Le malentendu : un questionnement

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DAVID LE BRETON
Professeur de sociologie
Université de Strasbourg
Laboratoire Cultures et sociétés en Europe
(FRE UdS/CNRS 3578)
<[email protected]>
& GABRIELE PROFITA
Professeur de psychologie clinique
Université de Palerme
Département de psychologie
<[email protected]>
Le malentendu :
un questionnement
C
e numéro de la Revue des sciences sociales traite du malentendu culturel : un thème qui,
semble-t-il, concerne tout contexte
relationnel et social et occupe une
place, souvent invisible et persistante,
dans notre vie quotidienne. Le malentendu est la manifestation de l’altérité
et de l’ambigüité. Nous n’en ressentons les effets et n’en conjecturons
la présence qu’à travers un regard
attentif. La littérature scientifique ne
s’est jamais véritablement penchée sur
l’étude de ce phénomène omniprésent
dans les relations humaines. On rappellera le travail de Jankélévitch, qui
y a consacré une partie conséquente
dans son Je-ne-sais-quoi et le presque-rien (1957). Nous rappellerons
également le Traité du malentendu de
S. Pury en 1998, l’ouvrage de La Cecla
intitulé Le malentendu en 2002, et, de
façon éparse, quelques réflexions sur
la question dans les domaines de la
sociologie, de l’ethnopsychiatrie et de
la psychanalyse.
Pourtant, même si le thème n’est
pas traité dans ce volume, le malentendu est peut-être la condition même
du « bienentendu », sa condition ontologique en quelque sorte. Nous ne
sommes jamais dans la transparence
de la conscience des autres, mais
8
dans un mouvement permanent de
significations et de projections de ce
que nous en imaginons. Le fait de
découvrir soudain que l’autre le plus
proche était finalement un inconnu
est un thème littéraire classique. On
ne connait jamais tout à fait les autres,
ils nous surprennent parfois pour le
meilleur ou pour le pire, ou parfois
même ils nous sidèrent en se révélant radicalement autres que ce que
nous imaginions d’eux. Dans la vie
courante des relations amoureuses,
familiales, amicales, professionnelles,
ou lors de rencontres de hasard se
nouent bien des malentendus entre
des individus qui ne possèdent pas les
mêmes intentions, ou bien leur attribuent des significations et des valeurs
bien différentes de celles présumées
par l’un des interlocuteurs. L’échange
est alors sur le fil du rasoir, il peut se
rompre par la découverte de l’écart
entre la pensée des uns et des autres,
mais il peut aussi se poursuivre, chacun se berçant de ce qu’il imagine de
l’autre à la satisfaction des interlocuteurs en présence. Certes, l’un des
acteurs peut éventuellement manipuler l’autre en lui faisant accroire
un personnage qui ne lui correspond
pas. Telle est le cœur de l’entreprise
du séducteur qui ne croit pas un mot
David Le Breton & Gabriele Profita
Le malentendu : un questionnement
des déclarations enflammées qu’il prononce, ou de l’escroc qui manipule
habilement sa victime en lui suggérant
la fortune qu’il va immanquablement
gagner en lui remettant toutes ses économies. La félicité de la rencontre ne
va pas tarder à révéler le malentendu
fondamental sur lequel elle reposait.
Mais souvent le malentendu peut se
poursuivre pour le bonheur des intéressés, car il porte sur des points qui
arrondissent par exemple les angles de
la relation. On se souvient à ce propos
de la forte remarque de Lacan à propos
de l’amour qui serait le fait de « donner ce que l’on a pas, à quelqu’un qui
n’en veut pas ». Mais cela n’empêche
nullement l’amour, même si parfois la
rupture de la relation et les violences
symboliques qui s’en suivent traduisent dans l’après coup la profondeur
justement du malentendu initial. La
plupart du temps, heureusement, la
relation amoureuse est propice à une
dissolution en quelque sorte homéopathique du malentendu par une série
de conflits mineurs et de réconciliations dont on sait qu’elles sont l’ordinaire des couples. Le malentendu est
donc toujours à double tranchant, il lui
arrive sans doute aussi souvent d’être
propice à la rencontre qu’à son échec
ou au conflit.
Le malentendu, au
cœur de la relation
■
Le malentendu est sans doute
au cœur de toute rencontre. On ne
connaît d’abord de l’autre, même le
plus proche, que la surface que luimême connaît ou qu’il donne à lire de
lui-même. L’autre se construit alors à
travers les significations et les valeurs
projetées sur lui. La méconnaissance
de soi et de l’autre est d’ailleurs l’un
des grands thèmes littéraires de la
modernité. Toute rencontre expose à
des interprétations qui manquent parfois leur objet et provoquent la rebuffade ou, à l’inverse, un étonnement
agréable venant flatter le narcissisme.
Le malentendu ne soulève pas toujours
le conflit, il est parfois à la source de
moments heureux même si les acteurs
ne se rencontrent pas sur le même
terrain de sens tout en croyant pourtant parfaitement se comprendre. Le
malentendu génère des émotions fortes et éventuellement contradictoires.
Mais le plus souvent il prend la forme
d’une tension pénible entre des acteurs
ou des groupes.
Toute forme d’opposition ou de
conflit engendrée au sein de groupes
de différentes cultures peut être étudiée comme un malentendu issu des
stéréotypes qui nourrissent la perception de l’autre, souvent à la manière
d’une défense rigide de l’entre-soi, et
simultanément comme un effet d’interprétations de repères culturels différents. Si la rencontre de l’altérité est
inévitable, et particulièrement dans le
monde contemporain marqué par la
mondialisation et un afflux considérable de migrants dans les pays du Nord,
quelles sont alors les conditions qui
favorisent la rencontre la plus propice,
supposant d’entrer dans la logique de
l’autre tout en maintenant les fondements du sentiment de soi ? Le déracinement des anciennes références est-il
une nécessité pour les membres de l’un
des groupes en présence, s’il est en
position minoritaire ? Et dans ce cas
quelle est la part qu’il est possible de
conserver pour ne pas se perdre. Dans
un ouvrage de fond sur le sujet, Franco
La Cecla parle du malentendu comme
« l’art de ne pas se comprendre », ou
comme d’une « solidarité dans le fait
de ne pas se comprendre ». Une sorte
de nécessité intrinsèque empêche les
interlocuteurs de se comprendre dans
le souci à la fois de conserver pour
chacun quelque chose de constitutif
de soi, et de reconnaitre chez l’autre le
même principe : « les malentendus parfois deviennent l’espace où les cultures s’expliquent et se confrontent, se
découvrant différentes. Le malentendu
est une frontière qui prend forme ».
La constatation que dans les cultures
existe une dimension d’incommensurabilité, impossible à réduire, à traduire ou à assimiler, appelle l’exigence
d’en respecter les frontières, ce lieu
où chaque formation sociale prend
sa forme la plus spécifique, la plus
irréductible. Mais la frontière est selon
les circonstances un lieu de rencontre
ou de conflits sans fin, de possibles
médiations ou de rapprochements, de
métissages, d’échanges ou à l’inverse
de violences unilatérales ou réciproques. Selon les acteurs en présence, elle
évoque la figure de la porte dans les
analyses classiques de Georg Simmel :
elle ferme et elle ouvre, elle n’est jamais
univoque.
Toutes les zones frontières sont des
lieux de tension aussi bien pour les
individus singuliers que pour les groupes en présence, les uns et les autres
contraints d’élaborer une forme de
communication passant outre leurs
différences. En premier lieu la langue
est le terrain le plus sensible de la difficulté de la rencontre et le sismographe
de la souffrance. Mais il en va de même
des représentations du corps, de la
maladie et des moyens de la soigner,
des représentations de la femme et
de sa place dans la famille ou le lien
social, de celle des enfants, de la place
de Dieu, etc. Chaque individu porte
sa culture, ou plutôt ce qu’il en fait,
comme un filtre de sa relation avec
les autres et le monde. De même il
est traversé par des stéréotypes visant
ceux qu’ils rencontrent de bon ou de
mauvais gré.
Les malentendus sont, par nature,
cachés. Bien qu’ayant des sources difficilement décelables, ils sont particulièrement efficaces dans leurs effets.
Nous n’en prenons conscience qu’au
moment où leurs conséquences ont
atteint une certaine nocivité, à savoir
lorsqu’il devient difficile d’y trouver
un remède ou de raccommoder un
tissu relationnel déjà effilé. Avant qu’il
ne se transforme en disputes ou en
conflits ouverts, avant même que la
difficulté de se comprendre ne soit
ouvertement exprimée, il y a le silence,
les renoncements forcés, parfois même
un acquiescement suspect. On évite,
pendant un certain temps, le litige
déclaré, on tente d’apaiser les polémiques, d’aller de l’avant dans l’espoir
de trouver une issue, une délivrance à
venir. Toutes ces stratégies, cependant,
ne font qu’accentuer les difficultés
relationnelles, les méfiances et les suspicions insolubles. On finit par aboutir
à ce que la psychopathologie appelle
comportement passif-agressif, où d’un
côté semble émerger une volonté collaborative, et de l’autre s’expriment
des attitudes obstructionnistes.
9
Afin d’introduire le sujet et de suivre le développement et la diffusion du
malentendu, nous suggérons au lecteur deux parcours à la fois différents
et parallèles : le premier fait référence
au côté naïf et normal lié à la méconnaissance, première cause d’incompréhension et de malentendus. Le second
itinéraire suit des voies inhérentes aux
dérives pathologiques et conflictuelles
que le malentendu exerce sur notre
monde contemporain.
« Malentendu » est souvent synonyme de « méprise », « équivoque »,
« erreur », « incompréhension » et
même « ambivalence ». Il se présente
généralement sous la forme d’une
impasse communicative entre deux
personnes ou entre les groupes et les
communautés. Il signifie ne pas se
comprendre, ne pas communiquer,
ne pas parler la même langue, ne pas
trouver d’entente, voire ne même pas
la rechercher. Il s’agit le plus souvent de communication linguistique,
à l’intérieur des échanges classiques
qui passent par l’usage du langage,
des impressions, des faits et des émotions. Quelque chose dans le processus
de communication s’est interrompu,
générant un blocage, un obstacle, que
l’on ne peut ou ne sait surmonter. Mais
il n’est pas seulement question de langue ou de langage. Le malentendu relève également de la méconnaissance, à
savoir croire que l’on détient un savoir
(Jankélévitch), un savoir que l’on n’a
pas. Dans ce cadre, aucun savoir nouveau ou différent n’est accessible. On
se contente de celui que l’on détient
déjà, un savoir donné, par conséquent
non soumis à remise en question. C’est
là qu’émergent l’absence de volonté
ou l’impossibilité à poursuivre le dialogue. Lorsque l’on croit savoir, alors
qu’on ne sait pas, il n’y a nul accès
à la nouveauté ou la diversité, à une
pensée originale, capable de dépasser
les difficultés.
La distance qui en découle peut
devenir, avec le temps, un fossé infranchissable obstruant le maintien de
la relation. L’obstacle est parfois un
« petit rien », imperceptible et léger,
mais suffisant pour détraquer la
machine. Quels sont les éléments les
plus communs et fréquents qui font
obstacle au dépassement des difficul-
tés ? Quelles résistances intérieures ou
extérieures nous poussent-elles à opter
pour l’interruption d’une relation qui
présente des contrariétés, au détriment
de voies ou de solutions alternatives ?
Notre époque est celle des libertés
individuelles et du libre-échange. Les
valeurs liées au libre choix se sont
substituées à celles de l’appartenance
(Ehrenberg), en ce sens qu’elles ont
fragilisé davantage le maintien et la
qualité des relations. L’art du raccommodage, de la « récup » a été supplanté
par le « neuf ». On a le sentiment que
chaque événement de la vie, qu’il soit
important ou négligeable, nous pousse
au changement plutôt qu’à la réparation ou au maintien de ce dont nous
disposons. Le rythme du quotidien,
aujourd’hui, nous empêche de nous
arrêter, de réparer ce qui ne fonctionne plus. Parfois, la simple attention
envers les choses essentielles de la vie :
la santé, les enfants, l’affectif, nous
apparaît comme une lourde tâche.
Nous pensons détenir la solution à
toutes les difficultés en les contournant, au lieu de nous interroger sur celles-ci. Chaque embûche semble nous
contraindre à sauter l’obstacle, plutôt
que nous pousser à réfléchir sur ce qui
s’est produit. S’arrêter, se donner le
temps, réfléchir, apparaissent comme
une perte de temps, comparé à la rapidité des événements. Les malentendus
ne sont alors plus des accidents, ils
n’appartiennent plus au hasard ou à la
simple distraction. Ils débarquent par
la force dans le quotidien de chacun.
Ils sont le résultat de la poursuite épuisante de soi-même. Rapidité, vitesse,
urgence, sensation de n’avoir jamais
le temps, d’être en retard, laissent peu
de place, et encore moins de temps,
à une démarche visant à revenir sur
ses pas, réfléchir à ce qui a pu échapper à notre attention. On ressent un
fort élan intérieur à regarder toujours
plus vers l’avant, sans possibilité de se
retourner, de reconsidérer les événements avec plus d’acuité.
La sociologie a abordé cet aspect
du présent, en parlant de « culte de
l’urgence » (Aubert 2003), de « culte
de la performance » (Ehrenberg 1991),
de « société du malaise » (Ehrenberg
2010).
10 Revue des Sciences Sociales, 2013, n° 50, « Malentendus »
Le malentendu peut être imputable
à un manque de points de référence
suffisamment solides. La perte du
temps cyclique, vaincu par le temps
linéaire, empêche le « rachat », interdit
la « re-tentative », annihile la réhabilitation du mythe, considéré comme la
« technique de récupération du passé
non dépassé » (De Martino 1977).
Dans ce cas, le malentendu signifie et
représente le syllogisme d’un mal-être,
qui a remplacé les sécurités/restrictions
traditionnelles par les incertitudes/
amplitudes d’une voie toujours moins
tracée, semée d’embûches et sombrement opaque. Ainsi le malentendu
s’insinue-t-il dans le malaise social,
il en fait partie intégrante. Il provient
du manque de références stables et
de cette vertigineuse exaltation individualiste qui en découle. La médiation,
où le tiers, cette entité supérieure et
incontestée, joue le rôle d’arbitre et
de juge, a fait place à la négociation,
à savoir la recherche continuelle de la
tractation avec le conflit insoluble. De
la sentence non équivoque prononcée
par l’autorité incontestée, nous sommes passés aux interminables palabres intrinsèques à la négociation, à
de stériles discussions qui laissent, de
facto, chacun camper sur des positions
empreintes de rancœur. Le sentiment
de précarité de l’existence, consécutif à
l’affaiblissement, voire à la disparition
des rôles sociaux traditionnels, place
certes les hommes sur un pied (illusoire) d’égalité, mais produit surtout
de nouvelles inégalités qui soulignent
les différences de genre, d’âge et de
culture. La précarité a engendré de
nouvelles formes de souffrances sociales et psychiques que l’on ne peut se
contenter de faire figurer au catalogue
des troubles psychiatriques. La perte
de son emploi, les difficultés pour les
jeunes d’accéder au monde du travail,
le manque de parité professionnelle
hommes-femmes, la présence des
migrants sont autant d’éléments qui
marquent les inégalités et dessinent les
contours du malentendu.
David Le Breton & Gabriele Profita
Pour une approche
positive
Le malentendu : un questionnement
■
Cependant le malentendu est, ou
peut devenir, dans la société contemporaine, une véritable chance : renouer
les fils du dialogue, se rapprocher de
l’autre, approfondir la relation, relancer la dimension interpersonnelle de
l’échange et du lien, aborder la diversité. Nous sommes tous un autre pour
quelqu’un, de façon plus ou moins
prononcée. Si le malentendu est un
thème si actuel, c’est qu’il offre la
possibilité, au moment où le mélange
hommes, femmes, cultures et langues
semble évoluer tumultueusement,
d’affronter la question du conflit intérieur/extérieur que chacun vit face à
la diversité. S’impose alors, et il est
impossible de s’y soustraire, le besoin
de prendre l’autre pour ce qu’il est, de
prendre à bras le corps les tensions
et de s’ouvrir en toute confiance à ce
qu’il peut nous offrir, sans tentative
d’assimilation. Il s’agit d’une forme
démocratique de cohabitation, où les
tensions sont identifiées et gérées. Il est
toutefois indispensable de remettre en
cause, non pas sa propre identité, mais
l’enveloppe narcissique qui l’étouffe.
À une époque de grandes transformations et de grands bouleversements,
nous, citoyens de l’Occident, sommes
décidemment favorisés comparé à tous
ceux qui viennent de pays pauvres et
lointains. Rester sur la défensive est
une attitude déplacée. Le malentendu
pourrait s’expliquer par un besoin de
préserver sa propre identité, individuelle et collective, à tort considérée
comme un bloc de marbre, à jamais
figé. C’est au contraire la confrontation
avec l’autre, la dialectique et sa transformation qui permettent à l’identité
de se consolider et d’en sortir grandie.
La question de l’identité est au centre
des débats en Europe, non seulement
en raison de l’immigration, mais aussi
par les processus d’intégration entre
États. Certains prônent plus d’intégration, conscients que la globalisation
est inévitable et qu’il est nécessaire
d’aborder les questions économiques
et politiques avec unité et cohésion.
Mais il est aussi des courants qui, paradoxalement, tendent à réaffirmer les
particularismes, les intérêts nationaux,
voire locaux. Le tout sous la pression
d’une longue crise économique qui
renforce, simultanément, le désir de se
protéger de la contagion et le besoin de
renforcer ses propres défenses.
Il est possible, en partant des difficultés de compréhension, de réduire
voire de dépasser les comportements
ethnocentriques, et de commencer à
envisager points de vue, perceptions et
conceptions divergents sous un angle
plus favorable. Si nous ne parvenons
pas à lire le code ou le texte proposé par
l’autre, nous tendons à rester enfermés
dans notre façon habituelle de voir les
choses, et nous sommes convaincus
qu’il s’agit là du seul et du meilleur
moyen dont nous disposons, celui qui
nous a garanti, individuellement et
collectivement, civilisation, richesse et
liberté. Le malentendu perçu comme
une chance nous pousse à imaginer
de nouvelles voies pour affronter les
problèmes et ouvrir d’autres horizons.
La tâche la plus ardue réside dans son
identification et sa mise en lumière.
C’est, comme nous l’avons déjà évoqué, lorsqu’il devient particulièrement
complexe d’y trouver une issue que
nous réalisons qu’il y a malentendu.
Au moment où il est nécessaire de
revenir sur les signaux qui peuvent
dévoiler sa présence. À ce sujet, nous
pourrions citer « le paradigme indiciaire » dont parle C. Ginzburg, lorsqu’il
se réfère aux sociétés de chasseurs
et qu’il fait état d’une « expérience
de déchiffrage des traces… muettes
et imperceptibles » (Ginzburg 1992,
p. 166-167). Nous pénétrons alors
dans l’univers des chiffres, à savoir
des messages cryptiques qu’il convient
d’interpréter et de mettre en lumière.
Le monde du malentendu est partie
intégrante du monde de la paresse,
du retour du pareil, comme l’affirmait
De Martino (1977) : « La nature tend
à un éternel retour car elle est paresseuse, car le retour de l’identique est le
moyen le plus économique du devenir,
car la nature est inculte. Mais avec
l’humanité et la culture, à savoir avec
le détachement d’une nature perçue
comme problème, la tendance à l’éternel retour est devenue un risque, le
risque qui menace la liberté. La culture
est le dramatique détachement de la
paresse de la nature ». Nous sommes
ainsi incités à ne pas être paresseux,
à ne pas considérer les choses selon
un schéma préétabli, qui nous semble « naturel », à aller creuser au-delà
des habitus (Bourdieu), à rechercher,
dans une apparente similarité, ce qui,
au contraire, présente des éléments
de distorsion, si minimes soient-ils.
La connaissance et la découverte des
malentendus sont toujours, pour
reprendre les termes chers à Ginzburg,
« indirectes, indiciaires, conjecturelles ». Comme d’ailleurs pour toutes
les sciences sociales et la médecine, la
connaissance est clinique, historique,
sémiologique, inductive et basée sur
l’expérience de l’autre.
Pour s’éloigner de toute connaissance acquise et récitée comme un
mantra, la recherche des malentendus
apparaît comme la thérapie indispensable à la compréhension mutuelle dans
un monde multiforme et multilingue.
L’art divinatoire n’est d’aucun soutien
et il ne s’agit pas de prédire l’avenir ou
l’évolution de la relation, mais d’identifier les signaux du malentendu. Et
ce n’est pas mince affaire. Bien qu’elles soient difficiles à identifier dans
l’immédiateté du présent, il est toutefois possible d’en saisir les indices.
La façon dont ces indices sont perçus
permet un dépassement du texte, à
savoir ce qui est affirmé et déductible
du discours, à la faveur du contrôle
de la relation. Si, à la certitude de ses
propres recettes, se substitue l’observation d’un visage, d’une posture, du
comportement de l’interlocuteur, on
observera de nombreux signes indiquant un dysfonctionnement dans la
relation, une absence de participation,
des silences, un acquiescement suspect,
un excès de protestations, une tentative d’explorer d’autres interprétations,
etc. Il y a, chez l’autre, des signaux non
équivoques marquant l’absence totale
d’un minimum de symbiose (d’entente), des signaux assez perceptibles
indiquant que ce que nous proposons
est accepté avec suffisance, voire avec
suspicion. Rester borné sur sa propre
vision des choses, sur des objectifs
préétablis et standardisés débouche
sur un subtil mais tenace mouvement
de résistance.
11
Les malentendus en
contexte institutionnel
■
La question ne se limite pas à la seule
volonté, à la disponibilité de s’ouvrir à
l’autre. Tout n’est pas qu’affaire d’individus. Il faut aussi prendre en considération, brièvement, la dimension
institutionnelle. Penchons-nous plus
spécifiquement sur le domaine de la
santé et des soins, théâtre de moult
malentendus, plus particulièrement en
contexte institutionnel, et arrêtonsnous un instant sur un cas clinique.
Une patiente ghanéenne, non scolarisée et ne parlant qu’un anglais
approximatif, demande une prise en
charge à l’hôpital en raison de sa grossesse. Elle est atteinte d’anémie falciforme, une malformation des globules
rouges induisant de graves troubles
et nécessitant un diagnostic prénatal.
Son mari est lui aussi atteint de la
même maladie. Les époux acceptent
de se soumettre à l’examen médical :
le fœtus est affecté, malheureusement.
On conseille à la jeune femme un avortement thérapeutique. Elle l’accepte à
contrecœur. Consécutivement à l’interruption de grossesse, elle traverse
une période de dépression mal soignée, et, après quelques mois, retombe
enceinte. Le corps médical fait tout son
possible pour attirer l’attention de la
jeune femme sur les risques et dangers
que son enfant pourra courir. Cette
fois, cependant, le couple refuse de se
soumettre au diagnostic prénatal. La
naissance du bébé révèlera que celui-ci
est atteint de la même maladie que ses
parents. La patiente est maman de deux
autres enfants au Ghana qui, selon
elle, sont en bonne santé. Confrontée
au diagnostic du nouveau-né, atteint
d’anémie falciforme, elle explose littéralement et accuse les médecins. La
maladie, dit-elle, est le fruit de l’invention des médecins et il est de son
devoir de protéger son bébé du corps
médical et des soins prodigués. Ainsi,
après avoir accepté de soumettre son
enfant à cet examen, au cours duquel
elle lancera ses accusations, elle fait
« disparaître ses traces ».
Par conséquent, malgré un suivi
de la patiente empreint de professionnalisme et, à n’en pas douter, de
dévouement, le corps médical n’est
pas parvenu à se mettre d’accord sur
la poursuite des soins. De nombreux
malentendus ont fait surface entre
la patiente et les médecins qui l’ont
accompagnée. La tentative des médecins hospitaliers pour tisser un réseau
autour du couple n’a pas connu le
succès escompté, peut-être en raison
de l’organisation même des services
de santé, basée sur des compétences
spécialisées et fractionnées. Il n’a pas
été possible d’intégrer, pour diverses
raisons, ni le vécu de la patiente (et du
couple), ni les aspects culturels spécifiques. La place de la maternité chez
cette jeune femme ghanéenne et l’existence de ses deux enfants en bonne
santé ont sans aucun doute joué un
rôle sur la méfiance affichée à l’égard
de notre médecine, ou simplement sur
son modèle organisationnel.
De nombreux médecins ou professionnels de la santé dite sociale sont
parfaitement conscients des difficultés
et des limites de l’approche reposant
sur les méthodes et les valeurs occidentales, qui conduisent à des méprises et des difficultés relationnelles. Il
est difficile de faire évoluer, non seulement son propre comportement, mais
surtout le dispositif mis à la disposition des professionnels. La machine est
organisée selon des critères bien précis, visant à la recherche de l’efficacité
et de la performance, dont il est délicat
de s’éloigner, tout comme il est délicat de se détacher des représentations
mentales qui en sont le pilier. Même si
les institutions laissent une large place
à des espaces non règlementés et libres
d’interprétations, la force du dispositif
est telle qu’il est presque impossible
d’envisager des actions différant des
pratiques habituelles, les deux étant
quasiment indissociables. Deleuze,
dans la continuité du raisonnement
de Foucault, parle du dispositif comme
d’une machine pour faire voir et faire
parler. En d’autres termes, il est complexe, lorsque l’on est une pièce du
processus mental déterminé par la
« machine », de se soustraire à ses liens
et aveuglements. Nous ne sommes certes pas en présence d’un engrenage
tortueux et omnipotent, mais le dispositif est une machine capable de
contrôler les pensées, qu’elles soient
12 Revue des Sciences Sociales, 2013, n° 50, « Malentendus »
exprimées et conscientes ou inexprimées et inconscientes. Il y a cependant,
et malgré tout, des solutions pour faire
fi des inconvénients imposés par la
machine institutionnelle.
Les signes du malentendu, dans
l’exemple que nous venons d’illustrer,
se sont manifestés d’abord sous la
forme d’un rejet, puis par des retards,
des absences, et enfin par une accusation de tromperie, voire, pourquoi
pas, de sorcellerie en fin de parcours
thérapeutique. Le problème du « mal
s’entendre » dans le rapport aux autres
cultures ne trouve pas de réponse adaptée dans la formation du personnel.
Parler des risques « d’homologation »
des patients, fournir d’autres modèles
d’interprétation, expliquer que toutes les cultures n’ont pas les mêmes
conceptions et qu’elles ne sont pas
toujours disposées à croire à ce en quoi
nous croyons, ce serait déjà une belle
avancée. Les formations dispensées
sont généralement techniques. Elles
permettent de gérer et de résoudre,
dans la limite des possibilités actuelles,
les problématiques du monde de la
santé selon un modèle précis qui n’intègre pas, si ce n’est superficiellement,
les aspects éthiques et culturels de la
profession.
Malentendu ou
pathologie du social ?
■
Malentendu et pathologie ou malaise social sont l’autre aspect abordé dans
ce numéro de la Revue. Quel rapport
y a-t-il entre le malaise contemporain
et le malentendu ? Est-ce le premier
qui engendre le second ou le contraire ? Existe-t-il entre eux une forme de
soutien réciproque, de renforcement
réciproque ? Il est probable qu’ils se
renforcent mutuellement. Lorsqu’il y a
malaise, émerge le malentendu, et lorsque le malaise se fait plus profond, les
méfiances et la propension à mal s’entendre augmentent et engendrent des
espaces de souffrance. L’ambivalence,
le conflit, la paranoïa sont des termes
que nous utilisons aujourd’hui pour
indiquer des situations difficilement
gérables et qui font référence tant à
l’univers intérieur de chaque individu
David Le Breton & Gabriele Profita
qu’aux rapports de force sociaux entre
groupes et collectivités. Les difficultés
rencontrées dans les relations sociales
sont souvent imputées à des malentendus, mais à y regarder de plus près,
elles ressortissent souvent de climats
sociaux anonymes, malsains et conflictuels. Il ne s’agit plus de malentendus
mais de pathologies sociales se répercutant sur les individus.
Une grande partie du développement des sciences sociales et de la
psychopathologie a vu le jour entre la
fin du xixe siècle et le début du xxe, en
tant que phénomène lié à la forte urbanisation qui a contraint des inconnus
à adopter une cohabitation sociale. Ce
n’est pas par hasard qu’à cette même
époque, a fait son apparition un genre
littéraire jusqu’alors quasiment inconnu : le roman policier, typiquement
urbain, qui a fait de Conan Doyle
d’abord, puis de Simenon ses auteurs
les plus suivis. Cette littérature ainsi
que certains développements dans le
champ de la philosophie marquent
une période où tout, à l’intérieur des
rapports sociaux, semble devoir être
déchiffré, où tout est potentiellement
caché, au-delà de la compréhension
immédiate. L’ambivalence, à savoir la
nécessaire présence de l’autre accompagnée du danger qu’il représente,
fait son entrée fracassante dans la
vie de chacun simultanément à l’effondrement des valeurs traditionnelles. La modernité débarque et, dans
la seconde moitié de l’après-guerre,
la post-modernité. Parallèlement au
renforcement de l’individualisme,
émergent la paranoïa, la suspicion, les
mécanismes de défense. La technologie comme solution à nos peines, à
la pauvreté, aux maladies, à l’espoir
d’un état de bien-être généralisé, a
marché main dans la main avec un
sombre et taciturne compagnon : paranoïa et dépression, malaises pernicieux et généralisés. Comme l’affirme
M. Recalcati, « l’époque hypermoderne
n’est pas seulement celle du contrôle,
mais aussi celle de son cynique relâchement, de l’absence de centre et de
garantie, de la chute et de la compromission de toutes les instances de
contrôle » (Recalcati 2010, p.315). Et
c’est précisément dans cette contradiction que réside le malentendu dans
Le malentendu : un questionnement
ses formes extrêmes empreintes de
suspicion, de méfiance, non seulement
envers autrui, mais surtout envers
ses propres capacités à décoder les
signaux, multiples et contradictoires,
issus de la différence. La paranoïa, le
manque de confiance en l’autre n’est
que la projection de ses propres difficultés, alimentées par la réciprocité.
Il y a réciprocité dans le don (Mauss
1924), mais il y a également réciprocité
dans l’obstination à refuser l’échange,
à considérer la confiance et la rétractation comme impossibles. Pour briser
ce cercle vicieux, encore une fois, il
est nécessaire d’éliminer la paresse, de
redécouvrir la peine qu’engendre le
travail d’interprétation, mais aussi de
se donner la possibilité de la reconnaissance de l’autre.
C’est d’ailleurs sur la question de
la reconnaissance qu’une partie non
négligeable de la recherche actuelle
se concentre, à commencer par les
réflexions de F. Fanon (1952), A. Honneth (2000) et P. Ricoeur (2004). La
lutte pour la reconnaissance, pour
reprendre les célèbres paroles de
Honneth, est la lutte pour sortir de
l’invisibilité et du mépris, la lutte pour
l’affirmation du soi.
L’absence de reconnaissance (réciproque) justement, peut être la source,
selon nous, de nombreux malentendus, à savoir tous ces artifices, ambigus
et ambivalents, qui nous soustraient à
la relation, même partiellement, par
vertu ou par nécessité.
Bibliographie
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malade du temps, Paris, Flammarion.
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Paris, Calmann-Lévy.
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Fanon F. (1952), Peau noir, masques blanc, Paris,
Seuil.
Ginzburg C. (1993), Mythes, emblèmes, traces.
Morphologie et histoire, Paris, Flammarion.
Honneth A. (2000), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard.
Honneth A. (2006), La société du mépris, Paris,
La Découverte.
Jankélévitch V. (1957), Le Je-ne-sais-quoi et le
Presque-rien, Paris, PUF.
La Cecla F. (2000), Le malentendu, Paris, Balland.
Mauss M. (1924), Essai sur le don, Paris, PUF.
Pury (de) S. (1998), Traité du malentendu, Paris,
PUF.
Recalcati M. (2010), L’uomo senza inconscio, Milano, Raffaello Cortina.
Ricoeur P. (2004), Parcours de la reconnaissance,
Paris, Stock.
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