Un théâtre ouvert sur le monde
et au croisement des générations
En 1983, Giorgio Strehler définissait ainsi son projet pour l’Odéon-Théâtre de l’Europe :
accueillir ou coproduire des spectacles européens, pour affirmer « l’identité culturelle des
Européens, une identité multiple, complexe, contradictoire et qui pourtant est
reconnaissable comme le fil rouge qui tramerait notre histoire ».
Aujourd’hui ce « fil rouge » s’impose plus à nous comme une question que comme une
évidence : il suffit pour s’en convaincre d’observer les attaques auxquelles l’Union
européenne doit faire face de la part des nationalismes de tout bord, les peurs que le
terrorisme ne manque pas d’attiser, les positions divergentes des gouvernements
européens en matière de politique migratoire, les débats de société sur les questions
d’intégration, de laïcité et sur la place qu’il faut donner aux identités communautaires,
sans oublier les tensions autour de la protection sociale et du coût du travail… ou même
les différences d’un pays à l’autre sur le soutien public à la culture.
L’identité européenne reste pour une part une utopie, mais il est des utopies dont nous
avons absolument besoin pour affronter notre réalité, et la faire changer. C’est l’utopie
d’une identité qui ne se fonde ni sur la nation ni sur la religion, et qui peut justement
naître ici, en Europe, sur le socle de notre histoire commune : précisément car cette
histoire est celle de nos affrontements nationaux et religieux, celle aussi de nos passés
coloniaux et des totalitarismes les plus inhumains. L’identité européenne ne peut être ni la
somme de toutes nos identités nationales, ni leur plus petit dénominateur commun : c’est
encore, forcément, une identité à construire, faite de renoncements et d’adhésions, et qui
suppose que nous nous connaissions mieux les uns et les autres, et que nous nous
connaissions mieux aussi nous-mêmes à travers le regard des autres – ce qui sonne déjà
comme une vocation pour le Théâtre de l’Europe.
Si le théâtre européen, avec toutes ses traditions et ses racines diverses, donne pourtant
l’image d’un ensemble cohérent et ouvert – comme on l’a éprouvé à l’Odéon depuis
Giorgio Strehler jusqu’à Luc Bondy en passant par Lluís Pasqual, Georges Lavaudant et
Olivier Py –, c’est bien le signe que nous partageons en Europe une histoire, des valeurs,
des modes de vie, qui valent bien que l’on se batte pour que cet espace transnational
perdure et continue de garantir paix et dialogues entre nous. N’est-ce pas enthousiasmant
de voir, d’un pays à l’autre, les spectateurs non seulement curieux mais réellement
réceptifs aux esthétiques les plus variées, et les artistes heureux de subir les influences
des autres au point de penser que le métissage peut être source d’une explosion de leur
singularité ?
*
Depuis la fondation du Théâtre de l’Europe et déjà même avant, du temps du « Théâtre
des Nations », l’Odéon a joué un rôle déterminant et pour ainsi dire militant dans la
défense d’une certaine Europe culturelle. Une Europe toujours ancrée dans son héritage
de valeurs issues pour une grande part des idéaux des Lumières et de la Révolution
Française, et qui continue de considérer comme un socle la liberté de penser et de croire
– mais une Europe aujourd’hui « traversée » par un présent qui l’oblige à questionner sa
place dans le monde, à se repenser, et peut-être à se dépasser. Le Théâtre de l’Europe
doit être plus que jamais ouvert sur le reste du monde. Certains artistes d’Amérique latine,
par exemple, travaillant souvent avec peu de moyens mais avec l’urgence d’une
nécessité stimulante, et tissant un dialogue continu avec l’histoire du théâtre européen, ou
d’autres du Moyen-Orient ou d’Afrique qui tentent de saisir la réalité mouvante de leurs
pays aux frontières de l’Europe, doivent nous intéresser au même même titre que les
grands maîtres du théâtre européen – et nous décentrer.
Les artistes sont particulièrement sensibles à ces mouvements de l’histoire où tanguent
les certitudes et les identités, et c’est leur rôle de partager – sensiblement – leurs
interrogations, leurs doutes, leurs visions et leurs émotions face à ce qui arrive au présent.
Quiconque est retourné au théâtre dans les jours qui ont suivi les attaques terroristes du
13 novembre a pu éprouver la force que peuvent donner ce partage sensible et le fait de