distingue par une certaine «mise en forme» de la coexistence humaine, c'est-à-dire à la fois «mise en
sens» et «mise en scène» des rapports sociaux, «mode singulier de différenciation et de mise en rapport
des classes, des groupes ou des conditions, et, simultanément, un mode singulier de discrimination des
repères en fonction desquels s'ordonne l'expérience de la coexistence —repères économiques,
juridiques, esthétiques, religieux», Claude Lefort conclut qu’«une société n'advient à soi, dans un
agencement de ces rapports, qu'en instituant les conditions de leur intelligibilité et qu'en se donnant à
travers mille signes une quasi-représentation d'elle-même». Au terme d'une réflexion sur le politique
dans les sociétés traditionnelles d'Ancien Régime (immanence du pouvoir royal qui renvoie à la
transcendance du droit divin, définition des contours des rapports sociaux qui reconduit à
l'intériorisation de l'unité dans le corps du roi, définition d'entités objectives impersonnelles — Raison,
Justice, Droit — qui débouchent sur une personnalisation de ces entités), il apparaît que «l'engrenage
des mécanismes d'incarnation assure une imbrication de la religion et de la politique».
Or, avec l'avènement des sociétés démocratiques, l'engrenage est brisé : la désincorporation du pouvoir,
propre aux sociétés démocratiques, conduit à celle du droit, de la pensée, du social. La démocratie n'est
donc pas un nouvel épisode des transferts du religieux dans le politique — puisque les anciens
transferts de chaque registre à l'autre s'effectuaient au service de la conservation d'une forme, à présent
abolie —, mais bien l'inéluctable dénouement des liens entre le théologique et le politique : «Une
nouvelle expérience de l'institution du social s'est dessinée ; la réactivation du religieux se fait aux
points de sa défaillance ; son efficacité n'est plus symbolique, mais imaginaire, et elle ne fait que
témoigner d'une difficulté, sans doute incontournable, sans doute ontologique, de la démocratie à se
rendre lisible pour elle-même, — de même d'une difficulté pour la pensée politique, philosophique, à
assumer, sans travestissements, le tragique de la condition moderne. «C'est au nom de ce tragique
même que Pierre Manent marque ses profondes divergences d'analyses avec Claude Lefort et Marcel
Gauchet. Son approche de la modernité, fortement marquée par la philosophie de Leo Strauss et la
défense de la supériorité des Anciens sur les Modernes qui l'anime, veut cerner l'impossibilité pour la
modernité d'ériger une cité de l'homme. Si le conflit y est insurmontable entre la Cité et l'Église, si donc
la religion ne cesse, à sa manière, d'informer notre monde, de se perpétuer jusque dans sa fonction, c'est
qu'à l'encontre de Marcel Gauchet, Pierre Manent ne croit pas que la différence moderne soit à ce point
assurée, que, pour reprendre les termes empruntés à Tocqueville, les «deux humanités» —
l'aristocratique, l'homme ancien, et la démocratique, l'homme nouveau, celui qui ne se définit que par
ses droits —, soit aussi distinctes que le veut l'homme moderne. Il doute que la démocratie, c'est-à-dire
la modernité, soit le parachèvement d'un mouvement — initié par le judaïsme et son universalisme,
accéléré par le christianisme — de sécularisation des valeurs, passage de l'égalité devant Dieu à
l'égalité dans le monde, puis à l'égalité de tous les hommes et de tous les citoyens.
Pour Manent, de deux choses l'une : ou bien la révélation chrétienne est vraie, et alors l'essentiel
demeure son noyau — la relation de l'âme au vrai Dieu — et la démocratie, si elle dérive du
christianisme, n'en est qu'une conséquence subordonnée ; ou bien la révélation chrétienne est fausse,
auquel cas la démocratie n'en est pas l'heureuse conséquence, mais le christianisme devient la première
expression, imparfaite, aliénée, de la démocratie, sans pour autant qu'elle puisse l'expliquer, puisqu'au
contraire, c'est la démocratie dans son effectuation qui explique a posteriori le christianisme.
Le rapport que la démocratie entretient avec le christianisme, la relation du politique moderne avec le
théologique n'est pas ce rapport irénique de causalité ou de proximité que suppose le recours, signe
d'une probable paresse intellectuelle selon Manent, à la notion de sécularisation ; il est une relation
d'opposition, un rapport polémique, fruit d'une décision intellectuelle et spirituelle qu'il faut penser :
«On écrit l'histoire comme si on n'avait jamais entendu le ton de Voltaire.» Or, la démocratie moderne
est à la fois la réalisation et la négation du christianisme : Machiavel et Hobbes n'ont cessé de vouloir
libérer les hommes du pouvoir de la religion, en les arrachant à l'attraction qu'exerçait sur leur âme
l'idée de Dieu.
Pour ce faire, dès lors que la révélation chrétienne est celle d'un Dieu qui est surnaturel, il fallait
détruire la notion de nature afin de priver la surnature de son excellence, de sa supériorité sur la
nature. La cité terrestre devra donc cesser d'être naturelle, grâce à la critique — qui est au