introduction La beauté des choses - Presses Universitaires de Rennes

Introduction
« Everybody needs beauty as well as bread .»
John M  1 .
«Nous sommes tous des métaphysiciens, que nous l’appré-
cions ou pas et que nous le sachions ou pas.»
E. J. L 
2 .
Le sujet de ce livre
La thèse défendue
Ce livre est une étude en esthétique et en métaphysique. Son ambition est de
tester et de défendre l’hypothèse selon laquelle les propriétés esthétiques font partie
des propriétés de la réalité. Plus précisément, il s’agit de montrer qu’il est au moins
aussi rationnel de penser que la beauté existe dans les choses que de penser qu’elle
n’existe que dans l’esprit de l’observateur. C’est donc à une défense du réalisme
esthétique que cet ouvrage est consacré.
Il existe plusieurs versions possibles de réalisme esthétique. La version que je
tenterai de défendre ici s’organise autour de trois grands principes: un principe
métaphysique (PM), un principe sémantique (PS) et un principe épistémologique
(PE). Le principe métaphysique répond à la question de l’existence des propriétés
esthétiques, le principe sémantique porte sur la vérité des énoncés esthétiques et
le principe épistémologique s’intéresse au problème de la connaissance esthétique.
Ces trois principes peuvent être résumés de la façon suivante:
PM: Les propriétés esthétiques sont des caractéristiques réelles des objets du
monde qui les possèdent.
• 1 – J. M  , e Yosemite , New York,  e Century Company, 1912.
• 2 – E. J. L  , «La connaissance métaphysique» (2001), trad. fr. F.Nef, Revue de métaphysique
et de morale , n°4, 2002.
« La beauté des choses », Sébastien Réhault
ISBN 978-2-7535-2216-9 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
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PS: Les vérifacteurs des énoncés esthétiques sont des états de choses esthétiques.
PE: Nous avons un accès épistémique aux propriétés esthétiques qui est
susceptible de justi er nos croyances à leur sujet.
Quelle que soit la façon dont il est défendu, le principe (PM) constitue le
principe minimal de toute théorie esthétique réaliste. Selon une interprétation
que l’on tentera de justi er, le principe (PM) consiste avant tout à a rmer l’exis-
tence indépendante des propriétés esthétiques. Plus précisément, si les propriétés
esthétiques sont réelles, c’est d’abord parce qu’elles existent indépendamment des
jugements qui les expriment ou des réactions émotionnelles que nous avons à leur
égard. Selon l’expression consacrée, les propriétés esthétiques sont indépendantes
de l’esprit humain. Une telle a rmation s’oppose aux théories antiréalistes en
esthétique, c’est-à-dire aux théories qui considèrent que les propriétés esthétiques
sont essentiellement des projections de l’esprit humain sur le monde. Cependant,
un réalisme avisé peut di cilement admettre que les propriétés esthétiques existent
indépendamment de toute autre chose. Par exemple, nous avons l’intuition que la
beauté d’une  eur dépend de l’agencement particulier de ses di érentes propriétés
physiques: sa couleur, la forme de ses pétales, l’équilibre de sa tige et la répartition
de ses feuilles sont parmi les propriétés qui permettent à la beauté de la  eur de
se réaliser 3 . La beauté serait ainsi particularisée. Nous pouvons également avoir
l’intuition complémentaire selon laquelle notre accès aux propriétés esthétiques
des choses est en grande partie perceptuel: nous devons faire l’expérience directe
des propriétés sensorielles d’un objet a n de connaître ses propriétés esthétiques.
Ce type d’intuitions démontre qu’il convient d’ajouter une clause importante
au principe (PM). Cette clause, que j’appellerai la clause de dépendance ontolo-
gique, stipule queles propriétés esthétiques n’existent pas indépendamment de
certaines propriétés non esthétiques des choses, en particulier de leurs propriétés
physiques. Admettre la dépendance ontologique des propriétés esthétiques aux
propriétés physiques permet d’exclure certaines interprétations problématiques du
principe(PM). Parmi les interprétations les plus contestables de ce principe, on
peut citer le platonisme esthétique, l’ine abilisme esthétique ou encore la théorie
du sens esthétique. Chacune à leur manière, ces di érentes théories conduisent à
faire des propriétés esthétiques des propriétés  ottantes, dénuées d’ancrage intel-
ligible dans le monde de l’expérience ordinaire. Comme on le verra, en particulier
dans le chapitre  , ce type d’approche des propriétés esthétiques, qui constitue
une forme de réalisme naïf, est di cilement défendable.
La clause de dépendance ontologique comporte cependant le risque de prêter
le  anc aux tentatives de réduction des propriétés esthétiques à des propriétés non
3 N.Z  , e Metaphysics of Beauty , Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2001, p. 1.
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esthétiques. Montrer que les propriétés esthétiques se réduisent à des propriétés
non esthétiques revient à admettre que les premières ne sont, au fond, que de
simples épiphénomènes. En d’autres termes, elles ne seraient pas vraiment réelles,
leur présence ne faisant aucune di érence. Il convient donc d’adjoindre à la clause
de dépendance ontologique une clause d’irréductibilité. Selon cette deuxième
clause, les propriétés esthétiques sont ontologiquement irréductibles aux propriétés
non esthétiques dont elles dépendent. Cela signi e qu’un inventaire ontologique
rigoureux doit comptabiliser les propriétés esthétiques en plus des propriétés non
esthétiques pour pouvoir être complet. Comme nous le verrons, la théorie la plus
naturelle pour rendre compte de cette relation ontologique particulière entre les
propriétés esthétiques et les propriétés physiques est une version antiréduction-
niste de la théorie de la survenance. En résumé, d’un point de vue métaphy-
sique, le réalisme défendu est à mi-chemin entre une forme de dualisme (auquel
il emprunte l’idée que les propriétés esthétiques sont réelles et irréductibles) et une
forme de naturalisme (auquel il emprunte l’idée d’une priorité ontologique des
propriétés physiques sur tout autre type de propriétés). Les principaux arguments
en faveur de cette théorie métaphysique seront donnés dans le chapitre  .
La formulation du principe (PS) fait appel à la théorie des vérifacteurs. Dans
la mesure où cette théorie sera davantage présupposée que défendue dans la suite
du livre, il convient d’en dire quelques mots dès maintenant 4 . Un vérifacteur pour
une vérité est l’entité ou l’état de choses en vertu duquel cette vérité est vraie. Cette
théorie n’est pas une dé nition de la vérité, mais une façon de prendre ontologi-
quement au sérieux la recherche de ce qui rend vraie une proposition, une fois qu’il
a été admis que celle-ci était vraie. Elle consiste à a rmer que chaque proposition
vraie est rendue vraie par une certaine portion de la réalité. En d’autres termes, la
vérité survient sur l’être. Par exemple, si l’on suppose que la proposition <Cette
rose est belle> est vraie, la théorie des vérifacteurs nous incite à rechercher ce qui
pourrait la rendre vraie: autrement dit, comment le monde doit-il être pour que
cette proposition soit vraie ? En l’absence de vérifacteurs crédibles, il conviendrait
de renoncer à cette vérité. La théorie des vérifacteurs peut paraître très proche de la
théorie de la vérité comme correspondance. En réalité, selon Armstrong, la théorie
des vérifacteurs est une théorie de la correspondance désencombrée du dogme de
la correspondance terme à terme 5 . En adoptant cette théorie, on se libère de l’idée
qu’à chaque prédicat doué de signi cation correspond une propriété spéci que,
4 Pour une présentation à la fois historique et problématisée de cette théorie, voir
D.M.A  , «Vérités et vérifacteurs», in J.-M. M  (éd.), La structure du monde:
objets, propriétés, états de choses. Renouveau de la métaphysique dans l’école australienne de philosophie ,
Paris, Vrin, 2004.
• 5 – Ibid. , p. 105.
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mais on admet également qu’une même proposition puisse être rendue vraie par
plusieurs vérifacteurs di érents. Pour comprendre l’intérêt d’une telle approche, il
faut constater qu’on peut être d’accord pour dire qu’une certaine proposition est
vraie sans toutefois être d’accord sur ce qui constitue le vérifacteur de cette vérité.
Par exemple, si l’on rechigne à accorder l’existence à autre chose qu’à des objets
individuels, on peut se contenter de dire que la proposition <John Lennon est
un homme> est rendue vraie par l’entité John Lennon, sans avoir à postuler des
propriétés ou des universaux. Le problème, dans ce cas, c’est qu’une proposition
comme <John Lennon a beaucoup de cheveux> possède exactement le même
vérifacteur, à savoir John Lennon. Cela semble impliquer que John Lennon est
une entité simple, en d’autres termes qu’il ne possède pas de propriétés di éren-
ciées. Mais alors, dans ce cas, comment expliquer la di érence d’information
véhiculée par les deux propositionset par les prédicats qu’elles contiennent ? On
peut penser que ce qui rend vraie la proposition <John Lennon est un homme>,
ce n’est pas seulement John Lennon, mais une propriété de John Lennon, à savoir
son humanité. Sans chercher une propriété derrière chaque prédicat, on peut tout
de même supposer que certaines contraintes doivent peser sur le choix des vérifac-
teurs a n que la relation de «rendre vrai» soit pertinente. Intuitivement, ce dont
nous avons besoin, c’est de déterminer le vérifacteur minimal d’une proposition
vraie. Selon Armstrong:
«Un vérifacteur minimal est un vérifacteur qui rend vraie une vérité parti-
culière mais qui ne contient pas d’autres vérifacteurs de cette vérité comme
partie propre 6 .»
De ce point de vue, John Lennon n’est pas le vérifacteur minimal de <John
Lennon est un homme>, contrairement à l’humanité de John Lennon. À titre
d’exemple, le vérifacteur le moins pertinent serait le monde pris dans sa totalité:
en e et, il rend vrai toutes les vérités à propos de ce qui existe. En m’appuyant
sur le principe du vérifacteur minimal, je tenterai de montrer que si nous voulons
préserver la valeur de vérité de propositions comme <Cette rose est belle> ou <Ce
tableau est serein>, nous devons postuler l’existence des propriétés correspon-
dantes. En d’autres termes, il s’agit de prendre à la lettre l’engagement ontologique
manifesté par le discours esthétique ordinaire et d’en tirer toutes les conséquences,
à la fois sur un plan métaphysique et sur un plan épistémologique. Selon cette
approche, la proposition <Cette rose est belle> est rendue vraie par l’état de choses
constitué de cette rose et de la propriété esthétique ciblée par le prédicat <beau>.
Notons, par ailleurs, que l’entité rendue vraie par le vérifacteur est ce qu’on appelle
• 6 – D. M. Armstong, op. cit ., p. 106-107.
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un «porteur de vérité». Le porteur de vérité ultime est la proposition, puisque
c’est le contenu de la proposition, en articulant un prédicat à un sujet, qui possède
une valeur de vérité et ce, indépendamment du fait qu’elle soit assertée ou qu’elle
fasse l’objet d’une croyance. Cependant, dans la mesure où les propositions sont
encapsulées dans des jugements, dans des énoncés et dans des croyances, on peut
considérer que les jugements, les énoncés et les croyances sont des porteurs de
vérité par dérivation . Sauf dans les cas où il s’avérera nécessaire d’être plus précis,
j’utiliserai indi éremment tous ces termes pour désigner les porteurs de vérité
des vérifacteurs esthétiques. Mon principal argument en faveur du principe (PS)
consistera à dire que, comme toutes les tentatives de réduction des propriétés
esthétiques à des propriétés non esthétiques échouent, la seule façon de rendre
vrais les énoncés esthétiques est de postuler l’existence de propriétés esthétiques
en plus des propriétés non esthétiques. Les idées associées au principe (PS) seront
principalement exposées dans les chapitres et  .
Défendre le principe (PE) revient à défendre ce que l’on appelle le «cogniti-
visme esthétique». Selon cette théorie, non seulement les propriétés esthétiques
existent, mais nous pouvons les connaître. De plus, l’expérience que nous faisons
des propriétés esthétiques justi e les croyances ou les jugements que nous formons
à leur sujet. Comme on le verra à plusieurs reprises, le principe (PE) permet de
renforcer la plausibilité du principe (PM). Le principal problème auquel on est
confronté lorsque l’on cherche à ménager la possibilité d’une connaissance esthé-
tique, c’est celui de l’accès épistémique. En e et, à supposer que les propriétés
esthétiques existent, comment les connaissons-nous ? Doit-on supposer l’existence
d’une faculté esthétique spéciale ? Répondre à ces questions suppose d’étudier le
rôle de la perception, du raisonnement et des émotions dans le jugement esthé-
tique. On est également en droit d’attendre du réaliste qu’il propose une solution à
l’argument du désaccord: si les propriétés esthétiques existent et que nous pouvons
les connaître, comment expliquer l’ampleur des divergences souvent constatée
dans le domaine esthétique ? Existe-t-il une procédure rationnelle qui permettrait
de distinguer les attributions esthétiques justi ées de celles qui ne le sont pas ? Le
réalisme ne peut pas être totalement convaincant s’il n’apporte pas une réponse
intelligible à ces di érentes questions. Ma solution, exposée principalement dans
le chapitre  , reposera sur la défense d’une épistémologie expérientialiste pour le
réalisme esthétique. Dans une telle épistémologie, les émotions fonctionnement
cognitivement: elles sont comme des expériences ou des perceptions des valeurs
esthétiques et, si elles sont appropriées, elles justi ent nos croyances esthétiques.
Pour terminer ce rapide examen des di érentes positions qui seront défendues,
il convient de noter que les principes (PM), (PS) et (PE) ne sont pas indépen-
dants les uns des autres. Par exemple, il semble assez improbable de défendre le
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