Conjoncture événement élection américaine Reset Patrick Chamorel Professeur à l’université Stanford L’élection présidentielle américaine s’affiche comme la plus importante depuis des décennies. L’une des raisons en est qu’elle se place résolument sous le signe du changement. L e sentiment dominant au crépuscule de la présidence de George W. Bush est celui de son échec et de l’impuissance des élites politiques face à l’accumulation des problèmes et des crises – la guerre en Irak, une récession économique sur fond de déplacement de l’économie mondiale vers l’Asie, et la dégradation de la situation en matière de santé, d’inégalités sociales et de changement climatique. Dans le même temps, à l’instar de la France, s’est soulevé un fort désir de changement dans l’opinion publique, dont témoigne la mobilisation populaire, militante et médiatique sans précédent autour de cette élection. Entre désir et peur Après Nicolas Sarkozy, Barack Obama a su incarner et projeter le changement. Bien que John McCain se réclame lui aussi du changement, un choix clair entre des candidats aux profils et aux visions fortement contrastés s’offre aux Américains. Mais cette élection se présente surtout comme un référendum sur la nature et la portée du changement, et sur la personnalité de son champion. Une tension s’est installée entre le désir et la peur du changement, comparable à celle qui avait précédé l’élection de Nicolas Sarkozy. Avant même le vote et l’installation du nouveau président, c’est le contexte politique et économique américain tout entier qui se trouve d’ores et déjà transformé. Cela suffira-t-il pour autant à permettre l’élection du premier président noir de l’histoire américaine ? 14 • Sociétal n°61 Reset Contrairement à ce qui s’est passé pour Ronald Reagan et pour Bill Clinton, la cote de popularité de George W. Bush, avec moins de 25 % d’opinions favorables, n’a pas connu de rebond au terme de son second mandat. Cela n’a pas pour autant une très grande importance politique car, pour la première fois depuis 1952, ni le président sortant ni son vice-président n’est candidat. C’est cette table rase qui a permis aux républicains de croire une victoire possible, à condition que John McCain parvienne à se démarquer suffisamment du bilan de George Bush. Néanmoins, la dynamique du changement est aux États-Unis du côté de l’alternance politique, ce qui n’était pas le cas dans la France de 2007. Le rejet de Bush – facteur puissant en toile de fond de cette élection – s’est aujourd’hui étendu bien au-delà des opposants de la première heure. Sa réélection en 2004 était due au souvenir encore frais des attentats du 11 septembre 2001 et à la mobilisation spectaculaire de la droite religieuse menée par Karl Rove, le stratège présidentiel. La descente aux enfers de Bush est ensuite passée par trois étapes successives : l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005, l’enlisement militaire en Irak et, plus récemment, la détérioration de la conjoncture économique qui, avec la chute de l’immobilier, le resserrement du crédit et la flambée du prix de l’essence, frappe de plein fouet l’ensemble des Américains. Fausse route Depuis 2007, l’Amérique est confrontée simultanément à deux guerres à l’issue incertaine et à une économie au bord de la récession. Or l’histoire n’est pas tendre pour les partis au pouvoir dans de telles circonstances. L’impopularité de la guerre de Corée a facilité l’alternance entre Truman et Eisenhower en 1952 ; le bourbier vietnamien avait dissuadé Lyndon Johnson de se représenter en 1968, laissant le champ libre à Richard Nixon ; et en 1980, la crise des otages américains en Iran a fait le jeu de Ronald Reagan face à Jimmy Carter, le président sortant. D’après les projections des modèles économétriques, le retournement de l’économie suffirait à lui seul à envoyer un démocrate (en théorie, n’importe quel démocrate !) à la Maison-Blanche. La stagflation et la pénurie de pétrole avaient amplifié la défaite de Carter, et la récession de 1991 explique celle de George Bush père en 1992. A l’inverse, Reagan, Clinton et George W. Bush ont été réélus dans le contexte d’une économie tournant à plein régime. Au-delà de la conjoncture, les bouleversements structurels de l’économie américaine au cours des dix dernières années ont alimenté une anxiété croissante chez de nom3 ème trimestre 2008 • 15 Conjoncture breux Américains confrontés à des salaires en baisse, à la précarité de l’emploi et à un système de soins inaccessible. Le sentiment s’est répandu que la mondialisation profite désormais davantage à d’autres pays et régions qu’aux États-Unis eux-mêmes, où ses coûts sont de plus en plus apparents. La concomitance de la chute du dollar, du sauvetage des banques par des fonds arabes et asiatiques et la flambée des prix du pétrole soulignent dans l’opinion la perte de puissance du pays, déjà illustrée par le fiasco irakien et la perspective d’un Iran doté de la bombe atomique. Rien d’étonnant donc que pour 82 % des Américains, le pays fasse fausse route ! Or, au regard de l’économie, principal sujet de préoccupation pour eux, largement devant l’Irak, les démocrates et Obama sont plus crédibles que leurs adversaires. L’accumulation des problèmes et l’incapacité de l’administration Bush à y faire face ont bouleversé le contexte préélectoral. Alors que les affiliations républicaines avaient enfin rattrapé celles des démocrates en 2004, ces dernières ont repris plus de dix points d’avance depuis la réélection de Bush. La dynamique des conversions partisanes favorise Obama et une nouvelle poussée démocrate au Congrès. C’est pourquoi McCain ne peut espérer gagner sous les seules couleurs de son parti. Impliqués La campagne électorale elle-même a reflété les mouvements de fond de l’opinion. Comme les Français en 2007, les Américains manifestent un regain d’intérêt pour la politique et une confiance renouvelée dans leur démocratie. En témoignent les records de mobilisation militante, de participation électorale dans les primaires et de levée de fonds chez les démocrates, ainsi que la couverture des médias. Il faut sans doute remonter aux primaires démocrates de 1968 et à la candidature avortée de Robert Kennedy en pleine contestation contre la guerre du Vietnam pour retrouver une effervescence comparable. Cette campagne est la première où une femme et un Noir ont été en position de devenir président(e) des États-Unis. Une telle perspective a suffi à réconcilier les Américains avec leur système politique, et le reste du monde avec l’Amérique. Comme en France l’année dernière, les candidats du changement ont remporté l’investiture de leur parti. Hillary Clinton et Barack Obama ne se distinguaient pas par leurs programmes, ni par leur originalité en tant que femme et que Noir. Simplement, Obama a davantage incarné le changement par son âge, sa nouveauté sur la scène politique nationale et sa position d’outsider par rapport aux élites washingtoniennes. Ses qualités d’orateur et une meilleure campagne ont fait le reste. 16 • Sociétal n°61 Reset Avant lui, Carter, Reagan et Clinton avaient exploité les mêmes atouts. Cela a suffi à faire d’Hillary Clinton la candidate du passé et de la polarisation de l’électorat. Quant à John McCain, il est apparu malgré, son âge, comme le candidat rebelle face à Rudy Giuliani et Mitt Romney, restés dans le sillage de Bush. Les victoires d’Obama et de McCain dans la campagne des primaires ont été remportées contre l’establishment L’accumulation de leurs partis. En cela, ces candidats ne se distinguent des problèmes et l’incapacité de en rien de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal. Un l’administration Noir quasi inconnu a eu raison du clan Clinton, qui Bush à y faire régnait en maître sur le Parti démocrate depuis 1992. face ont McCain fut le rival de Bush et la victime de ses attaques bouleversé en 2000, puis son principal critique républicain sous sa le contexte présidence ; son indépendance d’esprit en a toujours fait préélectoral. une sorte de renégat au sein du Parti républicain. Tous deux ont gagné sur la gauche de leurs partis respectifs, reflétant en cela la force du rejet de Bush et de ses politiques. Il est à noter que Sarkozy et Royal avaient suivi le mouvement inverse, car l’espace politique et les idées de changement étaient à droite de Jacques Chirac et sur le flanc droit du Parti socialiste. Affranchis Enfin, tout comme Sarkozy, Obama et McCain transcendent les frontières habituelles de leurs partis. McCain a toujours été populaire parmi les indépendants en embrassant des causes telles que le financement des campagnes électorales, la déontologie du lobbying et des contrats de défense, l’immigration ou le traitement des prisonniers accusés d’actes terroristes. Obama a fait campagne sur le thème de l’unité des Américains pour se démarquer d’Hillary Clinton et de Bush et transcender les divisions raciales. McCain supporte d’autant moins le défi d’Obama qu’il est convaincu d’être le plus réformiste des deux. En fait, Obama et McCain chassent sur les mêmes terres, avec pour cibles privilégiées les ouvriers blancs dans le Midwest, les Hispaniques dans l’Ouest, et les classes moyennes dans les banlieues des grandes villes. Contrairement à celle de 2004, gagnée à droite, cette élection se jouera au centre. Les repositionnements des deux candidats ont pour conséquence une certaine fragilité vis-à-vis de la base électorale traditionnelle de leurs partis. Dans les primaires 3 ème trimestre 2008 • 17 Conjoncture démocrates, Barack Obama a réalisé ses meilleurs scores parmi les intellectuels, les jeunes et les catégories aisées, tandis qu’Hillary Clinton a attiré davantage les ouvriers blancs, les personnes aux revenus modestes, les Hispaniques et les retraités. Or c’est en s’adossant trop exclusivement sur l’aile intellectuelle du parti, au détriment de l’aile populiste, qu’Adlai Stevenson, Eugene McCarthy, George McGovern, Gary Hart, Michael Dukakis et John Kerry avaient échoué dans la course à la MaisonBlanche. Néanmoins, Obama peut toujours compter sur la crise économique pour rallier les ouvriers blancs ; sur les menaces des républicains en matière d’immigration pour s’attirer les Hispaniques ; sur la défense des retraites pour séduire les seniors ; et sur l’opposition de McCain à l’avortement pour mobiliser les femmes. Il faut remonter à la fin de l’ère Nixon et au feuilleton tragique du Watergate pour trouver un Parti républicain aussi démoralisé qu’aujourd’hui. Bush s’est aliéné les partisans de la libre entreprise en laissant le Congrès républicain dépenser à tout-va et creuser le déficit budgétaire, il a perdu les faucons en politique étrangère en raison de son échec en Irak, et a même fini par irriter une partie de la droite religieuse. Ces bases électorales républicaines sont rognées par la montée du populisme économique et du protectionnisme, par la réticence à venir à recourir à l’armée pour résoudre les conflits, et par l’adoption par les intégristes religieux de nouvelles priorités à côté de la lutte contre l’avortement et le mariage homosexuel, telles que le changement climatique et la pauvreté dans le monde – thèmes susceptibles de rendre le Parti démocrate plus compétitif au sein de cet électorat. En fait, la coalition républicaine formée de ces trois composantes est en voie d’éclatement. Parmi les candidats dans les primaires, ni Rudy Giuliani, le faucon antiterroriste, ni Mitt Romney, le partisan de la libre entreprise, ni Mike Huckabee, le pasteur intégriste, n’a pu séduire au-delà de son pré carré. Le principal défi pour McCain consiste à mobiliser suffisamment la droite religieuse, dont étaient issus 40 % des électeurs républicains aux élections du Congrès de 2006. Véritable défi, en effet, car McCain manque de réseaux dans ces milieux qui ne lui ont jamais accordé pleinement leur confiance. Tout un symbole Ainsi, les fondamentaux de l’élection favorisent nettement l’alternance. Mais ils se heurtent à une incertitude de taille, liée au métissage racial du candidat porteur du changement tant souhaité. Par définition, aucun précédent ne permet de prédire la façon dont les Américains s’apprêtent à fusionner ou dissocier, dans leur comportement électoral, l’aspiration à l’alternance d’une part, et le bouleversement que représenterait l’élection du premier président noir des États-Unis d’autre part. Ce 18 • Sociétal n°61 Reset qui est sûr, c’est que les origines d’Obama sont au cœur du débat, des comportements et des stratégies politiques, et qu’elles influenceront condidérablement le vote du 4 novembre. Ces origines symbolisent indéniablement le changement ; mais l’espoir d’accélérer la clôture d’un long et douloureux chapitre de l’histoire américaine est rarement la motivation essentielle du vote. En revanche, elles peuvent être une raison déterminante de ne pas voter pour lui pour quelque 15 à 20 % des électeurs, surtout chez les hommes blancs, les ouvriers, les personnes aux revenus modestes et de faible niveau d’éducation, les ruraux, les habitants du Sud et les intégristes religieux. Les origines d’Obama renvoient chez certains au militantisme noir des années 19601970, à l’esprit de revanche sur la majorité blanche, à la violence, à la redistribution des richesses ou la discrimination positive. Des rumeurs continuent de suggérer son manque de patriotisme – ou celui de sa femme –, un passé de militant radical ou le fait qu’il serait musulman. Certains lui reprochent même de n’être pas « américain pur sang », au prétexte que son père était kényan. Obama n’a pas de programme de gauche caché à la manière de George W. Bush, qui a gouverné à droite après avoir fait campagne au centre en 2000. Obama a tout fait pour ne pas apparaître comme le candidat des Noirs ou comme trop à gauche – cela aurait Obama n’a signé son arrêt de mort politique –, mais comme le canpas rénové son parti comme didat capable de conduire des réformes en en appelant un Clinton ou à l’unité des Américains et à une plus grande collaboun Blair mais il ration bipartisane. Même au regard d’un projet aussi est mieux placé attendu que la refonte du système de santé, il fait preuve que McCain de modération afin d’éviter de polariser l’électorat et le pour guider les Congrès comme l’avait fait Hillary Clinton en 1994. États-Unis. Il a compris que, fondamentalement, l’opinion américaine n’a pas basculé à gauche. Ce qu’elle souhaite, c’est essentiellement se débarrasser de Bush et de ses politiques les plus nocives, se retirer d’Irak dans les meilleures conditions, engager la réforme du système de santé, rejoindre le combat international contre le réchauffement climatique et restaurer l’image et l’autorité des États-Unis dans le monde. Pour l’instant, Barack Obama symbolise une nouvelle génération, comme l’avait fait en son temps John Kennedy, dont il évoque l’idéalisme et le charisme. Bien qu’il propose des inflexions importantes dans les orientations de la politique américaine, Obama n’a pas – encore ? – rénové son parti comme un Clinton, un Blair ou un Sarkozy, et n’est pas porteur d’un message cohérent de rupture, soutenu par un 3 ème trimestre 2008 • 19 Conjoncture nouveau corpus idéologique, à la manière d’un Reagan, d’une Thatcher ou même, là encore, d’un Sarkozy. Mais il est mieux placé que McCain pour guider les ÉtatsUnis dans un monde profondément changeant. S’il perd sur le fil du rasoir, l’Amérique ne pourra échapper à un examen de conscience sur le racisme, et son image s’en trouvera à nouveau ternie à l’étranger. S’il gagne, il aura écrit une nouvelle page de l’histoire politique américaine et du monde. 20 • Sociétal n°61