Les juges de la Cour suprême des Etats

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Les juges de la Cour suprême des Etats-Unis et le darwinisme
Darwinisme social contre darwinisme réformiste1
I. Le clivage entre darwinisme social et darwinisme réformiste, clé de
compréhension de l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême
A. Le darwinisme social, matrice du laisser-faire constitutionnel
B. Le darwinisme réformiste, fondement intellectuel du New Deal et de
la notion de constitution vivante
II. Le clivage entre darwinisme social et darwinisme réformiste, clé de
compréhension de la philosophie judiciaire des juges de la Cour suprême
A. Le passage du darwinisme social au darwinisme réformiste en tant que
changement du paradigme de la décision judiciaire
B. La scission du darwinisme, source des divergences entre les juges
Holmes et Brandeis
1
Τα βαζηθά ζεκεία ηοσ παρόληος θεηκέλοσ παροσζηάζηεθαλ προθορηθά ζηης 15 Οθηωβρίοσ 2016 ζηο
πιαίζηο ηες εκερίδας κε ηίηιο «Το ζσληαγκαηηθό δίθαηο θαη οη ζεηηθές επηζηήκες; κηα ηζηορηθή
προοπηηθή» ποσ δηοργάλωζε ε Γαιιηθή Έλωζε Σσληαγκαηοιόγωλ ζηελ Τοσιούδ (Γαιιία). Επίθεηηαη ε
δεκοζίεσζή ηοσ ζηης Presses de l'Institut Fédératif de Recherche en Droit de l'Université Toulouse
Capitole.
1
Απόστολος Βλαχογιάννης
Δ. Ν. Πανεπιστημίου Paris II Panthéon-Assas
Introduction
« Après Darwin, presque tout intellectuel était un évolutionniste… »2 : Cette phrase
résume parfaitement l’ambiance intellectuelle Outre-Atlantique à la fin du
XIXe et à l’aube du XXe siècle.
Par darwinisme ou évolutionnisme, il faut entendre la théorie scientifique de
la sélection naturelle relative à l’évolution des espèces qui a été développée
par Charles Darwin et qui repose, pour l’essentiel, sur trois éléments : rareté,
variation et hérédité3. En sciences sociales et humaines, le droit y inclus,
comme le sera expliqué par la suite, le darwinisme social constitue le penchant
conservateur du darwinisme, alors que le darwinisme réformiste le penchant
progressiste.
Il est vrai qu’il existait des théories évolutionnistes du droit longtemps avant
la naissance de la théorie darwinienne en 1858 - en 1859 parut l’ouvrage
monumental L’origine des espèces – et, du moins, avant sa consolidation dans
les décennies qui ont suivi4. Pour n’en citer que quelques unes, il suffirait de
se référer à la théorie de Sir Henry Sumner Maine ou à celle de Friedrich Carl
von Savigny. Pourtant, la spécificité de la théorie darwinienne consistait en sa
simplicité qui la rendait aisément transposable dans d’autres domaines de la
connaissance humaine. Et cela fut notamment le cas aux Etats-Unis où la
théorie darwinienne connut un succès immense, dès la fin du XIX e et jusqu’au
« After Darwin, almost every intellectual was an evolutionist… » [HOVENKAMP Herbert,
«Evolutionary Models in Jurisprudence », 64 Texas Law Review (1985), p. 647].
3 Ibid., p. 651.
4 Ibid, p. 645.
2
2
début du XXe siècle, imprégnant toutes les autres disciplines, qui se
trouvaient, malgré tout, dans un état embryonnaire à l’époque.
De cette brève description historique l’on peut s’apercevoir que la théorie
darwinienne, à savoir une théorie biologique, a pu se transposer, sans
difficulté considérable, dans les sciences humaines et sociales et notamment
dans le droit. La question qui aurait pu se poser d’emblée serait de savoir s’il
s’agit d’une « transplantation » réussite, voire véritable, qui ne déforme pas, en
d’autres mots, la théorie scientifique originale. Pourtant, cela ne sera pas notre
point central de préoccupation. En effet, la théorie de Darwin a été choisie par
des sociologues et surtout des juristes américains parce que, exactement, elle
était une théorie scientifique en germe qui se prêtait, en conséquence, à des
interprétations diverses ; l’on pourrait même prétendre qu’elle était vérifiable,
au moment de son adoption, plutôt dans le domaine des sciences humaines
que dans celui des sciences dures. La question principale qui sera donc
effectivement posée est par quels moyens et quelles chaînes intellectuelles une
théorie biologique a pu s’adapter si aisément au droit, pour influer à un tel
point sur la jurisprudence constitutionnelle des Etats-Unis et la philosophie
judiciaire de certains des membres de la Cour suprême les plus éminents.
Pour répondre à cette question, il faudra, dans un premier temps, situer le
débat entre darwinistes sociaux et darwinistes réformistes dans le contexte
américain et voir ainsi pour quelle raison la jurisprudence de la Cour suprême
y a trouvé un fort appui. Dans un second temps, il s’agira de percer la
philosophie judiciaire de deux grands juges du début du XXe siècle, à savoir
Oliver Wendell Holmes Jr. et Louis Dembitz Brandeis, afin de comprendre de
quelle façon l’empreinte darwinienne marque leurs philosophies judiciaires
respectives et contribue à expliquer leurs divergences. L’hypothèse que nous
tenterons de vérifier sera que le clivage entre darwinisme social et réformiste
3
constitue un point de référence, une sorte de langage commun dans laquelle baignent
et sont traduits toutes les controverses idéologiques majeures préoccupant la pensée
juridique et surtout constitutionnelle américaine de l’époque. Dans ce contexte, une
analyse centrée sur ce clivage serait non seulement la clé pour comprendre
l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle de la Cour suprême mais
aussi pour approfondir la philosophie judiciaire de deux juges qui ont réussi à
forger, par le truchement de leurs opinions, le droit constitutionnel américain.
I . Le clivage entre darwinisme social et darwinisme réformiste, clé de
compréhension de l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême
Tout d’abord, il convient d’examiner les idées des représentants les plus
éminents de deux courants du darwinisme qui inspirent la jurisprudence de
la Cour suprême. En premier, sera analysé le darwinisme social et la doctrine
correspondante du laisser-faire constitutionnel ; par la suite, sera évoquée la
révolution constitutionnelle du New Deal et la formation de la doctrine de la
constitution vivante en tant que triomphe intellectuel du darwinisme
réformiste.
A. Le darwinisme social, matrice du laisser-faire constitutionnel
La réception des idées darwiniennes par le canal du sociologue anglais
Herbert Spencer, qui s’est efforcé de transposer la théorie de l’évolution dans
le domaine des sciences sociales, a été considérable aux Etats-Unis, pendant
les trois dernières décennies du XIXe et au début du XXe siècle. Globalement,
le paradigme darwinien s’est vite répandu et s’est substitué au modèle
newtonien, pour ce qui concernait la conception de la nature et de la société.
Cela a eu pour effet que, à partir des trois décennies qui ont suivi la Guerre
civile, la théorie de Spencer a influencé largement, et quasiment surplombé,
4
tous les domaines de la pensée américaine, dont notamment la philosophie et
la sociologie5.
Ce succès était fondamentalement dû aux efforts des penseurs conservateurs,
qui les premiers se sont appropriés le darwinisme et y ont eu recours afin de
défendre l’idéologie du laisser-faire6. William Graham Sumner, un des
fondateurs de la science sociologique américaine, a été le darwiniste social le
plus vigoureux et influent aux Etats-Unis. C’est ce professeur de Yale qui a su
le mieux synthétiser trois grandes traditions occidentales, à savoir l’éthique
protestante du calvinisme, les doctrines économiques classiques de Ricardo et de
Malthus et finalement la sélection naturelle darwinienne, en une pensée
uniforme, qui reposait sur le pessimisme philosophique, le déterminisme
économique et le scientisme respectivement7. S’inspirant de la vision
spencérienne, Sumner a fondé sa critique de tout projet de réforme sociale sur
un déterminisme embrassant le rejet, d’une part, du volontarisme et, de
l’autre, de la foi en le progrès8.
En effet, le darwinisme spencérien a fourni deux points d’appui aux théories
conservatrices. D’une part, l’adoption des leitmotivs darwiniens, tels que
notamment la « lutte pour l’existence » et la « survie du plus apte », et leur
application au domaine économique, ont contribué à ériger l’idée d’une lutte
compétitive en loi naturelle et lui ont prêté un fondement scientifique. D’autre part,
l’idée d’un développement lent et non précipité servait à la théorie politique
conservatrice comme une justification de tout refus de réforme sociale9. De telle
manière, la théorie spencérienne offrait au conservatisme économique la légitimité
HOFSTADTER Richard, Social Darwinism in American Thought, Beacon Press, Boston, 1992
(1re edition: University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1945), p. 33.
6 Ibid., pp. 4-5.
7 Ibid., p. 51.
8 Ibid., pp. 60-1.
9 Ibid., pp. 6-7.
5
5
et l’autorité scientifique, voire biologique, requise. Sommairement, son immense
succès dérivait du fait qu’elle parvenait à justifier de manière convaincante et
solide l’écart entre l’égalité politique et les inégalités économiques10.
D’où le darwinisme social s’est confirmé comme la philosophie sous-tendant
le développement, au sein de la jurisprudence de la Cour suprême de la fin
du XIXe siècle, de la doctrine de substantive due process11, ainsi que de celle de la
liberté contractuelle (liberty of contracts). Il ne s’agit pas d’une coïncidence, par
ailleurs, que le concept de liberté contractuelle entendu comme un droit
naturel fondamental, a été développé pour la première fois, comme le
remarque Roscoe Pound, par Herbert Spencer, dans son œuvre Justice, publié
en 189112.
La première tentative de substantialisation de la clause de due process of law du
XIVe amendement13, qui a marqué le surgissement de la doctrine
constitutionnelle du laisser-faire, a été opérée par l’opinion dissidente du juge
Field dans l’affaire Slaughterhouse (1873)14 et, par la suite, par l’arrêt Allgeyer c.
10 Ibid.,
pp. 46-7.
Selon cette doctrine, la clause de due process of law contenue dans le XIVe amendement ne
doit pas être entendue que dans le sens procédural, car elle posséderait, de plus, un contenu
bien matériel. D’après cette interprétation, d’ores et déjà établie, le juge doit exercer un
contrôle de fond pour décider si le contenu de la loi en question porte atteinte à la vie, la
liberté ou la propriété de l’individu concerné (voir BALKIN Jack, Living Originalism, Harvard
University Press, Cambrige-London, 2011, p. 245).
12 POUND Roscoe, « Liberty of Contract », 18 Yale Law Journal (1908), pp. 455-56.
13 « Aucun État ne fera ou n’appliquera de loi qui restreindrait les privilèges ou immunités
des citoyens des États-Unis, ni ne privera aucune personne de vie, de liberté ou de propriété
sans garantie juridique convenable [without due process of law]… » (traduction de RIALS
Stéphane – BOUDON Julien, Textes constitutionnels étrangers, 13e édition mise à jour, PUF, coll.
Que sais-je, Paris, 2010, pp. 48-9).
14 « La question qui est ici posée est donc des plus graves ; elle n’intéresse pas que les parties,
elle intéresse le pays tout entier. Il s’agit rien de moins que de savoir si les récents
amendements apportés à la Constitution fédérale protègent les citoyens des Etats-Unis contre
une législation d’Etat qui les prive de leurs droits communs. Selon moi, le Quatorzième
amendement les protège bel et bien et il a été compris tant par le Congrès qui l’a rédigé que
par les Etats qui l’ont adopté pour servir cette fin… » [Slaughterhouse Case, 83 U.S. 36, 89
11
6
Louisiane (1897)15, premier arrêt à invalider une loi d’un Etat fédéré pour
violation du droit à la propriété16. Surtout dans la période entre les
présidences d’Ulysses Grant et de Théodore Roosevelt (1877-1909), la doctrine
du laisser-faire a été inscrite dans la Constitution en tant que principe sousjacent et s’est érigée en doctrine constitutionnelle dominante. Sur un plan plus
concret, la conception conservatrice de la liberté entendue comme obligation
de non immixtion du pouvoir étatique dans l’activité économique se trouvait
à l’origine de l’hostilité déclarée de la majorité des membres de la Cour
suprême envers la réglementation des heures du travail par les États fédérés
et, en général, envers toute forme de législation sociale17.
C’est précisément cette tendance de la part des juges d’inscrire leurs propres
convictions économiques dans la Constitution que le juge Holmes dénonce
ouvertement dans l’affaire Lochner, portant sur une loi de l’État de New York
qui réglementait les heures de travail dans les boulangeries. Rappelons que,
dans son opinion dissidente devenue classique, il a affirmé, avec un ton
emphatique, que « le Quatorzième amendement ne donne pas force de loi à la théorie
des équilibres sociaux de M. Herbert Spencer »18.
(1873), traduit par ZOLLER Élisabeth, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Ire
édition, Dalloz, coll. Grands arrêts, Paris, 2010, p. 109].
15 165 U.S. 578 (1897).
16 HOVENKAMP Herbert, «Evolutionary Models in Jurisprudence », op. cit., p. 654. Cette
thèse a été initialement élaborée par le constitutionnaliste Charles Beard, qui a, le premier,
identifié, dans l’opinion dissidente du juge Field lors de l’affaire Slaughterhouse, la
consécration de la doctrine du laisser-faire par la Cour Suprême [WHITE Morton, Social
Thought in America. The Revolt against Formalism, Oxford University Press, London - Oxford New York, 1976 (1re édition : 1949), p. 38].
17 Pour une analyse détaillée de cette jurisprudence voir FRANKFURTER Felix, « Hours of
Labor and Realism » [29 Harvard Law Review (1916)], in KURLAND Philip (éd.), Felix
Frankfurter on the Supreme Court. Extrajudicial Essays on the Court and the Constitution, Harvard
University Press; Cambridge (Massachusetts), 1970, pp. 10-11].
18 « The Fourteenth Amendment does not enact Mr. Herbert Spencer’s Social Statics. »
[Lochner c. New York, 198 U.S. 45 (1905) (opinion dissidente), traduit par ZOLLER Élisabeth,
Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, op. cit., pp. 146-7].
7
Néanmoins, une vague de réaction rigoureuse n’a pas tardé à se former contre
ces idées. Aussitôt, l’essentiel de l’activité intellectuelle des esprits
progressistes visait la remise en question et, enfin, le dépassement des
doctrines spencériennes. De la même manière, l’énergie de certains des
juristes américains les plus influents du XXe siècle s’est consommée sur le
projet de suggérer une approche alternative de l’Etat et de la Constitution.
B. Le darwinisme réformiste, fondement intellectuel du New Deal et de la
notion de constitution vivante
Le sociologue Lester Ward a été le pionnier dans l’effort de réfuter les thèses
du darwinisme social19. La principale innovation de Ward consistait en la
séparation proposée entre la société humaine et le monde biologique.
Postulant son « artificialisme » et adoptant un dualisme méthodologique, qui
distinguait les principes sociaux des analogies biologiques, Ward a attaqué les
suppositions unitaires du darwinisme social et du laisser-faire individualiste.
Tandis que le principe gouvernant le monde biologique serait celui de la
sélection naturelle, à savoir celui de la survie du plus fort et de la destruction
des plus faibles, Ward s’est efforcé de démontrer que le principe gouvernant
le monde social était celui de la sélection artificielle, à savoir de la protection
des faibles20. De plus, il a refusé d’appliquer au domaine social-historique la
théorie de la sélection naturelle, une théorie bien entendu essentiellement
économique, centrée sur le concept de « rareté des ressources » (« scarcity of
ressources ») d’origine d’ailleurs malthusien21. De telle manière, il a éliminé
l’inévitabilité de la lutte compétitive entre les classes pour la possession des
biens produits. Pour conclure, par l’inversement de la sélection naturelle et la
Cet effort a été entrepris surtout dans ses livres Dynamic Sociology (D. Appleton & Co., vol. I
et II, New York, 1883) et The Psychic Factors of Civilization (Ginn & Co., Boston, 1893).
20 HOFSTADTER Richard, Social Darwinism in American Thought, op. cit., p. 79.
21 HOVENKAMP Herbert, «Evolutionary Models in Jurisprudence », op. cit., p. 653.
19
8
reconnaissance de la particularité de la société humaine, le déterminisme
passif de l’évolutionnisme a commencé à céder graduellement sa place à une
théorie sociale ouverte à la réforme22.
A son tour, le pragmatisme a repris, sur un niveau philosophique plus
sophistiqué et élevé, la critique déclenchée par Ward contre la sociologie
biologique23. Tout en conservant la conception organique de la société, ce
courant spécifiquement américain valorisait davantage une approche
dynamique de la relation de la société humaine avec son milieu entourant. En
d’autres termes, les pragmatistes ont soutenu l’idée selon laquelle l’évolution
de la société s’effectuait par le biais d’une adaptation constante de l’activité
humaine à son milieu et que donc la manipulation de celui-ci était toujours
possible. Les pragmatistes ont donné ainsi une direction radicalement
différenciée aux idées darwiniennes, substituant au déterminisme et au
fatalisme spencériens la foi en le contrôle exercé par l’homme sur son destin24.
Schématiquement, comme le remarque l’historien Hofstadter, « le spencérisme
avait été la philosophie de l’inévitabilité ; le pragmatisme était la philosophie de la
possibilité »25.
La pensée de John Dewey est, selon Hofstadter, illustrative de cette
conception progressiste du darwinisme. Prêchant, à l’instar de William James,
l’efficacité de l’intelligence en tant que moyen de modification du monde,
Dewey a transposé davantage sa vision instrumentaliste dans le domaine
social26. Pour lui, la notion de « sélection » ne faisait pas allusion à une bataille
impitoyable, au sein de la société, laissant partout des victimes et des
HOFSTADTER Richard, Social Darwinism in American Thought, op. cit., p. 68.
Ibid., p. 84.
24 Ibid., pp. 123-25.
25 « Spencerism had been the philosophy of inevitability ; pragmatism became the philosophy
of possibility. » (ibid., p. 123).
26 Ibid., pp. 135-36.
22
23
9
triomphateurs. Au contraire, selon la vision du philosophe, l’évolution sociale
et l’éthique pouvaient être conciliées ; car le sens véritable de la « sélection »
n’était saisi que lorsqu’on la concevait dans sa dimension collective,
notamment comme un effort global de l’humanité ou des sociétés
particulières de s’adapter, de manière efficace, au passé, au présent et au
futur, par le moyen de leur intelligence. Selon lui, l’existence contenait
toujours un certain potentiel de bien et de mal et il dépendait, dès lors, des
hommes d’en déterminer l’usage27.
Le groupe des réformateurs l’a finalement emporté sur le plan des idées. En
définitive, il ne s’agissait plus d’une hérésie de soutenir que les hommes sont
conscients de leur évolution et que seul le genre humain, parmi tous les
organismes vivants, est capable d’engendrer des changements permanents et
substantiels au milieu environnant28. La légitimation politique du darwinisme
réformiste a été achevée par le New Deal29. Grâce aux efforts obstinés des juristes
et juges réformistes, dont notamment Louis Brandeis, Roscoe Pound, Thomas
Reed Powell, Felix Frankfurter, Thurman Arnold et Edward Corwin, la
Constitution a été émancipée, lors de la révolution constitutionnelle effectuée
pendant le New Deal, du joug du dogme de la liberté contractuelle. Les
législateurs fédérés jouissaient d’ores et déjà d’un pouvoir large de passer des
mesures en vue du bien-être général, puisque, en matière socio-économique,
les juges s’autolimitaient en exerçant désormais un contrôle minimum de la
constitutionnalité des lois.
L’arrêt qui, à cause de sa grande importance symbolique, marque l’abandon
définitif de l’ère Lochner et de l’ancienne jurisprudence inspirée du
Ibid., p. 140.
HOVENKAMP Herbert, «Evolutionary Models in Jurisprudence », op. cit., p. 671.
29Ibid., p. 674.
27
28
10
darwinisme social est l’arrêt Parrish30. Cet arrêt a conduit au revirement, en
raison
des
« conditions
économiques
qui
sont
survenues »31,
d’une
jurisprudence établie, qui jugeait inconstitutionnelles des lois fixant des
salaires minima. En ce sens, le revirement effectué par Parrish signifie le
dépassement de ladite ère Lochner et consolide la nouvelle orientation
interventionniste du gouvernement fédéral américain en matière socioéconomique.
Dans ce contexte, ce qui différencie concrètement le New Deal des
mouvements prédécesseurs est la transformation radicale du rôle de l’Etat. Plus
précisément, selon la nouvelle approche, l’Etat ne se bornait plus à accomplir
une fonction négative et préventive, mais devrait assumer davantage un rôle
positif en vue de la réalisation du bien-être général32. Cela est largement dû à
l’introduction du darwinisme réformiste dans la pensée américaine et sa
victoire finale contre le darwinisme social alors dominant. Étant donné que
l’on ne croyait plus, à l’instar de la génération des Fondateurs, à l’existence de
principes fixes ou intangibles gouvernant le régime américain, il était dès lors
évident que l’État et ses parties composantes n’existaient que dans l’Histoire.
Or, cette conception organiciste et historiciste de l’État était, dorénavant,
libérée des limitations provenant de la théorie du laisser-faire. Elle impliquait
donc ouvertement une croissance sans cesse conditionnée uniquement par le
progrès démocratique et l’expérimentalisme législatif33.
Sur la base de cette lutte, émerge, par ailleurs, la notion de constitution
vivante dont le caractère militant et polémique se laisse ouvertement voir. En
West Coast Hotel Co. c. Parrish, 300 U.S. 379 (1937).
Ibid, 390.
32 HOFSTADTER Richard, The Age of Reform. From Bryan to F.D.R., Vintage Books, New York,
1955, p. 306.
33 WATSON Bradley, Living Constitution, Dying Faith ; Progressivism and the New Science of
Jurisprudence, ISI Books, Wilmington, 2009, pp. 57-8.
30
31
11
effet, la naissance et le développement de cette notion cardinale de la doctrine
constitutionnelle américaine correspondent à la campagne réformatrice menée
de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle34.
Si l’on veut tracer la généalogie et les traits idéologiques du concept, on
constate déjà, en ce début du XXe siècle, une jonction entre l’idée de
constitution vivante et le mouvement progressiste. Sur le plan philosophique,
le progressivism entendu un comme mouvement intellectuel, mobilisait comme
sources
l’évolution,
l’expérimentation,
le
pragmatisme
et
la
raison
instrumentale en tant que clés pour la compréhension et la conduite des
processus du développement social35. De même, sur le plan politique et
constitutionnel, le progressivism a été amené, par le biais du darwinisme
réformiste, à une nouvelle compréhension de la nature du constitutionnalisme
américain.
Concrètement, la théorie politique progressiste a associé, dans le sillage de
l’évolutionnisme darwinien, l’idée de la constitution vivante à l’idée du
progrès social. Selon Wilson, la vie politique est un processus adaptif, par
lequel le peuple redéfinit continuellement ses intérêts collectifs afin de mieux
garantir les conditions de sa liberté36. Or, d’après la vision des théoriciens
progressistes37, l’idée de la constitution vivante, plus d’offrir une nouvelle
Pour une analyse plus approfondie de la trajectoire historique et des implications politicojuridiques de la notion, qu’il nous soit permis de se référer à notre livre La Living Constitution.
Les juges de la Cour suprême des Etats-Unis et la Constitution, préface d’Olivier Beaud,
Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la pensée juridique » n° 4, Paris, 2014, surtout p. 43
et suiv.
35 WATSON Bradley, Living Constitution, Dying Faith ; Progressivism and the New Science of
Jurisprudence, op. cit., p. 15.
36 WILSON Woodrow, Constitutional Government in the United States, Transaction Publishers,
New Brunswick, 2002 (édition originale: Columbia University Press, New York, 1908), p. 2.
37 Parmi eux figurent les noms de Woodrow Wilson, futur président des États-Unis (auteur
du livre Constitutional Government in the United States), de Herbert Croly, fondateur de la
revue New Republic et conseiller du Président Theodore Roosevelt (auteur du livre The Promise
of American Life) et de Frank Goodnow (auteur du livre Social Reform and the Constitution).
34
12
théorie d’interprétation constitutionnelle, était un vecteur de la réforme
sociale38. Inspirés par la maxime célèbre de Holmes soutenant que « la vie du
droit ne relève pas de la logique mais de l’expérience »39, les progressistes
plaidaient pour une constitution organique, dont les principes ne pouvaient
être déduits exclusivement du texte, mais étaient davantage soumis au
changement produit par la coutume et les expériences vécues en commun40.
Plusieurs juristes progressistes soutenaient en effet à l’époque que la
Constitution était mal adaptée pour faire face aux besoins d’une société
industrielle, qui s’était substituée à la société agricole et rurale de l’ère des
Fondateurs. Les critiques adressées à la Cour Lochner opposaient l’économie et
la société en 1789 – toutes deux étant localisées et décentralisées - avec la
société et surtout l’économie des années 1890 et 1900, beaucoup plus
centralisée,
impersonnelle
et
interdépendante.
La
Constitution
était
simplement incapable de fournir des solutions aux problèmes d’une société et
d’une époque complètement différentes. Dans ce contexte, le thème de la
constitution vivante est devenu un des éléments centraux de l’historiographie
constitutionnelle progressiste41.
De 1880 à 1930, les axiomes de la pensée constitutionnelle progressiste se sont
construits sous l’égide du courant du « constitutionnalisme vivant », dont les
apologistes se déclaraient ouvertement pour une interprétation évolutive de
CLAEYS Eric, « The Living Commerce Clause : Federalism in Progressive Political Theory
and the Commerce Clause after Lopez and Morrison », 11 William and Mary Bill of Rights Journal
(2002-2003), pp. 413-15.
39 « The life of the law has not been logic : it has been experience » [The Common Law, in
NOVICK Sheldon (éd.), The collected works of Justice Holmes, Volume 3, The University of
Chicago Press, Chicago – London, 1995, p. 115].
40 HORWITZ Morton, « Transformation of Constitutional Law », in LEVY Leonard - KARST
Kenneth (éd.), Encyclopedia of the American Constitution, Vol. 6, McMillan Co. (2e édition), New
York, 2000, p. 2712.
41 HORWITZ Morton, « The Meaning of the Bork Nomination in American Constitutional
History », 50 University of Pittsburgh Law Review (1988-1989), p. 658.
38
13
la Constitution42. D’ailleurs, sur cette idée s’est fondé le bloc progressiste qui
plaidait pour la constitutionnalité du New Deal43. Pour tous ces juristes,
l’évolution du droit constitutionnel était considérée, dans le cadre de la
métaphore organique, comme un antidote contre le vieillissement et la mort,
et non plus comme un symptôme de dégénérescence 44. Par conséquent, cette
vision s’opposait fondamentalement à la vision classique de l’ordre
constitutionnel conçu, à l’aune de la métaphore mécanique, comme immuable
et inaltérable, à l’instar des lois naturelles qu’il était censé incorporer.
Le professeur Gillman remarque que le système institutionnel alors en place,
conforme dans ses grands traits à la vision des constituants, était jugé par les
progressistes et les New Dealers insuffisant et incapable de concilier les
structures novatrices et les responsabilités de l’État moderne. La preuve
irréfutable de cette thèse était le fait qu’aucun d’entre eux n’ait su fonder ses
arguments sur une interprétation tentant de découvrir le sens originaire des
dispositions du texte. Afin de faciliter le développement politique de la
nation,
centré
sur
l’expansion
de
l’autorité
législative
fédérale
et
l’établissement d’un pouvoir exécutif réglementaire, ils ont développé une
théorie juridique qui correspondait à leur vision politique. Des juges et des
universitaires, inspirés par une vision mêlant le darwinisme, l’historicisme et
le pragmatisme, ont défendu l’idée selon laquelle les dispositions
constitutionnelles étaient conçues afin de s’adapter au changement des
besoins sociaux.
BELZ Herman, « Written Constitutionalism as the American Project », in A Living
Constitution or Fundamental Law ? American Constitutionalism in Historical Perspective, Rowman
& Littlefield Publishers Inc, Lanham - Boulder - New York – Oxford, 1998, p. 8.
43 KAMMEN Michael, A Machine That Would Go of Itself. The Constitution in American Culture,
Random House Inc., New York, 1986, pp. 272-73.
44 DODSON Scott, « A Darwinist View of the Living Constitution », 61 Vanderbilt Law Review
(2008), p. 1326.
42
14
La théorie novatrice de la constitution vivante est le corollaire de cette
nouvelle approche du rôle de l’État et, en vertu de son succès jurisprudentiel,
il a été possible de construire le « nouvel État américain » sans révision
formelle d’une Constitution datant pourtant du XVIIIe siècle45. Pendant la
lutte du New Deal et malgré la résistance violente des juges conservateurs,
défendant la tradition de la permanence du sens constitutionnel et des lois
naturelles réglant l’activité humaine, la poussée réformatrice de la
constitution vivante a triomphé. Le Président Roosevelt lui-même a adhéré à
ces idées et à cette rhétorique46 marquant du « sceau présidentiel » aussi bien
l’idée d’une constitution vivante que le soubassement philosophique de celleci, à savoir le darwinisme réformiste.
II. Le clivage entre darwinisme social et darwinisme réformiste, clé de
compréhension de la philosophie judiciaire des juges de la Cour suprême
Après avoir parcouru la confrontation de deux courants du darwinisme sur le
plan sociologique, politico-économique, mais aussi constitutionnel, le thème
de la philosophie judiciaire sera abordé. Seront analysées, plus précisément
quelques éléments de la philosophie judiciaire de deux juges très influents, à
savoir Holmes et Brandeis, afin de montrer que leurs divergences constatées
sont attribuables à leur différente conception du darwinisme.
A. Le passage du darwinisme social au darwinisme réformiste en tant que
changement du paradigme de la décision judiciaire
GILLMAN Howard, « The Collapse of Constitutional Originalism and the Rise of the
Notion of the « Living Constitution » in the Course of American State-Building », 11 Studies in
American Political Development (1997), pp. 193, 196.
46 GILLMAN Howard, « Living Constitution », in LEVY Leonard - KARST Kenneth (éd.),
Encyclopedia of the American Constitution, Vol. 4, op. cit., p. 1634.
45
15
A l’aube du XXe siècle, l’image que les juristes se faisaient du droit et de
l’activité judiciaire s’est aussi modifiée pour se tenir au courant avec les
nouvelles tendances sociologiques et philosophiques. Dans la conception du
droit au cours du XIXe siècle, l’idéal qui prévalait était celui de la
« neutralité ». Concrètement, selon l’analyse devenue classique de Roscoe
Pound, cette conception avait conduit à un « pessimisme juridique »
inéluctable. Se ralliant intégralement à la théorie économique du laisser-faire,
la science juridique avait effectivement attribué au droit une fonction
majoritairement négative. Sous ce prisme, le droit n’était censé qu’enlever les
obstacles contre le libre déploiement de l’activité des individus, au lieu de
diriger énergiquement le progrès social47.
C’est donc au sein de l’ambiance des idées théoriques associées au
darwinisme réformiste qu’est née l’école de sociological jurisprudence. Il est à
remarquer que son fondateur, Roscoe Pound, avait une formation de
botaniste et connaissait bien, par conséquent, la théorie darwinienne48. En
effet, Pound, inspiré du pragmatisme et adoptant l’artificialisme de Ward et
l’approche du sociologue Alfred Ross, a tenté de formuler les postulats d’une
science juridique progressiste49. Ce qui constituait l’accomplissement le plus
important de la théorie de Pound était l’idée d’une réforme par le biais de la
législation50. Il n’est pas sans valeur de noter en plus que les prémisses de
POUND Roscoe, «The End of Law as developed in Juristic Thought. The Nineteenth
Century », 30 Harvard Law Review (1916), p. 203.
48 WIGDOR David, Roscoe Pound: Philosopher of Law, Greenwood Press, Westport Connecticut, 1974, pp. 55-62, cité par HOVENKAMP Herbert, «Evolutionary Models in
Jurisprudence », op. cit., p. 650.
49 Pour les postulats fondamentaux de l’école, voir les deux articles de POUND Roscoe, «The
Need of a Sociological Jurisprudence », 19 Green Bag (1907), pp. 607-15 et «The Scope and
Purpose of Sociological Jurisprudence », 24 Harvard Law Review (1911), pp. 489-516. Pour une
analyse détaillée de cette école, voir MICHAUT Françoise, La recherche d'un nouveau paradigme
de la décision judiciaire à travers un siècle de doctrine américaine, L'Harmattan, Paris, 2001.
50 HOVENKAMP Herbert, «Evolutionary Models in Jurisprudence », op. cit., pp. 678-80.
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l’école de sociological jurisprudence formaient l’idéologie juridique qui animait
le mouvement progressiste et par la suite le New Deal51.
Cette révolution de la science juridique Outre-Atlantique a été reflétée de
façon encore plus visible dans l’adaptation du paradigme de la décision judiciaire
aux nouvelles orientations scientifiques. Ayant son commencent dans la critique
entamée par Holmes contre le paradigme alors dominant, cette réaction
initiale a pris vite la forme d’une avalanche. Le paradigme qui a supplanté
l’ancien modèle (langdellien) était celui issu de la pensée de nouveaux
théoriciens du droit américains, membres de l’école de la sociological
jurisprudence.
Or, à l’origine de la rupture totale avec l’image classique de l’automate et du
juge arbitre, se trouve le surgissement de deux figures légendaires du
judiciaire américain, qui sont celles du juge Holmes et du juge Brandeis. A cet
égard, la canonisation de ces deux juges prééminents constitue un moment
singulier dans l’historiographie judiciaire américaine. Concrètement, les
commentateurs de l’époque ne se sont pas confinés à étudier simplement
leurs diverses opinions, mais ont essayé de mettre en valeur davantage la
vision du droit et la philosophie judiciaire que ces juges partageaient, les
regardant comme des hommes d’Etat, voire des prophètes52.
Dans une large mesure, les divergences entre les deux juges restent
inexplicables ou sont traitées comme des différences d’ordre psychologique
entre les deux hommes. Pourtant, elles pourraient être suffisamment
expliquées si l’on tenait compte du fait que pour Holmes, le passage du
WHITE Edward G., «From Sociological Jurisprudence to Realism: Jurisprudence and Social
Change in early-twentieth Century America », 58 Virginia Law Review (1972), p. 999.
52 WHITE Edward G., «The Canonization of Holmes and Brandeis: Epistemology and Judicial
Reputations », 70 New York University Law Review (1995), p. 577.
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darwinisme social au darwinisme réformiste ayant cours à l’époque reste, en grande
partie, inachevé ; alors que pour Brandeis la défense de l’idée de la réforme sociale et
la lutte contre les idées propagées par le darwinisme social ont toujours été évidentes.
B. La scission du darwinisme, source des divergences entre les juges
Holmes et Brandeis
La comparaison entre les deux alliés fidèles lors des grandes batailles au sein
de la Cour suprême, à savoir Louis Dembitz Brandeis et Oliver Wendell
Holmes Jr., a été entreprise de manière extensive par les auteurs américains,
qui semblent pour autant ne pas tomber d’accord sur leurs points de
divergence – leurs points de convergence étant très connus et ne manquant
pas de jaillir lors de la plupart des affaires importantes de l’époque présentées
devant la Cour. Selon le point de vue d’Alexander Bickel, ancien greffier (law
clerk) de Brandeis, les différences entre celui-ci et Holmes s’avèrent en réalité
assez substantielles. Tandis que les deux juges arrivaient, dans la plupart des
cas aux mêmes conclusions, le chemin qu’ils suivaient n’était pas du tout le
même53.
En effet, la différence majeure entre les deux grands hommes se traduit, en
premier lieu, par une confrontation philosophique entre l’optimisme, incarné par le
darwinisme réformiste, et le pessimisme, incarné par le darwinisme social. Holmes
apparaît effectivement sur ce point comme une figure contradictoire : alors
que ses convictions personnelles ne s’éloignent pas autant du darwinisme
social et que, au fond, il demeure un partisan de ce courant de pensée, il
dénonce
dans
Lochner
le spencérisme
et
ses implications politico-
économiques, dès que l’on tente de les inscrire dans la Constitution en tant
BICKEL Alexander (éd.), The Unpublished Opinions of Mr. Justice Brandeis, Harvard
University Press, Cambridge - Massachusetts, 1957, pp. 222-23.
53
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que dogme54. Au contraire, comme le note Melvin Urofsky dans sa récente
biographie, Brandeis est, de manière ferme, tout au long de sa vie, aussi bien
en tant qu’avocat militant que comme juge, un ennemi acharné du
darwinisme social55 et se classe, par contrecoup, dans le camp de darwinistes
réformistes.
D’un côté, évoquant l’évolutionnisme darwinien et spencérien, Holmes
constate que l’activité sociale prend la forme d’une bataille. Subissant une
mutation permanente, la société est régie par la loi de la survie du plus fort56,
tandis que chacun disposant du pouvoir s’efforce de promouvoir ses intérêts
au détriment des autres57. Par conséquent, ce manque de solidarité et
l’absence de la notion d’intérêt général transforme la vie sociale en un pur
rapport de forces où des intérêts divers entrent en conflit. L’intérêt qui va
enfin prévaloir, ou, autrement dit, va « survivre » à la suite de la « bataille »,
mérite d’être transformé en loi. Dans ce cadre, le rôle du juge constitutionnel
consiste à arbitrer les différends, voire les intérêts opposés, de façon neutre et
impartiale, faisant notamment respecter les règles du jeu.
En revanche, l’optimisme philosophique et le réformisme darwinien se trouve
à l’origine de l’activité sociale de Brandeis entre 1896 et 1916, année de sa
nomination par le Président Wilson à la Cour suprême. Pendant cette période,
il n’a pas hésité à lutter contre des intérêts puissants et participer activement
HOVENKAMP Herbert, «Evolutionary Models in Jurisprudence », op. cit., p. 660.
UROFSKY Melvin, Louis D. Brandeis : A life, Pantheon Books, New York, 2009, p. 320 et 432.
56 Comme le note Patrick Tort, selon la philosophie évolutionniste de Spencer qui a transposé
la théorie de Darwin sur le champ social : « [L]a société est un organisme et évolue comme un
organisme. L’adaptation […] est la règle de survie au sein d’une concurrence
interindividuelle généralisée : les moins adaptés doivent être éliminés sans recours et sans
égards » (TORT Patrick, Darwin et Darwinisme, 4e édition, PUF, coll. « Que sais-je », Paris,
2011, p. 70). Cependant, cela relève d’un libéralisme extrême que Holmes n’a pas voulu
adopter entièrement.
57 « Summary of events: Great Britain », 7 American Law Review (1873), p. 852 in NOVICK
Sheldon (éd.), The collected works of Justice Holmes, Vol. 1, The University of Chicago Press,
Chicago – London, 1995, p. 325.
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en tant qu’avocat à la défense des revendications sociales. D’où vient sa
fameuse plaidoirie (Brandeis brief) dans l’affaire Muller c. Oregon58, portant sur
la détermination d’un horaire maximum de travail pour les femmes59.
Brandeis adopte également une attitude active une fois devenu membre de la
Cour suprême. Alors que le pessimisme à l’égard de la capacité du pouvoir
étatique d’agir au profit des citoyens, au moyen d’une intervention
régulatrice, caractérise l’approche holmésienne, l’optimisme et la foi en
l’intervention étatique dans la vie sociale, sans que le pouvoir devienne
totalitaire ou autoritaire, inspire l’approche brandésienne 60. Illustrative de ce
point est une maxime de Bacon que Brandeis aimait évoquer: « Dans ce
théâtre de la vie humaine, il ne convient qu’à Dieu et aux anges d’être
spectateurs. »61
En l’occurrence, pour comprendre la différente approche de la tâche judiciaire
chez les deux juges, il serait intéressant de comparer les phrases que chacun
aimait utiliser pour décrire celle-ci. Holmes rapporte à son ami intellectuel
intime Harold Laski, que Brandeis disait à ce propos : « Je reformule le droit tous
les jours. C’est mon travail »62. A quoi Holmes réplique indirectement à son
tour, avec un ton étonnamment cynique : « Si mes concitoyens veulent aller à
l’enfer, je les aiderai. C’est mon travail. »63
208 U.S. 412 (1908).
Sur cette plaidoirie voir UROFSKY Melvin, Louis D. Brandeis : A life, op. cit., pp. 212 et s.
60 LAHAV Pnina, «Holmes and Brandeis: Libertarian and Republican Justifications of Free
Speech », 4 Journal of Law and Politics (1987-1988), pp. 469, 471.
61 « In the theater of human life, it is only for God and angels to be spectators. »
62 « I am restating the law everyday. It’s my job. » [cité par Holmes dans sa lettre à Laski, le 1
mars 1923, in DE WOLFE HOWE Mark (éd.), Holmes – Laski Letters. The correspondence of Mr.
Justice Holmes and Harold J. Laski 1916-1935, Volume 1, Harvard University Press, Cambridge –
Massachusetts, 1952, p. 486).
63 « If my fellow citizens want to go to Hell I will help them. It’s my job. » (Lettre de Holmes à
Laski, le 4 mars 1920, in ibid., p. 249).
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Leurs philosophies judiciaires prennent une voie subtilement différente à
l’égard de la théorie d’autolimitation judicaire (judicial self-restraint) qu’ils ont
développée et soutenue tout au long de leur carrière, par le truchement de
leurs opinions. Quoique tous les deux aient été des grands partisans du droit
à l’expérimentation législative et se penchaient pour une attitude judiciaire de
modestie, leurs idées ne dérivaient pas des mêmes justifications. De son côté,
le juge Holmes affirmait, certes, le droit à l’expérimentation mais cela en tant
que corollaire de son attitude sceptique et de sa conviction que le juge ne
devrait pas s’immiscer au déroulement de la bataille sociale entre les divers
intérêts. C’est pour cette raison qu’il se contentait de démontrer qu’une loi
n’était pas clairement inconstitutionnelle, voire qu’elle était « raisonnable ». Cela
signifiait pour lui qu’une telle loi ne violait pas les principes constitutionnels
fondamentaux ou traditionnels, voire les règles du jeu social. A l’inverse, une
loi clairement injuste, inopportune ou économiquement inefficace demeurait
pourtant toujours une loi qui l’avait emporté sur le plan social et politique ;
elle devrait donc être jugée constitutionnelle. Ce n’est que par l’application de
ce principe de « non-ingérence » que le juge garantissait effectivement
l’évolution sociale.
De l’autre côté, le juge Brandeis mettait en valeur l’importance propre de
l’expérimentation, ce qui l’amenait à prouver la nécessité et la constitutionnalité
d’une mesure législative64. Pour lui, avant de se prononcer sur le caractère
raisonnable d’une telle mesure, un juge devait procéder à un examen
minutieux des faits. C’est dans ce contexte que son opinion dissidente dans
New State Ice Co65, qui lui a accordé une postérité triomphale, offrait une
défense solide de l’expérimentation législative au niveau fédéré entendue
comme le moyen approprié afin de constater quelle était la solution la « plus
KONEFSKY Samuel J., The Legacy of Holmes and Brandeis. A study in the Influence of Ideas, Da
Capo Press (d’après la 1re édition : Mcmillan Publishing Co., 1956), New York, 1974, p. 141.
65 New State Ice Co. c. Liebmann, 285 U.S. 262 (1932).
64
21
apte à survivre » au niveau fédéral. En bref, le concept d’expérimentation
combinait deux éléments indissolubles de la philosophie judiciaire de
Brandeis, issus du pragmatisme et du darwinisme réformiste : d’une part, la
valorisation de la recherche empirique, et, de l’autre, la foi en le pouvoir des
hommes de contrôler leur destin, au lieu de le subir passivement66.
Par ailleurs, une différenciation semblable est identifiable à propos de leur
conception respective de la liberté d’expression. Pour Holmes, le vrai pilier de
la Constitution est la liberté d’expression, étant donné qu’elle permet le libre
échange des opinions au sein de la société et contribue ainsi à l’évolution des
idées. Elle constitue la force motrice du progrès social gérant le processus de
succession des nouvelles idées à celles qui étaient auparavant dominantes. De
plus, elle rend possible l’ajustement du droit aux forces sociales actuelles,
puisqu’elle empêche le rattachement aux convictions obsolètes et dépassées.
Dans son opinion dissidente lors de l’affaire Abrams, il déclare que « le
meilleur test de la vérité est la capacité de la pensée de se faire accepter dans
le cadre de la concurrence du marché »67. De là surgit la célèbre métaphore du
« libre marché des idées », si chère encore toujours à la jurisprudence
constitutionnelle américaine.
Brandeis, de son côté, construit une doctrine de la liberté d’expression
dépassant le modèle individualiste de Holmes. Celle-ci est le mieux reflétée
dans son opinion concurrente à propos de l’affaire Whitney68. Là il propose un
modèle délibératif qui regarde la liberté d’expression plutôt comme une
obligation politique que comme un privilège individuel. Dans ce cadre, celle-
WHITE Edward G., «The Canonization of Holmes and Brandeis: Epistemology and Judicial
Reputations », op. cit., p. 603.
67 « the best test of truth is the power of the thought to get itself accepted in the competition of
the market » [Abrams c. United States, 250 U.S. 616, 630 (1919)].
68 Whitney c. California, 274 U.S. 357 (1927).
66
22
ci devient partie intrinsèque d’une théorie républicaine visant le bien-être
social et l’intégration de l’individu dans la société. La liberté d’expression ne
referme pas, selon lui, l’individu dans des « zones distinctes de combat »69,
mais constitue un projet collectif qui offre, par la confrontation des diverses
opinions, « l’opportunité d’exposer, à travers la discussion, les affirmations
erronées et fallacieuses »70. Schématiquement, là où Holmes voit encore la loi
impersonnelle de la sélection naturelle en œuvre, Brandeis y oppose la
puissance de l’action collective.
Conclusion
Pour récapituler, il est alors évident que le darwinisme a profondément
marqué la pensée américaine. Pourtant, l’acceptation de la théorie
évolutionniste darwinienne n’pas produit, à tout instant, les mêmes effets ni
n’a donné naissance à une théorie sociale et juridique uniforme. Tout au
contraire, on peut évoquer deux penchants du darwinisme aux Etats-Unis,
totalement opposés l’un à l’autre : le darwinisme social et le darwinisme
réformiste. Toutes ces deux « interprétations » de la théorie darwinienne ont
revendiqué l’orthodoxie scientifique darwinienne et ont largement influencé et
« coloré » idéologiquement la jurisprudence constitutionnelle de la Cour
suprême américaine. Parallèlement, le clivage entre les deux courants du
darwinisme se manifeste aussi chez les philosophies judiciaires de Holmes et
de Brandeis montrant à quel point deux figures prépondérantes de la Cour
suprême à l’aube du XXe siècle n’échappent pas à et s’alignent sur la
démarcation idéologique dominante de l’époque entre darwinisme social et
réformiste. En somme, l’évolutionnisme darwinien, notamment une théorie
biologique à l’origine, est effectivement devenu la clé de voute pour
LAHAV Pnina, «Holmes and Brandeis: Libertarian and Republican Justifications of Free
Speech », op. cit., pp. 460-61.
70 Whitney c. California, 274 U.S. 357, 377 (1927).
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23
appréhender les controverses politico-constitutionnelles qui ont eu lieu à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle aux Etats-Unis.
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