CINQUIÈME SUJET - HOBBES (1588-1679) THOMAS HOBBES ET LE LÉVIATHAN De même que pour parvenir à la paix et grâce à celle-ci à leur propre conservation, les humains ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons un état, de même ils ont fabriqué des chaînes artificielles appelées lois civiles. Thomas Hobbes Léviathan, chapitre 21 I PRÉSENTATION 1 - Thomas Hobbes et le début des réflexions sur l’état de nature (status naturalis) et le contrat social 2 - Un auteur du foyer anglais de la première partie du 17ème siècle 3 - Ses relations avec les autres philosophes de son temps 4 - Une œuvre philosophique entièrement liée aux déchirements politico-religieux de son temps II ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES (1588-1679) 1 - Des origines familiales modestes à Malmesbury, dans le Derbyshire 2 - De 1603 à 1608, ses études à Oxford où il obtient le degré de Bachelor of Arts 3 - Il entre au service des Cadendish, les comtes de Devonshire, comme précepteur 4 - En 1610, 1er voyage en France, Italie et Allemagne comme précepteur de William Cavendish 5 - En 1629-1631, son deuxième voyage en France et en Italie pour le fils du comte de Clifton 6 - À cette époque, le début de son intérêt pour la géométrie et les sciences 7 - En 1634-1637, son troisième voyage en France et en Italie 8 - Durant ce séjour parisien, il fréquente le père Mersenne et la société savante parisienne 9 - En 1640, royaliste, Hobbes quitte Londres et s’exile à Paris jusqu’en 1651 10 - En 1641, éclate la polémique avec Descartes à propos de ses Méditations 11 - En 1647-1648, il est nommé professeur de mathématiques du jeune prince de Galles, le futur Charles II 12 - En 1651, son retour en Angleterre et la publication du Léviathan 13 - Le début de violentes polémiques, où il est accusé d’athéisme 14 - En parallèle, des polémiques suscitées par des publications mathématiques et scientifiques 15 - En 1660, à la restauration de Charles II, il devient un familier du roi 16 - En 1667, le parlement édite un loi qui vise le Léviathan et menace son auteur 17 - En raison de cela, il se retire un peu de la vie publique à 79 ans ! 18 - Sa mort le 4 décembre 1679 III SON ŒUVRE 1 - Une œuvre tournée vers les sciences et la politique 2 - Une œuvre publiée tardivement, donnant l’impression qu’il vient après Descartes 3 - Les principaux ouvrages de Hobbes classés par genre A - Des traductions en latin B - Des œuvres scientifiques, sur la physique et la géométrie - Short Tract on First Principles (1630) - Tractatus opticus, 1640 (publié en 1644 par Mersenne) - Six Lessons to the Professors of the Mathematics (1656) - Examinatio et emendatio mathematicae hodiernae (1660) - Dialogus physicus de natura aeris (1661) - Quadrature du cercle, cubature de la sphère, duplication du cube (1669) C - Des œuvres politiques - Elements of Law, Natural and Politic (1640, publié en 1650) - Le leviathan (1651) - Béhémoth ou Le Long Parlement (1660-1668, publié en 1682) Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 101 - Historia ecclesiastica carmine elegiaco concinnata (1660, publié en 1688) - A Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England (1666) - An Historical Narration concerning Heresy, and the Punishment thereof (1666) - An Answer to a Book Published by Dr. Bramhall (1667, publié en 1682) D - Livres philosophiques - Troisièmes Objections aux Méditations sur la philosophie première de Descartes, 1640 - Le projet des Elementa philosophiae - De cive - Du citoyen, 1642 (troisième partie) - De corpore, 1655 (première partie) - De homine, 1658 (deuxieme partie) - Of Liberty and Necessity (1645) publié sans l’accord de Hobbes en 1654) - Human Nature, De la Nature Humaine (1650, une partie de ces éléments ) - De Corpore Politico (1650, une partie de ces éléments) - The questions concerning Liverty, Necessity and Chance (1656) E - Une autobiographie en 1672 4 - Son livre majeur : Le léviathan, 1651 IV PRINCIPALES THÈSES DE LA PENSÉE POLITIQUE DE HOBBES 1 - Une double opposition à la scolastique et à son néoaristotélicisme 2 - le projet de donner à la politique un statut scientifique et répondre aux difficultés de son temps 3 - Une conception mécanisme de l’univers, un modèle mécaniste et matérialiste 4 - Sa théorie de la vie, une conception mécaniste 5 - Sa conception de l’homme, comme animal passionnel 6 - Sa théorie de l’état naturel (status naturalis) : bellum omnium contra omnes A - Une théorisation complète et conséquente de l’état naturel B - Il définit l’homme par ses passions animales et non comme animal politique C - Une fiction théorique pour faire comprendre l’apport de l’état, ... pourtant ? D - L’état naturel de l’homme est une situation de guerre de chacun contre tous E - Les raisons anthropologiques de cela F - Une situation sans loi, sans juge, sans police - dominée par l’angoisse de la violence et de la mort G - Une situation qui nuit à toutes les productions de la civilisation F - Hobbes rappelle que même dans les sociétés il existe des dispositifs liés à cela 7 - Le contrat social, le passage de l’état naturel à l’état civil A - Le contrat social permet de répondre positivement à cette situation négative B - Un contrat fondé par la peur de la mort, pour assurer sa vie en proposant la paix à tous C - Une sortie de l’état de nature dictée par la raison et par nos passions D - Des lois de nature, mais pas des droits naturels E - Un renoncement volontaire et rationnel à ses droits, condition de la paix civile F - La création d’une puissance commune souveraine, le léviathan, entre les mains du souverain G - Un contrat essentiellement sécuritaire, pour se protéger de l’état de nature 8 - Le Commonwealth, l’état et le souverain A - Par le contrat social, un mécanisme artificiel et rationnel se substitue au mécanisme naturel de la violence B - Une analogie entre le corps de l’homme et le corps politique C - Le corps politique, corps artificiel créé à partir de corps naturels instables D - Il fout donc un pouvoir commun tout-puissant qui imposera la paix et la loi à tous E - Le souverain concentre tous les pouvoirs et détient la souveraineté F - Le souverain est l’âme du Léviathan, qui donne vie et mouvement au corps social G - Sa légitimité repose sur sa puissance, garantie de sa fonction H - Seule l’omnipotence de l’état rend possible l’accomplissement de sa fonction Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 102 I - Un souverain absolutiste, qui dispose d’un pouvoir absolu, unique, indivisible, irrésistible J - Les citoyens sont liés par le contrat social, pas le souverain ou l’état K - Il est au-dessus de tous les pouvoirs L - Un état qui crée les lois et la justice, il définit le juste et l’injuste M - Un état qui fonde la moralité et moralise l’homme N - Un état fondé par l’ordre humain, et non sur un ordre ecclésiastique ou religieux 10 - Le Léviathan et la religion A - La soumission des pouvoirs ecclésiastiques à l’état B - La restriction du pouvoir ecclésiastique à l’enseignement C - La subordination du pouvoir religieux au pouvoir politique D - Le souverain doit décider des questions religieuses 11 - Un état puissant, mais un “dieu mortel”, les causes de dissolution de l’état A - Un pouvoir mortel B - Les causes de disparition de l’état C - Les connaître pour assurer la pérennité de l’état et éviter le retour à la guerre civile 12 - Des limites de l’état souverain A - L’erreur de l’interprétation totalitaire : ni tyrannie, ni totalitarisme B - La clef de voûte vitaliste de son mécanisme fonde le droit de se défendre contre l’état C - C’est un droit inaliénable et imprescriptible, même dans l’état D - Les limites du pouvoir de l’état par les tendances naturelles et les lois de nature E - Les limites de l’état de droit F - Éviter les actes d’hostilité de l’état à l’égard des sujets 13 - Les obligations politiques du souverain fondent un despotisme éclairé A - Les obligations politiques du souverain B - La parfaite rationalité du souverain pour une machine parfaitement rationnelle C - L’intérêt du souverain se confond avec l’intérêt général D - Le souverain ne doit accomplir que le bien de l’état E - Le principe du despotisme éclairé, le pouvoir rend philosophe V CONCLUSION 1 - Une théorie politique tellement proche et différente de celle de Grotius 2 - L’inversion actuelle du sens de la lecture des thèses de Hobbes 3 - Une philosophie politique ultracontextuelle, mais qui transcende son origine 4 - Une théorie philosophique “chewing gum” 5 - Une influence philosophique considérable, pas seulement en politique 6 - Une référence incontournable, parfois réduite à des clichés bien loin de Hobbes ORA ET LABORA Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 103 Document 1 : Portrait de Thomas Hobbes par John Michael Wright (1617-1694) vers 1660. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 104 Document 2 : Thomas Hobbes fit ses études à Oxford au Hertford College. La photo du bas est une vue du célèbre pont des Soupirs du Hertford College, qui relie deux parties du collège. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 105 Document 3 : Hobbes s’intéressa aux questions scientifiques de son temps, autant pour la physique que pour les questions anatomiques et médicales. La publication des travaux de William Harvey sur la circulation sanguine jouèrent un rôle important sur ces idées concernant le fonctionnement du corps humain. C’est le 17 avril 1616, à la chaire de la faculté de médecine de Londres sa première conférence sur la circulation du sang alors que la plupart des médecins suivaient alors les idées de Galien qui avait commis de grosses erreurs. Il publie en 1628 son célèbre traité Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus : Exercice anatomique sur le mouvement du cœur et du sang chez les animaux. Portrait de Harvey vers 1627 (National Portrait Gallery, artiste inconnu). Document 4 : Le père minime Marin Mersenne (1588-1648) joua un immense rôle dans la constitution de la science européenne du début du 17ème siècle. C’est par son intermédiaire que Hobbes et Descartes furent en contact, comme la plupart des grands savants de son époque. Il fut intellectuellement proche de Hobbes et de Gassendi, célèbre atomiste de cette époque. En 1641, il provoque les objections de Hobbes et de Gassendi aux Méditations de Descartes, et publie peu après le manuscrit de ces méditations, de ces critiques et des réponses de l'auteur. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 106 Document 5 : La pensée de Hobbes s’inscrit aussi dans une certaine tradition empiriste anglaise qu’il ne pouvait pas ignorer, celle de Francis Bacon. Tout comme Francis Bacon, Hobbes faisait de l’expérience et des sens l’origine de la connaissance. Document 6 : Parmi les polémiques scientifiques qui impliquèrent Hobbes, citons celle qui l’opposa au mathématicien John Wallis (1616-1703) lorsque Hobbes défendit la quadrature du cercle (à gauche, tableau de Godfrey Kneller) ou bien Robert Boyle (1627-1691) à propos de la question du vide (à droite, portrait de Robert Boyle par Johann Kerseboom vers 1689). Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 107 Document 7 : L’influence des sciences nouvelles, de la nova scientia, fut décisive dans la formation de la philosophie de Hobbes, mais aussi des événements politiques de son temps auxquels il assista. Ainsi, Thomas Hobbes était présent en France lors de l’assassinat d’Henri IV par François Ravaillac en 1610. Gravure de Gaspar Bouttats Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 108 Document 8 : Puis, lors de son exil à Paris de 1640 à 1651, il put assister aux événements de la Fronde (1648-1653) qui éclate contre la monarchie pendant la minorité de Louis XIV (1643-1661), pendant la régence d'Anne d'Autriche et le ministère du cardinal Mazarin, alors en pleine guerre avec l’Espagne (1635-1659). Pourtant, cet enfant si fragile et si disputé lors de cet épisode deviendra la meilleure incarnation en France du modèle hobbesien du souverain exposé dans le Léviathan. Ci-dessous, trois étapes de cette trajectoire politique : En premier, Anne d'Autriche et son fils Louis-Dieudonné, le futur Louis XIV, encore enfant (peinture anonyme) ; puis Louis XIV adolescent comparé aux dieux de la mythologie gréco-romaine, qui avant d'être Apollon le Roi-Soleil, sera assimilé à Jupiter, frappant les frondeurs de sa foudre (tableau de Charles Poerson) : puis dernière étape, le roi dans son conseil, gravure d'un Almanach du temps, le roi dans son conseil, seul arbitre de la guerre et de la paix. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 109 Document 9 : Un autre épisode illustre les thèses du Léviathan, notamment pour la destruction de l’état, le destin de Charles 1er. Gravure allemande représentant la décapitation de Charles Ier d’Angleterre, le 30 janvier 1649. Document 10 : Thomas Hobbes fut nommé précepteur de mathématiques du jeune prince de Galles, le futur Charles II (1630-1685), de 1647 à 1648, alors qu'il prévoyait de se retirer dans le midi de la France. Son jeune élève ne l’oublia pas lorsqu’il devint roi en 1660, il le pensionna et le protégea face aux polémiques que le Léviathan suscitèrent. Charles II roi alors en exil, peint vers 1653 par Philippe de Champaigne (1602-1674). Le Léviathan lui fut en quelque sorte dédié. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 110 Document 11 : Mais le souverain du Léviathan, celui qui impose la paix après la guerre civile, ce pourrait être aussi Cromwell (1599-1658). En effet, ce roi sans couronne, présente bien des principes du souverain selon Hobbes. Après la mise à mort du roi Charles Ier en 1649, il se hissa à un rôle de premier plan au sein de l'éphémère Commonwealth d'Angleterre, conquérant l'Irlande et l'Écosse, et régna en tant que Lord Protecteur de 1653 jusqu'à sa mort en 1658. Oliver Cromwell par Samuel Cooper (1609-1672). Cette caricature satirique néerlandaise montre Oliver Cromwell représenté avec les attributs de la royauté. L’exécution du roi Charles 1er est montré derrière lui sur la gauche. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 111 Document 12 : Frontispice de l'édition originale du Léviathan de Thomas Hobbes (1651), réunissant les insignes du pouvoir civil (à gauche) et religieux (à droite) : le titre complet est Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 112 Document 13 : Sa théorie de l’état naturel (status naturalis) : bellum omnium contra omnes. Pour Hobbes, ce qui crée le malheur dans l'état de nature, c'est paradoxalement... l'égalité naturelle de tous les hommes. Car tous les hommes étant animés par le désir d'accroissement de soi-même (endeavour) et nul ne pouvant l'emporter définitivement sur personne, la vie est une guerre perpétuelle. De ce point de départ, «Homo homini lupus», l'homme est un loup pour l'homme, «Bellum omnium contraomnes», la guerre de tous contre tous), Hobbes conclut à une légitimation du despotisme. C'est le renoncement effrayé des hommes devant leur propre pouvoir de mort qui engendre le Léviathan, l'état prôné par Hobbes, comme seul garant de l'ordre social. Il est certain que les conclusions de Hobbes semblent aujourd'hui paradoxales et bien pessimistes : en ayant posé qu'égalité est synonyme de mort et d'anarchie, il légitime l'inégalité et la tyrannie comme nécessaires à la conservation du corps social et de la vie. On peut voir dans l'époque troublée de l'histoire anglaise où Hobbes écrivit son Léviathan, les raisons profondes de ce pessimisme, ainsi que de l'exaltation d'un pouvoir fort. Quoi qu'il en soit des origines de sa pensée, et à la limite de ses conclusions, l'importance théorique de ce philosophe vient de ce qu'il fut le premier à placer son analyse de la nature humaine et par conséquent de la société, en dehors de toute perspective théologique et de toute idée de finalité. Les théoriciens politiques du XVIIIème siècle le discuteront passionnément, le réfuteront dans leur majorité (de Montesquieu à Rousseau), mais retiendront de son œuvre l'exigence rationaliste et matérialiste. De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l'espoir d'atteindre nos fins. C'est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur. Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. [...] De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité; deuxièmement, la méfiance ; troisièmement, la fierté. La première de ces choses fait prendre l'offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses. Dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, un sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes, ou qu'elle rejaillisse sur eux, étant adressée à leur parenté, à leurs amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom. Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun (...) Dans un tel état, il n'y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n'en est pas assuré : et conséquemment il ne s'y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer ; pas de constructions commodes ; pas d'appareils capables de mouvoir et d'enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force; pas de connaissances de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d'arts ; pas de lettres ; pas de société, et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuels d'une mort violente ; la vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi animale, et brève. [...] Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir, que rien ne peut être injuste, les notions de légitime et d'illégitime, de justice et d'injustice, n'ont pas ici leur place. Là où il n'est pas de pouvoir commun, il n'est pas de loi ; là où il n'est pas de loi, il n'est pas d'injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l'homme en Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 113 société, et non à l'homme solitaire. Enfin cet état a une dernière conséquence : qu'il n'y existe pas de propriété, pas d'empire sur quoi que ce soit [no dominion], pas de distinction du mien et du tien ; cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seulement pour aussi longtemps qu'il peut le garder. Cela suffit comme description de la triste condition où l'homme est effectivement placé par la pure nature. Thomas Hobbes (1588-1679) Léviathan, Chapitre XIII, «De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère», 1651, (trad. F. Tricaux, Sirey, 1971) Document 14 : Pour Hobbes, par le contrat social, chacun transfère tous ses droits naturels, à l'exception des droits inaliénables, à un Souverain, dépositaire de l'État, ou Léviathan. Le seul moyen d'établir pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres, (...), est de rassembler toute leur puissance et toute leur force sur un homme ou une assemblée d'hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes leurs volontés à une seule volonté ; ce qui revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour porter leur personne ; et chacun fait sienne et reconnaît être lui-même l'auteur de toute action accomplie ou causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun d'eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus que le consentement ou la concorde : il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j'autorise cet homme ou cette assemblée d'hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. Thomas Hobbes (1588-1679) Léviathan, chapitre XVII traduction Gérard Mairet, Gallimard Document 15 : Mais ce pouvoir de l’état chez Hobbes est aussi un état limité par sa propre définition. L'obligation qu'ont les sujets envers le souverain est réputée durer aussi longtemps, et pas plus, que le pouvoir par lequel celui-ci est apte à les protéger. En effet, le droit qu'ont les hommes, par nature, de se protéger, lorsque personne d'autre ne peut le faire, est un droit qu'on ne peut abandonner par aucune convention. La souveraineté est l'âme de la République : une fois séparée du corps, cette âme cesse d'imprimer son mouvement aux membres. La fin que vise la soumission, c'est la protection : cette protection, quel que soit l'endroit où les hommes la voient résider, que ce soit dans leur propre épée ou dans celle d'autrui, c'est vers elle que la nature conduit leur soumission, c'est elle que par nature ils s'efforcent de faire durer. Thomas Hobbes (1588-1679) Léviathan, Chapitre XXI Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 114 Document 16 : La tombe de Thomas Hobbes. Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 115 POUR APPROFONDIR CE SUJET, NOUS VOUS CONSEILLONS Conférences autour de Hobbes - La première révolution anglaise, la république de Cromwell - Théorie du pacte social chez Thomas Hobbes : fondation du devoir d'obéissance ou du droit de résistance ?, Vincent Gray - L’invention des sociétés - L’invention du droit et des lois - La socialité de l’Homme 1000-100 1000-279 1000-244 1000-256 1600-260 Quelques livres de Hobbes disponibles en français - Léviathan, traduction Gérard Mairet, Gallimard, 2000 - Court traité des premiers principes, textes, traduction et commentaire par J. Bernhardt, PUF, 1988 - Éléments de loi, traduction d'Arnaud Milanese, Allia, 2006 Quelques livres sur l’époque de Hobbes - Cromwell, Bernard Cottret, Fayard, 1992 - Histoire de la Grande-Bretagne, K. Morgan, Armand Colin, 1985 - Les Deux Révolutions d’Angleterre. Documents politiques, sociaux, religieux, Olivier Lutaud, AubierMontaigne, 1978 - Cromwell, les niveleurs et la République, Olivier Lutaud, Aubier-Montaigne, 1978 - L’Angleterre des révolutions, Roland Marx, Armand Colin, 1971 Livres sur Hobbes - Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Quentin Skinner, Albin Michel, 2009. - Hobbes et le désir des fous : rationalité, prévision et politique, D. Weber, Presses de l’université ParisSorbonne, 2007 - Dictionnaire de philosophie politique, sous la dir. de Philippe Raynaud et Stéphane Rials, PUF, 2003 - Théories du pacte social - Droits naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Jean Terrel, Poche, 2001 - La Décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique, Yves-Charles Zarka, Vrin, 1995 - Hobbes ou la crise de l'État baroque, A.-L. Angoulvent, PUF, 1992 - Hobbes et son vocabulaire. Études de lexicographie philosophique sous la direction de Yves Charles Zarka, Vrin, 1992 - Thomas Hobbes : bibliographie internationale de 1620 à 1986, A. Garcia, Univ. de Caen, 1986 - Hobbes, Dieu et les hommes, R. Polin, PUF, 1982 Livres sur la pensée politique à l’époque de Hobbes - Politique, droit et théologie chez Bodin, Grotius et Hobbes, Luc Foisneau, Kimé, 1997 - Machiavélisme et raison d'État, Michel Senellart, PUF, 1989 - Droit naturel, loi civile et souveraineté à l'époque classique, F. Tinland, PUF, 1988 Association ALDÉRAN © - cycle de cours “La philosophie du 17ème siècle” - Code 4311 - 09/01/2012 - page 116