A tout prendre, naturalisation pour naturalisation, l’emporterait sans mal, aujourd’hui
encore, que l’adolescence finissante convient mieux à la philosophie : ce qui défendrait la
philosophie au lycée. Sarah Kofman résumait parfaitement cette représentation d’une
psychologie jugée naturelle à cet âge
3
: « l’âge de la Terminale est celui de l’adolescence qui
prend plaisir à tout bouleverser, à tout « remettre en question » ; l’adolescence n’est-elle pas
l’âge critique, sceptique, l’âge « métaphysique » par définition ? ». Mais, selon elle, que
l’adolescent soit ainsi posé comme naturellement mûr pour la philosophie n’était qu’une
construction destinée à légitimer un enseignement cherchant à en finir avec ce « mal radical »
du doute. Terminal, l’enseignement de la philosophie mis en place par Victor Cousin l’était
pour en terminer avec la philosophie. Il s’agissait, selon S. Kofman, de philosopher une fois
dans sa vie, une fois pour toutes, et d’entrer alors dans le monde armé des meilleures
certitudes : « la crise devait être passagère ». L’argument de la maturité, servait une politique
que servait un enseignement de la philosophie dont nous avons une autre fois montré la
nature
4
.
Nous n’en sommes plus là, ni d’une vision si uniforme, voire angélique, de l’adolescence,
ni d’une conception de l’enseignement de la philosophie. Déjà en 1977 le Greph en convenait
partiellement. R. Brunet affirmait que « la substitution des notions à des questions ou des
problèmes est un progrès »
5
. L’actuel programme n’implique aucunement des professeurs
instrumentalisés, formant par l’enseignement d’une philosophie les futurs cadres d’une
république bourgeoise ou servant une conception de la citoyenneté. L’on peut alors s’étonner
que certains, qui se disent quelquefois héritiers du Greph, nous proposent aujourd’hui comme
un progrès le retour de questions et de problèmes définis comme tels par le programme. Ce
sont sans doute les mêmes qui ont défendu, il y a quelques années, contre une très grande
majorité des professeurs, un programme, de notions doublées de questions, qui se présentait
lui-même comme destiné à combattre les effets d’un individualisme jugé propre à la
démocratisation de nos sociétés.
L’enseignement que nous défendons aujourd’hui avec un programme de notions, dont les
raisons et les fins sont énoncées par le programme de 2003, prend le risque salutaire de
maintenir l’homme dans cet état d’éternelle jeunesse dont Platon fait se moquer Calliclès dans
le Gorgias. S’adressant à un public qui pourrait ne plus avoir aucun contact avec la
philosophie, il invite à une inquiétude dont la fin des études secondaires pourrait signifier la
fin. Partant de notions, qui ne sont pas qu’opinions vulgaires, il invite par une instruction
philosophique, rencontre des idées et des textes des philosophes, à une manière de vivre qui
ne sépare pas vivre et philosopher. En ce sens il se justifie et justifie sa présence terminale. Le
cours de philosophie de la classe terminale fait fond sur des connaissances qu’il situe dans
leur dimension humaine. Il ramène à l’incertitude dans laquelle elles sont d’elles-mêmes, à
une nécessaire humilité. Il termine, mais ne clôt pas, n’est aucunement cette philosophie qui
inviterait à en finir avec la philosophie par l’assimilation définitive « des grandes vérités
naturelles » dont « Dieu a voulu qu’elles fussent accessibles à [la] raison »
6
. Il dit au contraire
un désir infini. Il est « la source de cet incessant réveil par lequel, au cours de l’histoire, la
conscience aperçoit que ce que lui offre l’objet, et ce que les sciences lui enseignent de
l’objet, ne saurait satisfaire tout à fait son exigence »
7
. Il s’agit de sortir du lycée sachant ce
que l’on sait et dans quelle mesure on le sait. Le doute, en notre actuel enseignement, n’y est
donc aucunement, comme le dénonçait S. Kofman du projet cousinien, « qu’un moyen pour
fonder les sciences ». Il en dit au contraire les limites. Il est appel à une liberté de jugement
3
On sait bien que ces notions d’enfance ou d’adolescence sont relatives.
4
Voir l’éditorial « Péché originel » (septembre-octobre 2009).
5
Op. cit., Margarita philosophica, p. 146.
6
Nous citons ici V. Cousin, cité par J. Derrida - supra note 1.
7
F. Alquié, La Nostalgie de l’Être, PUF, Paris, 1950, p. 13.