D’ABORD LA MUSIQUE ENSUITE LES MOTS ? :
LE CAS DU KṚTI (MUSIQUE CARNATIQUE)
Fabrice Contri
Conservatoire National Supérieur Musique et Danse
Si la danse indienne s’exprime à travers une grande variété de gestes et d’attitudes
corporelles (mudrā), la musique carnatique – qui s’avère fondamentalement destinée à la
voix – surprend, enchante par sa richesse verbale : les mots se mêlent aux notes (svara) en un
jeu sonore particulièrement inventif. Les compositions de la tradition carnatique ne feraient
sans doute pencher d’aucun côté la balance de la musique et des mots, pour peu que l’on
souhaite les peser : elles sont, en ce domaine, l’illustration d’un savant équilibre.
Parmi toutes les formes qui composent le vaste répertoire musical de l’Inde du Sud, le
kṛti offre un espace de prédilection pour comprendre ces phénomènes musico-poétiques
puisqu’il synthétise en quelque sorte, et développe, de multiples pratiques – et donc diverses
techniques – liées au chant et à la danse.
Cet article, pour des raisons pédagogiques et de limites éditoriales, se concentrera
essentiellement sur cette forme souveraine de la tradition carnatique et sur certaines figures
poético-musicales. Il est avant tout une proposition, un guide pour l’analyse des rapports entre
texte et musique dont il propose certaines applications issues des œuvres des trois grands
compositeurs qui ont porté le kṛti à son apogée : Śyāmā Śastri (1762/63 – 1827), Tyāgarāja
1767-1847), Muttusvāmi Dīks itar (1775-1835) communément surnommés « La Trinité
Carnatique ».
I. Statut et fonction de la musique et de la parole chez les compositeurs de la
Trinité carnatique
En sanskrit, le terme sāhitya désigne une composition poétique – qu’elle soit versifiée
ou prosaïque –, la littérature et la rhétorique. Prière, poème, mais aussi parfaite illustration de
l’art oratoire, science de la démonstration, de la persuasion, du raisonnement, le discours
littéraire du kṛti joue avec les subtilités de la langue – des langues – et se joue d’elles afin de
les mêler, de les unir à celles de la musique.
Saṅgita est communément employé pour désigner la musique. Ce mot est composé de
saṃ (parfaitement, ensemble) et de gīta (le chant, le poème chanté). Dans la tradition
carnatique, la musique est tout d’abord la parole chantée ; l’instrument de musique imite la
voix, emprunte à son répertoire. Le poème appelle par essence la musique : le chant est
considéré comme le plus parfait des modes de parole. Le kṛti est, à la base, un chant
congrégationnel (kīrtana).
Enfin, le compositeur ou vāggeyakāra est celui qui fait (kāra, qui fait, qui produit) la
parole (vāc) et le chant (geya). Le compositeur par excellence (uttama vāggeyakāra) engendre