Le malentendu :
un questionnement
C
e numéro de la Revue des scien-
ces sociales traite du malen-
tendu culturel : un thème qui,
semble-t-il, concerne tout contexte
relationnel et social et occupe une
place, souvent invisible et persistante,
dans notre vie quotidienne. Le malen-
tendu est la manifestation de l’altérité
et de l’ambigüité. Nous n’en ressen-
tons les eets et n’en conjecturons
la présence qu’à travers un regard
attentif. La littérature scientique ne
s’est jamais véritablement penchée sur
l’étude de ce phénomène omniprésent
dans les relations humaines. On rap-
pellera le travail de Jankélévitch, qui
y a consacré une partie conséquente
dans son Je-ne-sais-quoi et le pres-
que-rien (1957). Nous rappellerons
également le Traité du malentendu de
S. Pury en 1998, l’ouvrage de La Cecla
intitulé Le malentendu en 2002, et, de
façon éparse, quelques réexions sur
la question dans les domaines de la
sociologie, de l’ethnopsychiatrie et de
la psychanalyse.
Pourtant, même si le thème n’est
pas traité dans ce volume, le malen-
tendu est peut-être la condition même
du « bienentendu », sa condition onto-
logique en quelque sorte. Nous ne
sommes jamais dans la transparence
de la conscience des autres, mais
dans un mouvement permanent de
signications et de projections de ce
que nous en imaginons. Le fait de
découvrir soudain que l’autre le plus
proche était nalement un inconnu
est un thème littéraire classique. On
ne connait jamais tout à fait les autres,
ils nous surprennent parfois pour le
meilleur ou pour le pire, ou parfois
même ils nous sidèrent en se révé-
lant radicalement autres que ce que
nous imaginions d’eux. Dans la vie
courante des relations amoureuses,
familiales, amicales, professionnelles,
ou lors de rencontres de hasard se
nouent bien des malentendus entre
des individus qui ne possèdent pas les
mêmes intentions, ou bien leur attri-
buent des signications et des valeurs
bien diérentes de celles présumées
par l’un des interlocuteurs. L’échange
est alors sur le l du rasoir, il peut se
rompre par la découverte de l’écart
entre la pensée des uns et des autres,
mais il peut aussi se poursuivre, cha-
cun se berçant de ce qu’il imagine de
l’autre à la satisfaction des interlo-
cuteurs en présence. Certes, l’un des
acteurs peut éventuellement mani-
puler l’autre en lui faisant accroire
un personnage qui ne lui correspond
pas. Telle est le cœur de l’entreprise
du séducteur qui ne croit pas un mot
8
DAVID LE BRETON
Professeur de sociologie
Université de Strasbourg
Laboratoire Cultures et sociétés en Europe
(FRE UdS/CNRS 3578)
& GABRIELE PROFITA
Professeur de psychologie clinique
Université de Palerme
Département de psychologie
<gabriele.pro[email protected]>
9
David Le Breton & Gabriele Profita Le malentendu : un questionnement
des déclarations enammées qu’il pro-
nonce, ou de l’escroc qui manipule
habilement sa victime en lui suggérant
la fortune qu’il va immanquablement
gagner en lui remettant toutes ses éco-
nomies. La félicité de la rencontre ne
va pas tarder à révéler le malentendu
fondamental sur lequel elle reposait.
Mais souvent le malentendu peut se
poursuivre pour le bonheur des inté-
ressés, car il porte sur des points qui
arrondissent par exemple les angles de
la relation. On se souvient à ce propos
de la forte remarque de Lacan à propos
de l’amour qui serait le fait de « don-
ner ce que l’on a pas, à quelqu’un qui
n’en veut pas ». Mais cela n’empêche
nullement l’amour, même si parfois la
rupture de la relation et les violences
symboliques qui s’en suivent tradui-
sent dans l’après coup la profondeur
justement du malentendu initial. La
plupart du temps, heureusement, la
relation amoureuse est propice à une
dissolution en quelque sorte homéo-
pathique du malentendu par une série
de conits mineurs et de réconcilia-
tions dont on sait qu’elles sont l’ordi-
naire des couples. Le malentendu est
donc toujours à double tranchant, il lui
arrive sans doute aussi souvent d’être
propice à la rencontre qu’à son échec
ou au conit.
Le malentendu, au
cœur de la relation
Le malentendu est sans doute
au cœur de toute rencontre. On ne
connaît d’abord de l’autre, même le
plus proche, que la surface que lui-
même connaît ou qu’il donne à lire de
lui-même. L’autre se construit alors à
travers les signications et les valeurs
projetées sur lui. La méconnaissance
de soi et de l’autre est d’ailleurs l’un
des grands thèmes littéraires de la
modernité. Toute rencontre expose à
des interprétations qui manquent par-
fois leur objet et provoquent la rebuf-
fade ou, à l’inverse, un étonnement
agréable venant atter le narcissisme.
Le malentendu ne soulève pas toujours
le conit, il est parfois à la source de
moments heureux même si les acteurs
ne se rencontrent pas sur le même
terrain de sens tout en croyant pour-
tant parfaitement se comprendre. Le
malentendu génère des émotions for-
tes et éventuellement contradictoires.
Mais le plus souvent il prend la forme
d’une tension pénible entre des acteurs
ou des groupes.
Toute forme d’opposition ou de
conit engendrée au sein de groupes
de diérentes cultures peut être étu-
diée comme un malentendu issu des
stéréotypes qui nourrissent la percep-
tion de l’autre, souvent à la manière
d’une défense rigide de l’entre-soi, et
simultanément comme un eet d’in-
terprétations de repères culturels dif-
férents. Si la rencontre de l’altérité est
inévitable, et particulièrement dans le
monde contemporain marqué par la
mondialisation et un aux considéra-
ble de migrants dans les pays du Nord,
quelles sont alors les conditions qui
favorisent la rencontre la plus propice,
supposant d’entrer dans la logique de
l’autre tout en maintenant les fonde-
ments du sentiment de soi ? Le déraci-
nement des anciennes références est-il
une nécessité pour les membres de l’un
des groupes en présence, s’il est en
position minoritaire ? Et dans ce cas
quelle est la part qu’il est possible de
conserver pour ne pas se perdre. Dans
un ouvrage de fond sur le sujet, Franco
La Cecla parle du malentendu comme
« l’art de ne pas se comprendre », ou
comme d’une « solidarité dans le fait
de ne pas se comprendre ». Une sorte
de nécessité intrinsèque empêche les
interlocuteurs de se comprendre dans
le souci à la fois de conserver pour
chacun quelque chose de constitutif
de soi, et de reconnaitre chez l’autre le
même principe : « les malentendus par-
fois deviennent l’espace où les cultu-
res s’expliquent et se confrontent, se
découvrant diérentes. Le malentendu
est une frontière qui prend forme ».
La constatation que dans les cultures
existe une dimension d’incommen-
surabilité, impossible à réduire, à tra-
duire ou à assimiler, appelle l’exigence
d’en respecter les frontières, ce lieu
où chaque formation sociale prend
sa forme la plus spécique, la plus
irréductible. Mais la frontière est selon
les circonstances un lieu de rencontre
ou de conits sans n, de possibles
médiations ou de rapprochements, de
métissages, d’échanges ou à l’inverse
de violences unilatérales ou récipro-
ques. Selon les acteurs en présence, elle
évoque la gure de la porte dans les
analyses classiques de Georg Simmel :
elle ferme et elle ouvre, elle n’est jamais
univoque.
Toutes les zones frontières sont des
lieux de tension aussi bien pour les
individus singuliers que pour les grou-
pes en présence, les uns et les autres
contraints d’élaborer une forme de
communication passant outre leurs
diérences. En premier lieu la langue
est le terrain le plus sensible de la di-
culté de la rencontre et le sismographe
de la sourance. Mais il en va de même
des représentations du corps, de la
maladie et des moyens de la soigner,
des représentations de la femme et
de sa place dans la famille ou le lien
social, de celle des enfants, de la place
de Dieu, etc. Chaque individu porte
sa culture, ou plutôt ce qu’il en fait,
comme un ltre de sa relation avec
les autres et le monde. De même il
est traversé par des stéréotypes visant
ceux qu’ils rencontrent de bon ou de
mauvais gré.
Les malentendus sont, par nature,
cachés. Bien qu’ayant des sources dif-
cilement décelables, ils sont particu-
lièrement ecaces dans leurs eets.
Nous n’en prenons conscience qu’au
moment où leurs conséquences ont
atteint une certaine nocivité, à savoir
lorsqu’il devient dicile d’y trouver
un remède ou de raccommoder un
tissu relationnel déjà elé. Avant qu’il
ne se transforme en disputes ou en
conits ouverts, avant même que la
diculté de se comprendre ne soit
ouvertement exprimée, il y a le silence,
les renoncements forcés, parfois même
un acquiescement suspect. On évite,
pendant un certain temps, le litige
déclaré, on tente d’apaiser les polé-
miques, d’aller de l’avant dans l’espoir
de trouver une issue, une délivrance à
venir. Toutes ces stratégies, cependant,
ne font qu’accentuer les dicultés
relationnelles, les méances et les sus-
picions insolubles. On nit par aboutir
à ce que la psychopathologie appelle
comportement passif-agressif, où d’un
côté semble émerger une volonté col-
laborative, et de l’autre s’expriment
des attitudes obstructionnistes.
10 Revue des Sciences Sociales, 2013, n° 50, « Malentendus »
An d’introduire le sujet et de sui-
vre le développement et la diusion du
malentendu, nous suggérons au lec-
teur deux parcours à la fois diérents
et parallèles : le premier fait référence
au côté naïf et normal lié à la mécon-
naissance, première cause d’incompré-
hension et de malentendus. Le second
itinéraire suit des voies inhérentes aux
dérives pathologiques et conictuelles
que le malentendu exerce sur notre
monde contemporain.
« Malentendu » est souvent syno-
nyme de « méprise », « équivoque »,
« erreur », « incompréhension » et
même « ambivalence ». Il se présente
généralement sous la forme d’une
impasse communicative entre deux
personnes ou entre les groupes et les
communautés. Il signie ne pas se
comprendre, ne pas communiquer,
ne pas parler la même langue, ne pas
trouver d’entente, voire ne même pas
la rechercher. Il s’agit le plus sou-
vent de communication linguistique,
à l’intérieur des échanges classiques
qui passent par l’usage du langage,
des impressions, des faits et des émo-
tions. Quelque chose dans le processus
de communication s’est interrompu,
générant un blocage, un obstacle, que
l’on ne peut ou ne sait surmonter. Mais
il n’est pas seulement question de lan-
gue ou de langage. Le malentendu relè-
ve également de la méconnaissance, à
savoir croire que l’on détient un savoir
(Jankélévitch), un savoir que l’on n’a
pas. Dans ce cadre, aucun savoir nou-
veau ou diérent n’est accessible. On
se contente de celui que l’on détient
déjà, un savoir donné, par conséquent
non soumis à remise en question. C’est
là qu’émergent l’absence de volonté
ou l’impossibilité à poursuivre le dia-
logue. Lorsque l’on croit savoir, alors
qu’on ne sait pas, il n’y a nul accès
à la nouveauté ou la diversité, à une
pensée originale, capable de dépasser
les dicultés.
La distance qui en découle peut
devenir, avec le temps, un fossé infran-
chissable obstruant le maintien de
la relation. L’obstacle est parfois un
« petit rien », imperceptible et léger,
mais suffisant pour détraquer la
machine. Quels sont les éléments les
plus communs et fréquents qui font
obstacle au dépassement des dicul-
tés ? Quelles résistances intérieures ou
extérieures nous poussent-elles à opter
pour l’interruption d’une relation qui
présente des contrariétés, au détriment
de voies ou de solutions alternatives ?
Notre époque est celle des libertés
individuelles et du libre-échange. Les
valeurs liées au libre choix se sont
substituées à celles de l’appartenance
(Ehrenberg), en ce sens qu’elles ont
fragilisé davantage le maintien et la
qualité des relations. L’art du raccom-
modage, de la « récup » a été supplanté
par le « neuf ». On a le sentiment que
chaque événement de la vie, qu’il soit
important ou négligeable, nous pousse
au changement plutôt qu’à la répara-
tion ou au maintien de ce dont nous
disposons. Le rythme du quotidien,
aujourd’hui, nous empêche de nous
arrêter, de réparer ce qui ne fonction-
ne plus. Parfois, la simple attention
envers les choses essentielles de la vie :
la santé, les enfants, l’aectif, nous
apparaît comme une lourde tâche.
Nous pensons détenir la solution à
toutes les dicultés en les contour-
nant, au lieu de nous interroger sur cel-
les-ci. Chaque embûche semble nous
contraindre à sauter l’obstacle, plutôt
que nous pousser à rééchir sur ce qui
s’est produit. S’arrêter, se donner le
temps, rééchir, apparaissent comme
une perte de temps, comparé à la rapi-
dité des événements. Les malentendus
ne sont alors plus des accidents, ils
n’appartiennent plus au hasard ou à la
simple distraction. Ils débarquent par
la force dans le quotidien de chacun.
Ils sont le résultat de la poursuite épui-
sante de soi-même. Rapidité, vitesse,
urgence, sensation de n’avoir jamais
le temps, d’être en retard, laissent peu
de place, et encore moins de temps,
à une démarche visant à revenir sur
ses pas, rééchir à ce qui a pu échap-
per à notre attention. On ressent un
fort élan intérieur à regarder toujours
plus vers l’avant, sans possibilité de se
retourner, de reconsidérer les événe-
ments avec plus d’acuité.
La sociologie a abordé cet aspect
du présent, en parlant de « culte de
l’urgence » (Aubert 2003), de « culte
de la performance » (Ehrenberg 1991),
de « société du malaise » (Ehrenberg
2010).
Le malentendu peut être imputable
à un manque de points de référence
susamment solides. La perte du
temps cyclique, vaincu par le temps
linéaire, empêche le « rachat », interdit
la « re-tentative », annihile la réhabili-
tation du mythe, considéré comme la
« technique de récupération du passé
non dépassé » (De Martino 1977).
Dans ce cas, le malentendu signie et
représente le syllogisme d’un mal-être,
qui a remplacé les sécurités/restrictions
traditionnelles par les incertitudes/
amplitudes d’une voie toujours moins
tracée, semée d’embûches et sombre-
ment opaque. Ainsi le malentendu
s’insinue-t-il dans le malaise social,
il en fait partie intégrante. Il provient
du manque de références stables et
de cette vertigineuse exaltation indivi-
dualiste qui en découle. La médiation,
où le tiers, cette entité supérieure et
incontestée, joue le rôle d’arbitre et
de juge, a fait place à la négociation,
à savoir la recherche continuelle de la
tractation avec le conit insoluble. De
la sentence non équivoque prononcée
par l’autorité incontestée, nous som-
mes passés aux interminables pala-
bres intrinsèques à la négociation, à
de stériles discussions qui laissent, de
facto, chacun camper sur des positions
empreintes de rancœur. Le sentiment
de précarité de l’existence, consécutif à
l’aaiblissement, voire à la disparition
des rôles sociaux traditionnels, place
certes les hommes sur un pied (illu-
soire) d’égalité, mais produit surtout
de nouvelles inégalités qui soulignent
les diérences de genre, d’âge et de
culture. La précarité a engendré de
nouvelles formes de sourances socia-
les et psychiques que l’on ne peut se
contenter de faire gurer au catalogue
des troubles psychiatriques. La perte
de son emploi, les dicultés pour les
jeunes d’accéder au monde du travail,
le manque de parité professionnelle
hommes-femmes, la présence des
migrants sont autant d’éléments qui
marquent les inégalités et dessinent les
contours du malentendu.
11
David Le Breton & Gabriele Profita Le malentendu : un questionnement
Pour une approche
positive
Cependant le malentendu est, ou
peut devenir, dans la société contem-
poraine, une véritable chance : renouer
les ls du dialogue, se rapprocher de
l’autre, approfondir la relation, relan-
cer la dimension interpersonnelle de
l’échange et du lien, aborder la diver-
sité. Nous sommes tous un autre pour
quelqu’un, de façon plus ou moins
prononcée. Si le malentendu est un
thème si actuel, c’est qu’il ore la
possibilité, au moment où le mélange
hommes, femmes, cultures et langues
semble évoluer tumultueusement,
d’aronter la question du conit inté-
rieur/extérieur que chacun vit face à
la diversité. S’impose alors, et il est
impossible de s’y soustraire, le besoin
de prendre l’autre pour ce qu’il est, de
prendre à bras le corps les tensions
et de s’ouvrir en toute conance à ce
qu’il peut nous orir, sans tentative
d’assimilation. Il s’agit d’une forme
démocratique de cohabitation, où les
tensions sont identiées et gérées. Il est
toutefois indispensable de remettre en
cause, non pas sa propre identité, mais
l’enveloppe narcissique qui l’étoue.
À une époque de grandes transforma-
tions et de grands bouleversements,
nous, citoyens de l’Occident, sommes
décidemment favorisés comparé à tous
ceux qui viennent de pays pauvres et
lointains. Rester sur la défensive est
une attitude déplacée. Le malentendu
pourrait s’expliquer par un besoin de
préserver sa propre identité, indivi-
duelle et collective, à tort considérée
comme un bloc de marbre, à jamais
gé. C’est au contraire la confrontation
avec l’autre, la dialectique et sa trans-
formation qui permettent à l’identité
de se consolider et d’en sortir grandie.
La question de l’identité est au centre
des débats en Europe, non seulement
en raison de l’immigration, mais aussi
par les processus d’intégration entre
États. Certains prônent plus d’inté-
gration, conscients que la globalisation
est inévitable et qu’il est nécessaire
d’aborder les questions économiques
et politiques avec unité et cohésion.
Mais il est aussi des courants qui, para-
doxalement, tendent à réarmer les
particularismes, les intérêts nationaux,
voire locaux. Le tout sous la pression
d’une longue crise économique qui
renforce, simultanément, le désir de se
protéger de la contagion et le besoin de
renforcer ses propres défenses.
Il est possible, en partant des di-
cultés de compréhension, de réduire
voire de dépasser les comportements
ethnocentriques, et de commencer à
envisager points de vue, perceptions et
conceptions divergents sous un angle
plus favorable. Si nous ne parvenons
pas à lire le code ou le texte proposé par
l’autre, nous tendons à rester enfermés
dans notre façon habituelle de voir les
choses, et nous sommes convaincus
qu’il s’agit là du seul et du meilleur
moyen dont nous disposons, celui qui
nous a garanti, individuellement et
collectivement, civilisation, richesse et
liberté. Le malentendu perçu comme
une chance nous pousse à imaginer
de nouvelles voies pour aronter les
problèmes et ouvrir d’autres horizons.
La tâche la plus ardue réside dans son
identication et sa mise en lumière.
C’est, comme nous l’avons déjà évo-
qué, lorsqu’il devient particulièrement
complexe d’y trouver une issue que
nous réalisons qu’il y a malentendu.
Au moment où il est nécessaire de
revenir sur les signaux qui peuvent
dévoiler sa présence. À ce sujet, nous
pourrions citer « le paradigme indiciai-
re » dont parle C. Ginzburg, lorsqu’il
se réfère aux sociétés de chasseurs
et qu’il fait état d’une « expérience
de déchirage des traces… muettes
et imperceptibles » (Ginzburg 1992,
p. 166-167). Nous pénétrons alors
dans l’univers des chires, à savoir
des messages cryptiques qu’il convient
d’interpréter et de mettre en lumière.
Le monde du malentendu est partie
intégrante du monde de la paresse,
du retour du pareil, comme l’armait
De Martino (1977) : « La nature tend
à un éternel retour car elle est pares-
seuse, car le retour de l’identique est le
moyen le plus économique du devenir,
car la nature est inculte. Mais avec
l’humanité et la culture, à savoir avec
le détachement d’une nature perçue
comme problème, la tendance à l’éter-
nel retour est devenue un risque, le
risque qui menace la liberté. La culture
est le dramatique détachement de la
paresse de la nature ». Nous sommes
ainsi incités à ne pas être paresseux,
à ne pas considérer les choses selon
un schéma préétabli, qui nous sem-
ble « naturel », à aller creuser au-delà
des habitus (Bourdieu), à rechercher,
dans une apparente similarité, ce qui,
au contraire, présente des éléments
de distorsion, si minimes soient-ils.
La connaissance et la découverte des
malentendus sont toujours, pour
reprendre les termes chers à Ginzburg,
« indirectes, indiciaires, conjecturel-
les ». Comme d’ailleurs pour toutes
les sciences sociales et la médecine, la
connaissance est clinique, historique,
sémiologique, inductive et basée sur
l’expérience de l’autre.
Pour s’éloigner de toute connais-
sance acquise et récitée comme un
mantra, la recherche des malentendus
apparaît comme la thérapie indispensa-
ble à la compréhension mutuelle dans
un monde multiforme et multilingue.
L’art divinatoire n’est d’aucun soutien
et il ne s’agit pas de prédire l’avenir ou
l’évolution de la relation, mais d’iden-
tier les signaux du malentendu. Et
ce n’est pas mince aaire. Bien qu’el-
les soient diciles à identier dans
l’immédiateté du présent, il est tou-
tefois possible d’en saisir les indices.
La façon dont ces indices sont perçus
permet un dépassement du texte, à
savoir ce qui est armé et déductible
du discours, à la faveur du contrôle
de la relation. Si, à la certitude de ses
propres recettes, se substitue l’obser-
vation d’un visage, d’une posture, du
comportement de l’interlocuteur, on
observera de nombreux signes indi-
quant un dysfonctionnement dans la
relation, une absence de participation,
des silences, un acquiescement suspect,
un excès de protestations, une tentati-
ve d’explorer d’autres interprétations,
etc. Il y a, chez l’autre, des signaux non
équivoques marquant l’absence totale
d’un minimum de symbiose (d’en-
tente), des signaux assez perceptibles
indiquant que ce que nous proposons
est accepté avec susance, voire avec
suspicion. Rester borné sur sa propre
vision des choses, sur des objectifs
préétablis et standardisés débouche
sur un subtil mais tenace mouvement
de résistance.
12 Revue des Sciences Sociales, 2013, n° 50, « Malentendus »
Les malentendus en
contexte institutionnel
La question ne se limite pas à la seule
volonté, à la disponibilité de s’ouvrir à
l’autre. Tout n’est pas qu’aaire d’in-
dividus. Il faut aussi prendre en consi-
dération, brièvement, la dimension
institutionnelle. Penchons-nous plus
spéciquement sur le domaine de la
santé et des soins, théâtre de moult
malentendus, plus particulièrement en
contexte institutionnel, et arrêtons-
nous un instant sur un cas clinique.
Une patiente ghanéenne, non sco-
larisée et ne parlant qu’un anglais
approximatif, demande une prise en
charge à l’hôpital en raison de sa gros-
sesse. Elle est atteinte d’anémie falci-
forme, une malformation des globules
rouges induisant de graves troubles
et nécessitant un diagnostic prénatal.
Son mari est lui aussi atteint de la
même maladie. Les époux acceptent
de se soumettre à l’examen médical :
le fœtus est aecté, malheureusement.
On conseille à la jeune femme un avor-
tement thérapeutique. Elle l’accepte à
contrecœur. Consécutivement à l’in-
terruption de grossesse, elle traverse
une période de dépression mal soi-
gnée, et, après quelques mois, retombe
enceinte. Le corps médical fait tout son
possible pour attirer l’attention de la
jeune femme sur les risques et dangers
que son enfant pourra courir. Cette
fois, cependant, le couple refuse de se
soumettre au diagnostic prénatal. La
naissance du bébé révèlera que celui-ci
est atteint de la même maladie que ses
parents. La patiente est maman de deux
autres enfants au Ghana qui, selon
elle, sont en bonne santé. Confrontée
au diagnostic du nouveau-né, atteint
d’anémie falciforme, elle explose lit-
téralement et accuse les médecins. La
maladie, dit-elle, est le fruit de l’in-
vention des médecins et il est de son
devoir de protéger son bébé du corps
médical et des soins prodigués. Ainsi,
après avoir accepté de soumettre son
enfant à cet examen, au cours duquel
elle lancera ses accusations, elle fait
« disparaître ses traces ».
Par conséquent, malgré un suivi
de la patiente empreint de profes-
sionnalisme et, à n’en pas douter, de
dévouement, le corps médical n’est
pas parvenu à se mettre d’accord sur
la poursuite des soins. De nombreux
malentendus ont fait surface entre
la patiente et les médecins qui l’ont
accompagnée. La tentative des méde-
cins hospitaliers pour tisser un réseau
autour du couple n’a pas connu le
succès escompté, peut-être en raison
de l’organisation même des services
de santé, basée sur des compétences
spécialisées et fractionnées. Il n’a pas
été possible d’intégrer, pour diverses
raisons, ni le vécu de la patiente (et du
couple), ni les aspects culturels spéci-
ques. La place de la maternité chez
cette jeune femme ghanéenne et l’exis-
tence de ses deux enfants en bonne
santé ont sans aucun doute joué un
rôle sur la méance achée à l’égard
de notre médecine, ou simplement sur
son modèle organisationnel.
De nombreux médecins ou profes-
sionnels de la santé dite sociale sont
parfaitement conscients des dicultés
et des limites de l’approche reposant
sur les méthodes et les valeurs occi-
dentales, qui conduisent à des mépri-
ses et des dicultés relationnelles. Il
est dicile de faire évoluer, non seule-
ment son propre comportement, mais
surtout le dispositif mis à la disposi-
tion des professionnels. La machine est
organisée selon des critères bien pré-
cis, visant à la recherche de l’ecacité
et de la performance, dont il est délicat
de s’éloigner, tout comme il est déli-
cat de se détacher des représentations
mentales qui en sont le pilier. Même si
les institutions laissent une large place
à des espaces non règlementés et libres
d’interprétations, la force du dispositif
est telle qu’il est presque impossible
d’envisager des actions diérant des
pratiques habituelles, les deux étant
quasiment indissociables. Deleuze,
dans la continuité du raisonnement
de Foucault, parle du dispositif comme
d’une machine pour faire voir et faire
parler. En d’autres termes, il est com-
plexe, lorsque l’on est une pièce du
processus mental déterminé par la
« machine », de se soustraire à ses liens
et aveuglements. Nous ne sommes cer-
tes pas en présence d’un engrenage
tortueux et omnipotent, mais le dis-
positif est une machine capable de
contrôler les pensées, qu’elles soient
exprimées et conscientes ou inexpri-
mées et inconscientes. Il y a cependant,
et malgré tout, des solutions pour faire
 des inconvénients imposés par la
machine institutionnelle.
Les signes du malentendu, dans
l’exemple que nous venons d’illustrer,
se sont manifestés d’abord sous la
forme d’un rejet, puis par des retards,
des absences, et enn par une accu-
sation de tromperie, voire, pourquoi
pas, de sorcellerie en n de parcours
thérapeutique. Le problème du « mal
s’entendre » dans le rapport aux autres
cultures ne trouve pas de réponse adap-
tée dans la formation du personnel.
Parler des risques « d’homologation »
des patients, fournir d’autres modèles
d’interprétation, expliquer que tou-
tes les cultures n’ont pas les mêmes
conceptions et qu’elles ne sont pas
toujours disposées à croire à ce en quoi
nous croyons, ce serait déjà une belle
avancée. Les formations dispensées
sont généralement techniques. Elles
permettent de gérer et de résoudre,
dans la limite des possibilités actuelles,
les problématiques du monde de la
santé selon un modèle précis qui n’in-
tègre pas, si ce n’est superciellement,
les aspects éthiques et culturels de la
profession.
Malentendu ou
pathologie du social ?
Malentendu et pathologie ou malai-
se social sont l’autre aspect abordé dans
ce numéro de la Revue. Quel rapport
y a-t-il entre le malaise contemporain
et le malentendu ? Est-ce le premier
qui engendre le second ou le contrai-
re ? Existe-t-il entre eux une forme de
soutien réciproque, de renforcement
réciproque ? Il est probable qu’ils se
renforcent mutuellement. Lorsqu’il y a
malaise, émerge le malentendu, et lors-
que le malaise se fait plus profond, les
méances et la propension à mal s’en-
tendre augmentent et engendrent des
espaces de sourance. L’ambivalence,
le conit, la paranoïa sont des termes
que nous utilisons aujourd’hui pour
indiquer des situations dicilement
gérables et qui font référence tant à
l’univers intérieur de chaque individu
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