repères par Sandra Mignot Mortelle omerta sur la sexualité des seniors Quasiment invisibles dans l’épidémie de VIH en France, les plus de 50 ans représentent pourtant quelque 15 % des nouveaux diagnostics de séropositivité. Une omerta liée au tabou que représente la sexualité des seniors. Et un chiffre qui pourrait encore augmenter si une prévention spécifique n’est pas rapidement mise en place. Transversal n° 40 janvier-février repères « C’est une maladie de jeunes, on pense qu’on ne peut pas l’avoir », s’étonne encore Jeanne, 68 ans, dont l’infection au VIH a été dépistée en 1997. Originaire de la République démocratique du Congo, cette aimable grandmère fréquentant la maison d’Ikambere à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) pense que sa séropositivité est consécutive à une transfusion. « De toute façon, avant la maladie, j’avais déjà abandonné toute relation sexuelle : à mon âge, vous comprenez… » Ils sont pourtant nombreux en France ceux qui, comme elle, ont été touchés par le virus alors qu’ils ne s’estimaient plus concernés. Entre 2003 et 2006, quelque 15 % de l’ensemble des dépistages positifs 1 (source InVS) ont été enregistrés chez les plus de 50 ans. Des chiffres qui ne tiennent pas compte de la sous-déclaration que les spécialistes estiment importante parmi cette population. 26 Patients mal informés. Chaque médecin a un jour rencontré ces patients, souvent considérés un peu hors normes. Quand on leur pose la question, tous fouillent ainsi dans leurs dossiers pour se remémorer les situations. « Ce ne sont pas des patients que nous voyons très fréquemment dans notre service, explique Jacques Gasnault, neurologue et responsable de l’unité fonctionnelle de soins de suite et de réadaptation à l’hôpital Bicêtre (KremlinBicêtre). Nous voyons surtout des personnes contaminées depuis longtemps qui vieillissent avec le virus. » Avant de répondre sur l’âge précis du patient, tous soulignent également une interrogation : à partir de quand celui qui vient consulter est-il vraiment considéré comme âgé ? Car si les plus de 50 ans sont relativement nombreux parmi les nouveaux diagnostiqués, les plus de 60 ans représentent à peine 5 % des nouveaux cas. Ce basculement dans la catégorie « senior » n’est pas sans importance, puisque persiste dans notre société l’idée selon laquelle les personnes âgées n’auraient plus de sexualité. « Or, contrairement aux générations précédentes, les baby-boomers conservent une activité sexuelle », note Sylvie Cheneau, psychologue clinicienne au service des maladies infectieuses de l’hôpital Bicêtre. Ce que met en évidence la récente enquête nationale sur la sexualité des Français 2 : près de 90 % d’entre eux ont une activité sexuelle après 50 ans. Une sensible évolution, puisqu’en 1972, seuls 60 % des couples déclaraient avoir encore des rapports sexuels. Par ailleurs, différentes études étrangères soulignent le manque d’information ciblée dont témoignent les seniors. Au Canada, 27 % des personnes de plus de 65 ans s’estiment mal informées sur les moyens de prévention contre le VIH. Aux ÉtatsUnis, la majorité des plus de 50 ans déclarent ne pas recevoir suffisamment d’information sur ce virus. En France, aucune enquête équivalente n’a été menée au plan national. Mais seuls 6,5 % des appelants de Sida Info Service sont âgés de plus de 50 ans (alors que les plus de 60 ans représentent 21 % de la population en 2007 selon les données Insee). Médecins réticents. Peu conscients de cette évolution ou sous l’emprise de préjugés, les médecins traitants proposent peu le dépistage du VIH à leurs patients âgés de plus de 50 ans. « Certains confrères ont vraiment beaucoup de mal à se figurer qu’une vie sexuelle puisse perdurer, alors que nous avons déjà annoncé leur séropositivité à des gens parfois âgés de plus de 70 ans », souligne ainsi Denis Méchali, chef de service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Delafontaine (Saint-Denis). Or un âge supérieur à 50 ans est souvent associé à une découverte tardive de la séropositivité, une fois atteint le stade sida. En effet, l’immunité naturelle décline avec les années 2 Enquête 1 21 % des dépistages positifs du VIH en Guadeloupe. réalisée par l’Inserm, l’Ined et l’ANRS publiée en 2007 (lire Transversal n° 36, mai-juin 2007, p. 7). et l’évolution de l’infection semble s’accélérer. « Parmi ceux que j’ai rencontrés, beaucoup étaient en réanimation », précise Sylvie Cheneau, qui note un autre point commun entre ses patients : « Une sexualité vécue comme marginale, honteuse, parce qu’il s’agissait de pratiques homosexuelles extraconjugales, de rapports avec un partenaire beaucoup plus jeune ou initiés sur des lieux de drague. » Ce qui relève d’un préjugé plus large de nos sociétés : « Même lorsqu’il s’agit de rapports hétérosexuels entre deux personnes de plus de 60 ans, la sexualité est souvent vécue dans la culpabilité. » Jean-Pascal Iorio, psychologue au Kiosque, confirme : « Les personnes que j’ai reçues en consultation avaient été contaminées par voie sexuelle, mais vivaient leur sexualité avec une telle culpabilité que la prévention n’était pas systématique. » Une situation qui complique également la révélation de la séropositivité à l’entourage. Denis Méchali, dont les patients sont souvent d’origine étrangère, souligne notamment : « Il n’est pas usuel que les enfants, quel que soit leur âge, aient un regard sur la sexualité de leurs parents. » S’il faut en plus annoncer une relation extraconjugale, des rapports homosexuels ou bisexuels alors que l’on est père de famille… « Pour ceux qui ont transmis à leurs enfants une idée très conformiste de la sexualité, il sera d’autant plus difficile de parler de leur “déviance” présumée », résume Jean-Pascal Iorio. Les femmes ménopausées sont davantage exposées au VIH, en raison de la diminution de la lubrification vaginale et de l’amincissement des parois vaginales causé par les modifications hormonales. La muqueuse est donc plus sujette aux microtraumatismes qui peuvent intervenir durant le rapport sexuel, ce qui accroît le risque de contamination. Associant par ailleurs plus généralement le préservatif à un moyen de contraception, les femmes de plus de 50 ans l’utilisent moins souvent comme moyen de prévention. À lire : « HIV/aids in older adults. A case report and literature review », Inelmen E.M., Gasparini G., Enzi G., Geriatrics, vol. 60 – n° 9 – 2 005. © Stockxpertcom longue vie commune. « La prévention actuelle étant surtout ciblée sur les jeunes ou les populations à risque, les femmes ne se sentent pas concernées tant qu’elles sont en couple stable. » Médecins traitants et gynécologues n’abordent que rarement la question avec leurs patientes, même lors de consultations de contraception. « Or, si tout au long de la vie, on commençait par poser la question du risque au lieu de partir des moyens quand on parle contraception, il serait possible de maintenir un certain niveau d’information et une familiarité avec le préservatif. Il faut à chaque fois repartir du mode de vie et non d’un type de population prédéterminé », insiste-t-elle. Et ne jamais négliger d’évoquer la vie sexuelle d’un patient quel que soit son âge. « Le regard du soignant est capital, conclut Denis Méchali. Il faut être toujours à l’écoute, sans jugement, afin de permettre à tout patient qui nous consulte d’aborder sa vie sexuelle. » Transversal n° 40 janvier-février repères Prévention inadaptée. Pourtant, selon une récente étude de la société Senior Strategic, 26 % des 50-65 ans déclarent « vouloir mettre du piment dans leur vie sexuelle » en y ajoutant une tierce personne. « La sexualité se modifie avec l’âge, mais compte tenu des dysfonctions érectiles qui apparaissent chez les hommes, le préservatif est très peu utilisé, poursuit Sylvie Cheneau. Il y a donc un risque réel sur lequel les pouvoirs publics devraient se mobiliser en adaptant les messages de prévention. » Une évolution que Michel Ohayon, de Sida Info Service, confirme aussi chez les hommes gays : « Avec les années, il y a une exploration différente de la sexualité, éventuellement sans pénétration, mais par exemple avec partage d’un même lubrifiant, ce qui n’est pas sans risque. » Pour Sylvie Cheneau, les moyens de prévention sont en fait peu adaptés au corps des personnes âgées : fragilité de l’érection, diminution de la lubrification vaginale, voire descente d’organes, etc. « Même difficilement vécue, cette sexualité des personnes âgées existe, renchérit Michel Ohayon. Il faudrait commencer par la réhabiliter afin que les personnes s’autorisent pleinement à la vivre et puissent se protéger. » Carine Favier, médecin du Mouvement français pour le planning familial, souligne le manque d’information des femmes qui changent de vie après un divorce et une Davantage de risques pour les femmes 27 repères par Sandra Mignot La troisième vie de Jane Transversal n° 40 janvier-février repères Depuis 1995, Jane Fowler organise colloques et conférences aux États-Unis afin de montrer son visage, celui d’une grand-mère comme les autres, mais vivant avec le VIH. 28 Un matin de janvier 1991, la mauvaise nouvelle arrive par la poste. Une lettre mentionnant une « anomalie sanguine significative » alarme Jane, alors âgée de 55 ans. La compagnie d’assurances à laquelle elle souhaitait souscrire lui enjoint de contacter directement son médecin traitant pour en savoir plus. Au cabinet, ce dernier lui annonce sa séropositivité : « Je suis restée assommée, abasourdie par cette nouvelle. Je n’étais pas un homme gay, je n’avais jamais consommé de drogue ni subi de transfusion sanguine… Ma vie avait été plutôt tranquille et conventionnelle : mariée vierge et restée fidèle au long de 23 ans de vie commune, jusqu’à mon divorce au début des années 1980. » Remontant le fil de sa vie, de ses bilans médicaux et des quelques rencontres qui ont emmaillé sa vie de femme alors que le VIH n’était encore pour elle qu’une mystérieuse maladie affectant la population homosexuelle, elle retrouve celui qui a été à l’origine de sa contamination. « Ensuite, Jane Fowler © XXXXXX je suis restée 4 ans dans la honte. C’est une maladie tellement stigmatisante à mon âge. Et je ne connaissais personne dans mon entourage proche ou éloigné qui en soit atteint. » Une période où cette mère divorcée ne reste toutefois pas isolée. « J’en ai immédiatement parlé à mon fils et à mes parents, qui avaient alors 80 ans. Ils n’ont montré ni colère ni déception. Leur seule crainte était de me voir mourir avant eux. Il faut dire qu’à l’époque, les antirétroviraux n’étaient pas encore prescrits. » Jane peut également compter sur ses amis les plus proches. Puis en 1995, elle décide de sortir de son silence. « L’homme qui m’avait transmis le virus est mort. Je ne savais pas ce qui m’attendait, j’ai pensé que j’allais peut-être mourir moi aussi. Alors je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose de bien en montrant un autre visage de la séropositivité. » Depuis, elle a participé à la fondation du collectif National Association on HIV Over Fifty avant de créer son propre programme HIV Wisdom for Older Women en 2002. Sans relâche, Jane parcourt le pays d’est en ouest et du nord au sud. « Je participe à toutes les conférences où l’on m’invite, qu’elles soient destinées au grand public, aux spécialistes, aux personnes séropositives ou aux étudiants en médecine… Les soignants sont encore très surpris quand je leur dis que leurs parents et leurs grandsparents pourraient être contaminés lors de rapports sexuels. Les personnes âgées elles-mêmes pensent qu’elles n’ont rien à craindre. Moi je les encourage à demander le test de dépistage, à prendre cette initiative. Car trop de médecins leur disent encore, comme pour moi avant 1991 : “Oh non, le test, ce n’est pas pour vous !” » Être séropositif aux États-Unis n’est pas forcément plus aisé aujourd’hui. « Il reste difficile d’en parler à cause de la nature de cette maladie et de son mode de transmission, assure Jane. En général, les plus âgés le disent à peine à leur entourage le plus proche. J’imagine que c’est un peu plus facile pour ceux qui sont contaminés plus jeunes. » Et l’ancienne journaliste, désormais âgée de 72 ans, de reconnaître que la stigmatisation à l’égard des personnes atteintes a, malgré tout, globalement diminué parmi la population. « Les Américains en savent davantage sur les modes de transmission, donc ils ont moins peur. Mais le rejet reste très fort, surtout envers les personnes âgées parce qu’on considère qu’elles ne devraient pas avoir de relations sexuelles. Mais je sais que je n’aurais pas pu faire ce que je fais actuellement en 1991. » http://www.hivoverfifty.org/ – http://www.hivwisdom.org/