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Disciplines de la frontière, frontière des disciplines : étudier l'information
géographique dans les agglomérations transfrontalières.
Vanessa Rousseaux
Institut des Sciences de l’Environnement, Université de Genève
Battelle, bât. D
7 route de Drize, 1227 Carouge, SUISSE
Téléphone: 0041223790946
Fax: 0041223790989
Mots clés : interdisciplinaire, information géographique, agglomération, frontière,
instrumentation
Nombre de mots : 4234
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Introduction
Dans les recherches en géographie, on aurait de la peine à ne pas trouver des apports d’autres
disciplines. Ethnographie, anthropologie, sciences économiques, sociologie, sciences
politiques, et d’autres, ont été si bien intégrées que c’est la géographie elle-même qui s’est
spécialisée (géographie de la santé, études urbaines, etc.), sans compter les influences
méthodologiques de chacune des disciplines. L’objet même de la géographie lorsqu’elle a été
instituée, à savoir « la description de la Terre et de ses habitants » (1) que ni les sciences
historiques, sociales et naturelles de l’époque ne pouvaient comprendre, en fait même « une
discipline de l’interdisciplinarité » (2). De manière interne, elle met en effet en relation les
sciences naturelles et sociales. Au moment de lui choisir sa faculté au sein de l’organigramme
universitaire, elle est placée au sein des sciences naturelles ou bien des sciences humaines (3).
Le domaine particulier de l’aménagement du territoire, dans lequel se situe notre recherche
doctorale, est également propice à l’approche inter- voire transdisciplinaire, puisque son objet,
ses outils et sa finalité font sans cesse l’aller-retour entre disciplines et, disons-le
schématiquement, entre théorie et pratique. « En matière d’espace habité, affirmait J. Lévy,
les connexions entre la géographie ou la sociologie urbaine et le monde de l’urbanisme et de
l’aménagement vont au-delà de l’idée de passerelle. Il existe en effet un double mouvement
d’embrassement réciproque » (4).
Paradoxalement, peu de recherches en géographie car on ne fait pas aisément l’économie de
l’inscription épistémologique et administrative dans une discipline sont explicitement
interdisciplinaires, alors que les écoles doctorales prônent de plus en plus l’adoption de cette
"approche" sans la définir systématiquement. L’interdisciplinarité semble à la fois
incontournable et floue, trop souvent confondue avec la pluri- et la transdisciplinarité (pour ne
citer qu’elles !) qu’elle contiendrait à ses extrémités. Le défi qui se pose alors au chercheur
désireux de mener une étude "interdisciplinaire" est de se situer dans les différentes manières
de concevoir l’interdisciplinarité ou de forger sa propre conception, et de savoir ensuite
comment la mettre en œuvre. Pour rappel et pour ne reprendre que les sens communément
retenus, la pluridisciplinarité consiste en la juxtaposition de plusieurs disciplines, par exemple
sur un même thème ou objet, mais sans mise en relation ni effet intégrateur (5), tandis que la
transdisciplinarité « représente un processus de connaissance qui va au-delà (trans-) des
frontières disciplinaires » (6) impliquant la production de nouveaux concepts et, dans une
vision plus pragmatique, désigne un processus de recherche intégrant des acteurs externes,
non scientifiques, qui participent à la co-construction des connaissances (6). Dans le cadre de
cette communication, c’est principalement l’interdisciplinarité scientifique qui sera au centre
de nos préoccupations. La définition provisoire que nous en adoptons est la suivante :
« l’interdisciplinarité mobilise deux ou plusieurs disciplines instituées et vise leur mise en
interaction dynamique pour décrire, analyser et comprendre la complexité d’un objet d’étude
donné » (6). Elle implique « un principe d’intégration conceptuel, théorique et
méthodologique des disciplines » (7), nécessite « une collaboration entre représentants des
disciplines » et donne lieu à une synthèse (7).
L’objectif de cette communication est de montrer comment et pourquoi, dans notre recherche
doctorale en cours, nous "faisons" de l’interdisciplinarité. La première partie montrera en quoi
le sujet lui-même, transversal, nécessite une intégration de savoirs et de disciplines, tandis que
la seconde partie présentera la mise en application de cette posture. Enfin, nous terminerons
par une réflexion sur la place de notre pratique interdisciplinaire dans l’ensemble de notre
recherche.
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Problème complexe, solution interdisciplinaire ?
La complexité du développement urbain appelle de plus en plus une approche globale qui
nécessite de mobiliser différentes disciplines et professions. Dans les agglomérations
transfrontalières que nous étudions, à savoir le Grand Genève, l’agglomération trinationale de
Bâle et la Grande Région, la complexité du système territorial est accrue par les effets de la
frontière qui le traverse, difficiles à saisir et à représenter. Notre recherche porte sur les enjeux
techniques, politiques et sociocognitifs de la représentation du territoire transfrontalier, que
nous abordons en étudiant spécifiquement l’information géographique. Celle-ci désigne toute
information relative a un lieu et peut prendre des formes diverses selon les supports (image,
point, tableau, carte papier ou numérique, etc.). Elle est constituée d’au moins deux données :
le contenu de l’information (ex : 470000 habitants) et sa localisation (ex : Lyon ou 56’ E,
43° 45’ N). Sa particularité est de n’avoir potentiellement aucune "limite" puisqu’elle consiste
en une information sur l’espace, mais elle est traditionnellement créée, traitée et diffusée par
les institutions étatiques qui, elles, connaissent bien des frontières. Les agglomérations
transfrontalières, dont le territoire est à cheval sur au moins deux Etats, ont besoin
d’information adéquate pour mener à bien leurs projets d’aménagement. Or, élaborer une
carte transfrontalière et obtenir des informations communes est un défi pour ces
agglomérations. Pour y remédier, elles mettent parfois en place des dispositifs socio-
techniques spécifiques, comme par exemple l’observation territoriale transfrontalière ou le
partage d’information. Nous cherchons à comprendre pourquoi et comment ces dispositifs
sont mis en place, quelles sont les stratégies à l’œuvre et quelles sont les raisons et modalités
de l’adhésion des acteurs. Plus généralement, il s’agit d’appréhender les usages de
l’information géographique dans des processus de coopération transfrontalière et de voir
comment les deux s’influencent.
Les disciplines et domaines touchés pour cette recherche sont donc multiples. Nous
montrons dans le tableau ci-dessous (tableau 1) la difficulté d’assigner une seule discipline
aux principaux objets et concepts mobilisés.
Tableau 1. Les disciplines impliquées par les différents concepts
Objet/concept
Domaine/discipline
Agglomération, Frontière, territoire
Géographie humaine,
aménagement
Information géographique
Géographie (analyse spatiale),
informatique, sciences de
l’information géographique,
sciences cognitives
Coopération transfrontalière
Droit (national et européen),
sciences politiques
Dispositifs socio-techniques
Sociologie (de l’action publique),
sciences politiques
Nous pouvons y observer la limite d’une telle catégorisation, qui dépend elle-même de
l’objectif de la recherche et de la formation du chercheur. Ayant suivi un parcours
pluridisciplinaire à travers des classes préparatoires « Lettres et Sciences humaines », une
licence de « Géographie et aménagement » et un Master en « Etudes européennes » à visée
interdisciplinaire, nous souhaitons mobiliser les différentes compétences acquises qui relèvent
de la géographie, des sciences politiques, de la sociologie et du droit. Ce sont également ces
domaines qui, à leur carrefour, nous semblent faire sens pour l’information géographique telle
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que nous l’étudions, en prenant en compte ses aspects techniques, mais surtout politiques et
sociocognitifs, dans un contexte actuel de normalisation au niveau européen (directive
INSPIRE). De plus, bien que les « Sciences de l’Information géographique » se soient
constituées petit à petit, on dispose encore de peu d’outils d’analyse pour appréhender les
modalités et outils de partage de l’information géographique (8). Les usages et effets des
dispositifs sociotechniques de l'information sont un objet de recherche marginal pour la
géographie et les sciences de l’information géographique, qui se sont intéressées dans un
premier temps aux aspects techniques. Enfin, l’information géographique constitue elle-même
un « objet-frontière » (9) qui peut jouer un rôle de médiateurs entre différents types d’acteurs,
cristallisant les rapports de pouvoir et les représentations du territoire. Pour nous, elle est aussi
un objet technique sur lesquels les acteurs territoriaux sont amenés à coopérer pour répondre à
une demande d’harmonisation à l’échelle européenne, ce qui en fait un élément privilégié
pour explorer ses apports pour la coopération transfrontalière.
Il convient de distinguer à ce stade la juxtaposition de fait des disciplines, engendrée
par les différents contextes à prendre en compte pour cerner l’objet de recherche et élaborer
notre questionnement, et l’interaction entre les disciplines appelée par la problématique
complexe retenue. L’apport des disciplines est donc essentiel et elles ne sont pas considérées
comme un obstacle mais comme un point de départ pour la réflexion. « Il s’agit de partir des
disciplines, d’envisager leur décloisonnement et non leur disparition, et d’inventer de
nouveaux modes d’articulation et d’exploration des interfaces inter- et transdisciplinaires »
(6). Nous nous situons ainsi dans une approche instrumentale de l’interdisciplinarité, rendue
nécessaire par la résolution d’un problème complexe, et non une approche épistémologique
qui supposerait une sorte d’unité perdue du sujet, que l’interdisciplinarité aiderait à révéler
(7). « L’approche interdisciplinaire, affirme Y. Lenoir, doit être saisie et utilisée en tant
qu’outil, en tant que méthode. L’interdisciplinarité est un moyen, et non une fin » (10), et
c’est de cette manière que nous l’envisageons dans notre recherche. Le chapitre suivant
expose comment nous la mettons en pratique.
Pratiquer l’interdisciplinarité
Au sein de notre recherche en cours, nous pratiquons actuellement l’interdisciplinarité
dans trois éléments que nous expliquons ci-dessous : le cadre théorique, la formulation des
hypothèses et la méthodologie.
Un cadre théorique en réseau
Les travaux sur l’usage de l’information géographique dans le domaine de
l’aménagement ont suivi ses développements technologiques, notamment l’essor des
technologies de l’information et de la communication (TIC) et des technologies de
l’information géographique (TIG). De fait, un certain déterminisme a longtemps prévalu,
centré sur l’efficacité intrinsèque des TIG pour l’aménagement et la prise de décision. Grâce à
l’évolution de l’analyse des processus décisionnels et des comportements sociaux, la
rationalité et la linéarité des TIG ont pu être remises en question, mais l’importance de leur
usage social n’a été pris en compte que tardivement (11). Or, nous considérons que la prise en
compte de l’utilisateur et de son rapport aux TIG (usage direct/indirect, expert ou non) en
fonction de son rôle dans un projet d’aménagement (technicien, aménageur, décideur, etc.)
est indispensable pour comprendre la relation entre information géographique et décision
spatialisée. Nous nous appuyons sur le postulat selon lequel l’information géographique est
une construction sociale (12) et nous adhérons au paradigme de l’« interactionnisme social »
développé par Campbell (13). A l’opposé du déterminisme technologique, l’interactionnisme
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social considère que la diffusion et l’utilisation des TIG sont intimement liées à leur
interaction avec leur contexte social. De manière générale, le paradigme de l’
« appropriation » au sein de la sociologie des usages est pertinent pour observer les usages de
l’information géographique telle que nous la considérons, car il porte son regard non pas sur
l’offre technique mais sur ce que font les personnes des instruments mis à leur disposition, sur
l’utilisation concrète qui est faite (14). L’usage renvoie donc à la manière dont l’information
est mobilisée et utilisée, c’est-à-dire aux fonctions qui lui sont attribuées et aux effets qu’elle
produit.
La seconde approche théorique que nous mobilisons pour explorer non plus
l’information géographique mais les modalités de ses usages et les dispositifs en place est
celle de l’instrumentation de l’action publique développée par P. Lascoumes et P. Le Galès (15).
Cette approche particulière de l’instrumentation de l’action publique envisage d’une part la
construction et l’insertion des instruments, y compris les raisons des choix préalables, d’autre part
leur appropriation par les acteurs et les effets produits, à la fois sur les seaux d’acteurs que sur
les cadres cognitifs, et finalement sur les instruments eux-mêmes. Ceux-ci sont des dispositifs
normatifs, à la fois techniques et sociaux, qui « organisent des rapports sociaux spécifiques entre
la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations
qu’ils véhiculent » (16). Ils ne sont que partiellement le produit d’une intentionnalité politique et
produisent des effets spécifiques aussi bien que des sistances. Ces effets spécifiques, révélés dès
les années 90 pour le domaine de la statistique et de la cartographie portent sur la représentation et
la problématisation des enjeux traités, dans la mesure les instruments peuvent induire une
hiérarchie des variables voire un système explicatif. Comme la cartographie et la statistique, en
tant que technique de domination politique, ils induisent également une certaine légitimation des
positions à travers des effets de vérité qu’ils produisent.
L’intérêt de cette approche pour notre recherche est double : d’une part, elle rejoint les
dimensions sociocognitives et organisationnelles de l’information géographique que nous mettons
en avant. Elle évolue d’ailleurs elle-même vers la prise en compte directe d’aspects cognitifs des
instruments (15). D’autre part, elle fournit un cadre théorique qui apporte une perspective
politique et permet de prendre du recul par rapport à notre objet d’étude, en l’insérant dans une
problématique plus large, celle de la gouvernementalité qui présente un intérêt récent dans le
domaine de l’information géographique (17). L’interaction entre l’information géographique
comme construction sociale et l’instrumentation est non seulement féconde, dans les pistes qu’elle
permet d’explorer, mais aussi pertinente au vue de notre questionnement et cohérente dans ses
fondements. De ce fait, nous pouvons affirmer dans un premier temps que nous pratiquons une
interdisciplinarité que N. Rege Colet appelle relationnelle ou thématique, qui « relève d’une
approche exploratoire autour d’un problème complexe » et « les savoirs intégrés prennent
la forme d’un réseau conceptuel » (7).
La formulation des hypothèses : vers un cadre opératoire intégré
Le deuxième élément que nous souhaitons mettre en avant est la formulation des
hypothèses. Celles-ci sont encore en évolution, mais nous pouvons déjà y observer une
intégration des disciplines qui s’effacent au profit de concepts dont seule la définition
opératoire que nous forgeons sera pertinente. Répondant à la question de l’adhésion des
acteurs aux dispositifs sociotechniques, les hypothèses (H1, H2, H3) sont les suivantes :
H1. Les difficultés rencontrées dans les agglomérations transfrontalières pour la pérennisation
du partage de l’information géographique peuvent être liées à trois facteurs :
H1.1. le manque d’appropriation des outils de représentation spatiale (par les élus ?) ;
H1.2. le refus des techniciens à abandonner leurs habitudes de travail en matière de
production et d’échange d’information ;
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