Dossier © F. Stijepovic Philosophe et essayiste, Patrick Viveret explique le rôle que devrait jouer l’économie sociale et solidaire dans nos sociétés actuelles. « L’ESS constitue une proposition globale d’un autre vivre ensemble » Union Sociale : Economie et solidarité ne sont-ils pas des termes a priori antinomiques ? Patrick Viveret : Solidarité et économie ne devraient pas être des mots antinomiques puisque le sens premier du terme économie suppose un travail collaboratif de l’ensemble de l’humanité. Pourtant, notre économie s’est construite sur le triptyque compétition, rivalité et dureté. Evidemment, cette forme d’économie qui considère autrui comme un rival 22 permanent est en contradiction avec la solidarité. Par conséquent, le fait de reconstruire de l’économie en lien avec de la solidarité est une nécessité face au chaos que la forme dominante de l’économie de rivalité propose. US : Quel est le sens des premiers états généraux de l’ESS ? PV : Le fait que ces états généraux aient été préparés par des cahiers d’espérance montre qu’il ne s’agit pas simplement de la contestation d’un modèle dominant mais qu’il y a aussi des propositions. Il s’agit du trépied du rêve : une résistance créatrice qui n’est pas une révolte désespérée, une vision transformatrice et une expérimentation anticipatrice vers de nouvelles formes d’organisation, d’entreprenariat. En ce sens, les états généraux ont une double fonction : une fonction de démonstration face à une crise qui est en train de s’aggraver et une fonction d’interpellation dans le débat public. A l’approche d’échéances électorales fortes, UNION SOCIALE - Août-Septembre 2011 - N°249 E 12184 US249-AoutSept2011.indd 22 25/07/11 10:21 il faut défendre l’idée que l’économie sociale et solidaire n’est pas un secteur dans son coin mais constitue une proposition globale d’un autre vivre ensemble. US : Ce mouvement, ce modèle encore marginal, a-t-il des chances de se généraliser dans les prochaines décennies ? PV : Le modèle d’économie sociale et solidaire a des chances d’être partagé par tous, non seulement à cause de ses propres vertus, mais aussi parce que le modèle inverse, qui est le modèle de l’ultra capitalisme, est arrivé à un seuil d’insoutenabilité majeur. Il faut arrêter de confondre capitalisme et économie de marché. Le marché pour qu’il fonctionne a besoin de régulation notamment publique. La véritable économie de marché est celle où il y a de la concurrence mais au sens étymologique du terme qui veut dire « courir ensemble ». Il s’agit d’une émulation coopérative où l’on s’assure que tous les coureurs restent dans la course. Le capitalisme au contraire n’est pas dans une stratégie d’échanges mais dans une stratégie de puissance. Si on le laisse se développer, il détruit les logiques d’échanges. Il détruit les marchés et favorise une logique de guerre économique dans laquelle les perdants sont exclus de la course. On peut donc parfaitement imaginer une économie plurielle dans laquelle les avantages du marché et notamment ses aspects créatifs, soient coopératifs et solidaires. US : Vous parlez de rompre avec une forme de démesure. Comment pourrait-on la définir ? PV : Ce qui rend la crise systémique, qu’elle soit économique, sociale, écologique, financière et de plus en plus, politique, c’est la démesure au sens de ce que les Grecs appelaient l’hubris, c’est-àdire une logique d’excès. La démesure se retrouve dans le creusement des inégalités sociales quand à l’échelle mondiale la fortune personnelle de 225 personnes est équivalente au revenu cumulé de deux milliards et demi d’êtres humains. Mais le côté le plus spectaculaire de cette démesure réside dans l’économie financière. Il avait été montré que sur les 3 200 milliards de dollars qui s’échangeaient quotidiennement sur les marchés financiers, moins de 3 % correspondaient à des biens et des services réels. Face à cette démesure qui génère du mal-être et du mal de vivre, il faut construire des alternatives avec de la simplicité et de l’art de vivre. C’est ce que les sociétés d’Amérique du sud appellent de plus en plus, des sociétés du bien vivre. US : Pour compenser sa dureté, la société invente des moyens de compensation. De quels ordres sont-ils ? PV : Nous sommes dans des sociétés qui ne sont pas simplement des sociétés de consommation mais bien des sociétés de consolation. Au travers de la publicité on nous console en permanence. Devant la destruction écologique, on nous promet la beauté. Devant la rivalité par rapport à autrui on nous promet de l’amitié, de l’amour et la paix. Face au stress et l’absence de vie intérieure, on nous propose de la sérénité et de l’authenticité. Toutes ces promesses sont consolatrices de ce que la société de la rivalité nous empêche de vivre. C’est la raison pour laquelle il faut autant travailler la joie de vivre alternative à la maltraitance. En effet, quand il y a mal de vivre, il y a le risque, comme pour les individus dont certains ont des conduites addictives, d’avoir des sociétés toxicomanes. On ne traite pas la toxicomanie uniquement par le sevrage. Il faut aussi une espérance positive au terme de la cure pour se réorienter vers des stratégies du bien vivre. US : Vous dites que la société reste obsédée par les chiffres. Pourtant l’essentiel de la vie n’est pas évaluable. Pouvez-vous précisez votre pensée ? PV : L’un des paradoxes de nos sociétés est que plus elles sont dans la démesure, plus elles sont dans l’obsession de la mesure, en particulier de la mesure monétaire. Nous avons tellement perdu le contact avec les véritables richesses, qu’elles soient naturelles ou humaines, que nous sommes pris de vertiges et que nous cherchons à retrou- ver un contact avec la réalité au travers du chiffrage. Il faut pouvoir sortir de cette tendance et faire comprendre aux malades du chiffre que s’il s’agit de tout chiffrer, il faut chiffrer quantité de richesses qui ne rentrent pas habituellement dans nos évaluations. C’est là qu’apparaîtra que, ce qui a du plus essentiel, du côté de la nature avec la beauté, ou du côté des êtres humains au travers de l’amour et de l’amitié, sont des éléments qualitatifs et non quantitatifs. Il s’agit donc de se donner le droit de compter autrement et celui de ne pas tout compter. US : Dans une récente tribune dans Le Monde, Claude Alphandéry, Stéphane Hessel et Edgard Morin ont affirmé : « Ce qui est fantaisiste, c’est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c’est de vouloir tout réinventer ». Que pensez-vous de cette réflexion ? PV : En effet, le véritable réalisme est d’arrêter cet effondrement programmé qu’est celui aujourd’hui des formes politiques et économiques dominantes qui sont entrain de nous emmener à la catastrophe écologique, sociale mais aussi financière. On risque de se retrouver dans une conjonction de crises majeures non seulement de la zone euro mais aussi de la zone dollars. On oublie de dire que depuis le 16 mai les Etats-Unis ont dépassé leur plafond constitutionnel d’endettement. On peut donc se retrouver dans une double conjonction où les deux principales monnaies du monde rentrent en crise simultanément. Continuer à répondre par des rustines ou aggraver la situation en rajoutant de nouvelles injustices au travers de nouveaux plans d’austérité pendant que les plus riches engrangent les avantages, crée une situation véritablement révolutionnaire. Dans ce contexte, reconstruire de la démocratie et croiser celle-ci avec de la solidarité, c’est effectivement le vrai réalisme de ce temps. n Propos recueillis par Antoine Janbon UNION SOCIALE - Août-Septembre 2011 - N°249 E 12184 US249-AoutSept2011.indd 23 23 25/07/11 10:21