1 Le projet philosophique et le langage

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Herman Parret
La raison-langue et la langue-corps
Dans : Cl. Normand (dir.), Parallèles floues. Vers une théorie de l’activité du langage,
Paris, 2009.
Le son de la voix est vraiment tige et racine, sève
substantielle et esprit de vie de la langue (J.G.
Hamann, Boutades et doutes philologiques sur un
prix académique)
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Le projet philosophique et le langage
Dans son article lumineux1 Pierre Caussat se propose de capter « les conditions
d’émergence de ce fauteur de trouble qu’est le langage » (2) dans l’histoire de la
philosophie. Il est vrai que le « langage [est] devenu la ‘croix des philosophes’, l’écharde
de leur chair » (24), et que la philosophie a toujours eu une grande peine à accepter « le
tournant linguistique », qu’elle se sent plutôt forcée d’accepter le « Faktum der Sprache »
(23). C’est pourtant l’unique salut pour la philosophie, et c’est pourquoi Caussat projette
une « enquête archéologique » (2), une stratégie de lecture qu’il appelle lecture
symptômale (déconstructrive, lecture d’un sous-texte sous le plan du texte immédiat) (6)
qui lui permettra de thématiser comment et en quoi « la langue ou le Logos en
dissidence » (24) a fait irruption dans la métaphysique des philosophes, comment la
langue a exercé sa « puissance de désaccord » (24), comment la « constante inventivité de
la parole » (25) façonne la raison et l’ensemble des facultés humaines. Et Pierre Caussat
introduit ainsi le terme stratégique de raison-langue, qu’il suggère déjà dans le titre de
son article : Crise de la raison-Logos et invention de la raison-langue.
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Pierre Caussat, Crise de la raison-Logos et invention de la raison-langue. Je ne commente ni ne
discute ici les propositions de Caussat dans leur totalité.
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2
Le paradigme critique : le « pot de fer »
Johann Georg Hamann, disciple de Kant, était plutôt sans illusion quand il
critiquait avec une grande force subversive l’absence constitutive d’une pensée de la
langue dans le système kantien. Il le regrette vivement : « Mon coup est contre celui de
Kant un pot fêlé – argile contre fer » et Caussat explique : « Argile signifie pour Hamann
la flexibilité, la spontanéité » (7). La philosophie transcendantale, monumentale,
systématique, « cathédralesque » de Kant est comme un pot de fer résistant à l’attaque
flexible et spontanée de ceux qui croient à l’impact du « Faktum der Sprache » (23), ceux
qui oeuvrent « pour un décentrement, un renversement, une ouverture, pour que le rayon
de lumière qu’amène le ‘tournant linguistique’ puisse révéler et bousculer » (1). Argile
contre fer, ce ‘nettoyage’ [Reinigung] du purisme de la raison pure (cette purification de
la soi-disant ‘pureté de la raison’), reste impuissant à l’égard du prestige de la Critique où
le langage est le grand absent (6). Le ‘paradigme critique’, le pot de fer, ne chancelle pas
facilement. Toutefois, il ne convient pas seulement de développer une théorie du langage,
à côté de la métaphysique, sa force subversive ne fonctionne que si le langage entre au
cœur de la raison, ambition certaine des penseurs que l’on présentera dans les pages à
venir.
Le contre-paradigme métacritique : le « pot d’argile »
Evoquons pour un instant le contre-paradigme métacritique, le pot d’argile. On a
souvent parlé, à propos de Hamann et Herder, d’une « invasion métacritique ». Caussat
remarque à bon droit que la Métacritique se veut un rappel « à ce que la Critique,
imposante et justifiée dans son ordre, a oublié ou refoulé ». Mais soyons sérieux : on
n’est jamais arrivé à un dialogue entre le grand Maître et ses deux disciples-amis. Je
pense, comme Caussat, « que Hamann et Herder ont pu instiller un déplacement, une
effraction, ce qui témoigne de leur puissance d’exhortation, mais il est improbable que
Kant ait eu « la capacité à écouter, sinon à entendre » (9).
En effet, Hamann et Herder, les deux pensées qui constituent l’essentiel de ma
communication, ont écrit tous les deux une Metakritik, mais ces deux métacritiques sont
très différentes. « Métacritique » est un néologisme inventé par Hamann en 1784 :
2
3
Metakritik über den Purismum der Vernunft (publié posthume en 1800). Il s’agit d’un
écrit d’une dizaine de pages qui a été très apprécié entre autres par Fichte et Hegel.2 La
Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft du vieux Herder, publié en 1799, a une
argumentation très détaillée et est d’une tonalité agressive, voire méchante. D'un côté,
Hamann, prend ses distances avec Kant mais avec des arguments pertinents et
suprêmement intelligents. Herder, de l’autre, polémique avec Kant à partir de son
irritation personnelle (Verdriesslichkeit ) et n'a que peu de contre-propositions
pertinentes. Caussat remarque très justement que le livre amer du vieux Herder
fonctionne comme un « poisson-torpille lancé contre la Critique de Kant » (7). Hamann,
à l'opposé, construit sa propre « philosophie métacritique » dans ses conséquences les
plus radicales : la Metakritik est l’accomplissement de sa philosophie entière et dans la
dernière année de sa vie, en 1788, il signe metacriticus bonae spei et voluntatis.
Quelles sont les lignes de force de ce contre-paradigme métacritique ? D’abord,
la revalorisation du sensible dans une bipolarisation constitutive avec l’intellectuel, le
cognitif, l’entendement, le concept. La disjonction avec les données sensibles a été une
tendance constante de toutes les philosophies, et, de toute évidence, de toutes les
philosophies transcendantales, et c’est bien vrai, comme le remarque Caussat, qu’en
général, et chez Kant tout particulièrement, la bipolarité sensibilité/entendement se
transforme subrepticement en une subordination de la première à la seconde – Caussat
parle « des phénomènes convertis en chimères transcendantales », d’une « docilité des
phénomènes », « d’une assimilation, d’une ‘construction’ relevant d’une décision
librement posée et menée à son terme dans le tissu du sensible ». Voilà la ‘pureté de la
raison pure’ qui ne produit ainsi qu’un quasi-objet, sans résistance et sans distance par
rapport au Je pur.3 On va voir comment le contre-paradigme métacritique va bouleverser
cette hiérarchie, avec cette insistance, de Herder par exemple, que « tout s’origine dans le
sensible le plus immédiat, dans la vie de l’homme » (8).
2
Ce dernier évalue la Metakritik de Hamann comme « ein grossartigen Schrift » [un écrit
impressionnant] et il ajoute, « reicht unmittelbar in die Mitte des Problems der Vernunft ».
3
Autre belle formule de Caussat : « La subsomption réduit le sensible au rôle de
palimpseste des catégories »(6)
3
4
Suit une autre revalorisation, celle du langage/de la langue. Caussat cite la
Métacritique
herderienne: « Le discours obstiné de la philosophie [consiste] à
méconnaître ses adhérences langagières en se complaisant dans une ‘langue d’école’
peuplée d’abstractions décharnées qui nourrissent une spéculation orgueilleuse, simple
prête-nom de ruminations stériles, frappées d’autisme. … Aussi le renouveau de la
philosophie ne lui viendra-t-il que d’un retour aux langues vivantes, natives,
charnelles… ». Et encore : « Parler signifie penser à haute voix. Que signifie penser ?
Rien d’autre que parler intérieurement, c’est-à-dire s’exprimer à soi-même les marques
externes devenues intérieures. La métaphysique devient [ainsi] une philosophie du
langage humain ». Ou encore : « Le seul schématisme recevable est celui qui s’invente et
s’incarne dans les images et les tournures de notre langue » (8 à 10). Hamann avait déjà
formulé l’adage essentiel : Le langage est raison, et la raison est langage : Vernunft ist
Sprache, et sa Métacritique n’est qu’une mise en question passionnée des assurances de
la raison puisque c’est le langage qui détient la puissance ‘originante’ (3). Et Caussat de
commenter avec lyrisme : « L’homme est-il pour le Logos, assigné et déterminé par lui,
ou bien le Logos est-il de l’homme, façonné, inventé, formé par et dans les aventures de
la parole ? La philosophie qui a opté pour le Logos unitaire peut-elle, sinon accepter, du
moins reconnaître le défi d’une ‘philologie’ qui ne lui offre que les avatars hasardeux des
mots ? … L’argile des langues vient de commencer son lent cheminement d’inquiétude et
de dérangement » (7). Voilà donc le sacrement de la langue, un sacrement de la
‘philologia crucis’ (6).
L’accomplissement du contre-paradigme par Humboldt
Caussat, arguant de sa lecture symptômale, suggère que la pensée de Humboldt
constitue l’accomplissement du contreparadigme métacritique. Il faut le croire. Mes
recherches n’ont pas été focalisées sur cette téléologie. Il va de soi que Humboldt
s’inscrit parfaitement dans ce ‘tournant linguistique’ et quelques citations de Humboldt
(par Caussat) suffiront : « Parlé (proféré) contre écrit, image parlante (vivante) contre
concept pensé ; bref, une langue incarnée, nourrie des échanges entre sujets membres
d’une même nation », écrit Humboldt en 1800, ou encore : « La langue représente la face
4
5
subjective de l’ensemble de notre activité spirituelle… La langue est ainsi, sinon
absolument, du moins sur le plan de la sensibilité, le moyen par lequel l’homme façonne
en même temps lui-même et le monde » (dans une lettre de la même année à Schiller). Et
cette merveilleuse pensée: « La ‘langue vivante’ se découvre exposée à la contingence,
entendue comme ce milieu d’opérations où se produisent des inventions soudaines :
inventer un sens dans le jeu ininterrompu d’embrayages multiples …. Contingence
radicale comme événement : éclair (Blitz), déflagration (Stoss), hors causalité, ce qui
induit le terme magico-religieux de Wunder, miracle inexplicable » (13). Et encore, à
propos de Humboldt: « La brèche est faite ; la langue est entrée sur la scène du monde et
ne la quittera plus [...]. Mais si elle inquiète, c’est à la manière du rôdeur dans la nuit,
furtif, clandestin, guettant les failles des remparts les mieux garder pour se glisser dans la
place et s’emparer des titres ancestraux qu’il convoite afin de les trafiquer et de s’en
travestir… » (18).
« Invention » du phonique dans les marges du contre-paradigme métacritique
Toutefois, je prétends qu’il y a encore une marge de la marge, une ‘invention’
secondaire, supplémentaire, à l’« invention du sensible et de la langue » qui constitue
l’essence du contreparadigme métacritique. Cette marge de la marge est constituée par
l’’invention’ du phonique comme noyau de la pensée langagière. Ce sera le chemin que
je vais prendre pour amender le texte si riche de Caussat : de la raison-langue à la
langue-corps, et on ne s’étonnera pas que le phonique implante la langue dans le corps,
comme j’aurai l’audace de le proposer. Cette marge de la marge n’est évidemment pas
absente des textes que l’on vient de présenter inchoativement. Caussat note pertinemment
qu'avec « langage », on s’inscrit dans un universel abstrait, alors qu’avec « langue » on
plonge dans le vif des intonations et des articulations de cette langue-ci, « territoriale»
(10). Et à propos de Kant : « L'unité transcendantale de l’aperception est muette. La
raison peut connaître, agir et juger, elle ne parle pas »4. Caussat note également que la
rupture avec la ‘sémiologie rationnelle’ consisterait à renoncer au modèle de la substance
non-matérielle puisque l’acte de la langue produit lui-même l’objectivité originaire qui
4
Markis, cité par Caussat.(3)
5
6
lui est propre dans la matière du son » (13) Il cite Bahktine dans sa critique de Hegel :
« Le dialogue, on lui enlève ses voix, ses intonations… le mot vivant et la réplique…. »
(18) et il rêve ainsi de l’invention langagière : « Il faut ouvrir des pistes, produire des
intonations neuves, entendre et faire entendre, dans le jeu des phonies… » (7).
Humboldt, en fait, ne dit pas autre chose : « On a affaire avec la « langue » moins à un
tableau dont les parties sont co-présentes qu’à une musique dont les différents moments
embrayent sur les autres… Embrayage, variante d’articulation, enchaînement par autoinduction, transduction de proche en proche, le contraire d’une distribution ordonnée
dans un réseau de dépendances spatiales (table des catégories chez Kant, arbre de
Porphyre) » (11). C’est bien de cette marge de la marge, de cette « invention » du
phonique que je voudrais faire l’apologie, non pas tellement à partir de Humboldt, mais à
partir de Hamann et Herder. Ma lecture symptomale a l’ambition de reconstruire cette
invention du phonique dans ces écrits mal et partiellement connus, difficilement
accessibles, qui ont failli faire basculer la métaphysique et miner le projet philosophique5.
2
Approfondir Hamann et Herder
Johann Georg Hamann (1730-1788)6
La philosophie générale de Hamann7
5
Quelques dates importantes pour situer les écrits de Hamann et Herder.: 1746 Condillac, Essai
sur l’origine des connaissances humaines (Amsterdam) ; 1756 Maupertuis, « Dissertation sur les
différents moyens dont les hommes se sont servi pour exprimer leurs idées » (Lyon) ; 1756 (publié en 1766
à Berlin) Süssmilch, Versuch eines Beweises dass die erste Sprache ihren Ursprung nicht vom Menschen,
sondern allein vom Schöpfer erhalten habe. (imité avec sympathie par Antoine Court de Gibelin) ; 1781
(posthume) Rousseau, Essai sur l’origine des langues (Genève).
6
Voir H.A. Salmony, Johann Georg Hamanns metakritische Philosophie, Basel, Zollikon, 1958,
surtout le Chaptre 7 : Vernunft und Sprache; G. Wohlfart, Denken als Sprache. Sprache und Kunst bei
Vico, Hamann, Humboldt und Hegel, Freiburg, Karl Alber, 1984; Isaiah Berlin, The Magus of the North,
London, John Murray,1993. Pour une analyse détaillée de la Metakritik, voir O. Bayer, Vernunft ist
Sprache : Hamanns Metakritik Kants, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 2002.
7
Johann Georg Hamann, le « Mage [pas le magicien] du Nord » est né en 1730 à Königsberg dans
une famille piétiste. Il est très influencé par le mysticisme de Jacob Böhme et, étudiant anarchiste de Kant
pendant six an, il connaît très bien l’Encyclopédie, mais s’oppose à son « idéologie », tout comme aux
défenseurs des Lumières comme Lessing , Mendelsohn et le Roi Frédéric le Grand. Très dur à l'égard du
« tyran » Frédéric et du despotisme des soi-disant Lumières de Berlin., il rejette l’athéisme français et
« l’esprit français » en général. Pendant un voyage à Londres en 1756, il se lie aux « conservatives »
6
7
L’objectif de Hamann8 est de découvrir le proton pseudos, l’erreur initiale et
fondamentale de la philosophie paradigmatique. Il s’oppose à tout universalisme, même à
la méthode scientifique. Il est pris parfois au sérieux par les théologiens protestants.
Herder l’adore comme un homme de génie, comme un prophète, Goethe et Hegel ont un
grand respect pour lui. A travers Jacobi, son disciple, Hamann est très admiré par les
romantiques (Schelling, Jean Paul, et les Sturm und Drang) mais, Goethe l’a bien senti, il
faut, en ce qui concerne les œuvres de Hamann, « renoncer complètement à ce qu’on
entend habituellement par compréhension » puisque sa pensée se fonde sur l’individualité
de la parole. On pourrait placer dans sa suite Nietzsche mais aussi le meaning is use de la
philosophie du langage ordinaire. Pour Nietzsche comme pour Hamann, l’articulation
esthétique du discours est le fondement du discours « de la créature à la créature ». A
l’encontre d’une théorie de la langue normative, il affirme la valeur productive de
l’imagination, qu’il conçoit comme le fondement de l’esprit humain.
Son œuvre s’inscrit à l’intersection de la philologie, de la philosophie et de la
théologie. Hamann est très sceptique sur le vocabulaire philosophique : pour lui, par
exemple, le terme « métaphysique » est un accident linguistique. Pas question de séparer
la raison et la foi, ni la pureté abstraite de la philosophie et l’histoire incarnée de
comme Samuel Johnson, grand admirateur de Hume, dont il restera dépendant toute sa vie. Cette période
britannique est marquée par une profonde crise religieuse. Hamann, qui n'a jamais eu de diplôme
universitaire, à son retour à Königsberg, exerce de « petits boulots », devient employé dans un bureau des
contributions du Roi Frédéric, ensuite libraire (Kant avait pourtant plus d’ambition pour lui). Herder,
devenu un disciple-ami, l'admire de plus en plus, pour lui c'est une sorte de « Christophe Colomb qui a
découvert de nouveaux territoires». Kant l’incite souvent à parler un « langage plus humain », moins
mystique, moins mystérieux., mais Hamann réplique : « Ma seule règle est de n’en avoir aucune. La
meilleure démonstration en philosophie est comme une fille sensible qui contemple une lettre d’amour » !
Le thérapeute de la philosophie (comme Wittgenstein, en un sens), ésotérique, obscur, confus, parfois
totalement inintelligible, misanthrope, excentrique, isolé, dilettante, philosophe-amateur, toujours dans la
marge.
8
Voici les œuvres les plus importantes de Hamann. Première période : 1759 Sokratische
Denkwürdigkeiten [Les réflexions socratiques] (première oeuvre) ; 1762 Aesthetica in nuce. Une rhapsodie
en prose cabbalistique [texte poético-religieux] ; Seconde période : 1772 deux compte-rendus de quelques
pages dans la Königsbergsche Gelehrte und Politische Zeitung, 26 et 37, de l’Abhandlung de Herder, et
trois essais plus importants: Dernier avis du Chevalier de Rose-Croix sur l’origine de la langue ; Boutades
et doutes philologiques sur un prix académique ; Au Salomon de Prusse (écrit en français) – j’y reviens
après la présentation de l’Abhandlung, infra ; Troisième période: 1784 Metakritik über den Purismum der
Vernunft (dernière œuvre publiée posthume en 1800).
7
8
l’expérience vécue. Dans sa Metakritik, il va reproche à Kant de séparer les facultés de
l’entendement et de l’imagination, de cultiver le dualisme du nouménal et du
phénoménal, de faire abstraction de l’unité de l’expérience. La raison n’est jamais a
priori mais toujours incarnée dans le langage et l’histoire.
On pourrait résumer sa position philosophique de la façon suivante9 : 1. Il n’y a
pas de structure ‘objective’ de la réalité dont un langage logiquement parfait serait la
réflexion correcte. 2. Les propositions pour lesquelles les philosophes ont exigé une
validité universelle sont totalement vides. 3. S’il y a des problèmes dans les théories ce
n’est pas dû à de mauvais raisonnements en psychologie, en logique, en métaphysique,
mais à des croyances fanatiques dans la validité universelle et éternelle. 4. Chaque
langage est une façon de vivre, et cette façon de vivre est basée sur un schéma
expérientiel qui ne peut être mis en question par un examen philosophique; le plus que
l’on peut faire est d’examiner le symbolisme exprimée par ce schéma expérientiel. 5.
Penser est employer des symboles, et forme et contenu ne peuvent être séparés – il y a
une connection organique entre tous les éléments du medium de communication. La
signification est dans le tout individuel et non-analysable. 6. La traduction parfaite entre
différents vocabulaires, grammaires, syntaxes est en principe impossible, et la quête d’un
langage universel (Leibniz, Condorcet), un langage sans idiosyncrasies irrationnelles, est
une absurdité chimérique. 7. C’est seulement par Einfühlung que l’on comprend un
symbolisme, et non par reconstruction théorique. 8. Même si on ne peut rien sans règles
et principes, il faut s'en méfier et accepter dans l’expérience concrète les irrégularités et
particularités.
Hamann sur le langage
La philosophie du langage est de loin la partie la plus fertile de la pensée
désordonnée de Hamann. A partir de la controverse célèbre introduite par Condillac dans
son Essai sur l’origine de la connaissance et du langage (1746), l'alternative était la
suivante : la position de Süssmilch défendant « l’origine divine » du langage, et la
position opposée défendant « l'origine animale », et dans ce dernier cas il y avait encore
9
Voir I. Berlin, Appendix.
8
9
deux possibilités : l’option « naturaliste », biologisante (celle de James Harris, de
Maupertuis) ou l’option soi-disant « anthropologique » qui plaçait cette origine dans la
« nature humaine ». C’est le point de vue de Herder, et Hamann se range de son côté : le
langage est l’expression d’une croissance organique et de l’interpénétration mutuelle des
facultés humaines. Le langage n’est pas inventé ou révélé, mais est tout simplement le
développement de Kräfte (cognitives et émotionnelles) de la nature humaine. Mais
Hamann insiste, plus que Herder, sur le processus symbolisant et le caractère « imagier »
de ce développement, position très anti-cartésienne et anti-cognitiviste. Il insiste d'autre
part : si Dieu n’est pas à l’origine des langues/du langage, sans présence perpétuelle du
sujet auprès de Dieu, il n’y a pas de « vie du langage ». Parmi ses propositions
linguistiques Hamann refuse la centralité des propositions communicatives – il est dit le
défenseur du « holisme » anthropologique. Il refuse tout binarisme (raison/ foi, idéalisme/
réalisme, objectivité/subjectivité, corps/ esprit) en faveur de la coïncidentia oppositorum.
« Les choses isolées sont une abomination », déclare-t-il.
La métacritique du purisme de la raison pure (1784/1800) est de loin son œuvre
principale. On pourrait la sous-titrer: « Le sacrement de la langue ou pourquoi la
philosophie transcendantale métagrabolise ! »10 Son argument est formulé à partir de
Berkeley (repris par Hume) : « Un grand philosophe a prétendu ‘que les idées générales
et abstraites ne sont que particulières, et liées à un mot particulier qui donne à sa
signification plus de volume ou d’étendue ». Sa philosophie est dirigée directement
contre le « purisme » de Kant, et ses trois « purifications » dans la Critique de la raison
pure : a. la tentative de rendre la raison indépendante de tout héritage, tradition et
croyance en celle-ci ; b. (plus « transcendant ») l’indépendance de la raison face à
l’expérience et son induction quotidienne (« ce qui mène au catholicisme et au
despotisme » !) ; c. « La langue, seul premier et dernier organe et critère de la raison, n’a
d’autre créditif [ caution?] que tradition et usage ». Ce sont trois purismes de la « raison
pure » dont la doctrine est une métaphysique qui fonctionne « comme le rosaire d’une
croyance transcendantale »: « La métaphysique déforme tous signes linguistiques et les
figures du discours de notre connaissance empirique uniquement en hiéroglyphes et en
types de rapports idéaux, et transforme avec ces savantes sottises la bonhommie/décence
10
Terme de Rabelais : confondre, mystifier.
9
1
de la langue en un ‘quelque chose= x’, privé de sens ». Il n’y a besoin d’aucune
déduction pour prouver l’antériorité généalogique de la langue par rapport aux « sept
saintes fonctions des axiomes et raisonnements logiques »11. Non seulement la faculté de
penser repose sur la langue…, mais encore la langue est également le centre de
l’incompréhension de la raison avec elle-même.
Les sons et les lettres sont les véritables éléments esthétiques de toute
connaissance et raison humaine. La plus ancienne langue était la musique et en dehors du
rythme sensible du pouls et de la respiration par le nez, le modèle originaire incarne toute
mesure de temps et ses rapports numériques. La plus ancienne écriture était peinture et
dessin et elle s’occupa justement très tôt de l’économie de l’espace, de sa limitation et de
sa détermination par des figures. C’est pourquoi, grâce à l’influence tenace et débordante
des deux sens les plus nobles, la vue et l’ouïe, sur toute la sphère de l’entendement, les
concepts de temps et d’espace sont devenus nécessaires, si bien que l’espace et le temps
semblent être sinon des ideae innatae, du moins les matrices de toute la connaissance
intuitive. Les séquences discursives ont donc une virtualité esthétique. Comme objets
visibles et audibles, la langue appartient à la sensibilité et à l’intuition, et selon l’esprit de
leur emploi et de leur signification, à l’entendement. … Les langues sont, dans une
terminologie proche de la raison pure, des phénomènes esthétiques.
Le figuier de la grande déesse Diane [L’arbre chimique de Diane], un seul arbre
avec deux racines (entendement et sensibilité), est, pour Hamann, l’illustration idéale de
la structure anthropologique des hommes. L’union hypostatique des natures sensible et
intellectuelle, avec la transsubstantiation et la subsomption interne, y reçoit son
supplément nécessaire, « le mauvais serpent de la langue commune » ! Comprendre cela,
écrit le poète-philosophe Hamann, est promulguer « l’aurore, avec ses rosées que sont les
langues naturelles » !
Johann Gottfried von Herder (1744-1803)
11
En fait, chez Kant il y a douze fonctions logiques, CRP A70/B95, mais Hamann dit ‘sept’,
nombre de la perfection.
10
1
Herder, le Rousseau allemand ? Le promoteur du Sturm und Drang ? Un
combattant anti-Lumières, un anti-clérical notable, antipapiste? On l’a vu comme un
personnage protéen, prométhéen, faustéen, un « génie malade et ardent »…. Et pourtant il
est beaucoup plus facile à lire que Kant, pas de jargon technique dans ses écrits,
beaucoup d’exemples, intentionnellement pas de discours académique mais plutôt
l’exploitation de la créativité de la langue – il est vrai que Herder adore la rhétorique et la
littérature dont il veut [attend ?] un impact social. Et la philosophie ne peut jamais être
séparée de l’affect, elle doit rester non-systématique (contre Spinoza, Wolff, Kant), plutôt
un ensemble de Fragments, de Considérations, d’Aphorismes, comme chez Nietzsche et
Wittgenstein…
La philosophie générale de Herder12
On ne peut jamais faire abstraction de l’influence fondamentale du Kant précritique, d’un scepticisme constant concernant la métaphysique (elle est dangereuse
puisque qu’elle nous détourne de ce qui est réellement important : la nature empirique et
12
Voici quelques éléments biographiques. 1744 Naissance de Herder. 1762 Universität
Königsberg, étudiant du jeune Kant qui lui donne un accueil privilégié (cours de géographie physique, de
l’histoire des religions). Se familiarise avec la pensée de Rousseau et Hume. 1764 Début d’une longue
amitié difficile avec Hamann, de quatorze ans son aîné, lui aussi anti-Aufklärer. Prédicateur à Riga, et
membre d’une loge maçonnique. 1767 Thèse de doctorat en théologie à Riga, et premières réflexions
philosophiques sur les langues (il faut lutter contre l’intrusion politique de la papauté romaine et française,
contre la « francisation » de l’Allemagne, critique des traductions ; la langue est avant tout la langue
nationale et la langue de la littérature). 1769 Kritisches Wäldchen, son esthétique (Les Silves Critiques dont
la première est consacrée au Laocoon de Lessing) – il est vrai que le rôle et l’influence de Lessing sur
Herder sont immenses. Voyage en France (Nantes, Paris ; il rencontre Diderot et d’Alembert) et étude du
français. 1770 Longue correspondance avec Goethe, puis rencontre et discussion sur l'Essai sur l’origine
du langage). Prédicateur à Bückeburg (Alsace). Nombreux textes quasi journalistiques et polémiques. 1771
Prix par l’Académie de Prusse (de Berlin) pour l’Abhandlung/l’Essai, publié en 1772, surtout en réaction
contre le rationalisme de l’Encyclopédie française : la philosophie du langage doit privilégier le sentiment
contre l’abstraction vaine ou la connaissance non créative. 1774 Paraît sous l’anonymat Une autre
philosophie de l’histoire pour l’éducation de l’humanité, violent pamphlet contre Voltaire et l’idéologie
des Lumières (relativisme des valeurs culturelles). 1778 Traduction du Cantique des Cantiques. Deux
essais de psychologie : De la connaissance et de la sensation dans l’âme humaine (contre le rationalisme
dogmatique). 1779 Plastik (écrit en 1770 ; le primat du toucher dans la théorie des sensations). A partir de
1783 Les liens d’amitié avec Goethe se resserrent. En découvrant les sciences naturelles, Herder veut
rattacher l’histoire de l’humanité à la science du vivant. 1788 Mort de Hamann. Voyage en Italie. 1797
Brouille avec Goethe et se lie d’amitié avec Schiller. 1799 Tentative de réfutation de la philosophie
kantienne : Verstand und Erfahrung. Eine Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft (titre inspiré par
Hamann). Thèse centrale : c’est à partir du langage que se reconstruit le fonctionnement de l’entendement
dans le processus cognitif. 1800 Kalligone, « métacritique » de la Kritik der Urteilskraft. Faible succès de
ces deux ouvrages. 1803 Mort de Herder. 1804 Mort de Kant.
11
1
la société humaine), de l’intérêt pour l’éthique non- à la Hume (contre le cognitivisme
des rationalistes français et de Wolff : pour Herder, la moralité est avant tout une question
de sentiments), de son intérêt pour l’éducation (qui se fait comme imitation d’exemples,
voir les héros de Shakespeare). Tout comme Condillac, Herder pense que la sensation est
la source et la base de la vie intellectuelle, et que comprendre, interpréter, est un acte
holistique qui se réalise par Einfühlung.
Philosophie de l’esprit (son grand traité de psychologie « naturaliste » et antidualiste: 1778, De la connaissance et de la sensation dans l’âme humaine). L’esprit
consiste en forces (Kräfte) qui se manifestent dans le comportement corporel de
l’homme. La « vie de l’esprit » est expliquée comme un phénomène d’irritation (Reiz), et
pourtant on ne peut dire que le physiologisme de Herder soit déterministe ou
réductioniste. La structure holistique de l’esprit est importante : l’esprit est une unité et
non pas un ensemble de facultés, comme chez Kant. De là, l’entrelacement de la pensée
et du langage, de la cognition et de la volition, de la pensée et de l’affect. Autre point fort
de la conception psychologique de Herder : la vie de l’esprit est fondamentalement
sociale, de là le rejet radical de la conception cartésienne de l’auto-transparence de
l’esprit.
Philosophie de l’histoire/culture (1774, Eine Philosophie der Geschichte zur
Bildung der Menscheit ; (1784-1791, Première Partie de Idées pour servir à la
philosophie de l’histoire de l’humanité, dont Kant a fait un compte-rendu qui été le début
d’une grande querelle entre les deux philosophes
13
. Il y a une différence « mentale »
radicale entre les périodes historiques : la diversité est le noyau de la discipline de
l’histoire qui ne doit pas être tournée vers les « grands » événements politiques et
militaires mais vers l’« intériorité » des actants historiques et leur créativité. Et pourtant il
y a une finalité de l’histoire ( c'est son penchant kantien): la réalisation de l’ « humanité »
et de la « raisonnabilité ». S’agit-il d’un paradoxe chez Herder ?
13
. Les textes principaux dans le domaine de la philosophie de la culture et de l’histoire sont repris
en traduction française dans Herder. Histoire et cultures. Une autre philosophie de l’histoire (présentation
par Alain Renaut), Paris, GF Flammarion, 1964/2000. Renaut considère que l’universalisme de Herder était
« tempéré » et que Herder, en fin de compte, pensait que « l’affirmation des valeurs universelles de la
rationalité et la reconnaissance du travail des singularités ne se combattraient pas, mais au contraire se
complèteraient » (39).
12
1
Philosophie politique (surtout dans des Lettres des années 1790, après la
Révolution française) Nietzsche était très critique à l'égard de la philosophie politique de
Herder qu’il jugeait « sans profondeur » ! Quels sont ses idéaux politiques ? C'est un
libéral, un républicain, un démocrate, un égalitariste (contre l’oppression hiérarchique),
pour la liberté totale d’expression et de religion : la liberté est essentielle pour
l’autoréalisation d’un peuple. De plus, Herder est un cosmopolite engagé, tout comme
Kant, mais ce dernier, selon Herder, n'était pas un vrai cosmopolite, vu sa misogynie, son
racisme, son antisémitisme. Herder, lui, se déclare féministe (il faut développer les
potentialités féminines), non-antisémite (il faut mettre en rapport intrinsèque l’Ancien et
le Nouveau Testament) et non-raciste (il a toujours condamné l’esclavage et le
colonialisme). Une « nation », pour Herder, n’est pas ethnique, mais linguistique et
culturelle. Il est, en outre, contre la centralisation de l’Etat, donc contre le régime du Roi
Fréderic le Grand.
Un mot, maintenant, sur son rapport à Rousseau et à Kant.
Herder-Rousseau : Herder utilise Rousseau contre le « monde froid des concepts morts
de Kant ». L’opinion positive de Herder sur Rousseau concerne plutôt la pédagogie que
la conception du langage. Par le catalogue de sa bibliothèque comme par ses écrits, on
sait qu’il était grand lecteur de la Nouvelle Héloïse, de l’Emile et du Discours sur
l’inégalité ; il n’a pas pu lire l’Essai sur l’origine des langues avant la rédaction de
l’Abhandlung14, mais il le recommande plus tard à Hamann : « J’y trouve des choses
connues, mais dites joliment et avec force » (lettre du 11 juillet 1782). Mais le désaccord
sur le langage devrait être profond, car pour Herder, à la différence de Rousseau, le
langage est aussitôt associé à un état pleinement humain, tout différent de l’état animal ou
de l’état sauvage.
Herder-Kant : Voici donc la triste histoire d’une trahison totale. Au début jusque vers
1769, grande solidarité avec le Kant précritique (le conflit devient public seulement vers
1775 lorsque Kant commence à présenter Herder comme un « dilettante de la
philosophie »). De 1762-1764, Herder est l’étudiant que Kant considérait comme le
14
L’Essai n’a été publié que posthume, trois ans après la mort de son auteur, en 1781. Donc il n’y en
a pas de trace dans l’Abhandlung mais Herder l'avait lu de toute évidence, sans doute au moment de sa
publication en 1781 puisqu’il en parle dans la lettre à Hamann en 1782.
13
1
meilleur qu’il ait jamais eu. Il arrive à Königsberg en mai 1762 pour un cours de Kant sur
la « pneumatologie ». Kant pour lui est avant tout « der elegant Magister » (plus tard,
« der Arbeitsmaniak »), et il développe une véritable idôlatrie pour Kant qu’il considère
comme le “professeur de l’humanité”; il admire surtout en lui la jeunesse, l' humour, la
tolérance : « pendant les trois ans où j’ai suivi tous les jours ses cours, je n’ai jamais
remarqué aucune arrogance ». Ils découvrent ensemble Hume et Rousseau. Kant,
Hamann et Herder étudient ensemble l’anglais à partir de 1764, et ils deviennent des
lecteurs non seulement de la philosophie anglaise mais également des romans anglais
(Sterne, Fielding, Richardson). C’est l’époque de la dispute entre la Schulphilosophie
(Wolff) et la Popularphilosophie, et la montée de l’anthropologie (la « psychologie »,
que Kant enseigne à Königsberg). Herder reste solidaire de Kant jusqu’au moment du
« tournant transcendantal » vers 1768. Lui-même voulait développer un certain
« historicisme herméneutique » en essayiste et en Popularphilosoph (contre la
philosophie « académique »), car, pour lui, la Popularphilosophie ne signifie pas la
philosophie « vulgaire », mais une philosophie « pour le peuple, pour le monde ». Herder
quitte Königsberg et Kant en novembre 1764 pour Riga où il commence sa carrière
littéraire. Il travaille à sa nouvelle esthétique comme une reformulation de Baumgarten
(les Kritische Wälder/Les Silves Critiques, jamais publiés pendant sa vie), toujours en
rapport direct avec l’anthropologie ou même la psychologie empirique ( l’individualité
historique est centrale et le développement historique analogue aux « étapes de la vie »).
La Umwälzung, la rupture, date de 1769-70. En 1770, année de la publication de la
Critique de la raison pure, le conflit devient global. Herder se dit intéressé non par
l’épistémologie abstraite et transcendantale, mais par l’observation, l’expérience, la
subjectivité, la finitude, la sensualité, tout ce qui nous ramène « sur terre », à ce « voyage
vers l’intérieur » qu’il appelle « notre Afrique interne », à l’« ontologie générale de la vie
(avec ses formes et forces). Il met même en avant le terme de « matérialisme vitaliste »
(dans la ligne de Bacon, Hume et Diderot) et son intérêt pour la médecine et la
biologie est grandissant (il s'interroge, à la Burke, sur la base physiologique des
sentiments). A la fin de sa vie, en 1799, il écrit sa Metakritik der reinen Vernunft, et en
1780, Kalligone, en fait sa « métacritique de la Critique de la faculté de juger », deux
14
1
livres pamphlétaires d’une brutalité insupportable et stupide à l’égard de Kant15. Il y a
quelques pages étourdissantes sur le sublime, le plaisir et le déplaisir, mais le ton est
extrêmement agressif contre Kant (un « ignorant, un rustre »), et en fait contre la
philosophie transcendantale en général (qu’il décrit comme un « phantasme »).
La question de l’origine du langage
La philosophie du langage de Herder se cristallise dans son Abhandlung über den
Ursprung der Sprache (écrit en 1769-1770, publié en 1772), mais l’intérêt pour le
langage et sa centralité anthropologique reste constant jusqu’à la fin. Le point de départ
de l’Abhandlung est dans l'opposition à Süssmilch : le langage n’a pas d’origine divine
(créationnisme) mais est un phénomène « naturel, humain ». Herder s'oppose à
l’universalisme : si les hommes, dans les différentes cultures et périodes, sont tellement
différents dans leurs attitudes propositionnelles et leurs croyances, dans leurs perceptions
affectives, c’est que les pensées et les concepts sont inséparables de la langue. C’est
pourquoi l’interprétation de la pensée de l’autre sujet est tellement difficile : pas de
transparence intersubjective, mais plutôt une opacité essentielle. Toutefois, le langage
lui-même n’est pas abstrait : le sens est dépendant du phonique, du son et de la voix . La
linguistique de Herder est ainsi une phono-esthétique (« La première langue de l’espèce
humaine est la musique »).
Origine ici signifie plutôt « invention ». L’origine, qui est l’essence de la langue,
n’est pas le commencement (une origine particulière) : la question de l’origine et celle de
l’essence de la langue ne sont à la rigueur qu’une seule question. Donc, il faut se défaire
de l’idée d’une création divine. L’origine de l’origine serait donc pour l’homme dans
cette energeia qui préordonne la possibilité de la parole. Cette origine-là qui préordonne
l’origine temporelle, est tout simplement la condition de possibilité de la langue. La pure
aperception transcendantale de Kant ne peut pas générer cette « origine » : pour Herder,
le « principe », l’essence ou l’origine n’est pas transcendantal mais en même temps
principe/essence/origine et fait. La langue phénoménale « accompagne » sans cesse
15
Ces deux œuvres du vieux Herder n’ont presque jamais été rééditées et n’ont été que très peu
étudiées, surtout Kalligone. La Metakritik offre pourtant une lecture très détaillée de la première partie de la
Kritik der reinen Vernunft mais le style et la tonalité du texte de Herder rendent la lecture pénible.
15
1
l’origine. Il est absolument superflu de conceptualiser transcendantalement ou
théologiquement l’origine de la langue. En étudiant la genèse de la langue, il faut partir
du sensible, c’est-à-dire du son naturel (Naturlaut). L’homme, du fait de son
imperfection et de la liberté qui en est la conséquence, doit, non seulement percevoir et
connaître, mais reconnaître les sons de la nature, les transformant ainsi en sons/tons
linguistiques (Sprachlaute). Une analyse plus détaillée de l’Abhandlung découvrira bien
des aspects pertinents, même pour les théories du langage contemporaines.
L’Abhandlung présente deux parties. Dans la première, intitulée Les hommes,
livrés à leurs facultés naturelles, ont-ils pu par eux-mêmes inventer le langage ?, on
trouve la conception herdérienne de la nature et de l’origine du langage. La première
phrase sonne comme une cloche ( l'annonce? ): « Déjà comme animal, l’homme a un
langage ». Tous les animaux, les hommes inclus, expriment naturellement leurs passions
et peuvent ainsi provoquer des réactions sympathiques ou antipathiques chez les autres.
Et pourtant l’origine du langage n’est pas là. Herder considère que cette « sonorité
naturelle » est plutôt « brutale », brutalement animale : ces sons-là sont des
« interjections » produites par la « loi naturelle de la machine sensitive ». Ces
interjections n’ont rien à voir avec l’essence du langage. C’est ici que Herder déclare
l’anthropologie de Condillac vide et non-pertinente. Sa lecture de Condillac est
certainement superficielle et injuste, mais l’orientation de sa pensée devient ainsi bien
évidente : un automaton cartésien, une « machine sensitive » ne franchira jamais le seuil
où le son devient discours. C’est que l’homme est plus qu’une nature organique, plus
qu’un corps organisé, il est doué de raison, la raison étant en contredistinctivité ( se
distingue de l'instinct en s'opposant ?) avec l’instinct. Le terme employé par Herder pour
cette faculté est celui de Besonnenheit (un nom dérivé du verbe sich besinnen qui signifie
« réfléchir, discriminer, la capacité de diriger l’attention par la volonté »). Besonnenheit
est cette compétence qui rend possible de fixer l’attention sur le particulier « parmi
l’océan de percepts qui nous assiègent par les sens » ; c'est, par conséquent, cette faculté
de discriminer, d’isoler le particulier dans le chaos d’une totalité informe (sich Merkmale
absondern), d’identifier une « marque », une « trace » (Merkmal) – par quoi l’objet peut
être marqué et reconnu. Il faut savoir que pour Herder la « marque, trace » de l’objet est
avant tout auditive et synesthésique (ainsi l’objet « mouton » est « marqué » avant tout
16
1
comme un « objet qui bêle »). On aura l’occasion dans ce qui suit de développer cette
hypostase de l’ouïe. Il est important également de noter que cette « invention » du
langage se réalise en tout isolement : un être humain isolé, un sauvage seul dans sa forêt,
inventera le langage sans qu’il y ait intersubjectivité et communication. Toutefois, le
« dialogue interne » de l’homme seul n’a rien d’un « langage mental », cartésien (ein
auDiskurs der Seele), mais est avant tout un rapport nominatif au monde : le sujet donne
des noms aux choses, comme dans le récit biblique, la sociabilité ne joue aucun rôle dans
ce processus ; nominatif et expressif : l’invention n’est pas rationaliste, même si la
Besonnenheit présuppose la raison et non pas l’instinct. Mais il est évident que
l’expressivité dans l’invention du langage est pathémique : la raison a ses raisons
émotives, passionnelles, érotétiques. L’invention du langage, par conséquent, est à
l’intersection de la désignation (par Besonnenheit, i.e. par discrimination du particulier)
et de l’expression (autre aspect de la Besonnenheit, i.e. en fonction de la manifestation
d’une subjectivité pathémique « raisonnable »).
Cette dissociation de l’animal et de l’humain est au centre de la première partie de
l’Abhandlung : le langage n’a pas d’origine divine mais pas d’origine animale non plus.
Le langage prend son origine dans la « nature humaine » qui n’est pas un conglomérat de
facultés distinctes comme le pensait Kant mais n’est rien que Besonnenheit où se mêlent
sensibilité, imagination et entendement dans une seule dynamique, un champ de forces
(Kräfte) globalement « raisonnables ». Ce premier langage est privé, isolé, désignatif et
expressif, un langage « sans société ni même discours», un langage où le phonique porte
toute la signifiance. La seconde partie reprend cette philosophie du langage sous le titre
général de Par quelles voies l’homme a-t-il le plus facilement pu et dû inventer le
langage ? Dans cette partie, plus analytique, il reprend sa conception en formulant quatre
« lois de nature »: 1. L’homme est un être actif, pensant librement, dont les forces
agissent en progression : cest pour cela qu’il est une créature de langage. 2. L’homme est
par vocation une créature de troupeau, de société : le perfectionnement d’un langage lui
devient dès lors naturel, essentiel, nécessaire. 3. De même que le genre humain tout entier
ne put demeurer un seul troupeau : il ne peut conserver non plus une seule langue. Il y eut
donc une formation de différentes langues nationales. 4. De même que, selon toute
vraisemblance, le genre humain forme un tout progressif, d’une origine unique, au sein
17
1
d’une grande ordonnance unique : de même en est-il de toutes les langues et, avec elles,
de toute la chaîne de la culture [Bildung]. On notera comment les propositions de cette
seconde partie sont en partie contradictoires avec la conception exposée dans la première
(ce que Hamann a bien perçu). C’est que la première partie est plus psychoanthropologique, et la seconde plus politico-culturelle. La cohérence n’est pas la
meilleure vertu de Herder, mais il suffit d’une « enquête archéologique », (dans les
termes de Caussat) pour démasquer le paradoxe menaçant. La Première loi de nature fait
allusion au dynamisme et au progressisme de l’âme humaine, et cette « pensée libre »
évoquée par Herder, n’est rien d’autre que la Besonnenheit : on lit dans cette première
section de la seconde partie : « S’il est maintenant prouvé que la moindre action de son
entendement ne pouvait se produire sans mot intérieur [Merkwort] : alors le premier
moment de la conscience [Besinnung] fut aussi celui de l’émergence intérieure du
langage »16. La Besonnenheit n’est pas seulement le noyau anthropologique (l’âme
humaine en constant mouvement) mais également l’origine de la langue. Le
« perfectionnement » naturel, essentiel et nécessaire dans la Seconde loi de nature est
interne à la vie de la langue, mais sa « vocation », éthique, politique, si l’on veut, est de
préparer l’homme à la société. La nature est une chose, la politique une autre. La
Troisième loi de nature nous transpose d’emblée dans le politique de la différence des
sexes, des générations, des cultures. Mais, comme le dit Herder, « la pluralité des langues
ne saurait fournir une quelconque objection contre le caractère naturel et humain du
perfectionnement d’une langue »17. La dialectique balance de l’anthropologique
(« perfectionnement de la langue, le caractère naturel et humain » vers le politique (« la
vocation de société »), et si la Troisième loi de la nature accentue le pôle politique, la
Quatrième loi de nature retourne vers le pôle anthropologique : « le genre humain forme
un tout progressif, d’une origine unique, au sein d’une grande ordonnance unique : de
même en est-il de toutes les langues »18.
Mais la séquence témoignant de la plus haute consistance et suggérant l’essentiel
de la phono-esthétique du langage, est située dans la deuxième et troisième section de la
Première Partie. C’est dans ces passages que Herder exprime sa plus profonde conviction
16
17
18
Traduction D. Modigliani, 112.
Ibidem, 143.
Ibidem, 144.
18
1
phono-esthétique du langage : « L’oreille devint la première institutrice du langage » et
« L’homme, créature d’écoute et de remarque, est naturellement constitué pour le
langage »19, ou encore : « L’homme s’inventa lui-même un langage, tiré des sons de la
nature vivante, pris pour des marques [Merkmale] de son entendement souverain »20. Et
puisque l’invention du langage est en premier lieu une compétence de désignation, le
langage est d’abord un dictionnaire : « Le premier dictionnaire fut donc un recueil de
sons de tout l’univers », mais ce n’est pas un dictionnaire de noms mais de verbes dont
les noms sont dérivés. Il est vrai que l’invention du langage est avant tout un déploiement
de forces, de dynamismes, d’agissements21. Allons plus loin : « Le premier langage du
genre humain a été le chant » et « Dans la chaîne des êtres, chaque chose a sa voix et un
langage conforme à sa voix »22, et Herder de référer à Rousseau… avec cette correction :
non pas le chant du rossignol, ni le langage de la musique instrumentale, mais la voix
humaine. C’est évidemment vers ce point que j’ai dirigé ma lecture de Herder, et c’est là
justement que la langue-corps, la langue voisée ré-émerge et bousculera le paradigme
critique et dominant, le « pot de fer ».
Humboldt sur Herder et Hamann
Hamann et Herder préfigurent la période de maturation dont Humboldt nous
donne le véritable résultat. Pierre Caussat assure à plusieurs reprises que Humboldt doit
être vu comme l’épicentre de l’irruption du langage et de sa force de subversion dans le
paradigme critique (3), et il suggère même - suggestion que j’ai reprise - que Humboldt
accomplit in concreto la Métacritique de Hamann. Toutefois, on ne découvre pas dans les
œuvres théoriques de Humboldt de références explicités à Hamann, même si certains
auteurs comme Günther Wohlfart ont essayé de trouver des concordances23. C’est un peu
le même cas avec Herder, mais on connaît une lettre de Humboldt où il en parle ainsi :
« Herder est une des plus belles figures spirituelles de notre époque. … Il s’entend avec
19
20
21
22
23
Ibidem, 71.
Ibidem, 73.
Ibidem, 74.
Ibidem, 77-78.
G. Wohlfart, Denken der Sprache..
19
2
un rare bonheur, tantôt en une image bien choisie, tantôt en un mot judicieux, à enclore le
spirituel dans une enveloppe corporelle et, pareillement, à pénétrer de l’esprit la forme
sensible. Il se complaît d’ailleurs le plus souvent dans cette liaison symbolique du
sensible et du spirituel, qu’il pousse même parfois … jusqu’au jeu. C’était aussi une de
ses grandes qualités de savoir interpréter les particularités étrangères avec une finesse et
une fidélité admirables. … Pour la grandeur de l’esprit et la création poétique, Herder
venait certes après Goethe et Schiller, mais il y avait en lui une fusion de l’esprit et de
l’imagination… Il était philosophe, poète et savant, mais dans aucune de ces directions il
n'était véritablement grand. Cela ne tenait pas à des causes fortuites, ni au manque
d’exercice convenable… Sa nature le portait nécessairement à les réunir toutes à la fois,
jusqu’à parfaite fusion … Mais cette particularité fit aussi que les argumentations et
affirmations de Herder ne suscitent pas toujours la conviction la plus profonde, et qu’on
n’a même pas le sentiment bien certain que c’était sa ferme conviction à lui qu’il
exprimait »24.
3
La phono-esthétique du langage
La division des cinq sens
Pour comprendre le statut phono-esthétique du langage, il faut étudier chez
Herder son analyse de la division et de la hiérarchie des cinq sens, avec une attention
spéciale pour l’ouïe et le toucher25. On a déjà vu avec l’Abhandlung de 1772 que
24
Wilhelm von Humboldt, Extrait d’une lettre à Charlotte Diele, 6 octobre 1833.
25
Nous citons les œuvres d’esthétique de Herder dans l’édition des Werke par le Wissenschaftliche
Buchgeselschaft, Darmstadt (herausgegeben von Wolfgang Pross), 1987. Les deux textes qui nous
intéressent dans ce domaine sont le Viertes Wäldchen (Quatrième Silve Critique) de 1769 (57-240) et
Plastik de 1770 (401-542) qui se trouvent dans le Band II. On ne discutera pas le Erstes Wäldchen consacré
quasi entièrement au Laokoon de Lessing. Sur les rapports de Herder avec Lessing, voir H.A. Salmony, Die
Philosophie des jungen Herder, Zürich: Vineta Verlag, 1949, 161 ss. Difficile de trouver des traductions
des textes d’esthétique, excepté en anglais : voir Gregory Moore, Johann Gottfried Herder. Selected
Writings on Aesthetics, Princeton/Oxford, Princeton U.P., 2006 (comporte la traduction de la Première et de
la Quatrième Kritisches Wäldchen [Silves Critiques]). La meilleure étude compréhensive de l’esthétique de
Herder est Robert E. Norton, Herder’s Aesthetics and the European Enlightement, Ithaca/London, Cornell
20
2
l’essence du langage est implantée dans l’ouïe ; Herder est totalement pris dans cette
problématique vers les années 1770. Dans cette période il travaille également à son
esthétique systématique dans la Quatrième Silve Critique (1769) où sa « découverte de
l’oreille » est présentée et discutée, et dans Plastik, un an plus tard en 1770 ( écrit plus au
moins en même temps que l’Abhandlung) Herder présente le système sensoriel comme
étant organisé autour du toucher. C’est dans ce va-et-vient entre l’ouïe et le toucher que
consiste, en fin de compte, la vie intime de l’âme. Je présente cette double conception en
détail puisqu’elle nous renseigne plus explicitement ce qu’il en est de l’origine du
langage/de la langue.
La découverte de l’oreille : l’ouïe comme Middelsinn dans le Quatrième Silve Critique
La Quatrième Silve Critique (Viertes Kritisches Wäldchen) doit être considérée
comme un texte-pivot de l’œuvre herderienne. Il s’agit de sa Summa Aesthetica, d’une
esthétique systématique qu’il faut compter parmi les plus importantes du 18ième siècle
(avec Hutcheson, Baumgarten, Burke et Kant). C’est un traité absolument sous-estimé et
réprimé dans l’histoire de l’esthétique. La recherche fouillée de Herder dans ce texte suit
avec une confiance totale les pratiques analytiques des Lumières : pénétrer dans les
mystères de l’origine de la vie psychologique est la condition de base d’une
compréhension fiable. De plus, on trouve dans ces écrits une association intime de
l’esthétique avec les théories de la cognition et avec la physiologie, présentant un
ensemble prodigieux des réflexions sur l’art au 18ième siècle. La première partie de la
Quatrième Silve Critique consiste en une discussion globale sur le goût (Geschmack).
Herder y est visiblement très influencé par l’esthétique anglaise : Addison, Hutcheson et
Burke. Il développe plus ou moins les mêmes points de vue qu’eux contre le relativisme
U.P., 1991, avec des chapitres sur : l’origine historique de l’esthétique de Herder, son esthétique générale,
sa philosophie du langage en relation avec son esthétique, des analyses de la Première et de la Quatrième
Kritisches Wäldchen, et sa théorie de la sculpture dans Plastik. L’excellent livre de Norton témoigne d’une
connaissance subtile de l’esthétique herderienne et de son contexte et intertexte. Egalement intéressant du
point de vue de l’histoire des théories esthétiques est Friedhelm Solms, Disciplina aesthetica. Zur
Frühgeschichte der ästhetischen Theorie bei Baumgarten und Herder, Stuttgart, Klett-Cotta, 1990, étudiant
la façon dont Herder interprète et applique la aesthetica, « doctrine de la sensorialité/sensibilité », comme
elle a été projetée par Baumgarten. Il est évident que Herder se situe dans la suite du projet baumgartenien,
et sans doute qu’il en est l’apogée.
21
2
historique et culturel. Il structure la première partie de son essai comme une polémique
avec Riedel qui est un grand partisan de la variabilité historique et culturelle du goût.
Contre Riedel, Herder prend plutôt la position de Baumgarten et aussi de Burke
Baumgarten avait développe un argument métaphysique sur l’universalité du goût mais
Burke argumente d’un façon plus empirique : il s’efforce de formuler une fondation
stable du concept de goût en montrant que si le goût est, en fait, composé d'une
combinaison d’éléments qui proviennent des trois sources de la sensibilité, de
l’imagination et du jugement raisonné, ce raisonnement psychologique lui-même
présuppose l’existence de lois universelles qui sous-tendent la vie de l’âme et gouvernent
la perception.
On se tourne à présent vers la seconde partie de la Quatrième Silve Critique
(Paragraphes 6, 7 et 8) qui présente l'esthétique de l’ouïe et la théorie de la division et de
la hiérarchie des sens. C’est dans cette section que Herder nous confronte avec la
découverte de l’oreille et avec la philosophie de la beauté tonale. C'est là aussi que Burke
est explicitement discuté et que Herder formule sa vue esthétique sur l’ouïe, dont je cite
quelques phrases essentielles :
(Par. 6) Ceci explique la suprématie de l’ouïe sur les autres sens. L’œil, le gardien externe de l’âme,
reste pour toujours un froid observateur ; il voit une multitude d’objets d’une façon claire et
distincte, mais aussi avec froideur et de l’extérieur. Le toucher, un ‘philosophe’ naturel fort et
profond parmi les sens, livre les idées les plus correctes, certaines, et apparemment complètes ; c’est
un sens extrêmement puissant qui peut exciter les passions, mais, uni avec elles, il peut devenir
excessif ; en tout cas, sa sensation est toujours externe. C’est comme si l’imagination devait prendre
la place du toucher pour le rendre éloquent ; mais même tout le pouvoir de l’imagination ne pourrait
faire entrer le toucher totalement dans son domaine. Seule l’ouïe est le sens vraiment interne, le plus
profond des sens. Si l’ouïe n’est pas distincte comme la vue, elle n’a pas la même froideur ; si l’ouïe
n’a pas la même profondeur (grundlichkeit) que le toucher, elle n’a pas sa ‘rudesse’ (grob) non plus ;
en fait l’ouïe est le sens le plus proche de la sensation, tout comme la vue est le plus proche des idées,
et le toucher le plus proche de l’imagination. La nature est responsable de ces trois types de
proximité, et elle n’a pas trouvé une meilleure voie vers l’âme que l’oreille à travers le langage.
(Par. 7) Le plaisir de la musique s’enfonce très profondément en nous, et son effet est une intoxication
(Berauschung)… L’essence du ton (appelé par les Français : le timbre) est source de plaisir
esthétique… L’essence, la qualité, et l’effet de la musique ne peuvent être expliqués par des relations
et des proportions (comme le fait Monsieur d’Alembert) !...
(Par. 8) Le son n’est pas le ton mais un aggrégat de tons, un faiseau de flèches argentées…
Parmi toutes les personnalités littéraires et philosophiques de son temps, Herder
est certainement celui qui a la connaissance et l’appréciation la plus parfaite de la
musique, et ce sentiment raffiné de la musique l'amène par la suite à la poésie et à la
tragédie. Et puisque la musique et le langage sont interconnectés, l’oreille est aussi bien
22
2
le « sens du langage » (der Sinn der Sprache) que le « sens de la musique ». Le son (du
langage et de la musique) pénètre plus profondément dans l’âme que les images dans la
vue. Le Paragraphe 6, cité plus haut, montre comment l’ouïe est le ‘sens intermédiaire’
(Middelsinn) entre la vue et le toucher. La vue est le plus rationnel, le plus froid, le plus
distancié parmi les sens. Elle présente le monde extérieur de la façon la plus efficace et la
plus rapide, mais, en même temps, elle s’éloigne de la Nature aliénée, et également de
notre corps. La vue sépare le sujet de son monde et transforme le monde en un objet
d'enquête purement théorique, elle ouvre une brèche entre le sujet et l’objet, elle rend
impossible la contemplation esthétique même. Le ‘monde-vie’ (Lebenswelt) proche et
intime caractérisé par l’interaction affective et la communication corporelle de l’homme
avec la Nature et avec les autres sujets s’étend dans un univers infini, médiatisé et abstrait
dont le seul but est, dans les mots de Herder, « de servir la cupidité de l’homme aliéné ».
Le monde alors, pour l’homme « qui voit », reste dramatiquement étranger, une
possession éternelle(?) une colonie sur une carte dont on n’a plus aucune expérience. Le
terme critique de Herder pour indiquer l’effet subjectif d’un espace dont la dimension
tactile est réduite à des surfaces, est Zerstreuung (distraction). La vue éloigne l’être
humain de son centre vers une infinité potentielle d’objets et d’espaces imaginaires qui
secouent l’identité du sujet et le divisent dans une multiplicité d’états hétérogènes en
cassant (zerstrückt) le monde visuellement manipulé.
Herder défend, dans ce texte le fonctionnement essentiel et alternatif de l’ouïe,
avec six arguments qui reviennent d’ailleurs dans l’Abhandlung26. L’ouïe a la position
médiane (Middelsinn) sur l’échelle de la sensorialité, en ce qui concerne la distance, la
clarté des idées, la vivacité, la temporalité, l’expressivité, et même la genèse de la vie
sensorielle. Je commente brièvement ces six arguments. D’abord, la sphère de l’ouïe
n’est ni pure proximité ni distance infinie, mais entre les deux, une extériorité créant juste
assez de distance pour le sujet pour ne pas se perdre dans la dispersion (Zerstreuung) de
l’œil. Le toucher est trop proche, et il ouvre seulement une extériorité réduite, totalement
opposé à la vue, sens de la distance, qui s’ouvre sur une extériorité infinie. Second
argument. En ce qui concerne la distinction et la clarté des idées, le toucher ne produit
qu’une connsaissance obscure puisqu’il ne parvient pas à distinguer (absondern) une
26
Seconde Section de la Première Partie, traduction D. Modigliani, 84 ss.
23
2
trace (Merkmal) dans l’objet. L’œil, d’autre part, est trop clair, trop brillant
(überglanzend), il projette tant de lumière sur l’objet qu’il est impossible de choisir parmi
les propriétés de l’objet – la multiplicité des qualités visuelles rendent la connaissance
confuse. Seule l’oreille, en fin de compte, est capable de distinguer une « trace »
(Merkmal) dans l’objet, une « qualité » qui surgit de l’objet, qui se libère de l’objet : le
son. En distinguant la trace, l’oreille rend clair ce qui était obscur du côté du toucher, et
elle rend plus « agréable » ce qui était trop brillant, cette extrême clarté, de la vue.
Troisième argument. En ce qui concerne la vivacité (Lebhaftigkeit), l’oreille est située
entre l’impression tactile surplombante (Überwältigung), la violation et la pénétration par
le toucher (es dringt zu tief in uns) d’une part, et l’indifférence froide de la vue de l’autre.
Le son pénètre dans l’âme sans la violer : « Le ton du sens de l’ouïe entre dans l’âme
d’une façon très intime » (Der Ton des Gehörs dringt so innig in unsre Seele). Quatrième
argument. L’oreille est le sens de la progression temporelle, de la successivité, comme
opposé à la simultanéité des impressions tactiles et visuelles. C’est par l’ouïe que nous
sommes conscients de la dimension temporelle de notre âme. Cinquième argument. En ce
qui concerne le désir d’expression (Bedürfnis sich auszudrücken), les impressions tactiles
n’ont aucune tendance à l’expression. Le mouvement du son, au contraire, peut être
répété par celui qui écoute. ((Je ne suis pas convaincu de ce cinquième argument
puisqu’il présuppose que celui qui entend peut se transformer en quelqu’un qui produit
des sons à n’importe quelle moment et par sa libre volonté. Cela ne me semble plus
vraiment plausible)) (personnellement je supprimerais le passage (( ))). Finalement, le
sixième argument ne donne pas automatiquement une priorité hiérarchique à la position
médiane de l’ouïe, cependant l’ouïe est certainement le Middelsinn si on considère
l’évolution physique de l’être humain. La première sensation de l’embryon est un toucher
qui est à l’origine de toutes les sensations qui vont suivre ; les impressions acoustiques
viennent après et les impressions visuelles plus tard encore. Condillac a bien démontré
cette évolution et Herder reprend l’argument de son allié contemporain et théorique
français, Condillac.
L’hypostase de la main : le toucher dans Plastik (1770/1778)
24
2
Plastik, le texte d’esthétique le plus célèbre de Herder, est un essai sur la
sculpture, écrit à peu près à la même époque que l’Abhandlung et la Quatrième Silve
Critique, mais publié pour la première fois en 1778. Il s’agit de l’essai le plus
systématique et le plus cohérent de Herder ; il y présente un premier essai d'explication
théorique du « désir
de sentir » : « Ich fühle mich ! Ich bin ! », la transposition
herdérienne du cogito, ergo sum cartésien. Plastik analyse les sensations tactiles dans
l’expérience esthétique des arts plastiques, surtout la sculpture, toujours avec le même
objectif : mettre en question la prédominance des qualités optiques et visuelles de l’œuvre
d’art.
La Quatrième Silve Critique offrait l’analyse la plus complète de la division des
sens avec une attention spéciale pour l’ouïe. Plastik se focalise sur le toucher. Voilà
pourquoi on peut considérer Plastik comme l’achèvement de la théorie haptique de la
sensorialité chez Herder. Ce n’est pas que Herder installe une hiérarchie verticale entre
les sens : la globalité et la richesse de l’expérience font appel à tous les sens avec leur
tâches spécifiques et importantes ; mais il y a un ordre horizontal où l’oreille occupe la
place centrale entre l’oeil et la main, entre la vue et le toucher. Plastik décrit un
glissement de l’ouïe vers le toucher, en même temps qu'est accentuée la continuité entre
les sensations de l’oreille et de la main : « Le toucher est si proche de l’ouïe : ses
caractéristiques, comme hart (dur), rauh (rugueux), weich (tendre, mou), wolligt
(laineux, moelleux), sammet (velouté), haarigt (poilu, velu), starr (raide), glatt (lisse),
schlicht (plat), borstig (hérissé), etc., qui toutes n’affectent que des surfaces et n’agissent
pas même en profondeur, résonnent toutes comme si on les ressentait [tönen] au
toucher »27. L’ouïe et le toucher se combinent facilement dans des expériences
synesthésiques : même une surface dure, douce, rugueuse dans le toucher tönt !
Dans Plastik Herder décrit avec enthousiasme l’authenticité de l’expérience
tactile, ce qui le pousse à la construction esthétique du statut de la sculpture parmi les
arts. L’expérience tactile a ses propriétés vraiment spécifiques ; elle est bien différente de
la versatilité des perspectives visuelles projetées par l’oeil mobile et curieux qui, pour
Herder, symbolise de toute évidence le caractère élusif, illusoire, trompeur du monde
désubstantialisé projeté par un sujet-sans-corps, un sujet qui, littéralement, est « out of
27
Egalement dans l’Abhandlung, traduction française de D. Modigliani, 83.
25
2
touch », n’a plus de contact avec son propre corps. De là chez Herder la critique de
l’oculocentrisme et de certains mythes de la modernité qui forcent l’homme moderne à
des expériences toujours plus prégnantes dirigées par la perception optique, lui imposant
également l’accélération obsédante de la perception visuelle. Il va jusqu'à critiquer la
culture de l’imprimé, qu'il associe à l’hypostase de la vision. Toute cette sphère est pour
lui une sphère de distraction (Zerstreuung). Et de même que vision et écriture doivent
être associées et soumises à la critique, l’association du toucher et du son (la sonorité)
doit être cultivée. La tâche « haptique » de l’esthétique consiste non pas tellement à
éliminer l’optique mais à restaurer l’implantation de la vision dans le toucher, et la
connaissance dans la substance corporelle. Herder est convaincu que le paradigme
« haptique » de l’expérience esthétique, comme alternative au paradigme oculocentrique
des Lumières, nous ouvre une dimension de profondeur sous et derrière les surfaces et les
apparences. Ce nouveau paradigme part de l’auto-conscience corporelle célébrée par
Herder comme le moment originaire et symbolique où « l’âme crée le corps pour luimême ». Cette transposition du physique dans le symbolique représente l'achèvement du
paradigme haptique. Dans le modèle de Herder le sens du toucher transcende le niveau
simplement sensoriel et atteint le niveau symbolique. Cela veut dire que le toucher, le
plus physique de tous nos sens, le sens qui nous offre le monde matériel externe comme
direct et confiant, irréfutable et urgent, ce toucher-là possède une qualité auto-réflexive,
sans pour autant
se transformer en une faculté cognitive et représentationnelle. La
simultanéité de l’extérieur et de l’intérieur combine le monde physique et l’âme dans un
Ineinander. Herder est ainsi un précurseur de la Phénoménologie de la perception de
Merleau-Ponty, quand il introduit le thème de l’entrelacement du sentant et du senti
(Ineinander), par exemple dans le cas de la poignée de main. Comme énonçait Herder
pertinemment, c’est bien ici que le symbolique est né, une naissance irréprésentable par
essence. En fin de compte, Herder fonde l’esthétique non pas dans le corps physique mais
dans le corps imaginaire, le corps projeté dans l’imaginaire comme l’unité de la matière
et de l’esprit, du corps et de l’âme. Gefühl sans imaginaire, sans imagination, est sans
signifiance: voilà un point sur lequel Herder pourrait se mettre d’accord avec Kant.
Le corps proprioceptif
26
2
L’interprétant qui “saisit” le sens d’une séquence discursive est vu par Herder
comme un corps, un sujet investi de ses cinq sens et d’un sentiment proprioceptif et il
propose systématiquement une nouvelle hiérarchisation des virtualités de la vie
sensorielle: la vue est détrônée d’abord en faveur de l’ouïe, ensuite de la tactilité. La
tactilité, dans l’esthétique herderienne, ne se réduit pas au toucher (Tastsinn) mais est
bien plutôt le sentiment proprioceptif (Gefühl) du corps, le sens interne du corps28. Et
notons d’emblée que ce sentiment du corps, pour Herder, est un sentiment de
mouvement, le “sentiment” interne que le danseur ressent lorsque son corps est en
mouvement. Cette réévaluation du corps sensoriel et sensitif chez Herder nous fait dire
que son esthétique est une physio-esthétique, à distinguer de la sémio-esthétique de
Lessing.
Herder soutient que la Sinnenpsychologie procure la meilleure entrée en
esthétique. Le concept organisateur de cette Sinnenpsychologie est celui d’énergie
(Energie) ou de force (Kraft). Kraft dans “Kraft is das Wesen der Poesie” appartient de
toute évidence au vocabulaire Sturm und Drang mais le concept reste confus et obscur
chez Herder. Si la poésie et le langage en général sont dits gouvernés par la Kraft, les arts
du temps que sont la musique et la danse, sont dits générés par l'Energie29. Plastik, de
1770/1778, nous semble l’essai le plus représentatif pour la physio-esthétique de Herder.
Dans Plastik, c’est la sculpture qui est dite la reine des arts puisqu’elle est l’art du
toucher fondamental, de l’haptique30, tandis que la musique, comme art de l’acoustique,
vient en second et la peinture comme art de l’optique en troisième. Puisque c’est le degré
28
Comme dans l’emploi ordinaire de ces termes, fühlen (sentir) et tasten (toucher) sont
parasynonymes,ou au moins fühlen est employé pour dire tasten.
29
Certains commentateurs ne distinguent pas chez Herder les termes de Energie et Kraft, et
Herder lui même, dans le Erstes Wäldchen, ne fait pas systématiquement la différence (il écrit même:
“Energie ist das oberste Gesetz der Dichtkunst”, Chap. 19, op.cit., 158) qui n’apparaît que dans le Viertes
Wäldchen. Pour cette évolution de la terminologie chez Herder, voir H.A. Salmony, op.cit., 171-172.
30
Le terme Haptik n’est pas employé par Herder (il n’existait pas encore dans le lexique
allemand au dix-huitième siècle) mais il aurait pu l’être. Herder mentionne dans le Viertes Wäldchen
ästhetische Akustik comme la théorie de l’audition musicale et ästhetische Optik comme théorie de la vision
picturale. Forgeons une définition de haptique: une “vision du monde” (Weltanschauung) caractérisée par
la dominance de l’expérience tactile (Herder dirait: durch die Sinnlichkeit des Tasterlebnisses). C’est bien
cette insistance sur la primauté de l’haptique chez Herder qui nous semble son apport principal à l’histoire
de l’esthétique.
27
2
d’implantation corporelle qui devient le critère de la hiérarchisation, c’est le haptique qui
est le critère qui hiérarchise les Sinnenkünste31.
En effet, la sensorialité du toucher fondamental s’intègre dans le sentiment interne
du corps, le sentiment de vie (Lebensgefühl). Herder justifie cette position en se référant à
La lettre sur les aveugles (1749) de Diderot et An Essay towards a New Theory of Vision
(1709) de Berkeley mais également à des écrits de physiologistes contemporains32. Que
l’aveugle ait une vie sensorielle très développée à partir du toucher, que le premier
contact de l’embryon avec l’environnement soit tactile, sont des arguments que Herder
emploie dans sa “physiologie esthétique” pour déclarer la primauté de l’haptique, surtout
contre l’optique. Dans cette confrontation du toucher fondamental avec les autres canaux
sensoriels, le toucher n’est pas seulement dit plus originel mais également plus puissant
puisque le toucher transperce les surfaces et nous fait “sentir” le solide, le fluide, le lisse
des choses, et leur profondeur, leur forme, pour nous rapprocher ainsi de la vé rité même,
plus que n’importe quel autre sens. Plastik proclame la thèse que l’appréciation esthétique
en général repose sur le “sentiment” haptique. Confronté avec une statue, l’interprétant a
l’expérience d’un corps (Körper) (en opposition avec surface [Fläche], pour le pictural)
dont il “sent” la solidité et la profondeur. Le sujet “participe” ainsi plus intensément avec
toute son énergie vitale. Mais il faut concéder que Herder proclame ces thèses sans les
valider vraiment. L’apologie de l’haptique est si radicale chez lui que Goethe l’a
ridiculisée comme délirante, et il a eu sans doute raison. La physio-esthétique herderienne
est plus doctrinale qu’empirique, elle inspire plus qu’elle ne démontre.
31
On pourrait s’étonner que l’odorat et le goût, parmi les cinq sens, ne soient pas du tout
traités dans Plastik. En effet pour Herder aucun art n’est corrélé avec l’odorat et le goût. Déjà dans le
Viertes kritisches Wäldchen où Herder discute pour la première fois les propriétés spécifiques des sens, il se
tient aux trois Hauptsinne, la vue, l’audition et le toucher (Gefühl) avec la mention quand même du goût . Il
ne suit d’aucune façon la tradition naissante au dixhuitième siècle qui caractérisera l’expérience esthétique
comme une appréciation de goût (comme dans l’Analytique kantienne du Beau). Il ne fait pas appel non
plus à la tradition humaniste où le goût, en matière esthétique, est posé comme un idéal éducatif. Cette mise
à l’écart du goût et de l’odorat chez Herder est déplorable, surtout parce que deux types de sensation
peuvent être incorporés dans des combinaisons synesthésiques à haute valeur esthétique (voir L’impensé du
Laokoon: le portrait d’Alcine).
32
Voir, entre autres, Plastik (1778) oú Herder discute les points de vue de Diderot dans sa
“Lettre” (op.cit., 465-467).
28
2
Le jeune Herder ne nous a pas laissé de traité de haute science philologicohistorique comme Winckelmann, ou d'écrits d’une intelligence enthousiaste et élégante
comme Lessing. L’importance des essais de Herder, entre 1776 (la parution du Laokoon
de Lessing) et 1790 (la troisième Critique kantienne), est d’avoir imposé, d’une manière
souvent confuse et intuitive, il est vrai, un certain refoulé de l’esthétique classique. Le
scientisme de Winckelmann et le rationalisme de Lessing n’ont pas donné droit et poids
au corps humain. Herder a suggéré, sans avoir eu tous les moyens d’une démonstration
consistante, qu’il s’agit du corps même : contrairement à “l’oeil devant le tableau”, dans
les termes de Lessing, le corps interprétant, autour et dans une sculpture, se fond
haptiquement avec cette sculpture : c’est comme si par le toucher deux corps (Körper)
fusionnaient en un seul Corps.
Retour vers la langue-corps
Pour conclure ces considérations sur la phono-esthétique de Herder, il faut son
doute résumer l’acquis en ce qui concerne la notion de langue-corps. On a largement
commenté le Middelsinn qu’est l’ouïe, pour Herder le sens privilégié. L’oreille est
l’organe humain sensoriel par excellence : die eigentliche Tür der Seele , d'autant que le
langage a une liaison essentielle avec l’oreille. Pour Herder le langage a son origine dans
l’interaction entre le monde fait de sons et l’oreille humaine. L’homme oriente son oreille
vers le monde et par l’écoute du monde il crée le langage et ainsi la pensée est rendue
possible. Par conséquent, l’événement originel est l’écoute du monde, de la Nature, et ce
n'est qu'ensuite que la relation communicative avec d’autres sujets peut être générée.
Dans ce processus l’œil qui voit et la main qui touche comme sens cognitifs traditionnels
ne sont pas superflus. Mais l’œil et la main perdent leur rôle prédominant tandis que
l’oreille gagne la position centrale, spécialement dans la constitution du sentiment du
beau. Les objets de l’écoute s’entrelacent entre eux et ils ont leurs effets seulement dans
la profondeur de l’âme. Wohllaut, le ‘langage des sons’, a pourtant toutjours été vu dans
l’histoire de la psychologie philosophique comme plus pauvre que le soi-disant ‘langage
de la vision, traditionnellement considéré comme l’entrée principale de l’expérience
esthétique, ce que Herder de toutes ses forces, développant même un argument
29
3
physiologique pour prouver la supériorité de l’ouïe. Selon son hypothèse, les fibres du
nerf acoustique arrivent à générer la perception par l’oreille de différentes qualités
tonales. En écoutant un ton désagréable nous sentons une sensation interne grinçante
« als wie die Nerve zerspringen wollte », ce qui semble indiquer une synesthésie basée
sur l’analogie de la sensorialité entre l’ouïe et le toucher. Un ton agréable, par contre,
jaillit à travers nos nerfs, en les affectant avec vigueur ou avec bienveillance mais
toujours de façon homogène. Ce n’est pas une oreille neutre ou indifférente qui est
responsable de l’appréhension du ton mais la structure interne des fibres qui se trouvent
derrière le tympan. Herder suggère dans sa physiologie que ces fibres sont affectées
sélectivement par résonance, comme les cordes d’un clavicorde. Herder fait également la
connection de l’oreille à la voix. Le corrélat de l’écoute n’est pas perçu de l’extérieur,
comme dans le cas de la concupescence (?) de l’œil, mais comme un objet avec une
voix, un objet avec une intériorité, un objet qui est comme un sujet vocalisé.
Le concept central et essentiel de l’analyse de l’écoute dans la Quatrième Silve
Critique est celui de tönen (un terme qui me paraît intraduisible en français). La première
distinction à faire dans l’esthétique de l’ouïe est celle entre Schall (son) et Ton (ton), et
Herder écrit des pages et des pages lyriques sur la spécificité du ton, dans sa distinctivité
avec le son. Il démontre avec conviction que la Tonkunst en tant que science
mathématique n’est pas en état de saisir das tonartige Schöne (le beau ‘tonal’), il faut
bien l’esthétique comme « doctrine de la sensibilité ». Un son réalise une fonction
similaire à celle de la lumière. Le son n’est ni dans le sujet ni dans l’objet mais il est
plutôt le médium qui les met en relation. Toutefois, l’expérience esthétique réelle ne peut
se réaliser que quand le ton est perçu par l’oreille. Le monde, l’histoire, la nature et
l’homme, n’importe quel phénomène qualitatif, peut tönen dans la vue esthétique de
Herder. On a déjà pu noter qu’il y a une prédominance de la métaphore musicale dans la
théorie de l’ouïe. Mais des couleurs aussi tönen d’une façon synesthésique: dies Gemälde
sollte tönen, nicht aber schildern. L’origine profonde du ton est dans la vie des passions,
et c’est ainsi que le ton le plus authentique est le cri de la Nature (la lamentation, les
pleurs), comme l’avait suggéré Rousseau. Le cri comme ton original par excellence n’est
pas un éclair (Blitz) mais une source (Welle). Crier est aussi naturel que respirer (Atem),
c’est en fait son extension. Toutefois, le ton et l’image sont de nature totalement
30
3
différente. D’une part il y a la clarté distinctive de l’image visuelle, et de l’autre le
holisme indistinct du ton. En plus, tönen est intrinsèquement temporalité, durée
dynamique. C’est dans la tönenden Dauer que les sujets humains vivent leur vie
passionnée. Cette apologie du tönen est sans doute le message le plus existentiel de la
Quatrième Silve Critique.
Il convient de conclure. Je reviens à l’adage que j’ai mis en exergue de mon
intervention : il s’agit d’une phrase de Hamann dans Boutades et doutes philologiques
sur un prix académique, un des textes qui commentent l’Abhandlung de Herder : « Au
sens le plus étroit le son de la voix est vraiment tige et racine, sève substantielle et esprit
de vie de la langue ». C’est cet adage-là qui a guidé ma dialectique qui nous mène de la
raison-langue à la langue-corps. La quête de l’origine du langage/de la langue est une
quête qui aboutit à l’essence du langage/de la langue. La signifiance originaire est
générée par le signifiant langagier, par le corps sonore et palpable de la langue, dans la
saisie du sensible, par la présence d’une voix phénoménale, une voix de qualité étalant un
champ de tons et de timbres. On l’a vu : si Humboldt bouscule le paradigme dominant,
soi-disant « critique », par sa découverte de la variété des langues, Hamann et Herder
secouent les certitudes paradigmatiques en creusant la question de l’origine des langues,
question éminemment subversive puisqu’elle nous force à affronter l’énigme de la « sève
substantielle et esprit de vie de la langue » (Hamann). Cette énigme émane de l’opacité
de la corporéité de la langue, énigme, il va de soi, qui décourage les philosophes et exalte
les poètes.
Bruxelles, octobre 2008 (nouvelle version corrigée par Claudine Normand).
31
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