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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE MONDES ANCIENS ET MÉDIÉVAUX
T H È S E
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Histoire des religions et anthropologie religieuse
Présentée et soutenue par :
Emmanuel SCHIEBER
le : 8 février 2016
Le retour à Sion : de l'idéalisme au pragmatisme
de Rabbi Juda ha-asid aux disciples du Gaon de Vilna
Sous la direction de :
M. Paul FENTON- Professeur des Universités, Paris- Sorbonne
Membres du jury :
M. Jean BAUMGARTEN– Directeur de recherche, CNRS, EHESS
M. Alessandro GUETTA - Professeur des Universités, Paris INALCO
M. Abraham WEINGORT– Professeur des Universités, Paris Panthéon-Sorbonne
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Introduction
Depuis la destruction du Second temple en 70 de l'ère commune et leur expulsion de la Terre
sainte, les Juifs ne cessèrent d'espérer y retourner. Au fil des siècles, se développa un
mouvement plus ample, qu’il s’agisse de pèlerinages ou même d’une véritable immigration
(l'ʼaliyāh). Durant le XIIIème siècle plusieurs Tossaphistes partirent de France et
d'Angleterre dans ce qui fut surnommé « l' ʼaliyāh des trois cents rabbins », parmi eux Rabbi
Yehiel de Paris en 1258. Ces mouvements furent motivés par des aspirations millénaires et
furent dirigés principalement vers Jérusalem
1
. Par la suite, l'attente messianique fut
exacerbée par un certain nombre d'évènements marquants.
À l'ère moderne, le changement le plus significatif au sein de la diaspora fut consécutif à
l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492. Cet évènement causa un choc très profond au sein
de la communauté juive : des centaines de milliers de Juifs durent quitter l'Espagne, ou bien
alors se convertir. Centrale à cette époque, l'importance du judaïsme espagnol aussi bien
aux plans quantitatif que qualitatif développa en son sein la perception très profonde que
cette expulsion constituait en tous points un événement « à caractère divin » et très
certainement le début d'une ère messianique. La majeure partie des expulsés s'installèrent
dans l'empire ottoman qui - dans le sillage des terribles massacres de Juifs en terres
chrétiennes, tant au moment des croisades que plus tard dans l’Espagne des Rois catholiques
- fut perçu comme étant en principe plus tolérant. Concernant les communautés d'Europe de
l'Est, l’année 1648 vit la fin de « l’âge d’or » du judaïsme polonais, dans le sillage du
soulèvement d’une partie de la paysannerie ukrainienne (mené par Bogdan Chmielnicki) et
des massacres qui s’en suivirent.
Mais d’autres bouleversements allaient bientôt surgir ! En effet, moins de quinze ans plus
tard, Sabbataï Zvi, un Juif turc à Smyrne (actuellement Izmir) en 1626, allait
autoproclamer sa messianité et son statut de « sauveur » du peuple juif dispersé. Ses paroles
et surtout l’imminence de la délivrance qu’elles annonçaient soulevèrent une grande
vague d’espoir messianique au sein de l’ensemble du peuple juif. Son apostasie à l’automne
1666 conduira de nombreuses communautés ayant placé toute leur foi et leur attente du salut
dans ses paroles à un profond désarroi.
Majoritairement originaires de pays arabes, la plupart des Juifs de Palestine étaient habitués
au statut diffamant de dhimmi, de ses règles et implications. Or l’arrivée en Palestine en 1700
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Reiner, Elchanan, Pilgrims and Pilgrimage to Erez Israel 1099-1517, Thèse de Doctorat, Université hébraïque
de Jérusalem, 1988 (en héb.).
3
de nombreux Juifs ashkénazes menés par R. Juda ha-asid (1660-1700) - qui avaient une
mentalité, une langue et une tenue vestimentaire assez particulières - éveilla une attitude
fortement hostile au sein de la population musulmane locale. Ce mouvement d'ʽaliyāh -
de « monter » - vers la Terre sainte, fut a priori bien organisé. Plusieurs Juifs riches
d'Allemagne et d'Hongrie le financèrent, et dès 1699 plusieurs maisons furent achetées à
Jérusalem. Mais le décès soudain de R. Juda ha-asid laissa la communauté dans des dettes
importantes et en 1720 les musulmans brulèrent la "cour des Juifs" et expulsèrent les
Ashkénazes de la ville.
La même année voit la naissance de Eliyyāhū ben Shlomo Zalman, surnomle Gaon de
Vilna (1720-1797), qui devint une sommi hors norme du judaïsme lituanien. Le Gaon
intervint dans tous les domaines de la Torah ainsi que dans celui des sciences profanes. Il
tenta lui-même de monter à Jérusalem, pour des raisons obscures ce projet ne se réalisa pas
mais ses disciples- les pĕrūšīm les abstèmes- furent tous impliqués dans un mouvement
d'immigration important qui commença officiellement en 1808 et dura plusieurs dizaines
d'années.
Au sujet des motivations du Gaon ainsi que de ses disciples s'est développée une polémique
acerbe au sein d'historiens et chercheurs israéliens de renom qui perdure depuis plus de trente
ans. Pour certains (Morgenstern, Shuchat) tous ces mouvements d'ʽaliyāh furent motivés et
orientés dans la perspective de la rédemption censée arriver en 5600. Israel Bartal, historien
« moderne » écrit à ce sujet : « Cette doctrine n'est pas nouvelle… Mais sous sa forme
actuelle, il s'agit d'un conflit entre, d'une part, la recherche historique critique et, d’autre
part, une tendance à lire dans les sources l'annonce d'un nationalisme moderne religieux-
sioniste messianique prétendant utiliser des outils de recherche
2
». Jacob Barnai pour sa part
prétend qu'« il n'y a aucun débat sur le pouvoir ottoman ni local ni central, ni sur les
changements relatifs au statut des résidents de Jérusalem, tant Juifs que non-Juifs, ni sur les
Capitulations. Il semble que Morgenstern ne s'intéresse pas à l'histoire de la Palestine et de
l'Empire Ottoman, comme si le Yishuv vivait en autarcie loin de toute population non-juive
3
».
Morgenstern rétorque en accusant que « derrière l'acte d'ignorer l'ʽaliyāh des disciples du
Gaon, se cache une idéologie : le désir de remettre en cause le fait que c'est l'implantation
des Pĕrūšīm à Jérusalem qui engendra le changement démographique ayant réussi à
2
Bartal, Israel, Exiles in the Homeland, Essays, Jérusalem, Hassifria Ha-šiyonit, 1994, p. 14 (en héb.).
3
Barnai, Jacob, « Book Reviews: Arie Morgenstern, The Return to Jerusalem », Zion 73 (2008), p. 375
(en
héb.)
.
4
transformer la minori opprimée des Juifs en une population devenue la majorité
absolue…».
4
Méthodologie
En vue de bien appréhender la position du Gaon de Vilna au sein de la communauté et face à
ses disciples, il fut nécessaire, dans la première partie de notre étude, de réexaminer la
biographie du Gaon à partir de sources fiables. Ce qui nous amena à vérifier le degré
d'exactitude des biographies existantes et à tenter de reconstituer le plus fidèlement possible
les récits décrivant la vie du Gaon, son implication communautaire, sa tentative de monter
lui-même à Jérusalem, tout en essayant de mieux cerner qui étaient ses disciples.
Pour ce qui concerne les enseignements du Gaon sur les sujets capitaux de la Terre sainte et
de la rédemption du peuple juif, certains historiens ont puisé leurs sources dans une série de
livres publiés par des membres de la famille Riveline lors des années 1948-1960, le plus
connu de ces écrits s’intitulant le Qōl ha-Tōr. Or, il s’avère que ces ouvrages sont très
controversés, ce qui nécessita d'analyser leurs degrés d'authenticité se fondant sur l’examen
de différents manuscrits et d’éditions imprimées. Cela nous obligea à examiner ce que fut la
position du Gaon relative à la rédemption du peuple juif et à la Terre sainte à travers ses
propres enseignements : une direction de travail tout à fait unique et inédite car les rares
ouvrages écrits sur ce sujet rapportent surtout les enseignements émanant de divers rabbins
sans parvenir à définir la position spécifique du Gaon lui-même.
Première partie - La place d'Ērēṣ Israël dans le processus de la rédemption :
l'émergence de l'approche pragmatique de R. Juda ha-asid au Gaon du Vilna
Pour certains historiens (Dinur, Shazar, Yaari) le mouvement organisé par R. Juda ha-asid
fut le début d'une ère nouvelle dans la vie du Yishuv- l'implantation juive de Palestine. Mais
les opinions sévères de Scholem et Banayahu considérant la « confrérie sainte » de R. Juda
comme une continuation hallucinée du sabbataïsme devinrent la référence. Dans le cadre de
cette étude, il fut nécessaire d'analyser les caractéristiques de ce mouvement d'ʽaliyāh et ses
conséquences. Une recherche sur la position exacte de R. Juda ha-asid au sein du judaïsme
4
Morgenstern, Arie, Striving for Zion: Messianism after the Sabbatean Crisis, Jérusalem, Maor, 2015, pp. 477-
486 et 527-530 (en héb.).
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rabbinique normatif montre une image beaucoup plus nuancée que celle donnée par
Scholem, ce qui explique le respect profond qu'éprouvaient les pĕrūšīm pour R. Juda.
Sans conteste, le Gaon de Vilna est considéré jusqu'à nos jours parmi tous les Sages de sa
génération comme une figure exceptionnelle et hors du commun. Mais hormis ces superlatifs,
nous n'avons guère pu trouver une analyse en profondeur ayant expliqué le sens réel de sa
grandeur. Aussi devions-nous passer attentivement au crible ses enseignements et ses écrits
afin d’en dégager les aspects centraux qui ont fait de lui une telle personnalité. Il s'avère que
le Gaon a écrit des commentaires et annotations sur tous les ouvrages fondateurs de la Torah,
et cela afin d’atteindre et de parfaire un réel degré de connaissance. Ainsi, pour lui, était-il
indispensable de connaitre parfaitement toute la Loi écrite et la Loi orale, sans manquer
aucune étape. Tout à fait unique en son genre à son époque, cette approche est spécifique à la
doctrine du Gaon : être à même de retrouver tout enseignement dans sa version originelle et
revenir aux sources authentiques de l'étude juive. À la différence de l'enseignement
traditionnel le maître dispense régulièrement des cours à des classes déjà constituées, le
Gaon a beaucoup innové en initiant des relations privilégiées et plus personnelles entre le
maître et son élève. En effet, déclare son fils R. Abraham, « son but n'était pas d'imprimer des
livres, mais de dévoiler les profondeurs de la Torah à ses élèves »
5
. Il est important de
souligner que contrairement à une image rependue montrant le Gaon comme un érudit ascète
déconnecté de la communauté, des documents originaux cités par Klausner montrent que le
Maître de Vilna était impliqué dans la vie communautaire et recevait même un salaire correct
pour cela. Le conflit qui l'opposa au mouvement asidique provenait aussi de ce sentiment de
responsabilité, le Gaon voyant dans l'émergence du asidisme un grand danger pour le peuple
juif.
La doctrine du Gaon concernant la relation du peuple juif avec la Terre d'Israel et sa
rédemption
La question de la réaction- passive ou bien proactive- que doit avoir le peuple juif face au
décret de l'exil date déjà de l'époque talmudique. Le Talmud rapporte une version selon
laquelle le peuple est assermenté de ne rien faire pour avancer la rédemption, ce qui est
surnommé « les trois serments »
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. Une polémique ardue s'est développée autour de ce thème.
Le Gaon de Vilna pense que ce passage talmudique n'a pas était retenu et préconise au
contraire une attitude active en stipulant l'obligation de monter en Terre sainte. Une étude de
ses enseignements montre sa doctrine concernant les deux messies joséphien et davidique et
5
R. Abraham ben Eliyyāhū, Saʽarat Eliyyāhū, Varsovie, Éditeur Barūḵ, 1877, p. 28.
6
Talmud de Babylone Kĕtūbbōt 111a.
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