Une contrée aride… grasse en racontars

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Lahcen El Maânaoui
Une contrée aride…
grasse en racontars
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Lahbib le voyageur
Les pensées affluaient une à une sur Lahbib et
s’envolaient. Nulle ne pouvait tenir bon. Et on tenait
la dragée haute au vieux commerçant légendaire de
l’Atlas qui, dans sa petite boutique d’artisan, la poésie
lardée d’amour mystique et les récits des pays
lointains, réunissait des villageois avides du verbe
poétique et d’exotisme, ennemis soient-ils. Le
commerçant avait embauché deux ouvriers façonniers
et trois simples apprentis. C’était dans l’une des
ruelles tordues du ksar d’Agdz, une contrée fortifiée
fertile et aride, riche et pauvre, attachée, dans
l’imaginaire des Marocains, à la geôle des années de
plomb. Les principaux acquéreurs de ses articles et
antiquités étaient les juifs qui habitaient à
Tamnougalt ou à Asllim, deux vallées qui témoignent
aujourd’hui de l’histoire de Thami El Mezouari El
Glaoui, l’un des plus célèbres pachas marocains, « le
Seigneur de l’Atlas », au temps où la tranchante
incisive française dépeçait le Maroc.
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Aux yeux des connaisseurs de Lahbib, c’était une
ombre on ne peut plus mystérieuse. D’origine
montagnarde, il était apprivoisé sous la pierre ponce
des temps et des tours. Son âme, comme son regard,
dévoilait un être d’une sérénité remarquable, et peu
farouche de nature.
Parfaitement chevronné en commerce par les
voyages d’antan, des voyages d’affaires surtout à
« l’Orient », sa vie était d’une opulence exorbitante,
dans un ancien gîte de randonneurs qu’il avait acheté
à bon marché. Il y vivait seul, quoiqu’il n’eût été fait
pour le célibat, et une dizaine de femmes
travailleuses : Le Harem à Drâa peut-être. Qui sait ? Sa
vie maintenait les refrains de ses éventuelles
conquêtes, les merveilles de ses séjours et l’heur d’un
commerce assuré.
Lahbib se réjouissait aussi de voyager à travers le
verbe des contrées exotiques. Ces histoires qui, grâce à
son art d’orateur, prenaient l’air des propos vrais.
Elles amusaient tant les gens de la vallée, avides du
merveilleux qui leur offrait quelques brins de plaisir
face aux caprices et virevoltes du Temps. Ah ! Oui. Il,
ce fameux Temps, chamboulait des vies, laissait
chavirer, ô combien de braves et bonnes gens ! Il l’est,
c’est vrai. Ainsi, on recherchait ces moments
d’euphorie et d’exaltation. Et parce que cet homme
vénéré ne parlait que des dynasties inconnaissables et
ne révélait que des chants mystiques, ses admirateurs
passionnés ingurgitaient tout. De l’Orient voilé, il
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prétendait puiser ses dires. Ses minauderies frappaient
l’œil. Il ne s’épuisait guère à raconter, avec éloquence
et ton pontifiant, les histoires des émirs arabes, des
khans persans, des rajahs et des nababs. Il parlait des
Empires du Moghol, de marathe. On l’écoutait
maintes fois radoter : la bataille de Panipat menée par
Baber avec le soutien du Sultan Ibrahim, Shivâjî
Bhonslé qui a dirigé une rébellion contre l’Empire
Moghol, son fils Sambhaji avec les mêmes ambitions,
les neuf années de guerre qui s’achevaient par sa mise
à mort, son frère cadet Rajaram lui succédant et
cherchant à venger la mort de son aîné… Et les
labyrinthes des histoires sinueuses, à contours
estompés et à contenus incertains, s’offraient aux gens
rustiques dans sa boutique ou, chaque jeudi, au
marché, s’il était présent. Et il se targuait d’en
articuler distinctement les mots exotiques.
De son bercail fourmillant présumé, par ouï-dire,
on ignorait tout, il n’en parlait guère, mais ses yeux de
nabab en disaient tant. Lahbib le mystérieux !
– Ce maniaque a sans doute de quoi apaiser sa
soif lors de ses longs voyages, de quoi occuper « ses
ustensiles génitaux » et exempter cette dizaine de
travailleuses noires qu’il charge de lourds et
interminables labeurs aux champs, dirent certaines
gens.
– Il avait des dulcinées partout où sa pouliche
l’emmenait : Alexandrie, la Péninsule arabique, la
Grande Perse, l’Hindoustan, ajoutaient les finauds.
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D’autres prétendaient qu’il aurait même des
enfants de sa chair, une progéniture qu’il cacherait.
Ah ! Il offenserait la parole du Très-Haut en épousant
plus de quatre femmes, cet imposteur qui faisait la
mine d’une âme pieuse !
Ses passionnés, en entendant ces gens parler de
leur maître, s’abstenaient de faire des commentaires.
Pour eux, ce n’était qu’un bavardage calomnieux.
Les racontars et les panégyriques se tissaient
autour de Lahbib, mais non de la même manière dont
il tissait, lui, ses intrigues ingénieusement délicates et
ses chants mystiques finement ouvragés.
Le jeudi, le jour du souk hebdomadaire du terroir,
dont les gens d’Agdz s’étaient solidement enracinés,
tout le monde se déplaçait, comme pour un
pèlerinage, pour se rendre à une étendue clôturée sur
un fatras pittoresque, « une bergerie communale »
avec un pêle-mêle sans nom ! Lahbib s’y rendait sur sa
jument. Il s’y rendait régulièrement, non seulement
pour veiller à la bonne marche de ses affaires, mais
aussi pour régaler ses passionnés de ses archives et
pour partager la belle envolée qu’avait animée chez lui
l’Orient. Et quel Orient !
Le rendez-vous, ce jour-là, s’annonça bel et bien
exquis. Lahbib mit un monumental turban de soie
blanche, semblable à celui des maharadjahs. Un plus
beau motif, qui déchaînerait l’enthousiasme des gens
et épaissirait les méandres de l’histoire du jour.
– Aujourd’hui, Lahbib soigne sa mise, le turban
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