1 Fabrice Contri Conservatoire National Supérieur Musique et

publicité
http://www.reseau-asie.com
Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique
Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific
D’ABORD LA MUSIQUE ENSUITE LES MOTS ? : LE CAS DU KṚTI (MUSIQUE
CARNATIQUE)
FIRS MUSIC, THEN TALK ? THE MUSICAL "CARNATICAL" THOUGHTS IN SOUTH
INDIA
Fabrice Contri
Conservatoire National Supérieur Musique et Danse
Thématique C : Patrimoine culturel : Enjeux et métamorphoses
Theme C: Cultural Heritage: Issues and Metamorphoses
Atelier 01 : La parole musicale
Workshop 01: The musical talk
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4 Congress of the Asia & Pacific Network
th
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
© 2011 – Fabrice Contri
Protection des documents / Document use rights
Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété
intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En
ème
particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 4
Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur
utilisation, autorisée pour un usage non commercial, requiert cependant la mention des sources complètes et
celle des nom et prénom de l'auteur.
The users of the website http://www.reseau-asie.com are allowed to download and copy the materials of
th
textual and multimedia information (sound, image, text, etc.) in the Web site, in particular documents of the 4
Congress, for their own personal, non-commercial use, or for classroom use, subject to the condition that any use
should be accompanied by an acknowledgement of the source, citing the uniform resource locator (URL) of the
page, name & first name of the authors (Title of the material, © author, URL).
Responsabilité des auteurs / Responsability of the authors
Les idées et opinions exprimées dans les documents engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Any opinions expressed are those of the authors and do.not involve the responsibility of the Congress'
Organization Committee.
1
D’ABORD LA MUSIQUE ENSUITE LES MOTS ? :
LE CAS DU KṚTI (MUSIQUE CARNATIQUE)
Fabrice Contri
Conservatoire National Supérieur Musique et Danse
Si la danse indienne s’exprime à travers une grande variété de gestes et d’attitudes
corporelles (mudrā), la musique carnatique – qui s’avère fondamentalement destinée à la
voix – surprend, enchante par sa richesse verbale : les mots se mêlent aux notes (svara) en un
jeu sonore particulièrement inventif. Les compositions de la tradition carnatique ne feraient
sans doute pencher d’aucun côté la balance de la musique et des mots, pour peu que l’on
souhaite les peser : elles sont, en ce domaine, l’illustration d’un savant équilibre.
Parmi toutes les formes qui composent le vaste répertoire musical de l’Inde du Sud, le
kṛti offre un espace de prédilection pour comprendre ces phénomènes musico-poétiques
puisqu’il synthétise en quelque sorte, et développe, de multiples pratiques – et donc diverses
techniques – liées au chant et à la danse.
Cet article, pour des raisons pédagogiques et de limites éditoriales, se concentrera
essentiellement sur cette forme souveraine de la tradition carnatique et sur certaines figures
poético-musicales. Il est avant tout une proposition, un guide pour l’analyse des rapports entre
texte et musique dont il propose certaines applications issues des œuvres des trois grands
compositeurs qui ont porté le kṛti à son apogée : Śyāmā Śastri (1762/63 – 1827), Tyāgarāja
1767-1847), Muttusvāmi Dīks itar (1775-1835) communément surnommés
« La Trinité
Carnatique ».
I. Statut et fonction de la musique et de la parole chez les compositeurs de la
Trinité carnatique
En sanskrit, le terme sāhitya désigne une composition poétique – qu’elle soit versifiée
ou prosaïque –, la littérature et la rhétorique. Prière, poème, mais aussi parfaite illustration de
l’art oratoire, science de la démonstration, de la persuasion, du raisonnement, le discours
littéraire du kṛti joue avec les subtilités de la langue – des langues – et se joue d’elles afin de
les mêler, de les unir à celles de la musique.
Saṅgita est communément employé pour désigner la musique. Ce mot est composé de
saṃ (parfaitement, ensemble) et de gīta (le chant, le poème chanté). Dans la tradition
carnatique, la musique est tout d’abord la parole chantée ; l’instrument de musique imite la
voix, emprunte à son répertoire. Le poème appelle par essence la musique : le chant est
considéré comme le plus parfait des modes de parole. Le kṛti est, à la base, un chant
congrégationnel (kīrtana).
Enfin, le compositeur ou vāggeyakāra est celui qui fait (kāra, qui fait, qui produit) la
parole (vāc) et le chant (geya). Le compositeur par excellence (uttama vāggeyakāra) engendre
2
et maîtrise parfaitement la poésie et la musique.
Dans la tradition carnatique, la parole est l’instrument privilégié du poète et du
musicien qui est aussi un bhakta, un dévot. Sarasvatī, déesse de la connaissance est aussi la
Parole Personnifiée. Déifiée, la Parole, Vāc, est « la compagne ou "seconde" de Prajāpati (le
Démiurge, le Seigneur des créatures], qui, douée d’énergie et du pouvoir de produire, permet
à ce dieu d’engendrer tous les êtres (…) et soutient la puissance des dieux »1.
Vāc est aussi, la voix, le discours, ce qui est dit, prononcé et en train d’être dit, mais
encore la « Parole première, force transcendante, immortelle, omniprésente et toute
puissante »2, originelle, créatrice.
Parler à la divinité, c’est attendre et entendre aussi une réponse et donc instaurer un
dialogue. Le mot parole caractérise ou nomme la divinité dans les poèmes des compositeurs
de la Trinité.
La parole divine est une bénédiction, elle est musicale par nature, elle est objet de
communion entre le croyant et sa divinité d’élection (iṣṭadevatā). Elle orne celle-ci comme un
vêtement de mots. La parole est aussi pour l’homme un vecteur essentiel de création.
Sœur de la parole, la musique qui est inhérente au nāda – son originel, suprême,
1
GONDA,
2
PADOUX,
Jan, Les religions de l’Inde, Vol.1, Védisme et hindouisme ancien, Paris, Payothèque, 1979, p. 326.
André, Comprendre le tantrisme, Les sources hindoues, Coll. Spiritualités vivantes, Ed. Albin
Michel, 2010, p. 180.
3
« condensation de la vibration phonique originelle (celle de la Parole suprême) »3 – est la
manifestation d’une totalité, non seulement artistique mais cosmogonique, un moyen
d’appréhension du monde : « la musique est l’expression du nāda, l’origine de tous les sons,
la vibration ; elle est aussi élément du laya, le rythme, expression du temps, et de gati, le
mouvement, expression de l’espace. Voilà pourquoi les dieux et les déesses se font
musique »4.
Dans ce texte, Muttusvāmi Dīks itar joue habilement sur la polysémie du terme gati
(gatyāḥ, à l’ablatif) qui est, non seulement, la démarche de l’éléphant, un terme de technique
musicale qui désigne communément le tempo, la pulsation (plus précisément les différents
catégories de subdivision du temps) mais qui signifie aussi, entre autres : marche ,
allure, mouvement (différents types de mouvement), refuge, origine, issue, destination, cours,
chemin, pouvoir etc. 5 . Ainsi, au sein de cette exégèse – poétiquement suggérée par
Muttusvāmi Dīks itar –, la musique, qui techniquement se compose du son (nāda) et du
rythme (laya), est envisagée comme une voie complète de connaissance, en laquelle et par
laquelle se manifeste la divinité.
La parole, exhaussée par la dévotion (bhakti) et la musique – qui sont aussi chant
insatiable du nom divin –, est célébrée par les compositeurs carnatiques comme un chemin qui
3
Id, p. 175.
Jayaprakash Narayanan, acteur de Kathakali, communication personnelle.
5
Ce procédé, qui consiste à répéter un même mot avec à chaque fois un sens différent, se nomme en
littérature sanskrite, yamaka. C’est là une figure rhétorique abondement employée par les compositeurs de la
Trinité
4
4
dépasse tous les savoirs, toutes les ascèses. La musique – par dessus tout le chant, la parole
musicale – est pour l’homme, la voie de connaissance suprême, et la plus excellente, de toutes
les expressions artistiques.
II. Catégories de paroles et lieux de parole dans les compositions de la Trinité
carnatique (structure du kṛti)
Le kṛti, dans sa transmission – c’est-à-dire sa mémorisation et son apprentissage,
comme son appréciation – est d’abord poème : le texte littéraire est, à la fois, le support et le
vecteur premier de la pérennité de l’oeuvre6. Ce dernier demeure cependant intrinsèquement
associé au fait musical : il est souvent inventé conjointement à la musique ; la musique
cherche à s’intégrer au texte, à y "coller" au plus près.
Le poème reste ouvert à différents commentaires et prolongements qui ressortissent
essentiellement du domaine de l’improvisation ou qui usent de techniques propres à
l’improvisation. Cette ouverture, ce jeu entre composition et improvisation – le texte achevé
et son exégèse – apparaissent comme les lieux même de l’expérience sur la parole et à travers
la parole. De même que l’abhinaya, ou technique de représentation de la danse, se compose
de gestes abstraits (nṛtta) et concrets (nṛtya), de même le chant carnatique s’exprime,
transporte l’auditeur, à travers un panel très diversifié d’outils de langage. Ceux-ci nuancent
sans cesse la physionomie des mots, demeurent toujours étroitement associés au sens,
explicite ou sous-jacent, substantiel ou essentiel, qu’ils recèlent.
Outre les mots du texte poétique, le kṛti peut employer :
-
les svara ou noms des notes
-
les jāti (śolkaṭṭu) ou syllabes rythmiques
Le tableau ci-dessous présente les différentes parties composées 7 du kṛti (dans sa
forme la plus complète du moins) en regard des liens entre texte signifiant et non signifiant et
des différentes catégories de mots employées.
6
Cf. CONTRI, Fabrice, Le style et le sacré dans la tradition carnatique, 3ème Congrès du Réseau Asie,
sept.2007. www.reseau-asie.com
7
Les parties improvisées enrichissent encore cet éventail expressif de la parole. Dans le cadre de cet
article, et puisque le propos concerne avant tout l’art compositionnel des musiciens de la Trinité, nous avons
décidé de les laisser de côté.
5
Il faut évidemment prendre aussi en compte, les nombreux ornements (gamaka) et les
vocalises qui viennent prolonger certaines syllabes, la plupart du temps en lien avec la
métrique et/ou la volonté de mettre musicalement en évidence tel ou tel mot.
III. Analyses
III.1. Mādhyama kāla sāhitya, ciṭṭa svara, jati svara
Śṛī Mahāgaṇapati (rāga Gauḷa8, tāla triputa9) (Sanskrit), Muttusvāmi Dīks itar
8
9
Avec do pour tonique = do réb fa sol si do / do si sol fa réb mi fa réb do
Cycle de 14 temps structuré en 3 temps ½ X 4
6
Cette fameuse composition constitue une sorte de synthèse de la variété discursive du
kṛti tant poétiquement que musicalement. Elle comporte en effet plusieurs sections
secondaires (upāṅga) qui présentent autant de formes différentes de paroles :
Mādhyama kāla sāhitya : cette section, qui apparaît en conclusion d’une énonciation,
consiste en un changement du débit poético-musical ; elle joue un rôle littéraire important
puisqu’elle met en valeur, par la musique, une partie du discours poétique. Le chant devient
syllabique.
L’usage du mādhyama kāla sāhitya est l’un des traits stylistiques essentiels de
Muttusvāmi Dīks itar. Dans ce présent kṛti, le débit syllabique se resserre conjointement à
celui du rythme de la phrase musicale.
Ciṭṭa svara : cette accélération aboutit à un discours qui se détache de toute signification
textuelle ou plutôt à un mode d’énonciation qui fait coller totalement le signifié au signifiant :
le chant du nom des notes.
Dans les pièces dont le poème possède un caractère jubilatoire, ces phrases chantées
sur le nom des notes agissent en tant que véritables figuralismes : par leur virtuosité – celle du
compositeur comme de l’interprète – elles prolongent musicalement et exacerbent le
sentiment. Leur lien avec le texte est alors très étroit. Dans le kṛti, elles apparaissent ainsi à la
fin de l’anupallavi et/ou du caraṇa. Les ciṭṭa svara n’ont, en revanche, guère de place dans
des compositions où le propos poétique semble les contredire : par exemple, les kṛti qui
portent sur certaines questions philosophiques, éthiques – comme le détachement du bhakta,
la condamnation des mondanités, l’interrogation, le doute de l’orant face à la divinité. Ces
contextes ne prêtent pas à insérer de tels épisodes qui, dans ce cas devenus purs ornements,
seraient hors de propos sinon déplacés.
Lorsqu’il est improvisé par l’interprète, ce chant sur le nom des notes (appelé alors
svara kalpana), doit ainsi être également pensé en regard du texte et non simplement pour le
seul faire valoir de sa technique musicale. Les ciṭṭa svara servent donc de modèles pour ces
passages improvisés sur le plan musical bien entendu comme sur celui poétique : leur
présence ou leur absence dans les compositions, leur place comme leur importance sont autant
d’indices de leur pertinence ou non.
Jati svara : Gaṇapati est un dieu danseur, aussi Muttusvāmi Dīks itar illustre-t-il ce fait
en mêlant également aux noms de notes les syllabes rythmiques (jati) qui accompagnent et
motivent les pas de la danse. Les noms des notes qui, ici, s’intercalent entre ces syllabes, se
situent à mi-chemin entre pure musique et éléments du langage poétique. Ces onomatopées ne
7
désignent rien ou, plutôt, sont des gestes sonorisés.
Toutes ces catégories de mots, se combinent parfois en une sorte de jubilation du verbe
dans une section appelée śolkaṭṭu svara sāhitya (littéralement, syllabe rythmique-note-texte).
Ces épisodes, comme les jati svara de ce kṛti de Muttusvāmi Dīks itar, apparaissent en fin
de section (anupallavi et/ou caraṇa) : éléments de péroraison, exacerbant le sentiment, leur
fonction s’avère là encore éminemment rhétorique.
III. 2. Deux figures poético-musicales : saṅgati et svarākṣara (svara sāhitya)
Sāmajavara gamana (rāga Hindoḷam10, tāla ādi11) (Sanskrit), Tyāgarāja12
Saṅgati : le mot saṅgati peut être musicalement défini par variation. Littéralement, en
sanskrit, il signifie, entre autres : rencontre, prise de connaissance, ce qui est opportun,
applicabilité, le fait de s’enquérir. Au sein du kṛti, les saṅgati apparaissent comme un
commentaire, une extrapolation musicale pertinente des paroles. Ils en affinent le sens et
cherchent à en tirer la juste saveur. Ils se rapprochent là encore, avec évidence, de la gestualité
expressive de la danse : lorsque le danseur, dans les subtilités de l’abhinaya, nuance un même
geste – sa forme, son sens et son sentiment – la musique est reprise et variée en parfait accord
avec toutes les intentions de la danse.
Les saṅgati se situent, de manière privilégiée, en ouverture du kṛti, dans le pallavi . Ils
suivent généralement un processus de développement par resserrement du débit rythmique
(monnayage) et montée progressive vers le registre aigu (épitase), deux processus qui, de
manière figuraliste, correspondent à l’exacerbation de la ferveur comme du plaisir musical et
poétique. Sur le plan littéraire, la prosodie dicte les points d’appui fondamentaux de la phrase
10
Avec pour tonique do = do mib fa lab sib do / do sib lab fa mib do
Cycle de huit temps structuré en 4│2│2║
12
Les partitions citées dans cette articles sont issues des ouvrages de T.K. GOVINDA RAO (Cf. éléments
bibliographiques).
11
8
musicale : d’une phrase musicale à l’autre, la répartition du texte demeure identique. Ces
variations portent également sur certains mots importants qu’elles mettent en valeur et font
proprement étinceler de reflets toujours plus vifs et à chaque fois renouvelés. « Elles sont une
sorte d’explication de texte ou, pour être plus artistique et philosophique, elles en font
l’exégèse »13 . « Les différents saṅgati apportent une dimension nouvelle au texte, ils font
croître sa signification, sa puissance expressive jusqu’au dénouement : jusqu’à ce qu’on
savoure pleinement le rasa 14 à travers ses différentes émanations » 15 . Pour ces raisons
poétiques, il n’est guère question de modifier ce parcours, ce cheminement : les saṅgati
doivent suivre un certain agencement, une logique poétique et musicale qui est un
cheminement spirituel également.
La musique carnatique ne dédaigne pas le figuralisme, comme précédemment souligné.
Tyagarāja, qui accorde à l’émotion, à la dimension poétique du discours musical un rôle de
premier plan, en use même fréquemment. Dans ce kṛti, les saṅgati sont particulièrement
expressifs notamment dans leur illustration du mot hṛtsārasābjapāla 16 . La métrique
particulière de ce mot (alternance de syllabe longues et brèves) l’individualise rythmiquement
par un effet de balancement qui est accompagné, prolongé par la musique de manière
proprement figuraliste. Sur le plan mélodique, il y a un effet de vague, la phrase part du
registre aigu, descend dans le grave, puis remonte jusqu’à son climax (ma aigu) ; sur celui
rythmique, les différentes phrases évoluent par une série de monnayages aboutissant au
rythme final (
) qui souligne, met musicalement en scène cette idée de balancement,
d’agitation de l’eau du lac, qui est aussi palpitation. C’est là également l’efflorescence du
bourgeon de lotus qui, dans la symbolique artistique indienne, est l’image du rasa qui se
diffuse, et ici, métaphore poétique du coeur du dévot qui s’exalte peu à peu en chantant le
nom de Rāma, l’iṣṭadevatā de Tyagarāja.
13
S. Ramanujam, communication personnelle.
Terme sanskrit : suc, jus, saveur esthétique.
15
Mavelikara Prabakaravarma, communication personnelle.
16
Mot composé. De hṛt, cœur ; sārasābja, le lotus (celui qui est né de l’eau – abja – du lac – sārasa) ;
pāla, protecteur.
14
9
10
NB : Cette brève transcription sur portée sert de modèle pour la lecture des exemples en notation indienne dans cet article.
11
Kāmākṣi nī padayugamu (rāga Yadukulakāmbhoji, tāla miśra cāpu) (Telugu), Śyāmā
Śastri
Svarākṣara : les svarākṣara (littéralement, note-syllabe) sont des figures poéticomusicales dans lesquelles s’établit une correspondance entre les noms des notes et les syllabes
des mots. Celle-ci peut être exacte ou partielle (par exemple pour la note ga, la syllabe peut
être, entre autres, ga, gu, ka). Dans la musique indienne, la note ou svara possède une valeur
musicale en soi, le simple fait de la nommer est déjà un acte musical, artistique à part entière.
Dans la fameuse composition Kāmākṣi nī padayugamu17, Śyāmā Śastri joue avec une
extrême finesse – toujours au moyen de ce procédé des svarākṣara – sur les liens entre
musique et texte. Le rāga Yadukulakāmbhoji18 qui est en effet employé ne comporte pas de
septième degré (ni) dans l’échelle ascendante. Cependant le désir de ce degré est très vif19.
Dans le dixième caraṇa de cette composition, où la phrase débute sur le da, Śyāmā Śastri use
de l’analogie entre syllabe poétique et noms des notes avec une subtile ambiguïté :
Alors que les syllabes du texte littéraire, padasāra, correspondent bien aux noms des
notes pa da sa ri, la note da est chantée, quant à elle, avec la syllabe nī pour support textuel ;
la note sa, sur du. Le désir de ce septième degré est ici plus encore signifié, et attisé, par le
texte qui prononce son nom et accentue l’ambiguïté du da et du sa en un jeu de substitutions
et d’inversions.
Cette composition n’est pas à proprement parler un kṛti mais un svarajati.
Yadukulakāmbhoji, ne comporte ni 3ème ni 7ème degrés en montant. Avec do pour tonique, les notes
sont : do ré fa sol la do / do sib la sol fa mi ré do.
19
Yadukulakāmbhoji existe sous plusieurs formes. Certaines "écoles" emploient d’ailleurs ponctuellement
le ni dans l’échelle ascendante.
17
18
Conclusion : les gamaka ou la juste mesure de l’ornementation musicale
Dans un univers musical où la participation de l’interprète à l’œuvre – par le biais de
l’ornementation et de l’improvisation – joue un rôle essentiel, le texte – marque souveraine
du compositeur – apparaît comme un guide essentiel pour la pratique de la composition : son
phrasé, ses intentions, son invention, sa poésie. C’est donc sur des questions relatives à
l’interprétation que cette problématique « musique et parole » conduit directement.
« Les gamaka sont pour la musique ce que les couleurs sont pour les statues de nos
temples »20 : l’ornementation apparaît souvent abondante au sein de la musique carnatique,
plus largement des arts de l’Inde du Sud ; elle n’est évidemment pas uniquement décorative.
« Sans elle (…), la plus belle mélodie semble vide et monotone et son contenu, pour clair
qu’il soit, paraît inévitablement sans relief »21. Envisagée en regard des mots, il convient d’en
évaluer toute la pertinence afin de savoir la placer, la manier à bon escient, selon "le bon goût"
et la juste intention. C’est là notamment une question que se pose, ou que devrait se poser,
tout interprète carnatique, particulièrement en ce qui concerne le cas des kṛti des grands
poètes musiciens de l’Inde du Sud.
« Chez Tyāgaraja, les saṅgati, comme les gamaka, sont à la fois en nombre juste
suffisant et justement distribués pour donner du jus, du bhāva et du rasa »22. Tout comme
Mozart se justifiait du bon nombre de notes face à l’Empereur Joseph II, pour son opéra
L’Enlèvement au Sérail, OK. Subrahmanyam rend ici compte de la totale pertinence du
langage de Tyāgarāja dans sa manière de doser et de nuancer cette sorte de mélodie en
filigrane que forment les gamaka, par rapport à la ligne principale, afin de toucher l’auditeur,
de lui faire goûter pleinement la saveur (rasa) des notes, des mots et des émotions qu’ils
procurent (bhāva). L’expression « justement distribués » avait été illustrée, lors de la
conversation que j’avais eue avec OK. Subrahmanyam, par quelques exemples issus de
l’œuvre de Tyāgarāja qui mettaient en valeur la place, dans la phrase musicale et le discours
littéraire, des gamaka et des saṅgati…
Le répertoire carnatique demeure fondamentalement lié au chant, à des chants
composés qui sont avant toute chose des poèmes, des prières, mis en musique.
Totalement
enchevêtrées, chacune révélant l’autre, parole et musique apparaissent interdépendantes au
sein du kṛti et il convient, semble-t-il, d’en préserver le juste équilibre si l’on veut faire jaillir
20
O.K. Subramaniam, communication personnelle.
BACH, Carl Philipp Emmanuel, Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen (Essai sur la véritable
manière de jouer des instruments à clavier), Berlin, 1753 in BADURA-SKODA, Paul et Eva, L’art de jouer Mozart au
piano, Paris, Buchet/Chastel, 1974 et 1980, p.90.
22
O.K. Subramaniam.
21
Atelier X / titre atelier
Titre communication
Nom auteur / 13
tout le suc, toute la saveur de l’œuvre composée. « La participation de l’interprète à l’œuvre
ne doit pas être une intrusion, elle ne doit pas la décorer mais la nourrir sur le plan poétique.
L’interprète doit faire attention de ne pas tout mettre sans dessus dessous. Faire vivre l’œuvre
ne signifie pas en modifier le sens »23.
Références bibliographiques
Fabrice, Le style et le sacré dans la tradition carnatique, 3ème Congrès du
Réseau Asie, sept.2007. www.reseau-asie.com
CONTRI,
Goûter la forme in Cahiers de Musiques Traditionnelles n°17, 2004.
DIKEWAR, H.-R., Les fleurs de rhétorique dans l’Inde, Paris, Librairie d’Amérique et
d’Orient, Jean Maisonnneuve, 1930.
Jean et RENOU, Louis, L’Inde classique, Manuel des études indiennes, T. II,
Paris, Ecole française d’Extrême-Orient, Réimpression de l’édition de Paris (1953), 2000.
FILIOZAT,
GONDA,
Jan, Manuel de grammaire élémentaire de la langue, Paris, Librairie
d’Amérique et d’Orient, Jean Maisonnneuve, Ed. française 1993.
Les religions de l’Inde, Vol.1, Védisme et hindouisme ancien, Paris,
Payothèque, 1979.
PADOUX, André, Comprendre le tantrisme, Les sources hindoues, Coll. Spiritualités
vivantes, Ed. Albin Michel, 2010.
GOVINDA
RAO, T.K., Compositions of Tyāgarāja, Chennai, Gānamandir Publications,
1995.
Compositions of Śyāmā Śāstri, Chennai, Gānamandir
Publications,
1997.
Compositions of Muddusvāmi Dīkshitar, Chennai, Gānamandir
Publications, 1997.
(P.), South Indian Music, Vol. IV, Madras, The Indian Music
Publishing House, 1975.
SAMBAMOORTHY
VEDAVALI, Dr. M.B., Saṅgīta śastra saṅgraha, a guide to therory of indian music,
Chennai, Adyar Student Xerox, 2001.
Enregistrements sonores
Afin d’illustrer musicalement cet article, nous renvoyons respectivement, pour les
exemples des compositions Sāmajavara gamana de Tyāgarāja et Śṛī Mahāgaṇapati de
23
Jean-Paul Auboux, communication personnelle.
Atelier X / titre atelier
Titre communication
Nom auteur / 14
Muttusvāmi Dīkṣitar, aux sites Internet suivants :
http://www.raaga.com/player4/?id=228733&mode=100&rand=0.2246324722627575
Interprétation de Sankiran Namboothiri.
http://www.deezer.com/fr/search/sri%20mahaganapati
Interprétation de Mani Krishnaswami.
Remerciements
Que soient ici remerciés Dominique Wohlschlag et Daniel Negers pour leur aide
précieuse dans la traduction française des textes en Sanskrit et en Telugu.
Atelier X / titre atelier
Titre communication
Nom auteur / 15
Téléchargement