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UNION SOCIALE - Août-Septembre 2011 - N°249
il faut défendre l’idée que l’économie
sociale et solidaire n’est pas un secteur
dans son coin mais constitue une propo-
sition globale d’un autre vivre ensemble.
US : Ce mouvement, ce modèle
encore marginal, a-t-il des
chances de se généraliser dans les
prochaines décennies ?
PV : Le modèle d’économie sociale et
solidaire a des chances d’être partagé
par tous, non seulement à cause de ses
propres vertus, mais aussi parce que le
modèle inverse, qui est le modèle de
l’ultra capitalisme, est arrivé à un seuil
d’insoutenabilité majeur. Il faut arrêter
de confondre capitalisme et économie
de marché. Le marché pour qu’il fonc-
tionne a besoin de régulation notamment
publique. La véritable économie de mar-
ché est celle où il y a de la concurrence
mais au sens étymologique du terme qui
veut dire « courir ensemble ». Il s’agit
d’une émulation coopérative où l’on s’as-
sure que tous les coureurs restent dans la
course. Le capitalisme au contraire n’est
pas dans une stratégie d’échanges mais
dans une stratégie de puissance. Si on le
laisse se développer, il détruit les logiques
d’échanges. Il détruit les marchés et favo-
rise une logique de guerre économique
dans laquelle les perdants sont exclus
de la course. On peut donc parfaite-
ment imaginer une économie plurielle
dans laquelle les avantages du marché et
notamment ses aspects créatifs, soient
coopératifs et solidaires.
US : Vous parlez de rompre avec
une forme de démesure. Comment
pourrait-on la définir ?
PV : Ce qui rend la crise systémique,
qu’elle soit économique, sociale, éco-
logique, financière et de plus en plus,
politique, c’est la démesure au sens de ce
que les Grecs appelaient l’hubris, c’est-à-
dire une logique d’excès. La démesure se
retrouve dans le creusement des inéga-
lités sociales quand à l’échelle mondiale
la fortune personnelle de 225 personnes
est équivalente au revenu cumulé de
deux milliards et demi d’êtres humains.
Mais le côté le plus spectaculaire de
cette démesure réside dans l’économie
financière. Il avait été montré que sur
les 3 200 milliards de dollars qui s’échan-
geaient quotidiennement sur les marchés
financiers, moins de 3 % correspondaient
à des biens et des services réels. Face à
cette démesure qui génère du mal-être
et du mal de vivre, il faut construire des
alternatives avec de la simplicité et de l’art
de vivre. C’est ce que les sociétés d’Amé-
rique du sud appellent de plus en plus,
des sociétés du bien vivre.
US : Pour compenser sa dureté,
la société invente des moyens de
compensation. De quels ordres
sont-ils ?
PV : Nous sommes dans des sociétés qui
ne sont pas simplement des sociétés de
consommation mais bien des sociétés de
consolation. Au travers de la publicité on
nous console en permanence. Devant la
destruction écologique, on nous promet
la beauté. Devant la rivalité par rapport
à autrui on nous promet de l’amitié, de
l’amour et la paix. Face au stress et l’ab-
sence de vie intérieure, on nous propose
de la sérénité et de l’authenticité. Toutes
ces promesses sont consolatrices de ce
que la société de la rivalité nous empêche
de vivre. C’est la raison pour laquelle il
faut autant travailler la joie de vivre alter-
native à la maltraitance. En effet, quand il
y a mal de vivre, il y a le risque, comme
pour les individus dont certains ont des
conduites addictives, d’avoir des sociétés
toxicomanes. On ne traite pas la toxico-
manie uniquement par le sevrage. Il faut
aussi une espérance positive au terme de
la cure pour se réorienter vers des straté-
gies du bien vivre.
US : Vous dites que la société reste
obsédée par les chiffres. Pourtant
l’essentiel de la vie n’est pas
évaluable. Pouvez-vous précisez
votre pensée ?
PV : L’un des paradoxes de nos sociétés est
que plus elles sont dans la démesure, plus
elles sont dans l’obsession de la mesure, en
particulier de la mesure monétaire. Nous
avons tellement perdu le contact avec les
véritables richesses, qu’elles soient natu-
relles ou humaines, que nous sommes pris
de vertiges et que nous cherchons à retrou-
ver un contact avec la réalité au travers du
chiffrage. Il faut pouvoir sortir de cette ten-
dance et faire comprendre aux malades
du chiffre que s’il s’agit de tout chiffrer, il
faut chiffrer quantité de richesses qui ne
rentrent pas habituellement dans nos éva-
luations. C’est là qu’apparaîtra que, ce qui a
du plus essentiel, du côté de la nature avec
la beauté, ou du côté des êtres humains
au travers de l’amour et de l’amitié, sont
des éléments qualitatifs et non quantita-
tifs. Il s’agit donc de se donner le droit de
compter autrement et celui de ne pas tout
compter.
US : Dans une récente tribune dans
Le Monde, Claude Alphandéry,
Stéphane Hessel et Edgard
Morin ont affirmé : « Ce qui est
fantaisiste, c’est de penser que
nous pouvons continuer comme
avant. Ce qui est vraiment réaliste,
c’est de vouloir tout réinventer ».
Que pensez-vous de cette
réflexion ?
PV : En effet, le véritable réalisme est d’ar-
rêter cet effondrement programmé qu’est
celui aujourd’hui des formes politiques
et économiques dominantes qui sont
entrain de nous emmener à la catastrophe
écologique, sociale mais aussi financière.
On risque de se retrouver dans une
conjonction de crises majeures non seule-
ment de la zone euro mais aussi de la zone
dollars. On oublie de dire que depuis le
16 mai les Etats-Unis ont dépassé leur pla-
fond constitutionnel d’endettement. On
peut donc se retrouver dans une double
conjonction où les deux principales
monnaies du monde rentrent en crise
simultanément. Continuer à répondre
par des rustines ou aggraver la situation
en rajoutant de nouvelles injustices au
travers de nouveaux plans d’austérité
pendant que les plus riches engrangent
les avantages, crée une situation véritable-
ment révolutionnaire. Dans ce contexte,
reconstruire de la démocratie et croiser
celle-ci avec de la solidarité, c’est effec-
tivement le vrai réalisme de ce temps.
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Propos recueillis
par Antoine Janbon
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