Document 1 : Dans les
Lettres Persanes
(1721) de Montesquieu, deux lettres évoquent le sort des juifs.
Edition originale dite de Cologne, par pierre Marteau, 1721.
LETTRE IX
Usbek à Ibben – À Smirne
Tu me demandes s'il y a des juifs en France ? Saches que partout où il y a de l'argent, il y a
des juifs. Tu me demandes ce qu'ils y font ? Précisément ce qu'ils font en Perse : rien ne
ressemble plus à un juif d'Asie, qu'un juif européen.
Il font paraître, chez les chrétiens, comme parmi nous, une obstination invincible pour leur
religion, qui va jusqu'à la folie.
La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la terre,
je veux dire le mahométisme, et le christianisme : ou plutôt, c'est une mère qui a engendré
deux filles qui l'ont accablée de mille plaies : car, en fait de religion, les plus proches sont les
plus grandes ennemies. Mais, quelque mauvais traitements qu'elle en ait reçu, elle ne laisse
pas de se glorifier de les avoir mises au monde : elle se sert de l'une et de l'autre, pour
embrasser le monde entier, tandis que, d'un autre côté, sa vieillesse vénérable embrasse tous
les temps.
Les juifs se regardent donc comme la source de toute sainteté, et l'origine de toute religion :
ils nous regardent, au contraire, comme des hérétiques qui ont changé la loi, ou plutôt comme
des juifs rebelles.
Si le changement s'était fait insensiblement, ils croient qu'ils auraient été facilement séduits ;
mais, comme il s'est fait tout à coup et d'une manière violente, comme ils peuvent marquer le
jour et l'heure de l'une et de l'autre naissance, ils se scandalisent de trouver en nous des
âges, et se tiennent fermes à une religion que le monde même n'a pas précédée.
Ils n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à celui dont ils jouissent. On commence à se
défaire, parmi les chrétiens, de cet esprit d'intolérance qui les animait : on s'est mal trouvé
en Espagne de les avoir chassés, et en France d'avoir fatigué des chrétiens dont la croyance
différait un peu de celle du prince (1). On s'est aperçu que le zèle pour les progrès de la
religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour elle ; et que, pour l'aimer et
l'observer, il n'est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent pas.
Il serait à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi sensément, sur cet article, que les
chrétiens ; que l'on pût une bonne fois faire la paix entre Hali et Abubeker (2), et laisser à
dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes. Je voudrais qu'on les honorât par
des actes de vénération et de respect, et non pas par de vaines préférences ; et qu'on