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David Le Breton & Gabriele Profita Le malentendu : un questionnement
Pour une approche
positive ■
Cependant le malentendu est, ou
peut devenir, dans la société contem-
poraine, une véritable chance : renouer
les ls du dialogue, se rapprocher de
l’autre, approfondir la relation, relan-
cer la dimension interpersonnelle de
l’échange et du lien, aborder la diver-
sité. Nous sommes tous un autre pour
quelqu’un, de façon plus ou moins
prononcée. Si le malentendu est un
thème si actuel, c’est qu’il ore la
possibilité, au moment où le mélange
hommes, femmes, cultures et langues
semble évoluer tumultueusement,
d’aronter la question du conit inté-
rieur/extérieur que chacun vit face à
la diversité. S’impose alors, et il est
impossible de s’y soustraire, le besoin
de prendre l’autre pour ce qu’il est, de
prendre à bras le corps les tensions
et de s’ouvrir en toute conance à ce
qu’il peut nous orir, sans tentative
d’assimilation. Il s’agit d’une forme
démocratique de cohabitation, où les
tensions sont identiées et gérées. Il est
toutefois indispensable de remettre en
cause, non pas sa propre identité, mais
l’enveloppe narcissique qui l’étoue.
À une époque de grandes transforma-
tions et de grands bouleversements,
nous, citoyens de l’Occident, sommes
décidemment favorisés comparé à tous
ceux qui viennent de pays pauvres et
lointains. Rester sur la défensive est
une attitude déplacée. Le malentendu
pourrait s’expliquer par un besoin de
préserver sa propre identité, indivi-
duelle et collective, à tort considérée
comme un bloc de marbre, à jamais
gé. C’est au contraire la confrontation
avec l’autre, la dialectique et sa trans-
formation qui permettent à l’identité
de se consolider et d’en sortir grandie.
La question de l’identité est au centre
des débats en Europe, non seulement
en raison de l’immigration, mais aussi
par les processus d’intégration entre
États. Certains prônent plus d’inté-
gration, conscients que la globalisation
est inévitable et qu’il est nécessaire
d’aborder les questions économiques
et politiques avec unité et cohésion.
Mais il est aussi des courants qui, para-
doxalement, tendent à réarmer les
particularismes, les intérêts nationaux,
voire locaux. Le tout sous la pression
d’une longue crise économique qui
renforce, simultanément, le désir de se
protéger de la contagion et le besoin de
renforcer ses propres défenses.
Il est possible, en partant des di-
cultés de compréhension, de réduire
voire de dépasser les comportements
ethnocentriques, et de commencer à
envisager points de vue, perceptions et
conceptions divergents sous un angle
plus favorable. Si nous ne parvenons
pas à lire le code ou le texte proposé par
l’autre, nous tendons à rester enfermés
dans notre façon habituelle de voir les
choses, et nous sommes convaincus
qu’il s’agit là du seul et du meilleur
moyen dont nous disposons, celui qui
nous a garanti, individuellement et
collectivement, civilisation, richesse et
liberté. Le malentendu perçu comme
une chance nous pousse à imaginer
de nouvelles voies pour aronter les
problèmes et ouvrir d’autres horizons.
La tâche la plus ardue réside dans son
identication et sa mise en lumière.
C’est, comme nous l’avons déjà évo-
qué, lorsqu’il devient particulièrement
complexe d’y trouver une issue que
nous réalisons qu’il y a malentendu.
Au moment où il est nécessaire de
revenir sur les signaux qui peuvent
dévoiler sa présence. À ce sujet, nous
pourrions citer « le paradigme indiciai-
re » dont parle C. Ginzburg, lorsqu’il
se réfère aux sociétés de chasseurs
et qu’il fait état d’une « expérience
de déchirage des traces… muettes
et imperceptibles » (Ginzburg 1992,
p. 166-167). Nous pénétrons alors
dans l’univers des chires, à savoir
des messages cryptiques qu’il convient
d’interpréter et de mettre en lumière.
Le monde du malentendu est partie
intégrante du monde de la paresse,
du retour du pareil, comme l’armait
De Martino (1977) : « La nature tend
à un éternel retour car elle est pares-
seuse, car le retour de l’identique est le
moyen le plus économique du devenir,
car la nature est inculte. Mais avec
l’humanité et la culture, à savoir avec
le détachement d’une nature perçue
comme problème, la tendance à l’éter-
nel retour est devenue un risque, le
risque qui menace la liberté. La culture
est le dramatique détachement de la
paresse de la nature ». Nous sommes
ainsi incités à ne pas être paresseux,
à ne pas considérer les choses selon
un schéma préétabli, qui nous sem-
ble « naturel », à aller creuser au-delà
des habitus (Bourdieu), à rechercher,
dans une apparente similarité, ce qui,
au contraire, présente des éléments
de distorsion, si minimes soient-ils.
La connaissance et la découverte des
malentendus sont toujours, pour
reprendre les termes chers à Ginzburg,
« indirectes, indiciaires, conjecturel-
les ». Comme d’ailleurs pour toutes
les sciences sociales et la médecine, la
connaissance est clinique, historique,
sémiologique, inductive et basée sur
l’expérience de l’autre.
Pour s’éloigner de toute connais-
sance acquise et récitée comme un
mantra, la recherche des malentendus
apparaît comme la thérapie indispensa-
ble à la compréhension mutuelle dans
un monde multiforme et multilingue.
L’art divinatoire n’est d’aucun soutien
et il ne s’agit pas de prédire l’avenir ou
l’évolution de la relation, mais d’iden-
tier les signaux du malentendu. Et
ce n’est pas mince aaire. Bien qu’el-
les soient diciles à identier dans
l’immédiateté du présent, il est tou-
tefois possible d’en saisir les indices.
La façon dont ces indices sont perçus
permet un dépassement du texte, à
savoir ce qui est armé et déductible
du discours, à la faveur du contrôle
de la relation. Si, à la certitude de ses
propres recettes, se substitue l’obser-
vation d’un visage, d’une posture, du
comportement de l’interlocuteur, on
observera de nombreux signes indi-
quant un dysfonctionnement dans la
relation, une absence de participation,
des silences, un acquiescement suspect,
un excès de protestations, une tentati-
ve d’explorer d’autres interprétations,
etc. Il y a, chez l’autre, des signaux non
équivoques marquant l’absence totale
d’un minimum de symbiose (d’en-
tente), des signaux assez perceptibles
indiquant que ce que nous proposons
est accepté avec susance, voire avec
suspicion. Rester borné sur sa propre
vision des choses, sur des objectifs
préétablis et standardisés débouche
sur un subtil mais tenace mouvement
de résistance.