La philosophie face au public : Kant, Herder et la Popularphilosophie

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Résumé&
La pénétration en Allemagne des philosophies des lumières françaises et écossaises
concorde avec l’émergence de la Popularphilosophie. Ce courant, prenant
conscience de la place de la philosophie dans la société, suscite un repositionnement
du discours philosophique en l’envisageant comme s’exerçant publiquement. Cet
article se propose d’examiner certaines conséquences de cette mutation par le prisme
d’un débat entre deux philosophes : Kant et Herder. Tous deux inspirés par
l’Aufklärung, leurs conceptions de l’articulation entre raison et langage les
mènent pourtant dans deux directions opposées : vers l’universalité et la clarté avec
Kant ou vers le particularisme et l’expressivité avec Herder.
L’Allemagne du XVIIIe siècle est le théâtre de changements
importants qui ont trait à la façon d’envisager le « dire
philosophique », c’est-à-dire à la manière qu’a la philosophie de
comprendre sa propre expression, sa forme, son destinataire, sa
nature dialogique, etc. S’il est bien sûr impossible de peindre ici un
portrait large de toutes ces transformations, il peut toutefois être
intéressant d’en aborder une originalité : le public. C’est un courant
philosophique aujourd’hui méconnu, la Popularphilosophie, qui mobilise
cette notion pour la première fois pour défendre l’Aufklärung (les
lumières) et son progrès. Ne pouvant qu’être survolée, cette
innovation est d’une fécondité prodigieuse et il est intéressant de
tenter d’en rendre compte au travers de la confrontation de deux
philosophes héritiers de ce nouveau thème : Kant et Herder.
______________
* L’auteur est étudiant à la maîtrise en philosophie (Université de Montréal).
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Qu’est-ce que la Popularphilosophie ?
Il n’est ici pas sans utilité de montrer qu’avec le terme
Popularphilosophie ou « philosophie populaire », il n’est nullement
question de ce qu’il peut aujourd’hui faire miroiter. Il ne s’agit pas
d’une philosophie fausse ou mineure en raison de son public
populaire et donc non-initié, non-érudit ou non-savant et qui serait
par là trop simple, trop naïve ou trop superficielle. Pourtant, il y a une
part d’exactitude dans cette compréhension péjorative du terme
Popularphilosophie. C’est que le courant de pensée que l’on désigne par
là s’inscrit en faux par rapport à une certaine philosophie qui la
précède : la philosophie d’école (appelée également Schulphilosophie ou
encore l’« école leibniziano-wolffienne »).
Dominante en Allemagne pendant la majeure partie de la première
moitié du XVIIIe siècle, cette école et son plus illustre représentant,
Christian Wolff, visent à fédérer l’ensemble de la philosophie et du
savoir humain sous l’égide de la « méthode mathématique », perçue
comme la seule source authentiquement rigoureuse de tout savoir1.
La logique, les mathématiques et l’« ontologie »2 forment ainsi le socle
sur lequel un système philosophique peut se construire et prétendre à
l’exhaustivité. Et c’est ce socle qui permet de valider un projet social
incorporant la liberté d’expression : c’est la thode qui justifie le
projet des lumières, de l’Aufklärung.
Il n’en faut pas plus pour saisir autour de quels thèmes et contre
quelles idées la Popularphilosophie se constitue à partir des années 1750.
Au moment de la nétration en Allemagne de certains textes
français et anglais, notamment ceux de Voltaire, Hume et Rousseau,
une nouvelle défense de l’Aufklärung s’élabore en prenant l’école
leibniziano-wolffienne par devers : s’il nous faut la liberté
d’expression, c’est parce que c’est elle qui permet la pratique et le
progrès de la philosophie et du savoir. C’est parce que la philosophie
évolue dans un milieu, un environnement dialogique, qu’elle est
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1 Pour un aperçu de la philosophie de Wolff, voir Beck, L. W. (1969),
« Wolff », p. 256- 276.
2 Le mot a une signification particulière chez Wolff. Voir Beck, L. W. (1969),
p. 263 et Wolff, C. (1963), Preliminary Discourse on Philosophy in General, §29.
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possible. La recherche et l’établissement d’une méthode ne peut être
que postérieure et secondaire à cet engagement pratique3.
D’où l’importance de l’éclectisme que les Popularphilosophen
allemands reprennent volontiers de Diderot :
L’éclectique est un philosophe qui foulant aux piés le
préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement
universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la
foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux
principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter,
n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience &
de sa raison ; & de toutes les philosophies, qu’il a analysées
sans égard & sans partialité, s’en faire une particuliere &
domestique qui lui appartienne [...]. Le sectaire est un
homme qui a embrassé la doctrine d’un philosophe ;
l’éclectique, au contraire, est un homme qui ne reconnoît
point de maître4.
L’exaltation de la raison caractéristique de la pensée des lumières
est, pour l’éclectique, individualisée et retournée contre toute forme
de doctrine unifiée ou de méthode universelle qualifiées de
« sectaires ». Le système wolffien devient alors autoritaire. Le chemin
vers les lumières qu’il avait tracé devient l’obstacle à contourner vers
le même but. Tous ont le pouvoir de faire la part des choses et tous
peuvent intervenir dans le débat public. Ce n’est que dans cet espace
de confrontation des idées que peut naître le véritable progrès.
La place centrale que prend la notion de « public » à l’époque de la
Popularphilosophie est, il faut le dire, tributaire de grands
bouleversements dans le contexte intellectuel allemand. Mise à part la
pénétration en Allemagne des pensées étrangères, c’est aussi dans
cette première moitié du XVIIIe siècle que l’Allemagne voit la
multiplication des journaux, des revues et des publications en langue
allemande. Peu à peu se forme un espace de dialogue public. Les
______________
3 Les deux paragraphes précédents sont largement tributaires à l’analyse de
John H. Zammito dans les deux premiers chapitres de Zampito, J. H. (2002),
Kant, Herder, and the Birth of Anthropology, p. 1-41.
4 Diderot, D. (1752), « Éclectisme », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, t. 5, p. 270.
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philosophes se répondent et s’engagent dans des débats. Des rivalités
se font et se défont. Et, finalement, l’Académie royale des sciences et des
belles-lettres de Berlin, chapeautée par Frédéric II de Prusse, dit Frédéric
le Grand, émerge comme haut lieu de la science allemande dans les
années 17405. On ne peut dorénavant plus s’adonner sérieusement à
la philosophie sans faire partie d’une communauté de savants, laquelle
constitue le public philosophique. Si le public devient aussi central à la
réflexion philosophique, c’est parce qu’il est maintenant
indéniablement le lieu privilégié de la pratique philosophique.
C’est ce contexte cisif qui contribue non seulement à
l’émergence de la Popularphilosophie, mais aussi à son succès. Dans les
années 1750 et 1760, elle se répand comme une trainée de poudre et
en vient rapidement à s’imposer comme le courant philosophique le
plus important en Allemagne. Succès surprenant à la vue de
l’étonnante méconnaissance dont elle est l’objet aujourd’hui chez les
philosophes. Les grands noms de l’époque ; Mendelssohn, Lessing ou
encore Sulzer ne sont plus présentés que comme des virgules
insignifiantes entre les grandes figures de la philosophie allemande
que sont Leibniz et Kant. Et une des raisons de cet état de fait se
trouve sans aucun doute dans la réception exceptionnelle dont
bénéficie la pensée de ce dernier.
Le public kantien
La relation de Kant à la Popularphilosophie est beaucoup plus
complexe et riche que ce qu’il daigne en dévoiler. Formé à l’école
leibniziano-wolffienne, c’est avec l’avènement de la Popularphilosophie
et son contexte que Kant est réveillé de son « sommeil dogmatique ».
Ce passage de la préface des Prolégomènes est bien connu : ce serait la
lecture de Hume qui, mettant en question le statut de la causalité,
aurait sorti Kant du dogmatisme d’école pour le pousser vers sa
philosophie critique et transcendantale. Or, une recontextualisation
de cet éveil est de mise, car dans ce même passage, Kant attaque,
obliquement, la réfutation de l’objection de Hume faite par
Mendelssohn, le plus fameux des philosophes populaires. La solution
que Mendelssohn apporte au rejet humien de l’induction est similaire
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5 Voir Leduc, C. et D. Dumouchel (2015), « Introduction », p. 8-9 et Beck,
L. W., (1969), Early German Philosophy : Kant and His Predecessors, p. 314-315.
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à celle des contemporains écossais de Hume6 : ce qui permet
l’induction, le saut de la probabilité à la certitude de l’expérience, c’est
le recours à une capacité de la raison appelée le bon sens ou le common
sense7. Ce que Kant nous indique, c’est que cette réponse était, selon
lui, encore moins acceptable que la position humienne:
Quand l’intelligence et la science sont en défaut, alors et
pas plus tôt on fait appel au sens commun ; c’est une des
subtiles inventions de notre temps, à l’aide de laquelle le
parleur le plus futile peut entreprendre l’esprit le plus
solide et lui résister. Mais tant qu’il reste encore quelque
peu d’idées, on se garde bien de recourir à cette ressource.
À voir la chose de plus près, cet appel n’est qu’un recours
au jugement de la multitude ; approbation dont la
philosophie rougit, mais dont se prévaut et s’enorgueillit le
parleur populaire8.
La suite de l’histoire est connue : plutôt que de répondre à Hume
par le recours au sens commun, Kant entame le virage critique et fonde
la philosophie transcendantale, laquelle sonne effectivement le glas de
la Popularphilosophie.
C’est le rayonnement extraordinaire de cette attaque de la
philosophie populaire par Kant qui en explique la compréhension
d’aujourd’hui. Plusieurs passages de l’œuvre de Kant réfèrent à une
philosophie « populaire » et donnent l’impression d’une pensée
insignifiante élaborée par des philosophes de pacotilles bons à
distraire le public, mais incapables d’une véritable autonomie de la
pensée9. Or, Kant omet méthodiquement de parler de la
Popularphilosophie lorsqu’il est question de lui donner raison ou de lui
reconnaître une influence. Le texte kantien le plus révélateur de cette
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6 Il est ici question de l’école écossaise du sens commun. Nommément :
James Beattie, Thomas Reid, Adam Ferguson et Dugald Stewart.
7 Voir Kuehn, M. (1987), Scottish Common Sense in Germany, p. 41-42 et
Kuehn, M. (1995), « David Hume and Moses Mendelssohn », p. 200-201.
8 Kant, I. (1865), Prolégomènes à toute métaphysique future qui aura le droit de se
présenter comme science, p. 15-16. Nous soulignons.
9 Voir notamment la « Fondation de la métaphysique des mœurs : Deuxième
section », Métaphysique des mœurs I, p. 81-84, et la « Préface à la seconde
édition », Critique de la raison pure, p. 51-52.
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