CHAPITRE II Les sentiers de la gloire 10 juin 1998. Le Stade de France est plein à craquer pour le match d’ouverture de la Coupe du monde, qui oppose le Brésil à l’Écosse. Tandis qu’autour de l’enceinte du stade, des milliers de supporters recherchent désespérément un billet pour entrer, les éminences du jour prennent place à la tribune officielle : Jacques Chirac, président de la République française, Joao Havelange, président de la Fédération internationale de football, Michel Platini, président du Comité d’organisation de la Coupe du monde. Sur la pelouse s’échauffe la star des stars du football mondial, le Brésilien Ronaldo. Nul ne sait encore combien va être calamiteux pour lui ce Mondial, qui va se terminer, ici 36 même, cinq semaines plus tard, par la plus humiliante des défaites, trois à zéro en finale face à la France. Pour l’heure, les télévisions du monde entier et leurs deux milliards de téléspectateurs ont les yeux et les objectifs braqués, alternativement, sur la pelouse de Saint-Denis, puis sur la tribune officielle, où, après les falbalas de la cérémonie d’ouverture, Jacques Chirac déclare enfin ouverte la seizième Coupe du monde de football. Hors du champ des caméras, à quelques encablures des trois présidents, dans une loge de VIP, un homme en costume sombre s’est tranquillement installé. Le visage lisse et impavide, il est apparemment peu concerné par la liesse des quatre-vingt mille spectateurs survoltés dont la rumeur est amortie par les vitres fumées du salon. Il ne mettra pas le nez dehors de tout le match, alors même que sa loge, superbement placée, dispose d’une vaste terrasse, où ont pris place quelques invités privilégiés. Il quittera le stade un quart d’heure avant le coup de sifflet final, après avoir passé l’essentiel de son temps en réunion ou en conversation téléphonique, sirotant de temps à autre un Coca-Cola. Cet homme que le football laisse froid est pourtant le vrai maître du jeu. Douglas Ivester, président de The Coca-Cola Company, l’un des top sponsors de la Coupe du monde, 37 détient ce qui est aujourd’hui, dans le football comme ailleurs, le principal instrument de pouvoir : l’argent. On ne sait pas combien Coca-Cola a investi dans ce Mondial 98. Mais il suffisait de se promener aux alentours des douze stades français pour toucher du doigt son omniprésence et son omnipotence. Les équipes d’Atlanta, selon leur vieille tradition, avaient “repeint la ville en rouge”. Buvettes, stands de jeux et de produits dérivés, vendeurs ambulants, affiches, banderoles, pin’s et badges, casquettes et tee-shirts : le “périmètre marketing” alloué autour des stades par les organisateurs du Mondial aux grands sponsors de l’épreuve a été transformé, par les équipes de Coca-Cola, en red zone (littéralement “zone rouge”), selon le jargon maison pour désigner la mainmise de la marque sur un espace commercial. Ce 10 juin, le général Ivester n’est pas venu à Paris pour voir un match, mais pour vérifier que ses divisions sont en place pour la grande manœuvre. Et préparer les prochaines campagnes, en 2000 à Sydney, pour les JO du millénaire (Coca est partenaire du mouvement olympique depuis 1928), puis en 2002 lors de la prochaine Coupe du monde au Japon et en Corée. La veille, le PDG a payé de sa personne en allant inaugurer deux ateliers dédiés aux nouvelles technologies, financés par la Fondation Coca-Cola, dans un lycée technique de 38 la banlieue rouge, en compagnie du maire communiste de Saint-Denis, Patrick Braouezec. D’autres interlocuteurs plus prestigieux n’ont pas eu droit à tant d’égards. Juan-Antonio Samaranch, le puissant patron du Comité international olympique (CIO), a dû faire antichambre au Plaza Athénée, où Ivester avait pris ses quartiers, avant d’obtenir une audience minutée, entre deux interviews accordées au journal Le Monde et à une télévision coréenne. Le PDG sait très exactement à quelle place mettre, ou remettre, chacun. S’il n’est pas à la tribune officielle du Stade de France, le 10 juin, c’est moins par modestie que pour une question d’efficacité. Ivester a fait sienne la devise du patron historique de Coca-Cola, Bob Woodruff, qui régna à Atlanta de 1923 à 1955 : “Il n’y a pas de limite à ce qu’un homme peut faire ni où il peut aller, s’il lui importe peu qu’on le lui attribue.” Doug Ivester ne tire ni plaisir ni vanité à être “le roi du monde”. Les ricanements ou les accusations qui déferlent sur la world company qu’incarne jusqu’à la caricature Coca-Cola glissent sur lui. Il a l’arrogance placide de l’Américain du baby-boom, sûr de son bon droit comme de sa puissance. Le financier géorgien aime les idées simples. Chaque être humain boit en moyenne douze fois par jour, que ce soit une boisson alcoolisée ou non, de l’eau en bouteille ou 39 du robinet. Cela représente donc un “marché” quotidien de quarante-huit milliards de boissons. Doug Ivester affirme sans rire : “Coca-Cola ne vend qu’un milliard de boissons par jour ; cela fait 2 % de part de marché.” C.Q.F.D. Cette philosophie d’artisan, jamais satisfait de l’acquis, toujours soucieux du travail bien fait, perpétuellement inquiet du lendemain, imprègne tous les rouages de la Coca-Cola Company depuis qu’un pharmacien d’Atlanta, en 1885, inventa une certaine boisson au cola… John Styth Pemberton, docteur en pharmacie, a cinquantequatre ans et déjà une longue vie de recherches lorsqu’il propose à ses clients du Jacob’s Drugstore d’Atlanta, un beau jour d’août 1885, un sirop de sa création. Ce “stimulant idéal du système nerveux et du tonus” est une décoction de feuilles de coca et de noix de cola pilées dans… du vin français. En mai 1886, sous la pression des ligues antialcooliques, le pharmacien remplace le vin par de la caféine et du jus de citron, et sert son sirop coupé d’eau gazeuse bien fraîche. C’est moins coûteux que le bordeaux et plus tonique dans ce Sud agricole où la chaleur étouffante a vite fait de se transformer en torpeur. Du grand chaudron où il touille son étrange mixture, à coups de rame selon la légende, l’honorable docteur 40 Pemberton extraira sans le savoir une autre pépite, un nom qui claque déjà comme un slogan bien pensé : “CocaCola”. À vrai dire, l’inventeur du Coca-Cola n’est pas à la hauteur de son invention. Le nom, du reste, a été trouvé par son associé et comptable, Frank Robinson, un Yankee installé en pays sudiste. Gravement malade, “Doc” Pemberton cède dès 1888, peu avant de mourir, les droits d’exploitation de sa boisson à un homme d’affaires géorgien, lui-même ancien pharmacien, Asa Candler. Celui-ci se met bientôt en cheville avec deux jeunes entrepreneurs de Chattanooga, dans le Tennessee voisin, à qui il concède, pour un dollar symbolique, les droits pour toute l’Amérique de la mise en bouteille du breuvage de Pemberton. Les deux hommes vont s’employer à mettre sur pied un maillage serré d’embouteilleurs sur tout le territoire. Le 1er mai 1889 paraît la première réclame – on ne dit pas encore publicité – dans l’Atlanta Journal : sous le déjà immuable “Drink Coca-Cola”, le soda de Candler s’autoproclame “délicieux, rafraîchissant, réjouissant, revigorant”, sur une pleine page. En 1892, Candler et ses associés créent The Coca-Cola Company, au capital de 100 000 dollars. Elle versera son premier dividende dès 1893 et dès lors n’arrêtera plus. 41 Tout ce qui va faire la puissance de la machine CocaCola – une marque, une formule secrète et immuable, de la publicité, un réseau d’embouteilleurs, des actionnaires choyés – est déjà en place. La future world company peut prendre son essor. Elle va le faire sans complexe jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale, s’imposant tranquillement dans les rayons des drugstores, ces ancêtres des grandes surfaces, et aux comptoirs des débits de boissons. Candler multiplie les publicités et les objets publicitaires portant le célèbre anagramme en lettres “spencériennes”. Il invente les “produits dérivés” qui feront la gloire de la marque : verres, plateaux, plaques émaillées, calendriers, casquettes… En 1915, pour fidéliser encore mieux ses embouteilleurs et leurs clients consommateurs, Coca-Cola fait dessiner une bouteille exclusive, aux contours cannelés et vaguement féminins, inspirée de la forme d’une noix de cola. La bouteille “contour”, bientôt rebaptisée “la dame au fourreau”, est née. Ce sera le dernier coup de génie de Candler. En 1919, fortune faite, l’homme d’affaires vend la CocaCola Co, pour 25 millions de dollars, à un autre entrepreneur du Sud, Ernest Woodruff, qui l’introduit aussitôt en Bourse à New York. C’est le président fondateur d’une banque, la future Trust Company of Georgia, restée jusqu’à ce jour l’un 42 des principaux actionnaires de la Company. Dans les coffres de cette banque se trouve encore enfermé aujourd’hui l’un des secrets les mieux gardés au monde : la formule du concentré de Coca-Cola, baptisée “formule 7X”, car elle contenait au départ, semble-t-il, sept ingrédients. Cette année-là, la firme est servie par un réseau de mille embouteilleurs à travers le pays, qui écoulent soixante-dix millions de litres de Coca-Cola. Mais le banquier Woodruff ne comprend pas grand-chose au commerce des boissons. Les ventes de Coca-Cola tombent à soixante millions de litres en 1922. L’action Coca-Cola à la Bourse de New York chute de moitié. La firme est touchée de plein fouet par l’explosion du prix du sucre, qui a quadruplé au lendemain de la Grande Guerre. Or, Coca-Cola a passé avec ses embouteilleurs des contrats qui leur garantissent une stabilité du prix du concentré. Ernest Woodruff renégocie, non sans mal, ces contrats, avant de passer le flambeau, sous la pression de ses actionnaires, à son fils de trente-trois ans, Robert, alias “Bob”, Winship Woodruff. Bob Woodruff prend la direction de la Coca-Cola Company le 23 avril 1923. Il la gardera jusqu’en 1955 et continuera à influer sur le cours des choses quasiment jusqu’à sa mort, le 7 mars 1985, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Sous 43 sa houlette, la compagnie d’Atlanta va devenir le géant mondial que l’on sait, figure emblématique du capitalisme américain. Un physique trapu, une personnalité rugueuse : le jeune Bob Woodruff dirigeait le constructeur de camions White, dans le nord du pays, à Cleveland (Ohio). Il prend le volant de Coca-Cola avec une philosophie de camionneur : il s’agit d’occuper toute la route pour empêcher les concurrents de dépasser. Surfant sur la vague porteuse créée pour les boissons sans alcool par la Prohibition, votée en 1919 et qui ne prendra fin qu’en 1933, les imitateurs sont alors nombreux à proposer des boissons au cola. Aucun n’arrive certes à la cheville de Coca-Cola. Même pas le plus sérieux d’entre eux, un certain Pepsi-Cola. Lancé en 1898 par Caleb Bradham – encore un pharmacien, établi, lui, en Caroline du Nord –, le Pepsi n’a pas longtemps prétendu soigner les troubles de la digestion, cette dyspepsie d’où il tire son nom. Plus malin que son confrère Pemberton, Bradham, qui a vu le succès rencontré par Coca-Cola, développe rapidement la publicité, la marque, les usines d’embouteillage. Mais il ne résistera pas à la flambée puis à l’effondrement des cours du sucre dans les années vingt. Lorsque Bob Woodruff prend les rênes de Coca-Cola, Pepsi est en faillite et vient d’être repris par un agent de change new-yorkais, Roy Megargel, 44 qui y engloutira une partie de sa fortune avant de sombrer lors du krach de 1929. “Vous êtes tous virés.” Le premier contact du nouveau big boss de Coca-Cola avec les représentants commerciaux de la marque, qu’il a convoqués au siège d’Atlanta, est rude. Ce n’est que ruse et effet de manches. Les vendeurs “virés” seront réembauchés illico par Woodruff comme “préposés aux services”. Leur mission : s’assurer par tous les moyens que chaque Américain puisse trouver du Coca “au coin de n’importe quelle rue” – encore un slogan, adopté en 1927. Woodruff craint par-dessus tout la confusion dans l’esprit des clients, qui risquent de se voir servir n’importe quelle boisson au cola. Pour éviter cela, le patron de Coca-Cola veut bâtir une marque forte. Une de ses campagnes de publicité conseille aux clients : “Appelez-le par son nom complet, les diminutifs encouragent la substitution.” Il fera même, en vain, un long procès à Pepsi pour l’empêcher d’utiliser le terme “cola”. Woodruff invente littéralement le marché du “hors domicile”, plaçant ses bouteilles cannelées partout où un consommateur est susceptible de boire : usines, bureaux, cinémas, stades, stations-service… Le “Coke” – le diminutif populaire sera déposé comme marque en 1945 – fait mieux qu’envahir l’Amérique profonde, il s’y fond littéralement, en devient une icône. 45 Pendant ce temps-là, Pepsi-Cola va de faillite en faillite, et de repreneur en repreneur. En 1931, après son deuxième échec, la firme est rachetée par Charles Guth, le patron d’une compagnie sucrière, Loft. Guth exploite aussi des cafétérias, où il s’empresse de substituer Pepsi-Cola à Coca-Cola. La guerre du “hors domicile” s’esquisse déjà. Peine perdue : en 1933, la troisième faillite de Pepsi est en vue. Guth, toute honte bue, envoie un émissaire à Atlanta pour proposer à Coca-Cola de racheter Pepsi. Woodruff le prend de haut et regarde à peine la proposition qui lui est faite. C’est peut-être la seule grosse erreur du grand patron… ou son coup de génie involontaire : qui sait ce que serait devenu Coca sans l’aiguillon du concurrent Pepsi ? Car cette marque a déjà dans ses gènes l’état d’esprit du challenger. Elle survivra, une fois de plus ; en bradant ses bouteilles et en pratiquant à outrance la publicité, notamment sur le média de masse de l’époque, la radio. Le patron historique de Coca-Cola – “The Boss”, comme on ne cessera plus de l’appeler – a d’autres priorités en tête. En 1933, la Grande Dépression a balayé de son souffle mauvais l’Amérique. Woodruff y voit la confirmation de la stratégie qu’il prônait dès 1926, contre l’avis de ses actionnaires : pour assurer son avenir et ses bénéfices, la firme d’Atlanta doit sortir de son pré carré américain. À l’instar des grands constructeurs automobiles de Detroit, 46 General Motors et Ford, pratiquement les seuls à l’époque à avoir une vision aussi mondiale des affaires. En 1928, Coca-Cola est devenu le premier partenaire commercial des Jeux olympiques, qui se tiennent cette année-là à Amsterdam. Woodruff a loué un avion pour transporter aux Pays-Bas l’équipe américaine et… mille caisses de Coca ! Le stade olympique est transformé en red zone. Déjà… À la veille du krach boursier de l’automne 1929, CocaCola est implanté dans vingt-sept pays, grâce à un réseau international de soixante-quatre embouteilleurs. La guerre, dix ans plus tard, va lui permettre de s’imposer au monde entier. En cette soirée du 19 décembre 1939, Atlanta est en liesse. Incendiée lors de la Guerre de Sécession, humiliée et marginalisée durant des décennies par l’émergence des grandes villes de la périphérie, New York, Los Angeles, San Francisco, Chicago, l’orgueilleuse métropole sudiste retrouve, l’espace d’une nuit, les atours du temps de sa splendeur. Au Loew Theatre a lieu un événement suivi par des millions d’auditeurs à travers tout le pays, la première de ce qui va devenir “le plus grand film de tous les temps”, jusqu’aux années soixante-dix et à l’arrivée des Spielberg, Coppola et autres Lucas : Autant en emporte le 47 vent. Le tout-Hollywood a quitté sa côte Ouest pour venir s’encanailler dans le pays profond, dans cette cité d’Atlanta si délicieusement provinciale. Le phénoménal succès du roman de Margaret Mitchell, une fille du pays, dans les années vingt, avait déjà un goût de revanche pour les Sudistes, qui n’ont pas encore tout à fait, soixante ans après, digéré la défaite infligée par les Yankees. Notable d’entre les notables locaux, côtoyant Clark Gable, Vivien Leigh, Olivia de Havilland, parlant “de cigare à cigare” avec le producteur du film, Robert O. Selznick, Robert Winship Woodruff est un peu le maître de céans, ce soir-là. The Coca-Cola Company est “la” grande entreprise locale, et déjà l’un des porte-drapeaux de l’Amérique. Woodruff en a fait bien plus qu’une belle réussite économique. The Boss a magistralement et consciencieusement bâti un culte autour de sa marque. Ses détracteurs parlent parfois de Coca-Cola comme de “la secte rouge”. Tous les ingrédients d’une religion sont là. Le dogme : Coca-Cola est la meilleure boisson et il faut en répandre la bonne nouvelle à tous les peuples. Le mystère : la formule secrète et immuable, révélée par le prophète Pemberton, conservée avec respect dans son tabernacle de la Trust Company. Les objets du culte : le logo, la bouteille, les slogans, les produits dérivés. Les prêtres : les embouteilleurs, à la fois totalement dévoués au culte 48 de la marque Coca-Cola et détenteurs d’une parcelle de son pouvoir magique, qui transforme en or tout ce qu’elle touche. L’image du “pape” Ivester, recevant en audience les puissants de ce monde dans sa “nonciature” parisienne du Plaza Athénée, en juillet 1998, est dans la droite ligne du culte créé par Bob Woodruff. En 1939, ceux qui voient dans le film de Selznick, dans ses images de la Guerre de Sécession et de l’effondrement du Sud, un écho aux événements qui embrasent au même moment l’Europe, ne se doutent pas que le patron de CocaCola prépare un coup décisif qui va lui permettre de répandre la nouvelle religion sur toute la planète. Woodruff en est persuadé, tôt ou tard l’Amérique va entrer dans la guerre et elle va la gagner. Un monde nouveau va surgir, et Coca-Cola y participera ; mieux, il en sera l’un des créateurs. Les soldats français de la Grande Guerre partaient au front avec “dans leur musette un bâton de maréchal”, selon l’expression du maréchal Foch. Pour le maréchal Woodruff, “chaque homme en uniforme” de l’US Army en partance pour l’Europe ou le Pacifique doit pouvoir trouver “une bouteille de Coca-Cola pour cinq cents, où qu’il soit et quel qu’en soit le prix pour la société”. Tel est le mot d’ordre lancé par le patron de Coca-Cola à ses troupes en 1941, lors de l’entrée en guerre des États-Unis. 49