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Herman Parret
La raison-langue et la langue-corps
Dans : Cl. Normand (dir.), Parallèles floues. Vers une théorie de l’activité du langage,
Paris, 2009.
Le son de la voix est vraiment tige et racine, sève
substantielle et esprit de vie de la langue (J.G.
Hamann, Boutades et doutes philologiques sur un
prix académique)
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Le projet philosophique et le langage
Dans son article lumineux
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Pierre Caussat se propose de capter « les conditions
d’émergence de ce fauteur de trouble qu’est le langage » (2) dans l’histoire de la
philosophie. Il est vrai que le « langage [est] devenu la croix des philosophes’, l’écharde
de leur chair » (24), et que la philosophie a toujours eu une grande peine à accepter « le
tournant linguistique », qu’elle se sent plutôt forcée d’accepter le « Faktum der Sprache »
(23). C’est pourtant l’unique salut pour la philosophie, et c’est pourquoi Caussat projette
une « enquête archéologique » (2), une stratégie de lecture qu’il appelle lecture
symptômale (déconstructrive, lecture d’un sous-texte sous le plan du texte immédiat) (6)
qui lui permettra de thématiser comment et en quoi « la langue ou le Logos en
dissidence » (24) a fait irruption dans la taphysique des philosophes, comment la
langue a exercé sa « puissance de désaccord » (24), comment la « constante inventivité de
la parole » (25) façonne la raison et l’ensemble des facultés humaines. Et Pierre Caussat
introduit ainsi le terme stratégique de raison-langue, qu’il suggère déjà dans le titre de
son article : Crise de la raison-Logos et invention de la raison-langue.
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Pierre Caussat, Crise de la raison-Logos et invention de la raison-langue. Je ne commente ni ne
discute ici les propositions de Caussat dans leur totalité.
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Le paradigme critique : le « pot de fer »
Johann Georg Hamann, disciple de Kant, était plutôt sans illusion quand il
critiquait avec une grande force subversive l’absence constitutive d’une pensée de la
langue dans le système kantien. Il le regrette vivement : « Mon coup est contre celui de
Kant un pot fêlé argile contre fer » et Caussat explique : « Argile signifie pour Hamann
la flexibilité, la spontanéité » (7). La philosophie transcendantale, monumentale,
systématique, « cathédralesque » de Kant est comme un pot de fer résistant à l’attaque
flexible et spontanée de ceux qui croient à l’impact du « Faktum der Sprache » (23), ceux
qui oeuvrent « pour un décentrement, un renversement, une ouverture, pour que le rayon
de lumière qu’amène le ‘tournant linguistique’ puisse révéler et bousculer » (1). Argile
contre fer, ce ‘nettoyage’ [Reinigung] du purisme de la raison pure (cette purification de
la soi-disant ‘pureté de la raison’), reste impuissant à l’égard du prestige de la Critique
le langage est le grand absent (6). Le ‘paradigme critique’, le pot de fer, ne chancelle pas
facilement. Toutefois, il ne convient pas seulement de développer une théorie du langage,
à côté de la métaphysique, sa force subversive ne fonctionne que si le langage entre au
cœur de la raison, ambition certaine des penseurs que l’on présentera dans les pages à
venir.
Le contre-paradigme métacritique : le « pot d’argile »
Evoquons pour un instant le contre-paradigme métacritique, le pot d’argile. On a
souvent parlé, à propos de Hamann et Herder, d’une « invasion métacritique ». Caussat
remarque à bon droit que la Métacritique se veut un rappel « à ce que la Critique,
imposante et justifiée dans son ordre, a oublié ou refou ». Mais soyons sérieux : on
n’est jamais arrivé à un dialogue entre le grand Maître et ses deux disciples-amis. Je
pense, comme Caussat, « que Hamann et Herder ont pu instiller un déplacement, une
effraction, ce qui témoigne de leur puissance d’exhortation, mais il est improbable que
Kant ait eu « la capacité à écouter, sinon à entendre » (9).
En effet, Hamann et Herder, les deux pensées qui constituent l’essentiel de ma
communication, ont écrit tous les deux une Metakritik, mais ces deux métacritiques sont
très différentes. « Métacritique » est un néologisme inventé par Hamann en 1784 :
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Metakritik über den Purismum der Vernunft (publié posthume en 1800). Il s’agit d’un
écrit d’une dizaine de pages qui a été très apprécié entre autres par Fichte et Hegel.
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La
Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft du vieux Herder, publié en 1799, a une
argumentation très détaillée et est d’une tonalité agressive, voire méchante. D'un côté,
Hamann, prend ses distances avec Kant mais avec des arguments pertinents et
suprêmement intelligents. Herder, de l’autre, polémique avec Kant à partir de son
irritation personnelle (Verdriesslichkeit ) et n'a que peu de contre-propositions
pertinentes. Caussat remarque très justement que le livre amer du vieux Herder
fonctionne comme un « poisson-torpille lancé contre la Critique de Kant » (7). Hamann,
à l'opposé, construit sa propre « philosophie métacritique » dans ses conséquences les
plus radicales : la Metakritik est l’accomplissement de sa philosophie entière et dans la
dernière année de sa vie, en 1788, il signe metacriticus bonae spei et voluntatis.
Quelles sont les lignes de force de ce contre-paradigme métacritique ? D’abord,
la revalorisation du sensible dans une bipolarisation constitutive avec l’intellectuel, le
cognitif, l’entendement, le concept. La disjonction avec les données sensibles a été une
tendance constante de toutes les philosophies, et, de toute évidence, de toutes les
philosophies transcendantales, et c’est bien vrai, comme le remarque Caussat, qu’en
général, et chez Kant tout particulièrement, la bipolarité sensibilité/entendement se
transforme subrepticement en une subordination de la première à la seconde Caussat
parle « des phénomènes convertis en chimères transcendantales », d’une « docilité des
phénomènes », « d’une assimilation, d’une ‘construction’ relevant d’une décision
librement posée et menée à son terme dans le tissu du sensible ». Voilà la ‘pureté de la
raison pure’ qui ne produit ainsi qu’un quasi-objet, sans résistance et sans distance par
rapport au Je pur.
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On va voir comment le contre-paradigme métacritique va bouleverser
cette hiérarchie, avec cette insistance, de Herder par exemple, que « tout s’origine dans le
sensible le plus immédiat, dans la vie de l’homme » (8).
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Ce dernier évalue la Metakritik de Hamann comme « ein grossartigen Schrift » [un écrit
impressionnant] et il ajoute, « reicht unmittelbar in die Mitte des Problems der Vernunft ».
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Suit une autre revalorisation, celle du langage/de la langue. Caussat cite la
Métacritique herderienne: « Le discours obstiné de la philosophie [consiste] à
méconnaître ses adhérences langagières en se complaisant dans une ‘langue d’école’
peuplée d’abstractions décharnées qui nourrissent une spéculation orgueilleuse, simple
prête-nom de ruminations stériles, frappées d’autisme. … Aussi le renouveau de la
philosophie ne lui viendra-t-il que d’un retour aux langues vivantes, natives,
charnelles». Et encore : « Parler signifie penser à haute voix. Que signifie penser ?
Rien d’autre que parler intérieurement, c’est-à-dire s’exprimer à soi-même les marques
externes devenues intérieures. La métaphysique devient [ainsi] une philosophie du
langage humain ». Ou encore : « Le seul schématisme recevable est celui qui s’invente et
s’incarne dans les images et les tournures de notre langue » (8 à 10). Hamann avait déjà
formulé l’adage essentiel : Le langage est raison, et la raison est langage : Vernunft ist
Sprache, et sa Métacritique n’est qu’une mise en question passionnée des assurances de
la raison puisque c’est le langage qui détient la puissance ‘originante’ (3). Et Caussat de
commenter avec lyrisme : « L’homme est-il pour le Logos, assigné et déterminé par lui,
ou bien le Logos est-il de l’homme, façonné, inventé, formé par et dans les aventures de
la parole ? La philosophie qui a opté pour le Logos unitaire peut-elle, sinon accepter, du
moins reconnaître le défi d’une ‘philologie’ qui ne lui offre que les avatars hasardeux des
mots ? … L’argile des langues vient de commencer son lent cheminement d’inquiétude et
de dérangement » (7). Voilà donc le sacrement de la langue, un sacrement de la
philologia crucis’ (6).
L’accomplissement du contre-paradigme par Humboldt
Caussat, arguant de sa lecture symptômale, suggère que la pensée de Humboldt
constitue l’accomplissement du contreparadigme métacritique. Il faut le croire. Mes
recherches n’ont pas été focalisées sur cette téléologie. Il va de soi que Humboldt
s’inscrit parfaitement dans ce ‘tournant linguistique’ et quelques citations de Humboldt
(par Caussat) suffiront : « Parlé (proféré) contre écrit, image parlante (vivante) contre
concept pensé ; bref, une langue incarnée, nourrie des échanges entre sujets membres
d’une même nation », écrit Humboldt en 1800, ou encore : « La langue représente la face
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subjective de l’ensemble de notre activité spirituelle… La langue est ainsi, sinon
absolument, du moins sur le plan de la sensibilité, le moyen par lequel l’homme façonne
en même temps lui-même et le monde » (dans une lettre de la même année à Schiller). Et
cette merveilleuse pensée: « La ‘langue vivante’ se découvre exposée à la contingence,
entendue comme ce milieu d’opérations où se produisent des inventions soudaines :
inventer un sens dans le jeu ininterrompu d’embrayages multiples …. Contingence
radicale comme événement : éclair (Blitz), déflagration (Stoss), hors causalité, ce qui
induit le terme magico-religieux de Wunder, miracle inexplicable » (13). Et encore, à
propos de Humboldt: « La brèche est faite ; la langue est entrée sur la scène du monde et
ne la quittera plus [...]. Mais si elle inquiète, c’est à la manière du rôdeur dans la nuit,
furtif, clandestin, guettant les failles des remparts les mieux garder pour se glisser dans la
place et s’emparer des titres ancestraux qu’il convoite afin de les trafiquer et de s’en
travestir… » (18).
« Invention » du phonique dans les marges du contre-paradigme métacritique
Toutefois, je prétends qu’il y a encore une marge de la marge, une ‘invention’
secondaire, supplémentaire, à l’« invention du sensible et de la langue » qui constitue
l’essence du contreparadigme métacritique. Cette marge de la marge est constituée par
l’’invention’ du phonique comme noyau de la pensée langagière. Ce sera le chemin que
je vais prendre pour amender le texte si riche de Caussat : de la raison-langue à la
langue-corps, et on ne s’étonnera pas que le phonique implante la langue dans le corps,
comme j’aurai l’audace de le proposer. Cette marge de la marge n’est évidemment pas
absente des textes que l’on vient de présenter inchoativement. Caussat note pertinemment
qu'avec « langage », on s’inscrit dans un universel abstrait, alors qu’avec « langue » on
plonge dans le vif des intonations et des articulations de cette langue-ci, « territoriale»
(10). Et à propos de Kant : « L'unité transcendantale de l’aperception est muette. La
raison peut connaître, agir et juger, elle ne parle pas »
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. Caussat note également que la
rupture avec la ‘sémiologie rationnelle’ consisterait à renoncer au modèle de la substance
non-matérielle puisque l’acte de la langue produit lui-même l’objectivité originaire qui
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Markis, cité par Caussat.(3)
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