1 Dossier en hommage à Yves Bonnefoy juillet 2016 La contribution de Michèle Finck Yves Bonnefoy et la musique Florence Trocmé : vous avez bien connu Yves Bonnefoy, beaucoup travaillé sur son œuvre, beaucoup écrit à son sujet, beaucoup dialogué avec lui. Vous êtes vous-même une spécialiste reconnue du rapport de plusieurs grands écrivains, d’hier et d’aujourd’hui, à la musique. Que pouvez-vous dire du rapport d’Yves Bonnefoy à la musique ? Lequel est sans doute bien moins connu et mis en avant que son rapport avec la peinture ou la sculpture. Michèle Finck : Je voudrais dire d’abord que je réponds à vos questions d’une voix encore étranglée par la douleur. Mais cela a peut-être du sens parce que nous voici tout de suite au plus près du noyau central de l’œuvre. Je crois que la réception de l’œuvre d’Yves Bonnefoy est encombrée par quelques clichés à dépasser : le premier c’est qu’il s’agit d’une œuvre difficile ; le second, c’est qu’il est d’avantage un poète visuel tourné vers la peinture qu’un poète auditif tourné vers la musique (Rilke, duquel il est proche à plus d’un titre, souffre du même cliché). Or il suffit de coller son oreille tout contre un poème de Bonnefoy, d’écouter sa matière sonore, rythmique et silencieuse, si profonde et inentendue jusque là, pour être aussitôt, sans difficulté préalable, en contact immédiat avec le cœur battant de l’œuvre et pour comprendre que Bonnefoy est d’abord fondamentalement un musicien de la langue à l’écoute de la musique. Mais cette adhésion à la musique et à la musique verbale ne va pas cependant sans une condition sine qua non : pour que la musique d’un poème ou d’une œuvre du répertoire classique touche Yves Bonnefoy, il faut que ce ne soit pas une musique autarcique, éprise d’elle-même, close sur la beauté surouvragée de la forme (comme le cristal mallarméen), mais une musique qui sorte de la chrysalide de la forme, une musique traversée de tremblements, voire de fissures sonores et silencieuses, de syncopes rythmiques, par lesquelles elle se remet sans cesse en question. Voilà pourquoi j’ai commencé par dire que cela a peut-être du sens que je parle aujourd’hui de la musique pour Bonnefoy d’une voix étranglée, car ce qu’il aime justement ce sont les voix dans lesquels le sens advient par les tressaillements, les tremblements des cordes vocales : « Comme si au-delà de toute forme pure/Tremblât un autre chant et le seul absolu », écrit-il dans le poème de Hier régnant désert dédié à Kathleen Ferrier, qui condense tout son art poétique. Dès 1958 en effet, dans ce poème à la fois acte d’amour envers la musique et parole autodéfinitionnelle, toute l’œuvre est déjà là et la suite, d’une cohérence et d’une unité inouïes, ne sera que confirmation, approfondissement des intuitions présentes ici. Et s’il préfère la musique et les voix qui « tremblent », et bien c’est parce que l’on entend aussitôt par les failles acoustiques, par exemple par les alexandrins boiteux de onze syllabes du poème à Kathleen Ferrier, ce qu’est la vérité de la vie, « aujourd’hui ici » : la finitude, le temps, la mort. Mais aussi, fait décisif, parce que par les failles acoustiques, par les tremblements de la voix, la musique ne se complaît pas en ellemême mais s’ouvre à l’autre, à la précarité de l’autre, vers lequel toute la poésie de Bonnefoy est tendue. La musique en son pouvoir de compassion, qui communie avec les failles de l’autre par ses propres failles, voilà ce qu’Yves Bonnefoy aime et recherche plus que tout. FT : Il semblait dans un texte récent minimiser ses compétences en musique en se référant à un petit piano jouet de son enfance. Qu’en fut-il réellement ? Écoutait-il de la musique ? Quelle place avait-elle dans sa vie ? 2 MF : Ce qui est vrai, ce n’est qu’Yves Bonnefoy préfère la peinture à la musique, le visuel à l’auditif, mais que la musique n’est tout simplement pas native dans son expérience de la vie. Il a tenu à dire qu’il n’a pas eu dans l’enfance d’éducation musicale, en particulier pour souligner ce qui le sépare de Jouve, qui est pour lui une référence majeure dès qu’il s’agit de musique. Mais quand on a dit cela, il faut dire aussitôt autre chose d’essentiel. Il faut dire que si Yves Bonnefoy ne s’est pas tout de suite ouvert à la musique classique, il a été immédiatement sensible à ce que je me suis risqué à appeler « l’arrière-musique » (comme il parle d’ « arrière-pays ». Qu’est-ce que « l’arrière-musique » : c’est l’attention extrême et instinctive d’Yves Bonnefoy, dès l’enfance, à la musique de la terre (au Chant de la terre pourrait-on dire avec Mahler), c’est-à-dire en particulier à un cri d’oiseau dans un ravin qui est la clé de voûte de l’œuvre, mais aussi à ce que j’ai tenté de nommer le pianissimo de la « musique de paysage » (comme on parle de « peinture de paysage » : bruit d’eau, d’abeilles, de vent, de pas, de voix, de respiration, du souffle de la terre »). Et cela l’a formé dans ses goûts profonds et l’a prédisposé bien sûr à l’écoute plus tardive de la musique. Il me semble qu’entrer dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy par les sons et la musique, c’est entrer par une porte fondamentale, peut-être la plus importante. Je me permets de dire, pour parler de ma propre expérience qui peut valoir pour d’autres, que c’est cette porte que j’ai choisie. Quand j’ai découvert l’œuvre d’Yves Bonnefoy à vingt ans, au début des années 1980, par le poème à Kathleen Ferrier et que j’ai presque tout de suite après rencontré l’homme, j’ai été frappée par le fait qu’il avait déjà théorisé, avec une force et une rigueur extrêmes, les grands pans de son œuvre, en particulier son rapport au visible et aux arts visuels. J’ai mesuré aussitôt combien il était difficile de se frayer un passage entre l’œuvre et le discours sur l’œuvre, sans répéter peu ou prou le discours de l’œuvre elle-même (danger de la critique consacrée à Yves Bonnefoy). Mais j’ai perçu immédiatement qu’il restait au moins une entrée en quelque sorte presque totalement vierge : l’entrée par la musique et la voix. C’est pourquoi j’ai fondé mon premier livre, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, sur une triade herméneutique : le simple, le sens et le son. Et ce qui m’a semblé crucial, c’est que le son (parce qu’il échappe au concept) peut faire don, pour Yves Bonnefoy, non certes pas du « simple » et du « sens » désirés, qui toujours se dérobent, mais de la « sente étroite » (Basho) tendue vers le « simple » et le « sens ». Et entrant dan l’œuvre par la porte du son, j’ai découvert à quel point Yves Bonnefoy est sensible à la musique parce qu’elle lui parle plus que tout autre que de ce qu’il cherche, l’unité perdue et à retrouver, « l’Un » plotinien sous la gangue du concept, sont au centre de sa quête. Et en parlant aussi tout de suite avec lui, j’ai pris conscience de la place centrale de la musique dans son œuvre et dans sa vie (même si, à la fin, il me disait souvent qu’il était très gêné par des troubles liés à une forme atténuée de surdité et à des acouphènes qui bruissaient dans ses oreilles et l’empêchaient d’écouter, comme il l’aurait voulu, par exemple un œuvre de Messiaen qui l’intéressait. Quelle musique écoutait-il ? On peut décrire son parcours musical ainsi : de Mahler à Mozart et à nouveau Mahler. Pourquoi ces deux compositeurs ? Disons brièvement : Mahler, parce qu’il lui a semblé que ce compositeur, dans « l’adieu » du Chant de la terre, menait ce même combat de la forme et du non-formel, de la « forme » et de la « faille », qu’il menait lui-même en poésie. C’est pourquoi il était bouleversé dans cette œuvre par le « ewig, ewig » terminal chanté par Kathleen Ferrier : ce « balbutiant ewig de la fin », comme disait Adorno. Mozart, parce qu’il lui a semblé que ce compositeur posait comme nul autre la question de l’éros (Don Giovanni), et du dépassement possible de l’éros par l’agapè (la fin de Cosi), qu’il tente dans sa propre œuvre poétique. Mais à vrai dire, il est revenu à Mahler et à Kathleen Ferrier à la fin, en écrivant à nouveau deux poèmes inspirés par « l’adieu » du Chant de la terre : cet « adieu de cristal et de brume » a été essentiel pour lui jusqu’au bout. Mais il s’intéressait aussi à la musique contemporaine. J’ai parlé avec lui de Ligeti. Il m’interrogeait sur Scelsi, sur Boulez (à qui il a dédié un texte : « Mallarmé et le musicien »). Je crois d’ailleurs qu’il serait intéressant et neuf de réfléchir à une comparaison entre Bonnefoy et Boulez. Certes tout semble d’abord les séparer (et cette séparation elle-même est intéressante), en particulier la pensée de la « structure » primordiale pour Boulez et contestée radicalement pour Bonnefoy (la critique de 3 la « structure » rejoint sa critique de la « forme ». Mais par ailleurs on pourrait trouver beaucoup de points communs (plus de tonalité pour Boulez, plus d’hémistiches, de rimes et de primats de l’alexandrin pour Bonnefoy) ; sans sécurité (l’écoute n’est plus balisée par aucun garde-fou, l’oreille ne sait plus d’avance où elle va, finis les trois mouvements, le schéma aba, finies les formes poétiques fixes) ; enfin sans préjugé. Pour Boulez et Bonnefoy le maître mot est le mot dialogue : dialogue avec la poésie et les arts (Boulez), dialogue avec la musique et les arts (Bonnefoy). Et enfin une dernière pierre d’angle commune : l’obstination, au cœur de leurs deux pensées de la musique et de la poésie. Mais certes, la « fureur » qui rapproche Boulez de Char, le sépare aussi de Bonnefoy dont l’œuvre est totalement étrangère à la forme oraculaire. FT : Il y a eu donc le magnifique et bien connu poème dédié à la voix de Kathleen Ferrier. Je sais aussi qu’il aimait infiniment Monteverdi. Yves Bonnefoy avait-il un goût particulier pour la voix humaine ? Vous avez parlé dans votre essai Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy, de la question de la voix rauque, de la raucité ? Pourriez-vous en dire plus ? MF : J’ai pu faire l’hypothèse (à laquelle il a été très attentif) que toute son œuvre peut être articulée autour du point charnière qu’est le poème à Kathleen Ferrier. Avant ce poème, une tentation du nombre, de la fuite hors du temps (dans Douve) mais aussi une fascination pour Eliot et sa pensée de « la terre vaine » (dans la section « menaces du témoin » dans Hier régnant désert). Avec et après le poème à Kathleen Ferrier : une lutte contre le bonheur maléfique du nombre, une pensée du temps et de la finitude, mais aussi une tension vers la transgression positive qui laisse Eliot loin derrière lui et qui place au centre de sa propre œuvre le « ewig, ewig » de Mahler chanté par Kathleen Ferrier, contre la tentation du « never more » du « Corbeau » de Poe. Cela nous amène à votre question essentielle qui touche très juste : celle de son attention extrême à la voix humaine. Plus encore que la musique, ce qui lui importe en effet c’est la voix, avec son timbre unique pour chaque être, mais aussi encore une fois avec ses « imperfections » (« l’imperfection est la cime »), ses tremblements qui laissent l’émotion submerger la forme, comme on l’entend dans la voix de Kathleen Ferrier, qui peut s’écouter comme un paradigme permettant de comprendre toute l’œuvre de Bonnefoy. Si je ne devais retenir qu’un seul mot pour définir l’œuvre de Bonnefoy, je ne retiendrais pas immédiatement le mot « présence », comme cela a été beaucoup fait, mais le mot « voix » justement, en ce que la « voix » est fondamentalement pour lui ce qui fait don de la « présence » d’un être ou d’un poème. La poésie de Bonnefoy, on ne le dira jamais assez, est avant tout une poésie vocale. Tous ses poèmes, depuis Douve jusqu’au Désordre, sont des poèmes-voix. C’est le moment peut-être de dire ici que sa pensée de la musique ne peut se dissocier de la pensée du théâtre. Nous avions d’ailleurs un projet d’entretien qui n’a pu se faire en raison de sa maladie, mais dont il avait déjà fixé au mois de mai le titre : « Poésie, théâtre, musique ». Pourquoi ce lien décisif pour lui entre poésie, théâtre et musique, et bien justement parce que ce qui les réunit, c’est la primauté de la voix. Ce qu’il entend par théâtre, ce qu’il a recherché par exemple chez Shakespeare, ce qu’il a tenté de restituer dans ses traductions de cet auteur, c’est un théâtre non de texte mais de voix. À cet égard on peut dire que pour lui au théâtre, en musique, comme en poésie, il faut aller au-delà de l’œuvre, de la mise en scène, fermer les yeux pour voir vraiment par la voix. C’est le sens de la formule que j’ai placée en sous-titre de mon livre Giacometti et les poètes : si tu veux voir, écoute. Vers quoi se tourne cette écoute ? Et bien vers la voix qui s’ouvre au plus profond de chaque être et de chaque œuvre et qui est la preuve de sa légitimité et de son authenticité. Qu’est-ce que finalement la poésie, sinon ce que j’aimerais appeler : la preuve par la voix ? Et pour répondre tout à fait à votre question, il faut aussi que j’évoque la voix d’Yves Bonnefoy lui-même, qui est ce qui frappe aussitôt quand on le rencontre et d’avantage encore quand il lit son œuvre si intensément vocale. Une voix dont on se demande comment elle peut tout à coup surgir de son corps, une voix heurtée, profonde, sourde, rocailleuse, rugueuse, elle-même tremblante et 4 comme traversée de failles, une voix scandée dans laquelle on entend l’iambe fondamental libéré par le primat du rythme sur la signification des mots. Une voix qui, par la façon dont elle se défait de la forme grâce au rythme, au silence, aux intervalles entre les mots, et au travail des e muets, est aussitôt « présence ». J’ai en effet consacré une étude à la poétique de la « voix rauque » dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. « Rauque » était sa propre voix, je viens d’essayer de la dire. Mais « rauque » est aussi la « voix » de son œuvre. Pourquoi ? Et bien parce que la « raucité » est en quelque sorte le haut-fourneau transmutatoire par lequel Yves Bonnefoy descend de plus en plus profondément au centre de la voix pour l’ouvrir d’un coup à l’au-delà de la forme, au temps, à la matière, à l’autre. En quelque sorte, je dirais volontiers qu’Yves Bonnefoy a ajouté une corde à la lyre d’Orphée : la corde de la « raucité », une corde plus basse, une corde plus grave, laissant remonter le tréfonds de l’être, de sa précarité, de sa finitude. Certes sur ce point, l’œuvre « rauque » d’Yves Bonnefoy rejoint le travail sur la « raucité » de plusieurs de ses contemporains, de Dupin à Des Forêts. FT : Vous faites, dans ce même livre, une hypothèse importante à propos d’Yves Bonnefoy et de « l’épiphanie musicale », articulant deux termes si proches dans leur graphie, si lointains dans leur sens, apparemment, réparation et séparation. Pourriez-vous nous dire ce qu’il en est, après avoir éclairé, si vous voulez bien, ce concept d’épiphanie musicale. Je rappelle aussi que le sous-titre de votre essai est Le musicien panseur. MF : Oui, « séparation » et « réparation » me semblent les deux pôles autour desquels s’articulent tout le travail poétique d’Yves Bonnefoy. La prise de conscience de la « séparation » (ontologique et historique à la fois) est à l’origine et tout l’effort de la poésie de Bonnefoy dès le début consiste à essayer de « réparer » cette « séparation » dont le langage lui-même est une des causes majeures. Et comment tente-t-il cette « réparation » ? Avant tout, c’est mon hypothèse, par la musique et la musique verbale (son, rythme, silence, intervalles, souffle). Et la « réparation » est inachevable, toujours à recommencer, parce que la « séparation » ne cesse de la remettre en cause. On peut écouter, dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, se heurter l’une l’autre la conscience aiguë de la « séparation » (avec le monde, avec l’autre, avec soi-même, avec l’être) et l’effort immense de « réparation » obstinée. Et ce que j’appelle « épiphanie musicale », c’est justement le moment où la « séparation » semble un instant (mais un instant seulement) dépassée et qui advient, chez Yves Bonnefoy, tout particulièrement dans les moments musicaux de l’œuvre qui « réparent » ce que le langage conceptuel avait « séparé ». À cet égard « épiphanie musicale » et l’écoute de la voix de Kathleen Ferrier, car celle-ci est la révélation de cette transcendance dans l’immanence par laquelle se définit « l’épiphanie » pour Bonnefoy, l’avènement du sens par le son dans cette œuvre. Ce que j’appelle « le musicien panseur », c’est la capacité rayonnante qu’a le musicien non pas de guérir les plaies (et je voudrais remettre en cause le concept réducteur de « musicien guérisseur » qu’on emploie souvent) mais de les « panser » : c’est-à-dire de se pencher sur elles, d’inventer pour elles toutes sortes de « pansements » de l’âme, mais sans les guérir, en laissant les blessures apaisées mais toujours ouvertes, parce qu’elles sont notre vérité profonde, le signe distinctif de notre condition humaine et peut-être même de sa beauté. FT : pourriez-vous pour conclure évoquer quelques souvenirs personnels avec Yves Bonnefoy ? Conversations, écoutes… ? MF : Oui, je pourrais terminer par quelque chose qu’Yves Bonnefoy n’a jamais écrit, à ma connaissance, mais dont nous parlions ensemble. Je lui avais demandé, il y a longtemps déjà, quel était son instrument de musique préféré, et il m’avait répondu : le violoncelle. Sans doute comprend-on sans difficulté ce choix, à la lumière de ce que j’ai essayé de dire précédemment. 5 Instrument à voix basse et grave, le violoncelle n’est-il pas une forme d’équivalent instrumental de la tessiture de contralto qu’aime tant Yves Bonnefoy chez Kathleen Ferrier et qui hante toute son œuvre, par exemple « Sur les ailes de la musique » ? Instrument plus humble que le violon (trop facilement identifiable à une virtuosité et à une mise en relief de soi dont se défie beaucoup Yves Bonnefoy), le violoncelle n’a-t-il pas quelque chose de la modestie de ce choix du hautbois, à la fin des Grands moments d’un chanteur de Des Forêts qu’Yves Bonnefoy porte très haut dans La vérité de parole ? Récemment nous avons évoqué ensemble le concerto pour violoncelle de Dutilleux, Tout un monde lointain. « Nous en reparlerons » m’avait-il dit… Mais le temps ne nous a pas été donné pour cet échange, à jamais inachevé. Pour moi et nous tous désormais, un « absolu » s’est « perdu », comme autrefois, pour Yves Bonnefoy auditeur de « l’adieu » du Chant de la terre par Kathleen Ferrier. Yves Bonnefoy n’a-t-il pas lui-même invité à une lecture de la deuxième strophe de son poème selon le vecteur vertical de la rime en mettant en résonance ces deux vocables « absolu » et « perdu », dépositaires du sens ? Et la « voix mêlée de couleur grise » n’est-ce pas aussi pour nous désormais la sienne propre, telle que nous la gardons au plus profond de notre être, jusqu’à rebaptiser peut-être le poème : « À la voix d’Yves Bonnefoy » ? Toute douceur toute ironie se rassemblaient Pour un adieu de cristal et de brume. Les coups profonds du fer faisaient presque silence. La lumière du glaive s'était voilée. Je célèbre la voix mêlée de couleur grise Qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu Comme si au delà de toute forme pure Tremblât un autre chant et le seul absolu. O lumière et néant de la lumière, ô larmes Souriantes plus haut que l'angoisse ou l'espoir, O cygne. lieu réel dans l'irréelle eau sombre, O source, quand ce fut profondément le soir ! Il semble que tu connaisses les deux rives L'extrême joie et l'extrême douleur. Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière Il semble que tu puises de l'éternel. Michèle Finck