LES DIMENSIONS
DU
VIVANT
Pierre Sonigo*
La génétique, et d’une façon plus générale la biologie, est un domaine
extérieur
à
la physique, même si elle peut y plonger quelques racines. En
l’occurrence, autour d’un thème comme
<(
Le réel et ses dimensions
»,
elle
peut se sentir concernée. Avant
tout,
que peut bien signifier le concept de
réel et de ses éventuelles dimensions dans le monde du vivant
?
En biologie, la question des dimensions n’a pas été soulevée comme
en physique. Toutefois, on peut lier la question des dimensions
à
celle
des échelles d’observation. Un nombre plus élevé de niveaux d’obser-
vation possibles distingue le vivant de la physique
:
molécule, cellule,
individu, espèce, écosystème. Des questions différentes se posent selon
l’échelle choisie pour observer, décrire et comprendre la vie.
*
Directeur de Recherche
INSERM,
Génétique des
Virus,
département des maladies infectieuses. Institut Cochin,
Paris.
70
Pierre
Sonigo
En
quoi la question des échelles d’observation est-elle difiérente pour la
biologie
?
Le problème de l’observateur a été soulevé en physique. La biologie
est, elle aussi, confrontée
à
cette difficulté. Les notions importantes qui
structurent la biologie, comme celle d’individu ou celle d’environne-
ment, sont fortement liées au point de vue de l’observateur et
à
ses
choix. Par exemple, devant des cellules qui poussent dans un milieu de
culture, vous pouvez adopter un point de vue extérieur, décider que ces
cellules forment un tout. Un
((
individu
D
est défini par l’ensemble de
ces cellules. Le milieu de culture est alors le milieu intérieur de cet indi-
vidu. Vous pouvez aussi adopter un autre point de vue, par exemple
celui des cellules. Cette fois, l’individu est la cellule isolée et non pas
l’ensemble. Ce qui était milieu intérieur devient environnement. C’est
donc le point de vue et non pas une caractéristique absolue qui définit
ce qui est organisme individuel et ce qui est environnement.
Quel serait le meilleur point de vue
?
Cette question pose problème.
NOUS,
humains, avons tendance
à
considérer que le bon point de vue, c’est le nôtre
!
D’ailleurs, le véritable
individu, celui qui compte, que nous appelons individu dans notre lan-
gage naturel, est notre personne, c’est-à-dire vous ou moi. Ce qui est
à
l’intérieur de nous est le milieu intérieur, et ce qui est
à
l’extérieur de nous
est l’environnement. Cela nous semble une évidence. Or ce choix, que
l’on pourrait qualifier d’anthropocentrique, est très structurant par rap-
port aux théories et aux descriptions du vivant que l’on pourra élaborer.
Ce statut particulier de l’individu est relativement récent dans l’histoire
de l’humanité. Certaines civilisations n’ont pas toujours eu, dit-on, cette
conscience de l’individu.
Pour
revenir
ù
la biologie moderne,
ù
quel niveau,
autrement dit
sur
quel individu, doit-on porter le regard pour comprendre
les processus de l’évolution
?
Les
dimensions du vivant
71
La théorie de l’évolution a besoin de définir une entité de
référence, une
((
unité
D
de mesure du vivant. En effet, la sélection
naturelle évalue la reproduction de cette entité. En biologie, tout se
reproduit de manière enchevêtrée. I1 en résulte que selon l’unité
choisie, les résultats ne sont pas les mêmes, comme si les lois de la
physique variaient selon que l’on effectue les mesures en mètres ou en
pieds. Selon que l’on choisit les molécules, les cellules, les organismes,
les espèces comme entités de référence, on obtient des théories
différentes
:
les biologistes parlent de gène égoïste, darwinisme
cellulaire, darwinisme classique, sélection de groupe, etc.
Pour illustrer cette question difficile, prenons l’exemple du cancer.
On peut décider que l’entité
à
prendre en compte pour la sélection
naturelle est la cellule. Comme les cellules cancéreuses se multiplient
plus vite que les cellules normales, la sélection naturelle doit favoriser
le cancer.
Du
point de vue de la cellule, le cancer est donc une bonne
chose. Maintenant, si l’on prend comme entité de référence le corps
humain dans son entier, le cancer est une mauvaise chose. En fonc-
tion du point de vue de l’observation, le cancer va être favorisé ou
défavorisé par la sélection naturelle. Ainsi, la théorie de l’évolution
prédit deux résultats opposés, en fonction d’un choix d’observation.
D’un
point de vue strictement objectif; la question se pose de savoir quel
est le meilleur point de vue
:
dificile de choisir, de l’individu
ou
du groupe, de
l’altruisme ou de l’égoïsme.
En
l’occurrence, la cellule cancéreuse est égoïste.
Si l’on considère que ce qui compte est le corps dans son ensemble,
les cellules ne sont que des parties de ce groupe. On attend alors des
cellules qu’elles soient altruistes, d’une certaine manière, qu’au lieu de
se reproduire pour elles-mêmes, elles se conforment aux intérêts du
groupe auquel elles appartiennent. Au contraire, si ces cellules sont
considérées comme des individus, elles développeront un comporte-
ment de reproduction égoïste, entre guillemets, c’est-à-dire du point de
vue de la sélection naturelle.
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