Georges-Henri Soutou ttt Le Concert européen en 1914 ttt 59
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ttt ÉTÉ 14 ttt La guerre à l’horizon ?
de1912 et1913, Berlin ne conseilla pas à l’Au-
triche la modération mais la soutint, de peur
de voir son dernier allié gravement affaibli. La
Russie décida le 25juillet de soutenir la Serbie,
Paris de son côté ne lui donnant pas de réels
conseils de modération, à la différence des crises
précédentes, par crainte de compromettre l’al-
liance franco-russe. Le 28, Vienne déclarait
la guerre à la Serbie, le 29, Saint-Pétersbourg
mobilisait contre l’Autriche et le 30, les Russes,
les premiers, décidaient une mobilisation géné-
rale. C’était très grave, car dès lors, personne
ne voulant être en retard dans sa propre mobi-
lisation, l’engrenage de la guerre devenait
impossible à enrayer, malgré les efforts de la
Grande-Bretagne pour susciter, encore le 30juil-
let, une conférence européenne. Le 1eraoût, le
Reich mobilisait à son tour et déclarait la guerre
à la Russie, adressait un ultimatum à la Belgique
pour qu’elle laissât passer les forces allemandes
et déclarait la guerre à la France le 3août. Le
4août, à cause de la violation de la neutralité
belge, Londres déclarait la guerre à l’Allemagne.
Ajoutons cependant, pour mieux comprendre
l’apparence inéluctable de cet enchaînement,
que les enjeux n’avaient pas aux yeux des res-
ponsables de l’époque la tragique importance
que nous savons aujourd’hui: personne n’ima-
ginait une guerre de cinq ans ; on pensait à
un rapide « coup de torchon », après lequel on
Aboiements dans le chenil européen
Cette célèbre caricature anglaise tranche avec les représentations héroïques des débuts
de la guerre, même si la vigueur du bulldog anglais et du caniche français est exaltée,
et que la responsabilité du conflit est imputée au teckel allemand.
Hark ! Hark ! The dogs do bark !, 1914 Lithographie, 56×76cm BNF, Estampes et Photographie, Ent Do-1
(Johnson)-Ft6
établirait un nouvel équilibre européen, certes
fort pénible pour les vaincus.
L’échec du Concert européen
La raison la plus couramment invoquée à
l’époque pour expliquer l’échec du Concert euro-
péen était celle de la corruption du système par
la volonté bismarckienne, après 1871, de consti-
tuer une alliance permanente dès le temps de
paix contre la France, ce qui était tout à fait
contraire à l’esprit de collaboration entre les
grandes puissances à la base du Concert euro-
péen et devait entraîner, par réactions succes-
sives, la division du continent en deux alliances
rivales. Il est vrai que l’existence de deux
alliances opposées, fondées sur des textes gar-
dés secrets et reposant toutes deux sur des
systèmes militaires qui donnaient une prime
considérable à celui qui mobilisait le premier et
donc anticipait l’irréparable, était en soi profon-
dément déstabilisante.
Outre cette explication relevant de la diplo-
matie et de la technique militaire, qui garde sa
valeur, il faut bien constater que les arrière-pen-
sées de part et d’autre dépassaient la capacité
du Concert européen à gérer les crises. Les inté-
rêts en cause étaient trop importants:obsession
de la survie pour l’Autriche-Hongrie, obsession
pour Berlin de perdre son dernier allié et de se
retrouver seul devant une alliance franco-russe
de plus en plus puissante ; ampleur des objec-
tifs de la Russie, qui supposaient la défaite du
Reich, de l’Autriche-Hongrie et de l’Empire otto-
man, et qui répondaient aussi aux problèmes
de politique intérieure d’un régime tsariste en
crise depuis la révolution de 1905 ; craintes de
la France devant la puissance croissante de
Les familles royales d’Angleterre et de Russie (NicolasII, ÉdouardVII),
vers 1908 Photographie argentique, 15,32×21cm BNF, Estampes et Photographie,
Ne-101 (NicolasII)
Agence Rol, GeorgeV, roi d’Angleterre et le tsar de Russie [NicolasII, en
pied, se tenant par le bras], 1910 BNF, Estampes et Photographie, Ei-13
Souverains russes et anglais en famille
Autant que la sociabilité estivale entre familles parentes
et adeptes de régates, ces photographies évoquent
le rapprochement entre l’Angleterre et la Russie au sein
de la Triple-Entente, suite à un accord signé en 1907.
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