http://www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific D’ABORD LA MUSIQUE ENSUITE LES MOTS ? : LE CAS DU KṚTI (MUSIQUE CARNATIQUE) FIRS MUSIC, THEN TALK ? THE MUSICAL "CARNATICAL" THOUGHTS IN SOUTH INDIA Fabrice Contri Conservatoire National Supérieur Musique et Danse Thématique C : Patrimoine culturel : Enjeux et métamorphoses Theme C: Cultural Heritage: Issues and Metamorphoses Atelier 01 : La parole musicale Workshop 01: The musical talk 4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique 4 Congress of the Asia & Pacific Network th 14-16 sept. 2011, Paris, France École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes © 2011 – Fabrice Contri Protection des documents / Document use rights Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En ème particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 4 Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. 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Any opinions expressed are those of the authors and do.not involve the responsibility of the Congress' Organization Committee. 1 D’ABORD LA MUSIQUE ENSUITE LES MOTS ? : LE CAS DU KṚTI (MUSIQUE CARNATIQUE) Fabrice Contri Conservatoire National Supérieur Musique et Danse Si la danse indienne s’exprime à travers une grande variété de gestes et d’attitudes corporelles (mudrā), la musique carnatique – qui s’avère fondamentalement destinée à la voix – surprend, enchante par sa richesse verbale : les mots se mêlent aux notes (svara) en un jeu sonore particulièrement inventif. Les compositions de la tradition carnatique ne feraient sans doute pencher d’aucun côté la balance de la musique et des mots, pour peu que l’on souhaite les peser : elles sont, en ce domaine, l’illustration d’un savant équilibre. Parmi toutes les formes qui composent le vaste répertoire musical de l’Inde du Sud, le kṛti offre un espace de prédilection pour comprendre ces phénomènes musico-poétiques puisqu’il synthétise en quelque sorte, et développe, de multiples pratiques – et donc diverses techniques – liées au chant et à la danse. Cet article, pour des raisons pédagogiques et de limites éditoriales, se concentrera essentiellement sur cette forme souveraine de la tradition carnatique et sur certaines figures poético-musicales. Il est avant tout une proposition, un guide pour l’analyse des rapports entre texte et musique dont il propose certaines applications issues des œuvres des trois grands compositeurs qui ont porté le kṛti à son apogée : Śyāmā Śastri (1762/63 – 1827), Tyāgarāja 1767-1847), Muttusvāmi Dīks itar (1775-1835) communément surnommés « La Trinité Carnatique ». I. Statut et fonction de la musique et de la parole chez les compositeurs de la Trinité carnatique En sanskrit, le terme sāhitya désigne une composition poétique – qu’elle soit versifiée ou prosaïque –, la littérature et la rhétorique. Prière, poème, mais aussi parfaite illustration de l’art oratoire, science de la démonstration, de la persuasion, du raisonnement, le discours littéraire du kṛti joue avec les subtilités de la langue – des langues – et se joue d’elles afin de les mêler, de les unir à celles de la musique. Saṅgita est communément employé pour désigner la musique. Ce mot est composé de saṃ (parfaitement, ensemble) et de gīta (le chant, le poème chanté). Dans la tradition carnatique, la musique est tout d’abord la parole chantée ; l’instrument de musique imite la voix, emprunte à son répertoire. Le poème appelle par essence la musique : le chant est considéré comme le plus parfait des modes de parole. Le kṛti est, à la base, un chant congrégationnel (kīrtana). Enfin, le compositeur ou vāggeyakāra est celui qui fait (kāra, qui fait, qui produit) la parole (vāc) et le chant (geya). Le compositeur par excellence (uttama vāggeyakāra) engendre 2 et maîtrise parfaitement la poésie et la musique. Dans la tradition carnatique, la parole est l’instrument privilégié du poète et du musicien qui est aussi un bhakta, un dévot. Sarasvatī, déesse de la connaissance est aussi la Parole Personnifiée. Déifiée, la Parole, Vāc, est « la compagne ou "seconde" de Prajāpati (le Démiurge, le Seigneur des créatures], qui, douée d’énergie et du pouvoir de produire, permet à ce dieu d’engendrer tous les êtres (…) et soutient la puissance des dieux »1. Vāc est aussi, la voix, le discours, ce qui est dit, prononcé et en train d’être dit, mais encore la « Parole première, force transcendante, immortelle, omniprésente et toute puissante »2, originelle, créatrice. Parler à la divinité, c’est attendre et entendre aussi une réponse et donc instaurer un dialogue. Le mot parole caractérise ou nomme la divinité dans les poèmes des compositeurs de la Trinité. La parole divine est une bénédiction, elle est musicale par nature, elle est objet de communion entre le croyant et sa divinité d’élection (iṣṭadevatā). Elle orne celle-ci comme un vêtement de mots. La parole est aussi pour l’homme un vecteur essentiel de création. Sœur de la parole, la musique qui est inhérente au nāda – son originel, suprême, 1 GONDA, 2 PADOUX, Jan, Les religions de l’Inde, Vol.1, Védisme et hindouisme ancien, Paris, Payothèque, 1979, p. 326. André, Comprendre le tantrisme, Les sources hindoues, Coll. Spiritualités vivantes, Ed. Albin Michel, 2010, p. 180. 3 « condensation de la vibration phonique originelle (celle de la Parole suprême) »3 – est la manifestation d’une totalité, non seulement artistique mais cosmogonique, un moyen d’appréhension du monde : « la musique est l’expression du nāda, l’origine de tous les sons, la vibration ; elle est aussi élément du laya, le rythme, expression du temps, et de gati, le mouvement, expression de l’espace. Voilà pourquoi les dieux et les déesses se font musique »4. Dans ce texte, Muttusvāmi Dīks itar joue habilement sur la polysémie du terme gati (gatyāḥ, à l’ablatif) qui est, non seulement, la démarche de l’éléphant, un terme de technique musicale qui désigne communément le tempo, la pulsation (plus précisément les différents catégories de subdivision du temps) mais qui signifie aussi, entre autres : marche , allure, mouvement (différents types de mouvement), refuge, origine, issue, destination, cours, chemin, pouvoir etc. 5 . Ainsi, au sein de cette exégèse – poétiquement suggérée par Muttusvāmi Dīks itar –, la musique, qui techniquement se compose du son (nāda) et du rythme (laya), est envisagée comme une voie complète de connaissance, en laquelle et par laquelle se manifeste la divinité. La parole, exhaussée par la dévotion (bhakti) et la musique – qui sont aussi chant insatiable du nom divin –, est célébrée par les compositeurs carnatiques comme un chemin qui 3 Id, p. 175. Jayaprakash Narayanan, acteur de Kathakali, communication personnelle. 5 Ce procédé, qui consiste à répéter un même mot avec à chaque fois un sens différent, se nomme en littérature sanskrite, yamaka. C’est là une figure rhétorique abondement employée par les compositeurs de la Trinité 4 4 dépasse tous les savoirs, toutes les ascèses. La musique – par dessus tout le chant, la parole musicale – est pour l’homme, la voie de connaissance suprême, et la plus excellente, de toutes les expressions artistiques. II. Catégories de paroles et lieux de parole dans les compositions de la Trinité carnatique (structure du kṛti) Le kṛti, dans sa transmission – c’est-à-dire sa mémorisation et son apprentissage, comme son appréciation – est d’abord poème : le texte littéraire est, à la fois, le support et le vecteur premier de la pérennité de l’oeuvre6. Ce dernier demeure cependant intrinsèquement associé au fait musical : il est souvent inventé conjointement à la musique ; la musique cherche à s’intégrer au texte, à y "coller" au plus près. Le poème reste ouvert à différents commentaires et prolongements qui ressortissent essentiellement du domaine de l’improvisation ou qui usent de techniques propres à l’improvisation. Cette ouverture, ce jeu entre composition et improvisation – le texte achevé et son exégèse – apparaissent comme les lieux même de l’expérience sur la parole et à travers la parole. De même que l’abhinaya, ou technique de représentation de la danse, se compose de gestes abstraits (nṛtta) et concrets (nṛtya), de même le chant carnatique s’exprime, transporte l’auditeur, à travers un panel très diversifié d’outils de langage. Ceux-ci nuancent sans cesse la physionomie des mots, demeurent toujours étroitement associés au sens, explicite ou sous-jacent, substantiel ou essentiel, qu’ils recèlent. Outre les mots du texte poétique, le kṛti peut employer : - les svara ou noms des notes - les jāti (śolkaṭṭu) ou syllabes rythmiques Le tableau ci-dessous présente les différentes parties composées 7 du kṛti (dans sa forme la plus complète du moins) en regard des liens entre texte signifiant et non signifiant et des différentes catégories de mots employées. 6 Cf. CONTRI, Fabrice, Le style et le sacré dans la tradition carnatique, 3ème Congrès du Réseau Asie, sept.2007. www.reseau-asie.com 7 Les parties improvisées enrichissent encore cet éventail expressif de la parole. Dans le cadre de cet article, et puisque le propos concerne avant tout l’art compositionnel des musiciens de la Trinité, nous avons décidé de les laisser de côté. 5 Il faut évidemment prendre aussi en compte, les nombreux ornements (gamaka) et les vocalises qui viennent prolonger certaines syllabes, la plupart du temps en lien avec la métrique et/ou la volonté de mettre musicalement en évidence tel ou tel mot. III. Analyses III.1. Mādhyama kāla sāhitya, ciṭṭa svara, jati svara Śṛī Mahāgaṇapati (rāga Gauḷa8, tāla triputa9) (Sanskrit), Muttusvāmi Dīks itar 8 9 Avec do pour tonique = do réb fa sol si do / do si sol fa réb mi fa réb do Cycle de 14 temps structuré en 3 temps ½ X 4 6 Cette fameuse composition constitue une sorte de synthèse de la variété discursive du kṛti tant poétiquement que musicalement. Elle comporte en effet plusieurs sections secondaires (upāṅga) qui présentent autant de formes différentes de paroles : Mādhyama kāla sāhitya : cette section, qui apparaît en conclusion d’une énonciation, consiste en un changement du débit poético-musical ; elle joue un rôle littéraire important puisqu’elle met en valeur, par la musique, une partie du discours poétique. Le chant devient syllabique. L’usage du mādhyama kāla sāhitya est l’un des traits stylistiques essentiels de Muttusvāmi Dīks itar. Dans ce présent kṛti, le débit syllabique se resserre conjointement à celui du rythme de la phrase musicale. Ciṭṭa svara : cette accélération aboutit à un discours qui se détache de toute signification textuelle ou plutôt à un mode d’énonciation qui fait coller totalement le signifié au signifiant : le chant du nom des notes. Dans les pièces dont le poème possède un caractère jubilatoire, ces phrases chantées sur le nom des notes agissent en tant que véritables figuralismes : par leur virtuosité – celle du compositeur comme de l’interprète – elles prolongent musicalement et exacerbent le sentiment. Leur lien avec le texte est alors très étroit. Dans le kṛti, elles apparaissent ainsi à la fin de l’anupallavi et/ou du caraṇa. Les ciṭṭa svara n’ont, en revanche, guère de place dans des compositions où le propos poétique semble les contredire : par exemple, les kṛti qui portent sur certaines questions philosophiques, éthiques – comme le détachement du bhakta, la condamnation des mondanités, l’interrogation, le doute de l’orant face à la divinité. Ces contextes ne prêtent pas à insérer de tels épisodes qui, dans ce cas devenus purs ornements, seraient hors de propos sinon déplacés. Lorsqu’il est improvisé par l’interprète, ce chant sur le nom des notes (appelé alors svara kalpana), doit ainsi être également pensé en regard du texte et non simplement pour le seul faire valoir de sa technique musicale. Les ciṭṭa svara servent donc de modèles pour ces passages improvisés sur le plan musical bien entendu comme sur celui poétique : leur présence ou leur absence dans les compositions, leur place comme leur importance sont autant d’indices de leur pertinence ou non. Jati svara : Gaṇapati est un dieu danseur, aussi Muttusvāmi Dīks itar illustre-t-il ce fait en mêlant également aux noms de notes les syllabes rythmiques (jati) qui accompagnent et motivent les pas de la danse. Les noms des notes qui, ici, s’intercalent entre ces syllabes, se situent à mi-chemin entre pure musique et éléments du langage poétique. Ces onomatopées ne 7 désignent rien ou, plutôt, sont des gestes sonorisés. Toutes ces catégories de mots, se combinent parfois en une sorte de jubilation du verbe dans une section appelée śolkaṭṭu svara sāhitya (littéralement, syllabe rythmique-note-texte). Ces épisodes, comme les jati svara de ce kṛti de Muttusvāmi Dīks itar, apparaissent en fin de section (anupallavi et/ou caraṇa) : éléments de péroraison, exacerbant le sentiment, leur fonction s’avère là encore éminemment rhétorique. III. 2. Deux figures poético-musicales : saṅgati et svarākṣara (svara sāhitya) Sāmajavara gamana (rāga Hindoḷam10, tāla ādi11) (Sanskrit), Tyāgarāja12 Saṅgati : le mot saṅgati peut être musicalement défini par variation. Littéralement, en sanskrit, il signifie, entre autres : rencontre, prise de connaissance, ce qui est opportun, applicabilité, le fait de s’enquérir. Au sein du kṛti, les saṅgati apparaissent comme un commentaire, une extrapolation musicale pertinente des paroles. Ils en affinent le sens et cherchent à en tirer la juste saveur. Ils se rapprochent là encore, avec évidence, de la gestualité expressive de la danse : lorsque le danseur, dans les subtilités de l’abhinaya, nuance un même geste – sa forme, son sens et son sentiment – la musique est reprise et variée en parfait accord avec toutes les intentions de la danse. Les saṅgati se situent, de manière privilégiée, en ouverture du kṛti, dans le pallavi . Ils suivent généralement un processus de développement par resserrement du débit rythmique (monnayage) et montée progressive vers le registre aigu (épitase), deux processus qui, de manière figuraliste, correspondent à l’exacerbation de la ferveur comme du plaisir musical et poétique. Sur le plan littéraire, la prosodie dicte les points d’appui fondamentaux de la phrase 10 Avec pour tonique do = do mib fa lab sib do / do sib lab fa mib do Cycle de huit temps structuré en 4│2│2║ 12 Les partitions citées dans cette articles sont issues des ouvrages de T.K. GOVINDA RAO (Cf. éléments bibliographiques). 11 8 musicale : d’une phrase musicale à l’autre, la répartition du texte demeure identique. Ces variations portent également sur certains mots importants qu’elles mettent en valeur et font proprement étinceler de reflets toujours plus vifs et à chaque fois renouvelés. « Elles sont une sorte d’explication de texte ou, pour être plus artistique et philosophique, elles en font l’exégèse »13 . « Les différents saṅgati apportent une dimension nouvelle au texte, ils font croître sa signification, sa puissance expressive jusqu’au dénouement : jusqu’à ce qu’on savoure pleinement le rasa 14 à travers ses différentes émanations » 15 . Pour ces raisons poétiques, il n’est guère question de modifier ce parcours, ce cheminement : les saṅgati doivent suivre un certain agencement, une logique poétique et musicale qui est un cheminement spirituel également. La musique carnatique ne dédaigne pas le figuralisme, comme précédemment souligné. Tyagarāja, qui accorde à l’émotion, à la dimension poétique du discours musical un rôle de premier plan, en use même fréquemment. Dans ce kṛti, les saṅgati sont particulièrement expressifs notamment dans leur illustration du mot hṛtsārasābjapāla 16 . La métrique particulière de ce mot (alternance de syllabe longues et brèves) l’individualise rythmiquement par un effet de balancement qui est accompagné, prolongé par la musique de manière proprement figuraliste. Sur le plan mélodique, il y a un effet de vague, la phrase part du registre aigu, descend dans le grave, puis remonte jusqu’à son climax (ma aigu) ; sur celui rythmique, les différentes phrases évoluent par une série de monnayages aboutissant au rythme final ( ) qui souligne, met musicalement en scène cette idée de balancement, d’agitation de l’eau du lac, qui est aussi palpitation. C’est là également l’efflorescence du bourgeon de lotus qui, dans la symbolique artistique indienne, est l’image du rasa qui se diffuse, et ici, métaphore poétique du coeur du dévot qui s’exalte peu à peu en chantant le nom de Rāma, l’iṣṭadevatā de Tyagarāja. 13 S. Ramanujam, communication personnelle. Terme sanskrit : suc, jus, saveur esthétique. 15 Mavelikara Prabakaravarma, communication personnelle. 16 Mot composé. De hṛt, cœur ; sārasābja, le lotus (celui qui est né de l’eau – abja – du lac – sārasa) ; pāla, protecteur. 14 9 10 NB : Cette brève transcription sur portée sert de modèle pour la lecture des exemples en notation indienne dans cet article. 11 Kāmākṣi nī padayugamu (rāga Yadukulakāmbhoji, tāla miśra cāpu) (Telugu), Śyāmā Śastri Svarākṣara : les svarākṣara (littéralement, note-syllabe) sont des figures poéticomusicales dans lesquelles s’établit une correspondance entre les noms des notes et les syllabes des mots. Celle-ci peut être exacte ou partielle (par exemple pour la note ga, la syllabe peut être, entre autres, ga, gu, ka). Dans la musique indienne, la note ou svara possède une valeur musicale en soi, le simple fait de la nommer est déjà un acte musical, artistique à part entière. Dans la fameuse composition Kāmākṣi nī padayugamu17, Śyāmā Śastri joue avec une extrême finesse – toujours au moyen de ce procédé des svarākṣara – sur les liens entre musique et texte. Le rāga Yadukulakāmbhoji18 qui est en effet employé ne comporte pas de septième degré (ni) dans l’échelle ascendante. Cependant le désir de ce degré est très vif19. Dans le dixième caraṇa de cette composition, où la phrase débute sur le da, Śyāmā Śastri use de l’analogie entre syllabe poétique et noms des notes avec une subtile ambiguïté : Alors que les syllabes du texte littéraire, padasāra, correspondent bien aux noms des notes pa da sa ri, la note da est chantée, quant à elle, avec la syllabe nī pour support textuel ; la note sa, sur du. Le désir de ce septième degré est ici plus encore signifié, et attisé, par le texte qui prononce son nom et accentue l’ambiguïté du da et du sa en un jeu de substitutions et d’inversions. Cette composition n’est pas à proprement parler un kṛti mais un svarajati. Yadukulakāmbhoji, ne comporte ni 3ème ni 7ème degrés en montant. Avec do pour tonique, les notes sont : do ré fa sol la do / do sib la sol fa mi ré do. 19 Yadukulakāmbhoji existe sous plusieurs formes. Certaines "écoles" emploient d’ailleurs ponctuellement le ni dans l’échelle ascendante. 17 18 Conclusion : les gamaka ou la juste mesure de l’ornementation musicale Dans un univers musical où la participation de l’interprète à l’œuvre – par le biais de l’ornementation et de l’improvisation – joue un rôle essentiel, le texte – marque souveraine du compositeur – apparaît comme un guide essentiel pour la pratique de la composition : son phrasé, ses intentions, son invention, sa poésie. C’est donc sur des questions relatives à l’interprétation que cette problématique « musique et parole » conduit directement. « Les gamaka sont pour la musique ce que les couleurs sont pour les statues de nos temples »20 : l’ornementation apparaît souvent abondante au sein de la musique carnatique, plus largement des arts de l’Inde du Sud ; elle n’est évidemment pas uniquement décorative. « Sans elle (…), la plus belle mélodie semble vide et monotone et son contenu, pour clair qu’il soit, paraît inévitablement sans relief »21. Envisagée en regard des mots, il convient d’en évaluer toute la pertinence afin de savoir la placer, la manier à bon escient, selon "le bon goût" et la juste intention. C’est là notamment une question que se pose, ou que devrait se poser, tout interprète carnatique, particulièrement en ce qui concerne le cas des kṛti des grands poètes musiciens de l’Inde du Sud. « Chez Tyāgaraja, les saṅgati, comme les gamaka, sont à la fois en nombre juste suffisant et justement distribués pour donner du jus, du bhāva et du rasa »22. Tout comme Mozart se justifiait du bon nombre de notes face à l’Empereur Joseph II, pour son opéra L’Enlèvement au Sérail, OK. Subrahmanyam rend ici compte de la totale pertinence du langage de Tyāgarāja dans sa manière de doser et de nuancer cette sorte de mélodie en filigrane que forment les gamaka, par rapport à la ligne principale, afin de toucher l’auditeur, de lui faire goûter pleinement la saveur (rasa) des notes, des mots et des émotions qu’ils procurent (bhāva). L’expression « justement distribués » avait été illustrée, lors de la conversation que j’avais eue avec OK. Subrahmanyam, par quelques exemples issus de l’œuvre de Tyāgarāja qui mettaient en valeur la place, dans la phrase musicale et le discours littéraire, des gamaka et des saṅgati… Le répertoire carnatique demeure fondamentalement lié au chant, à des chants composés qui sont avant toute chose des poèmes, des prières, mis en musique. Totalement enchevêtrées, chacune révélant l’autre, parole et musique apparaissent interdépendantes au sein du kṛti et il convient, semble-t-il, d’en préserver le juste équilibre si l’on veut faire jaillir 20 O.K. Subramaniam, communication personnelle. BACH, Carl Philipp Emmanuel, Versuch über die wahre Art das Clavier zu spielen (Essai sur la véritable manière de jouer des instruments à clavier), Berlin, 1753 in BADURA-SKODA, Paul et Eva, L’art de jouer Mozart au piano, Paris, Buchet/Chastel, 1974 et 1980, p.90. 22 O.K. Subramaniam. 21 Atelier X / titre atelier Titre communication Nom auteur / 13 tout le suc, toute la saveur de l’œuvre composée. « La participation de l’interprète à l’œuvre ne doit pas être une intrusion, elle ne doit pas la décorer mais la nourrir sur le plan poétique. L’interprète doit faire attention de ne pas tout mettre sans dessus dessous. Faire vivre l’œuvre ne signifie pas en modifier le sens »23. Références bibliographiques Fabrice, Le style et le sacré dans la tradition carnatique, 3ème Congrès du Réseau Asie, sept.2007. www.reseau-asie.com CONTRI, Goûter la forme in Cahiers de Musiques Traditionnelles n°17, 2004. DIKEWAR, H.-R., Les fleurs de rhétorique dans l’Inde, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, Jean Maisonnneuve, 1930. Jean et RENOU, Louis, L’Inde classique, Manuel des études indiennes, T. II, Paris, Ecole française d’Extrême-Orient, Réimpression de l’édition de Paris (1953), 2000. FILIOZAT, GONDA, Jan, Manuel de grammaire élémentaire de la langue, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, Jean Maisonnneuve, Ed. française 1993. Les religions de l’Inde, Vol.1, Védisme et hindouisme ancien, Paris, Payothèque, 1979. PADOUX, André, Comprendre le tantrisme, Les sources hindoues, Coll. Spiritualités vivantes, Ed. Albin Michel, 2010. GOVINDA RAO, T.K., Compositions of Tyāgarāja, Chennai, Gānamandir Publications, 1995. Compositions of Śyāmā Śāstri, Chennai, Gānamandir Publications, 1997. Compositions of Muddusvāmi Dīkshitar, Chennai, Gānamandir Publications, 1997. (P.), South Indian Music, Vol. IV, Madras, The Indian Music Publishing House, 1975. SAMBAMOORTHY VEDAVALI, Dr. M.B., Saṅgīta śastra saṅgraha, a guide to therory of indian music, Chennai, Adyar Student Xerox, 2001. Enregistrements sonores Afin d’illustrer musicalement cet article, nous renvoyons respectivement, pour les exemples des compositions Sāmajavara gamana de Tyāgarāja et Śṛī Mahāgaṇapati de 23 Jean-Paul Auboux, communication personnelle. Atelier X / titre atelier Titre communication Nom auteur / 14 Muttusvāmi Dīkṣitar, aux sites Internet suivants : http://www.raaga.com/player4/?id=228733&mode=100&rand=0.2246324722627575 Interprétation de Sankiran Namboothiri. http://www.deezer.com/fr/search/sri%20mahaganapati Interprétation de Mani Krishnaswami. Remerciements Que soient ici remerciés Dominique Wohlschlag et Daniel Negers pour leur aide précieuse dans la traduction française des textes en Sanskrit et en Telugu. Atelier X / titre atelier Titre communication Nom auteur / 15