la nature de l’être humain. Suivant Hobbes, par sa nature, l’individu est isolé, séparé des autres,
en proie à l’égoïsme, condamné à poursuivre ses propres intérêts, parce que fondamentalement il
est animé d’un mouvement qui le pousse inexorablement, aveuglément, à désirer certaines choses,
et à fuir certaines autres, et qu’à cause de ce trait fondamental de sa nature, l’être humain ne peut
rien faire d’autre que rechercher les pouvoirs qui lui permettent d’atteindre ce qu’il désire (avant
tout continuer à vivre), et de fuir ce qu’il veut éviter à tout prix (avant tout mourir). Il y a dans ce
mouvement caractérisé par le désir et la recherche de pouvoirs quelque chose d’inexorable, une
nécessité naturelle qui, dit Hobbes, « n’est pas moindre que la nécessité pour la pierre de tomber »
(De Cive, I.7). Les individus sont des quanta d’énergie, de mouvement, de force, de désir, de
volonté (voir Hottois ci-dessus, 4
ème
tiret, qui décrit le monde postmoderne comme le monde où
règne « la liberté, le primat de la volonté, le désir, la puissance » : c’est l’état naturel que décrit
Hobbes). Suivant Hobbes ce mouvement interne, qui définit l’être humain, ne peut s’approprier de
son objet que s’il dispose du pouvoir de le faire, qu’il s’agisse d’un pouvoir physique ou des
pouvoirs de la raison, notamment des pouvoirs que la technique et la science mettent à disposition.
Dans cette perspective, la raison humaine est la simple servante de l’intérêt et du désir (handmaid
of interest) ; elle a pour tâche de maximiser l’intérêt de l’individu ; elle n’est pas une faculté
permettant la connaissance par elle-même, et d’ailleurs les fins poursuivies par l’être humain sont
exclusivement déterminées par le désir, l’intérêt et les passions, et non pas par la connaissance et
l’intelligence critique. Comme les désirs sont incessants, et comme ils ne peuvent se réaliser sans
pouvoirs, l’homme est toujours à la recherche de pouvoirs supplémentaires. En outre, comme
chaque individu est à la recherche de pouvoirs supplémentaires, et que les objets capables de
satisfaire les désirs sont les mêmes d’un individu à l’autre, c’est l’excès du pouvoir d’un individu
par rapport à celui d’un autre qui est pouvoir véritable. Le différentiel de pouvoir est donc plus
important que le pouvoir lui-même. De ce fait, « la vie humaine peut être comparée à une course
[…] mais nous devons supposer que dans cette course, on n’a d’autre but et d’autre récompense
que de devancer ses concurrents […] surpasser continuellement celui qui précédait, c’est la félicité.
Abandonner la course, c’est mourir » (Léviathan, IX). Outre la compétition et la course, l’activité
humaine est exclusivement conçue comme une activité d’appropriation et de jouissance.
Etat de nature et droit de nature. Si telle est la nature de l’homme, on doit reconnaître qu’elle
dissocie les individus les uns des autres, et produit la guerre de tous contre tous à l’état de nature
(voir texte pp. 2, 3 et 4). Hobbes n’a pas l’expérience de l’état de nature, mais il le conçoit dans une
expérience de pensée consistant à faire abstraction (en recourant à ce qu’on a appelé une
« hypothèse annihilatoire ») de toute relation sociale, juridique, politique, économique, familiale,
etc. On découvre alors qu’il y a un droit propre à l’état de nature ; c’est le droit de nature, qui
constitue un droit subjectif illimité appartenant à chacun, en vertu duquel chacun a la liberté d’user
de sa propre puissance comme il le veut pour la préservation de sa propre vie (sur le droit de nature,
voir texte pp. 3 et 4, n° 6, 7, 8, 9, 10). Il est remarquable que Hobbes clarifie la situation existant
dans l’état de nature en terme de droit. C’est un droit étrange : la guerre de tous contre tous en
découle. C’est un droit qui est mesuré par l’utile : chacun a droit à tout ce qui lui est utile. C’est un
droit qui est une liberté, la liberté absolue de tous les moyens utiles (y compris le recours à
l’homicide), la liberté dans le sens de l’absence de limites, en particulier l’absence de la limite que
constituerait une obligation quelconque à l’égard d’autrui. Ce droit subjectif absolu, cette liberté en
soi infinie, est la traduction, sur le plan du droit, de la nécessité naturelle et absolue du mouvement
qui porte l’homme à désirer et à vouloir : cette nécessite naturelle se traduit en terme de droit
comme le droit à tous les moyens, la liberté absolue des moyens, l’absence d’obstacle, l’absence
totale d’obligations et de limites, si bien qu’on a droit à tout ce qu’on veut et à tout ce qu’on peut
faire. Spinoza dira dans le même sens : « Le droit naturel de chaque homme se définit non pas par
la raison droite, mais par le désir et la puissance ».
Pour comprendre la conception de l’état de nature chez Hobbes.
a. Philosophie de la connaissance. La conception de l’état de nature et du droit de nature chez
Hobbes est parfaitement cohérente avec une philosophie de la connaissance qui soutient qu’il
n’y a pas d’objectivité possible s’agissant de la connaissance de ce qui est juste et injuste, la
raison nous permettant seulement de calculer (voir texte de Hobbes dans Doc 43). Nous
avons vu que la philosophie d’Aristote supposait au contraire qu’il est possible de discerner
ce qui est conforme à la relation d’égalité matérielle et de justice s’agissant de la situation