentaire cueilli sont exigés. Un article du DL 187 nous narre la récolte par un italien
(chez qui la cueillette est interdite) de 6.400 brins.
Le cueilleur est dans l'obligation de laisser quelques brins sur une touffe pour la reproduction.
La cueillette au couteau ou ciseau est obligatoire ; en cas contraire, on encourt une amende de
classe 4. Si les racines ou les parties basses de la plante sont arrachées, c’est une amende de
classe 5 qui passe au tribunal pour atteinte à la plante. Enfin, il est strictement interdit d'en
vendre ou d'en acheter. La peur de la sanction est donc bien une réalité.
Pour faire son Genépi, fini le passage à la pharmacie.
Personne n'est dupe, l'alcool à 90 degrés vendue par les pharmaciens servait bien souvent à
faire sa macération de Genépi ou d'autres plantes, la plupart des ventes se réalisant d'ailleurs
entre avril et octobre. A la loi, les pharmaciens opposaient la tradition. Une dizaine de
pharmacies, en Savoie et Haute-Savoie, étaient dans le collimateur des douanes pour avoir
vendu de l'alcool pur en trop grande quantité et à des fins non médicales ; de 10.000 à 100.000
€ de droits seront réclamés. Depuis, l'ordre des pharmaciens a décidé de ne plus vendre un
gramme d’alcool non modifié188.
Et pourquoi prendre tant de risque pour un petit brin d’herbe ?
Pourquoi un tel succès ? Denise Delcour 189 nous le dit majestueusement : « A lui seul, le
Genépi réunit pratiquement toutes les qualités des plantes du froid : c’est un guérisseur, une
plante chaude, forte et qui réchauffe. C'est une médicinale qui est rentrée dans la vie de tous
les jours, on lui reconnaît des propriétés digestives, expectorantes, neurotoxiques,
sudorifiques, fébrifuges et stimulantes. » « Quand on allait au bois, on prenait une goulette
pour se rincer les dents. »
C’est la plante de la convivialité dans la montagne : on buvait le Genépi en fin de repas, on le
trouve en refuge de haute montagne, on le sert à des amis, des restaurants vous l’offre après
un bon repas. C’est une plante qui se mérite. C’est vraiment bon, parfumé, réchauffant, et
surtout c’est … du Genépi !
La limitation de la cueillette et l’interdiction de la vente du sauvage a dynamisé la culture du
Genépi en France ; seul Artemisia umbelliformis est cultivé. La production dans les Hautes
Alpes est de qualité grâce à une culture d’altitude (souvent au delà de 2.000 m).
L’utilisation de la production (nationale et importée) peut devenir très lucrative et là, il y a de
quoi avoir peur. Le nombre de produits commercialisés va croissant : soda (baptisé Montana
Cola), glace, saucisson, bière, fromage, vin, chocolat, confiture, cosmétique pour homme, …
sorties en montagne avec accompagnateur organisées sur le thème du Genépi. La plante
mythique est mise « à toutes les sauces ».
Loin de ces préoccupations financières, forte des remarques au sujet de la peur, et des
dangers, j’ai entrepris auprès de mes voisins, immédiats et des passeurs de mémoire* 190 une
enquête de proximité pour savoir si le Genépi était malgré tout présent dans les maisons, sous
quelle forme, et ce que racontaient les étiquettes apposées sur les bouteilles. Je me suis fais la
plus grande peur car il a fallu goûter à presque toutes les bouteilles sans tenir compte de
l’heure de ma visite. Bien souvent la bouteille d’Hysope accompagne celle du Genépi.
187
Dauphiné Libéré du 18 aout 2010
Dauphiné Libéré du 22 aout 2010
189
Plantes et gens des Hauts Denise Delcour les Alpes de lumière
190
Les passeurs de mémoire, une bande passionnée de savoirs populaires et retransmissions des Hautes-Alpes
188
111
Le Genépi était présent dans chaque maison, des étiquettes sans fioritures, souvent sur un
papier de fortune (sparadrap, scotch du bâtiment), griffonnées avec des signes et dates
rarement compréhensibles, laissant supposer que cette bouteille n’est pas un objet
extraordinaire, qu’elle a normalement sa place dans le placard. Ici, tout simplement, forte
chacune de leurs histoires et anecdotes.
Plaisir, peur, gastronomie, larmes, convivialité, deuil et force régneront encore longtemps
dans nos vallées tant que nous saurons cueillir et respecter le Genépi.
Bibliographie
− Marie Claude Delahaye, Le Genépi, éditions Equinoxe
− Denise Delcour Plantes et gens des Hauts, éditions les Alpes de lumière
− Articles du Dauphiné Libéré
− Recherches Google
112
Tableau 1 : Les différents Genépis
Nom latin
Noms vernaculaires
Altitud Habitat
e
Remarques
Les vrais Genépis
Artemisia
genipi
spicata
Genépi noir, G. vrai, G.
femelle
2000 à Rochers,
3800
graviers,
m.
moraines
Riche en thuyone
Artemisia
eriantha
Genépi des rochers, G.
bleu, G. laineux, G. bourru,
G. mâle
1900 à Sols siliceux,
3200
granites, gneiss
m.
Le plus odorant,
interdit à la cueillette
Artemisia
glacialis
Genépi jaune, G. des
1800 à Eboulis,
glaciers, G. mâle, G. vrai, G. 3200
moraines
des Alpes, G. des
m.
savoyards, G. des parisiens,
G. des marseillais, Absinthe
des glaciers
Artemisia
Genépi jaune, G. blanc, G.
umbelliformi gris, G. mutellin, G. femelle
s
1800 à Rochers,
3700
éboulis,
m.
moraines
Le moins odorant, le
moins parfumé
Le seul cultivé
Les confusions rencontrées ou racontées
Achillea
nana
Achillée naine, A. laineuse, 1700 à Pierriers, éboulis Odorante, on peut
Faux Genépi, Genépi bâtard 3800
fins
faire liqueur et tisane.
m.
Utilisée parfois en
falsification.
Antennaria
dioica
Pied de chat, Patte de chat, 500 à
Gnaphale dioïque
3000
m.
Artemisia
atrata
Armoise noirâtre
Prairies
rocailleuses
Cueillette
règlementée,
plante non
aromatique
mais médicinale
1800 à Pelouses des
3000
crêtes
m.
rocheuses
Très grande, très peu
odorante assez rare
dans les Hautes
Alpes.
Mériterai une
protection
Omalothec Gnaphale de hoppe
a hoppeana
1600 à Combes à
2800
neiges sur sols
m.
calcaires
Aucune odeur
Senecio
incanus
1500 à pelouses des
2700
crêtes
m.
rocheuses
Aucune odeur,
toxique, contient de
la sénécionine
Séneçon blanchâtre
113
_
114
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