La philosophie face au public : Kant, Herder et la Popularphilosophie

publicité
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
Vincent
Ferland*
Résumé
La pénétration en Allemagne des philosophies des lumières françaises et écossaises
concorde avec l’émergence de la Popularphilosophie. Ce courant, prenant
conscience de la place de la philosophie dans la société, suscite un repositionnement
du discours philosophique en l’envisageant comme s’exerçant publiquement. Cet
article se propose d’examiner certaines conséquences de cette mutation par le prisme
d’un débat entre deux philosophes : Kant et Herder. Tous deux inspirés par
l’Aufklärung, leurs conceptions de l’articulation entre raison et langage les
mènent pourtant dans deux directions opposées : vers l’universalité et la clarté avec
Kant ou vers le particularisme et l’expressivité avec Herder.
L’Allemagne du XVIIIe siècle est le théâtre de changements
importants qui ont trait à la façon d’envisager le « dire
philosophique », c’est-à-dire à la manière qu’a la philosophie de
comprendre sa propre expression, sa forme, son destinataire, sa
nature dialogique, etc. S’il est bien sûr impossible de peindre ici un
portrait large de toutes ces transformations, il peut toutefois être
intéressant d’en aborder une originalité : le public. C’est un courant
philosophique aujourd’hui méconnu, la Popularphilosophie, qui mobilise
cette notion pour la première fois pour défendre l’Aufklärung (les
lumières) et son progrès. Ne pouvant qu’être survolée, cette
innovation est d’une fécondité prodigieuse et il est intéressant de
tenter d’en rendre compte au travers de la confrontation de deux
philosophes héritiers de ce nouveau thème : Kant et Herder.
______________
*
L’auteur est étudiant à la maîtrise en philosophie (Université de Montréal).
Vincent
Ferland
Qu’est-ce que la Popularphilosophie ?
Il n’est ici pas sans utilité de montrer qu’avec le terme
Popularphilosophie ou « philosophie populaire », il n’est nullement
question de ce qu’il peut aujourd’hui faire miroiter. Il ne s’agit pas
d’une philosophie fausse ou mineure en raison de son public
populaire et donc non-initié, non-érudit ou non-savant et qui serait
par là trop simple, trop naïve ou trop superficielle. Pourtant, il y a une
part d’exactitude dans cette compréhension péjorative du terme
Popularphilosophie. C’est que le courant de pensée que l’on désigne par
là s’inscrit en faux par rapport à une certaine philosophie qui la
précède : la philosophie d’école (appelée également Schulphilosophie ou
encore l’« école leibniziano-wolffienne »).
Dominante en Allemagne pendant la majeure partie de la première
moitié du XVIIIe siècle, cette école et son plus illustre représentant,
Christian Wolff, visent à fédérer l’ensemble de la philosophie et du
savoir humain sous l’égide de la « méthode mathématique », perçue
comme la seule source authentiquement rigoureuse de tout savoir1.
La logique, les mathématiques et l’« ontologie »2 forment ainsi le socle
sur lequel un système philosophique peut se construire et prétendre à
l’exhaustivité. Et c’est ce socle qui permet de valider un projet social
incorporant la liberté d’expression : c’est la méthode qui justifie le
projet des lumières, de l’Aufklärung.
Il n’en faut pas plus pour saisir autour de quels thèmes et contre
quelles idées la Popularphilosophie se constitue à partir des années 1750.
Au moment de la pénétration en Allemagne de certains textes
français et anglais, notamment ceux de Voltaire, Hume et Rousseau,
une nouvelle défense de l’Aufklärung s’élabore en prenant l’école
leibniziano-wolffienne par devers : s’il nous faut la liberté
d’expression, c’est parce que c’est elle qui permet la pratique et le
progrès de la philosophie et du savoir. C’est parce que la philosophie
évolue dans un milieu, un environnement dialogique, qu’elle est
______________
Pour un aperçu de la philosophie de Wolff, voir Beck, L. W. (1969),
« Wolff », p. 256- 276.
2 Le mot a une signification particulière chez Wolff. Voir Beck, L. W. (1969),
p. 263 et Wolff, C. (1963), Preliminary Discourse on Philosophy in General, §29.
70
1
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
possible. La recherche et l’établissement d’une méthode ne peut être
que postérieure et secondaire à cet engagement pratique3.
D’où l’importance de l’éclectisme que les Popularphilosophen
allemands reprennent volontiers de Diderot :
L’éclectique est un philosophe qui foulant aux piés le
préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement
universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la
foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux
principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter,
n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience &
de sa raison ; & de toutes les philosophies, qu’il a analysées
sans égard & sans partialité, s’en faire une particuliere &
domestique qui lui appartienne [...]. Le sectaire est un
homme qui a embrassé la doctrine d’un philosophe ;
l’éclectique, au contraire, est un homme qui ne reconnoît
point de maître4.
L’exaltation de la raison caractéristique de la pensée des lumières
est, pour l’éclectique, individualisée et retournée contre toute forme
de doctrine unifiée ou de méthode universelle qualifiées de
« sectaires ». Le système wolffien devient alors autoritaire. Le chemin
vers les lumières qu’il avait tracé devient l’obstacle à contourner vers
le même but. Tous ont le pouvoir de faire la part des choses et tous
peuvent intervenir dans le débat public. Ce n’est que dans cet espace
de confrontation des idées que peut naître le véritable progrès.
La place centrale que prend la notion de « public » à l’époque de la
Popularphilosophie est, il faut le dire, tributaire de grands
bouleversements dans le contexte intellectuel allemand. Mise à part la
pénétration en Allemagne des pensées étrangères, c’est aussi dans
cette première moitié du XVIIIe siècle que l’Allemagne voit la
multiplication des journaux, des revues et des publications en langue
allemande. Peu à peu se forme un espace de dialogue public. Les
______________
Les deux paragraphes précédents sont largement tributaires à l’analyse de
John H. Zammito dans les deux premiers chapitres de Zampito, J. H. (2002),
Kant, Herder, and the Birth of Anthropology, p. 1-41.
4 Diderot, D. (1752), « Éclectisme », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, t. 5, p. 270.
71
3
Vincent
Ferland
philosophes se répondent et s’engagent dans des débats. Des rivalités
se font et se défont. Et, finalement, l’Académie royale des sciences et des
belles-lettres de Berlin, chapeautée par Frédéric II de Prusse, dit Frédéric
le Grand, émerge comme haut lieu de la science allemande dans les
années 17405. On ne peut dorénavant plus s’adonner sérieusement à
la philosophie sans faire partie d’une communauté de savants, laquelle
constitue le public philosophique. Si le public devient aussi central à la
réflexion philosophique, c’est parce qu’il est maintenant
indéniablement le lieu privilégié de la pratique philosophique.
C’est ce contexte décisif qui contribue non seulement à
l’émergence de la Popularphilosophie, mais aussi à son succès. Dans les
années 1750 et 1760, elle se répand comme une trainée de poudre et
en vient rapidement à s’imposer comme le courant philosophique le
plus important en Allemagne. Succès surprenant à la vue de
l’étonnante méconnaissance dont elle est l’objet aujourd’hui chez les
philosophes. Les grands noms de l’époque ; Mendelssohn, Lessing ou
encore Sulzer ne sont plus présentés que comme des virgules
insignifiantes entre les grandes figures de la philosophie allemande
que sont Leibniz et Kant. Et une des raisons de cet état de fait se
trouve sans aucun doute dans la réception exceptionnelle dont
bénéficie la pensée de ce dernier.
Le public kantien
La relation de Kant à la Popularphilosophie est beaucoup plus
complexe et riche que ce qu’il daigne en dévoiler. Formé à l’école
leibniziano-wolffienne, c’est avec l’avènement de la Popularphilosophie
et son contexte que Kant est réveillé de son « sommeil dogmatique ».
Ce passage de la préface des Prolégomènes est bien connu : ce serait la
lecture de Hume qui, mettant en question le statut de la causalité,
aurait sorti Kant du dogmatisme d’école pour le pousser vers sa
philosophie critique et transcendantale. Or, une recontextualisation
de cet éveil est de mise, car dans ce même passage, Kant attaque,
obliquement, la réfutation de l’objection de Hume faite par
Mendelssohn, le plus fameux des philosophes populaires. La solution
que Mendelssohn apporte au rejet humien de l’induction est similaire
______________
Voir Leduc, C. et D. Dumouchel (2015), « Introduction », p. 8-9 et Beck,
L. W., (1969), Early German Philosophy : Kant and His Predecessors, p. 314-315.
72
5
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
à celle des contemporains écossais de Hume6 : ce qui permet
l’induction, le saut de la probabilité à la certitude de l’expérience, c’est
le recours à une capacité de la raison appelée le bon sens ou le common
sense7. Ce que Kant nous indique, c’est que cette réponse était, selon
lui, encore moins acceptable que la position humienne:
Quand l’intelligence et la science sont en défaut, alors et
pas plus tôt on fait appel au sens commun ; c’est une des
subtiles inventions de notre temps, à l’aide de laquelle le
parleur le plus futile peut entreprendre l’esprit le plus
solide et lui résister. Mais tant qu’il reste encore quelque
peu d’idées, on se garde bien de recourir à cette ressource.
À voir la chose de plus près, cet appel n’est qu’un recours
au jugement de la multitude ; approbation dont la
philosophie rougit, mais dont se prévaut et s’enorgueillit le
parleur populaire8.
La suite de l’histoire est connue : plutôt que de répondre à Hume
par le recours au sens commun, Kant entame le virage critique et fonde
la philosophie transcendantale, laquelle sonne effectivement le glas de
la Popularphilosophie.
C’est le rayonnement extraordinaire de cette attaque de la
philosophie populaire par Kant qui en explique la compréhension
d’aujourd’hui. Plusieurs passages de l’œuvre de Kant réfèrent à une
philosophie « populaire » et donnent l’impression d’une pensée
insignifiante élaborée par des philosophes de pacotilles bons à
distraire le public, mais incapables d’une véritable autonomie de la
pensée9. Or, Kant omet méthodiquement de parler de la
Popularphilosophie lorsqu’il est question de lui donner raison ou de lui
reconnaître une influence. Le texte kantien le plus révélateur de cette
______________
Il est ici question de l’école écossaise du sens commun. Nommément :
James Beattie, Thomas Reid, Adam Ferguson et Dugald Stewart.
7 Voir Kuehn, M. (1987), Scottish Common Sense in Germany, p. 41-42 et
Kuehn, M. (1995), « David Hume and Moses Mendelssohn », p. 200-201.
8 Kant, I. (1865), Prolégomènes à toute métaphysique future qui aura le droit de se
présenter comme science, p. 15-16. Nous soulignons.
9 Voir notamment la « Fondation de la métaphysique des mœurs : Deuxième
section », Métaphysique des mœurs I, p. 81-84, et la « Préface à la seconde
édition », Critique de la raison pure, p. 51-52.
73
6
Vincent
Ferland
filiation est sans aucun doute Beantwortung der Frage : Was ist
Aufklärung ? (« Réponse à la question : Qu’est-ce que les lumières ? »),
car c’est dans ce texte que Kant élabore la question du public. Il y
distingue les usages public et privé de la raison en fonction du
destinataire de cet usage. La raison est usée de façon privée lorsque
l’individu s’adresse, par exemple, à sa paroisse, sa classe ou son
armée. C’est la raison lorsqu’elle assume un rôle social, une fonction
donnée. Alors, elle a la responsabilité de respecter une sorte de
décorum, une retenue. La liberté de pensée est à ce niveau limitée ou,
plus précisément chez Kant, auto-limitée. L’usage public en revanche
rejoint pour Kant ce que nous avons déjà avancé à propos de la
Popularphilosophie : c’est celui qui exerce la liberté d’expression et de
pensée devant le monde sous la forme de publications. La raison
publique est donc celle qui s’engage avec ses contemporains, qui se
lance dans un milieu dialogique.
Cette conception du public peut sonner fausse aux oreilles du
troisième millénaire. Elle est exclusive à une élite intellectuelle lettrée
ayant accès aux publications. Loin de répandre les lumières de la
raison au plus grand nombre de la paroisse et de la classe
universitaire, elle limite le public à un petit groupe déjà privilégié et
partageant des caractéristiques sociales similaires. Mais c’est sans
compter que c’est cette même conception du public que les
Popularphilosophen, en penseurs progressistes, défendaient quelques
années plus tôt. Les premiers balbutiements de cette raison publique, si
limités soient-ils, ne constituent pas moins un nexus pour le progrès
social. Ainsi, le bon sens de Mendelssohn est la rationalité latente de
toute personne qui n’attend que d’être éveillée par les antagonismes
des débats publics pour s’accomplir10. De même, chez Kant, la sortie
de l’état de minorité vers la majorité, définie comme la capacité à se
servir de son propre entendement, n’est possible que par la liberté
publique de la raison11.
Mais toute la portée de la question du public chez Kant ne se
révèle qu’avec la lecture parallèle de la quatrième proposition de l’Idée
d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique :
______________
10 Mendelssohn,
M. (2011), Morning Hours : Lectures on God’s Existence, p. 5960.
11 Kant, I. (1985), Critique de la faculté de juger, p. 497-499.
74
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le
développement de toutes ses dispositions est leur
antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci
est cependant en fin de compte la cause d’une ordonnace
régulière de cette Société – J’entends ici par antagonisme
l’insociable sociabilité des hommes12.
L’insociable sociabilité, c’est le penchant qu’a l’homme à la fois « à
s’associer » en collectivité et « à se détacher » en isolement. Kant montre
que c’est cette double tendance, cet antagonisme de forces, qui
permet le progrès : l’association permet la coopération et l’isolement
permet la créativité, le dépassement de soi. Alexis Philonenko montre
bien la mutation des forces vers le progrès :
Les forces ne sont pas seulement décuplées, elles sont
transformées – la puissance devient un art, tandis
qu’apparaissent ‘‘les talents’’ et de même ‘‘la progression
constante des lumières’’ dans le temps où ‘‘se forme le
goût’’ transforme ‘‘la manière de penser’’ en l’amenant
progressivement ‘‘au discernement moral’’ »13.
Ce progrès vers le discernement moral, vers la rationalisation de la
société, émerge ainsi de l’antagonisme des forces qui n’est possible
que dans un environnement de liberté d’expression publique. Ces
forces sont autant de voix individuelles publiques qui, par leurs
confrontations critiques, font jaillir la lumière, laquelle se répand en
retour dans les esprits de chacun.
Suivant cette lecture, le projet critique kantien partage avec la
Popularphilosophie une conception du public, du progrès, mais aussi, en
prolongement, du rôle du philosophe. Ce dernier est non seulement
engagé de facto avec ses contemporains, mais il doit (soll) s’engager
dans ce dialogue. Il a le devoir de se jeter dans la mêlée et d’en
découdre avec les autres, de les critiquer.
______________
12
13
Kant, I. (1990), Opuscules sur l’histoire, p. 74.
Philonenko, A. (1986), La théorie kantienne de l’histoire, p. 93.
75
Vincent
Ferland
Kant polémiste
Le mot « polémiste » n’en est pas un que l’on associe
ordinairement à Kant. Sa place dans l’imaginaire collectif est plus
généralement celle du penseur transcendantal, du « philosophe de
Königsberg ». Il est affairé, loin des sphères mondaines, à achever son
monumental système philosophique. Seul, il est ouvrier travaillant
incessamment à ériger sa cathédrale spéculative. Voilà pourquoi le
pari de présenter un Kant polémiste est séduisant.
Kant prend position dans les débats, entretient des
correspondances et intervient dans la plus grande querelle
philosophique de son temps, la querelle du panthéisme. Il publie la
deuxième édition de la Critique de la raison pure en réponse à ses
critiques. Il désavoue la philosophie de Fichte. Il change même ses
plans de publication de la Métaphysique de mœurs suite à la réception de
sa Fondation pour travailler sur la deuxième Critique. Mais c’est à
travers sa polémique avec Herder que Kant se voit poussé à
développer un thème découlant de la publicité de sa pensée : le style.
En 1785, Kant publie des « comptes rendus » des deux premiers
tomes d’un ouvrage de Herder : Ideen zur Philosophie der Geschichte der
Menschheit (« Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité »).
En fait, il s’agit plutôt pour Kant d’attaquer en règle celui qui avait été
son élève favori dans les années 1760, lorsque, en même temps que
l’Allemagne, il avait remis en question la Schulphilosophie. C’est que
Kant ne reconnaît plus Herder. Depuis leur éloignement à partir des
années 1770, Herder a voyagé, a appris des langues, a gagné deux fois
le concours de l’Académie royale de Berlin et est devenu un acteur
central de l’avant-garde littéraire allemande. Il est devenu un
philosophe et un penseur à part entière. Pourtant, Kant semble
choqué de cet éloignement et son jugement est sévère, voir
condescendant. Laissons parler l’éloquence kantienne :
[I]l ne s’agit pas ici [dans l’ouvrage de Herder] de rigueur
logique dans la détermination des concepts, non plus que
d’une discrimination méticuleuse et d’une justification des
principes, mais nous sommes en présence d’un large regard
perspectif jeté sur les choses sans s’y attarder vraiment,
d’une sagacité habile à déceler les analogies, d’une
imagination hardie par ailleurs dans l’utilisation de celles-ci;
76
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
on doit y joindre l’art de nous disposer favorablement à
l’égard du sujet traité, qu’il [Herder] maintient toujours
dans un vaporeux éloignement, grâce à un jeu de
sentiments et d’impressions qui se manifestent comme les
effets d’une grande densité de pensée ou comme des
aperçus suggestifs, aptes de ce fait à laisser présumer en
leur contenu davantage que ce qu’une froide analyse y
décèlerait sans doute14.
Ce passage est des plus révélateurs puisque Kant, utilisant Herder
comme repoussoir, élabore pour une des rares fois, sinon la seule, sur
la question du style d’écriture philosophique, de la façon qu’a la
pensée philosophique de s’exprimer. Si la philosophie a un public
pour destinataire et qu’elle est engagée dans une arène dialogique où
des antagonismes se rencontrent, alors, pour Kant, elle se doit, pour
être bien comprise, de véhiculer un message clair. Il s’agit de bien
« déterminer ses concepts » pour éviter leur confusion, de prendre le
temps de « justifier ses principes », de les expliciter. Ce n’est qu’ainsi
que le débat pourra progresser sainement, car il permettra une
« froide analyse ». À l’inverse, Herder serait l’auteur de l’obscurité, de
l’impression et de la confusion. Le sujet est « maintenu dans un
vaporeux éloignement » ; il est loin des lumières de la raison. Rien de
tout cela ne permet aux forces publiques de réagir et de résister
librement.
Plus loin, dans un passage capital, Kant surajoute et touche à un
de ses thèmes les plus chers puisqu’il dit :
[…]souhaiter que notre ingénieux auteur [Herder] dans la
suite de son oeuvre, lorsqu’il rencontrera devant lui un
terrain solide, impose une contrainte à la vivacité de son
génie; pour souhaiter aussi que la philosophie dont le souci
est davantage d’émonder que de faire proliférer les tiges
exubérantes, le guide non par de vagues aperçus mais par
des concepts précis; non par la supputation, mais par
l’observation des lois ; non par l’entremise d’une
imagination emportée sur les ailes de la métaphysique ou
des sentiments, mais par une raison hardie dans le dessein,
______________
14
Kant, I. (1990), « Compte rendu de l’ouvrage de Herder », p. 91-92.
77
Vincent
Ferland
mais prudente dans l’exécution, afin qu’il mène à bien son
entreprise15.
Ce qui est reproché à Herder, c’est, en fait, d’être incapable
d’autonomie. L’autonomie, pour Kant, c’est lorsque la volonté se
donne sa propre loi16. Être autonome, c’est donc de se poser des
limites et de ne pas les franchir. D’où la nécessité d’« émonder » et de
s’« imposer des contraintes ». Et a fortiori, la liberté pratique, c’est
l’idée de la « volonté autonome17 ». Si l’expression philosophique
n’arrive pas à s’auto-censurer, elle n’est plus libre au sens kantien. Il
n’y a alors plus de liberté d’expression et le progrès des lumières est
remis en question. Herder, par son excès de métaphores, d’images
poétiques et d’allusions, serait l’auteur de tous les débordements18.
Mais au-delà de l’obscurité et de l’immodestie, Herder cumule la
triple faute d’être, par son style, tentateur. Il est ainsi, pour Kant, un
« grand maître en illusions » qui, « comme à travers une lanterne
magique, [...] fait surgir un instant des choses merveilleuses, qui
aussitôt disparaissent pour toujours laissant chez les ignorants le
sentiment émerveillé que quelque chose d’extraordinaire est caché
derrière, mais sans qu’ils puissent le saisir »19. Le caractère séduisant
du style de Herder comporte le danger de convaincre plus d’un esprit
mineur et par là de répandre la bêtise publiquement.
Le style raisonné de Herder
Pourquoi Herder écrit-il dans ce style ? Est-ce délibéré ? Cherchet-il à être obscur par dessein ? Par ésotérisme ? A-t-il, comme
l’avancent plusieurs commentateurs, tourné le dos aux lumières ?
______________
Kant, I. (1990), « Compte rendu de l’ouvrage de Herder », p. 107.
Voir Kant, « Fondation de la métaphysique des mœurs », Métaphysique des
moeurs I, p. 131-134.
17 Ibid.
18 Une intervention lors du colloque me pousse à ajouter cette note : l’étude
des comptes rendus de Herder (1785) et de la chronologie des publications
de Kant montrent que la lecture de Herder a sans doute hanté Kant pendant
des années jusqu’à la publication de la troisième Critique (1790), laquelle,
dans ses deux parties, les critiques des facultés de juger esthétique et
téléologique, développe les thèmes centraux des comptes rendus.
19 Kant, I. (1995), « Lettre de Kant à Jacobi », p. 399.
78
15
16
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
Veut-il dire que l’usage de la raison est accessoire20 ? Il est permis à ce
stade de penser que Kant n’est pas bien généreux envers Herder.
Cette générosité, il peut la lui rendre en montrant en quoi sa
philosophie justifie son style d’écriture singulier.
Herder est bel et bien un Aufklärer, un homme des lumières. Il
prône l’usage de la raison éclairée pour favoriser le progrès social et si
cet usage peut paraître débridé à un lecteur comme Kant, ce n’est pas
parce qu’il n’en reconnaît pas les limites, mais parce que, ayant une
conscience aigüe de celles-ci, il cherche à les dépasser. Comme Kant,
Herder est un héritier de la Popularphilosophie et des questionnements
qu’elle apporte avec elle. Et, comme Kant, il a conscience que la
philosophie s’adresse à un public avec lequel elle est en dialogue. Mais
ce qui distingue les deux hommes, c’est que Kant retourne certains
principes de la Popularphilosophie contre elle alors que Herder les
radicalise. Voici sa logique : puisque la philosophie s’exerce dans un
espace dialogique, elle est circonscrite à un contexte, à une expression
et à un langage.
Dans son Traité de l’origine du langage, Herder reprend une thèse de
Hamann selon laquelle le langage et la raison sont les deux côtés
d’une même pièce : « ratio et oratio ! 21 ». Avec cette déclaration, Herder
s’oppose à la conception du langage dont Kant hérite : celle de Locke
et de Condillac « which conceives language as an instrument, a set of
connections which we can use to construct or control things. The
point of language is to give us "empire sur notre imagination". That a
wholly different issue about rightness arises escapes [it]22 ». Plutôt que
d’être instrument de la raison, le langage est chez Herder greffé à elle.
Avec Kant, la distinction constitutive entre la raison dirigeante et le
langage instrumental permet à la première, grâce au deuxième, de
s’élever à une posture transcendantale et de questionner l’a priori.
C’est une position « extra-linguistique » où prévalent l’objectif et
l’universel. Mais dès le moment où, avec Herder, raison et langage
______________
Cette lecture de Herder comme un philosophe « anti-lumières » versant
dans l’irrationnalisme est attribuable principalement à Isaiah Berlin dans
Three Critics of the Enlightenment : Vico, Hamann, Herder, Princeton, Princeton
University Press, 2000.
21 Voir Herder, J. G. (1977), Traité de l’origine du langage, p. 63. Voir aussi p. 69
et Hamann, J. G. (1988), « Brief an Herder », p. 177.
22 Taylor, C. (1991), « The Importance of Herder », p. 50.
79
20
Vincent
Ferland
sont imbriqués, la raison est dépendante de son contexte linguistique
et, plus largement, de son contexte culturel et historique. Alors, toute
rectitude (rightness) ne peut être donnée qu’a posteriori, dans un horizon
subjectif et particulier.
Voilà pourquoi Herder adopte un style aussi imagé, lyrique,
grandiloquent : cela permet d’enrichir la langue23 et, par là, de
repousser les limites de l’horizon subjectif et collectif de la raison. En
enrichissant une langue de la sorte, on se trouve à lui ouvrir
davantage d’avenues de réflexion : la langue est le milieu de l’horizon
subjectif et collectif de la raison. Pour Herder, le progrès de la pensée
et des lumières passe par la dissolution des frontières de ce milieu : les
différentes sphères de l’activité humaine doivent s’interpénétrer. La
philosophie, les arts et les sciences doivent converger pour faire
progresser le langage, la raison et l’humanité.
Par là, Herder se trouve à radicaliser l’éclectisme des lumières
françaises. Le savoir ne progresse plus de façon individuelle, mais
collective, dans un espace de confrontations des idées :
On pourrait penser qu’un homme isolé découvre plusieurs
langues lorsqu’il n’a point de besoins pressants, dans par
exemple tout le confort de son mode de vie, et que son
loisir en outre l’entraîne à exercer les forces de son âme,
partant à inventer toujours quelque chose de nouveau,
seulement c’est le contraire qui est bien clair. Sans société il
redeviendra toujours d’une certaine manière sauvage et
bientôt s’épuisera dans l’inactivité, s’il avait d’abord
toujours été dans l’état de satisfaire ses besoins les plus
nécessaires. Il est toujours une fleur coupée de ses racines,
arrachée à son sol, couchée et fanée – qu’on le place dans
la société et ses nombreux besoins : il doit prendre soin de
soi et des autres ! On pourrait penser que ces nouveaux
vices lui enlèvent la liberté de s’élever, que cet
accroissement de peines lui ôte le loisir de découvrir; mais
c’est exactement l’inverse24.
______________
La distinction entre langue et langage n’existe pas en allemand. Dans les
deux cas, il s’agit de la Sprache.
24 Herder, J. G. (1977), Traité sur l’origine de la langue, p. 164-165.
80
23
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
Le moteur de la libre élévation, c’est la société. Sans la société,
sans un public avec lequel se partager et se confronter, il n’y a même
pas de philosophie possible. Ainsi Herder rejoint-il Kant dans la
mesure où il considère que le progrès est conditionné par la publicité
de la raison, mais il va à la fois beaucoup plus loin que lui en posant la
publicité comme la condition de possibilité de l’acte philosophique
lui-même. La philosophie a donc un domaine langagier, culturel et
historique donné non seulement comme horizon pratique, mais aussi
comme origine, comme source indispensable.
Conclusion
Si Kant et Herder sont tous deux fortement influencés par
l’arrivée en Allemagne de la Popularphilosophie et de ses idées, il n’en
demeure pas moins que leurs façons d’y réagir divergent
profondément. La place que doit occuper le public dans la pratique
philosophique pointe, entre eux, vers deux projets et deux styles
philosophiques foncièrement différents. Avec Kant, le public est
l’occasion de la propagation pratique des lumières universelles et
objectives de la philosophie transcendantale. Le projet est déjà donné
et découvert. C’est au philosophe de répandre ce projet de la façon la
plus claire possible dans le public, moteur de sa réalisation. À
l’opposé, chez Herder, le caractère public de la philosophie dissout
toutes ses prétentions à l’objectivité et à l’universalité dans un milieu
dynamique, mouvant avec les flots turbulents des langues, des arts et
des sciences. Le philosophe a ici pour rôle de se jeter à l’eau pour
faire passer la turbulence à la tempête. Le projet philosophique ne
peut ainsi qu’être en constante réinterprétation, en perpétuelle
réorientation. Son horizon est maintenant illimité.
Bibliographie
Beck, L. W. (1969), Early German Philosophy : Kant and His
Predecessors, Cambridge, Harvard University Press.
Beiser, F. C. (1987), The Fate of Reason: German Philosophy from Kant to
Fichte, Harvard University Press, Cambridge.
Berlin, I. (2000), Three Critics of the Enlightenment : Vico, Hamann,
Herder, Princeton, Princeton University Press.
81
Vincent
Ferland
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751),
t. 5, Paris.
Hamann, J. G. (1988), « Brief an Herder », Briefwechsel, vol. 5,
Frankfurt, Insel Verlag.
Herder, J. G. (1992), Traité de l’origine du langage, trad. Denise
Modigliani, Paris, PUF.
Herder, J. G. (1977), Traité sur l’origine de la langue, trad. Pierre
Pénisson, Paris, Éditions Aubier-Montaigne.
Herder, J. G. (2000), Histoire et cultures : Une autre philosophie de l’histoire,
Paris, GF-Flammarion.
Herder, J. G. (1962), Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité,
Paris, Éditions Montaigne.
Kant, I. (1985), Critique de la faculté de juger, dir. Ferdinand Alquié,
Paris, Gallimard.
Kant, I. (1976), Critique de la raison pure, trad. Jules Barnie, Paris, GFFlammarion.
Kant, I. (1994), Métaphysique des mœurs I, trad. Alain Renaut, Paris, GFFlammarion.
Kant, I. (1990), Opuscules sur l’histoire, trad. Stéphane Piobetta, Paris,
GF-Flammarion.
Kant, I. (1865), Prolégomènes à toute métaphysique future qui aura le droit de
se présenter comme science, trad. Joseph Tissot, Paris, Librairie
philosophique de Ladrange.
Kuehn, M. (1987), Scottish Commen Sense in Germany, Montreal, McGillQueen’s University Press.
Kuehn, M. (1995), « David Hume and Moses Mendelssohn », in
Hume Studies, vol. XXI, n° 2, p. 127-220.
Leduc, C. et D. Dumouchel (2015), « Introduction », in Philosophiques,
vol. 42, n° 1, p. 7-10.
Mendelssohn, M. (2011), Morning Hours : Lectures on God’s Existence,
trad. Daniel O. Dahlstrom et Corey Dyck, Heidelberg, Springer.
Philonenko, A. (1986), La théorie kantienne de l’histoire, Paris, Librairie
philosophique Vrin.
Tavoillot, P.-H. (1995), Le crépuscule des lumières : les documents de la
«querelle du panthéisme», Paris, Cerf.
Taylor, C. (1991), « The Importance of Herder », in Isaiah Berlin : A
Celebration, Chicago, University of Chicago Press, p. 40-63.
82
La
philosophie
face
au
public
:
Kant,
Herder
et
la
Popularphilosophie
Wolff, C. (1963), Preliminary Discourse on Philosophy in General, trad.
Richard Blackwell, Indianapolis, The Library of Liberal Arts.
Zammito, J. H. (2002), Kant, Herder & the Birth of Anthropology,
Chicago, University of Chicago Press.
83
Téléchargement