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MF : Ce qui est vrai, ce n’est qu’Yves Bonnefoy préfère la peinture à la musique, le visuel à l’auditif,
mais que la musique n’est tout simplement pas native dans son expérience de la vie. Il a tenu à dire
qu’il n’a pas eu dans l’enfance d’éducation musicale, en particulier pour souligner ce qui le sépare
de Jouve, qui est pour lui une référence majeure dès qu’il s’agit de musique. Mais quand on a dit
cela, il faut dire aussitôt autre chose d’essentiel. Il faut dire que si Yves Bonnefoy ne s’est pas tout
de suite ouvert à la musique classique, il a été immédiatement sensible à ce que je me suis risqué à
appeler « l’arrière-musique » (comme il parle d’ « arrière-pays ». Qu’est-ce que « l’arrière-musique » :
c’est l’attention extrême et instinctive d’Yves Bonnefoy, dès l’enfance, à la musique de la terre (au
Chant de la terre pourrait-on dire avec Mahler), c’est-à-dire en particulier à un cri d’oiseau dans un
ravin qui est la clé de voûte de l’œuvre, mais aussi à ce que j’ai tenté de nommer le pianissimo de la
« musique de paysage » (comme on parle de « peinture de paysage » : bruit d’eau, d’abeilles, de vent,
de pas, de voix, de respiration, du souffle de la terre »). Et cela l’a formé dans ses goûts profonds
et l’a prédisposé bien sûr à l’écoute plus tardive de la musique.
Il me semble qu’entrer dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy par les sons et la musique, c’est entrer par
une porte fondamentale, peut-être la plus importante. Je me permets de dire, pour parler de ma
propre expérience qui peut valoir pour d’autres, que c’est cette porte que j’ai choisie. Quand j’ai
découvert l’œuvre d’Yves Bonnefoy à vingt ans, au début des années 1980, par le poème à Kathleen
Ferrier et que j’ai presque tout de suite après rencontré l’homme, j’ai été frappée par le fait qu’il
avait déjà théorisé, avec une force et une rigueur extrêmes, les grands pans de son œuvre, en
particulier son rapport au visible et aux arts visuels. J’ai mesuré aussitôt combien il était difficile de
se frayer un passage entre l’œuvre et le discours sur l’œuvre, sans répéter peu ou prou le discours
de l’œuvre elle-même (danger de la critique consacrée à Yves Bonnefoy). Mais j’ai perçu
immédiatement qu’il restait au moins une entrée en quelque sorte presque totalement vierge :
l’entrée par la musique et la voix. C’est pourquoi j’ai fondé mon premier livre, Yves Bonnefoy, le simple
et le sens, sur une triade herméneutique : le simple, le sens et le son. Et ce qui m’a semblé crucial,
c’est que le son (parce qu’il échappe au concept) peut faire don, pour Yves Bonnefoy, non certes
pas du « simple » et du « sens » désirés, qui toujours se dérobent, mais de la « sente étroite » (Basho)
tendue vers le « simple » et le « sens ». Et entrant dan l’œuvre par la porte du son, j’ai découvert à
quel point Yves Bonnefoy est sensible à la musique parce qu’elle lui parle plus que tout autre que
de ce qu’il cherche, l’unité perdue et à retrouver, « l’Un » plotinien sous la gangue du concept, sont
au centre de sa quête. Et en parlant aussi tout de suite avec lui, j’ai pris conscience de la place
centrale de la musique dans son œuvre et dans sa vie (même si, à la fin, il me disait souvent qu’il
était très gêné par des troubles liés à une forme atténuée de surdité et à des acouphènes qui
bruissaient dans ses oreilles et l’empêchaient d’écouter, comme il l’aurait voulu, par exemple un
œuvre de Messiaen qui l’intéressait.
Quelle musique écoutait-il ? On peut décrire son parcours musical ainsi : de Mahler à Mozart et à
nouveau Mahler. Pourquoi ces deux compositeurs ? Disons brièvement : Mahler, parce qu’il lui a
semblé que ce compositeur, dans « l’adieu » du Chant de la terre, menait ce même combat de la forme
et du non-formel, de la « forme » et de la « faille », qu’il menait lui-même en poésie. C’est pourquoi
il était bouleversé dans cette œuvre par le « ewig, ewig » terminal chanté par Kathleen Ferrier : ce
« balbutiant ewig de la fin », comme disait Adorno. Mozart, parce qu’il lui a semblé que ce
compositeur posait comme nul autre la question de l’éros (Don Giovanni), et du dépassement
possible de l’éros par l’agapè (la fin de Cosi), qu’il tente dans sa propre œuvre poétique. Mais à vrai
dire, il est revenu à Mahler et à Kathleen Ferrier à la fin, en écrivant à nouveau deux poèmes inspirés
par « l’adieu » du Chant de la terre : cet « adieu de cristal et de brume » a été essentiel pour lui jusqu’au
bout.
Mais il s’intéressait aussi à la musique contemporaine. J’ai parlé avec lui de Ligeti. Il m’interrogeait
sur Scelsi, sur Boulez (à qui il a dédié un texte : « Mallarmé et le musicien »). Je crois d’ailleurs qu’il
serait intéressant et neuf de réfléchir à une comparaison entre Bonnefoy et Boulez. Certes tout
semble d’abord les séparer (et cette séparation elle-même est intéressante), en particulier la pensée
de la « structure » primordiale pour Boulez et contestée radicalement pour Bonnefoy (la critique de