Langage et esthétique : Wittgenstein ou l`ordre des

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Evelyne Rogue
Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
Nous faisons souvent un mauvais usage des termes, et notamment lorsque nous
employons les adjectifs “beau” ou “bon”. C'est du moins ce que tente de mettre en évidence
l'auteur des Leçons sur l'esthétique, lorsqu'il affirme ceci : « Si vous considérez la forme
linguistique des phrases dans lesquelles apparaît un mot tel que “beau”, son emploi est encore
plus susceptible d'être mal compris que dans d'autres cas1 » Pour rejeter le concept de Beau
en tant que tel, Wittgenstein utilise une méthode inspirée par Platon. Il s’appuie en effet sur
l’énumération non ordonnée d’objets divers auxquels on peut appliquer le même prédicat,
soit : visage, chaise, fleur, livre2. Effectivement, il n'est pas rare qu'un certain nombre de
termes soient utilisés dans de multiples usages, dont certains sont mal compris. C’est ce qui se
passe lorsque nous employons des termes comme “Bien”, “Bon” et “Beau”. En conséquence
de quoi, il semble tout à fait légitime de s’interroger sur l’usage que nous faisons de ces
termes, et plus particulièrement de celui de beau. Interrogation qui nous conduira
inéluctablement à la prise en considération des concepts de signification et de vérification, en
rapport aux jeux de langage, eux-mêmes indissociables des “ressemblances de familles”, pour
reprendre des termes wittgensteiniens. Notons dès à présent que l’usage des termes est
réglementé par un apprentissage du langage, qui débute nécessairement avec l’obéissance aux
règles pour aboutir à la prise en compte de la définition ostensive. Ostension qui ne nous
permet d’ailleurs pas toujours de faire toute la lumière sur un terme, comme nous aurons
l’occasion de le constater.
Tout d’abord, en ce qui concerne les adjectifs “beau” et “bon” ce phénomène
d'incompréhension semble exacerbé; cela notamment dans la mesure où : "Beau” (et “bon” R.) est un adjectif, de telle sorte que vous êtes enclin à dire : "Cela a une certaine qualité, celle
d'être beau”. Mais ne nous y trompons pas, par cette remarque Wittgenstein nous invite
seulement à comprendre que “beau” ou “bon” ne sont que des adjectifs et rien de plus. En
effet, d’une part ils se réduisent à des interjections dont la signification se borne à un au-delà
ou en-deçà de ce qu’ils représentent. D’autre part, si effectivement il est impossible de poser
de manière précise et exacte en quoi consiste le beau, c’est sans doute parce que la polysémie
inhérente à ce terme constitue un obstacle insurmontable. C’est donc à travers l’étude de ses
différents sens que nous pourrons en dégager la signification ultime; à moins qu’il ne faille
nous en tenir à cette recommandation formulée par Wittgenstein lui-même; laquelle ne nous
recommande rien de moins que ceci : « Ne demande par quel est le sens, demandez quel est
l’usage ». Il est vrai que lorsque nous ne nous interrogeons pas véritablement et
1 L. Wittgenstein, Leçons sur l'esthétique, I, 1, p.15
2D. Chateau, “Le statut du Beau dans l’esthétique analytique”, dans Le Beau Aujourd’hui, Centre Georges Pompidou, 1993, p. 40.
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essentiellement sur le sens des termes, nous nous apercevons alors que nous utilisons parfois
dans l’usage courant un mot à la place d’un autre. Ceci est vrai du vocable “beau” mais aussi
de celui du substantif “spirale”. Par exemple, en voyant ceci:
nous avons coutume de dire que nous voyons une spirale. Mais comme le fait très
judicieusement remarquer Tom Sherman, il se peut fort bien que nous nous trompions
lorsque nous disons “ceci est une spirale”. Et notre auteur d’ajouter : « Je crois que je n'utilise
pas le mot spirale correctement. Je devrais utiliser le mot hélice. Une spirale est la trajectoire
autour et le long d'un cône. Une hélice est la trajectoire autour et le long d'un cylindre. Il est
vrai que plusieurs personnes utilisent le mot spirale familièrement pour décrire de telles
lignes ».3 Ainsi, le sens d’un terme semble présenter pour nous une énigme insurmontable ;
cela dans la mesure où justement seule la définition du beau - dans le cas qui nous occupe
présentement - pourrait en constituer le sens. Or cette définition du Beau en soi est impossible
à formuler. Par exemple : « Si quelqu'un dit : “Les yeux de A ont une plus belle expression
que ceux de B”, je dirai alors qu'il n'entend certainement pas par “beau” ce caractère qui est
commun à tout ce que nous nommons beau ». Ce qui revient non seulement à dire, ou redire,
que nous ne possédons pas l'essence du beau, en tant que “caractère de ce qui est commun à
tout ce que nous nommons beau” ; mais aussi que nous employons ce terme en divers sens ;
lesquels renvoient à des circonstances bien différentes les unes des autres. Ce qui fait dire à A.
Danto4 que l’un des problèmes que pose l’ensemble des prédicats esthétiques traditionnels
étudiés par les philosophes - en particulier le prédicat “est beau” - réside dans le fait qu'il
semble s'appliquer indifféremment aux œuvres d'art et aux simples objets réels; sans choquer
notre sensibilité verbale : il existe de belles peintures tout comme il existe de beaux couchers
de soleil. Mais on friserait l’absurde si on parlait de fleurs puissantes, alors qu'il est tout à fait
habituel d'appliquer ce terme à des dessins. Qui saurait se servir du langage du monde de l'art
et bien entendu aussi du langage ordinaire que celui-ci transforme, serait complètement
déconcerté s'il entendait quelqu'un parler de fleurs réelles en les qualifiant de fluides,
puissantes ou désenchantées. Les vraies fleurs ne peuvent posséder de telles qualités; certes
on peut les dire solide ; d’ailleurs tout objet matériel ne l'est-il pas en quelque façon ?5 Ce qui
importe donc essentiellement à Wittgenstein, consiste dans le fait de montrer que lorsqu’il
s’agit d’employer le terme “beau”, il se joue des jeux de langage différents. D’ailleurs, il pose
dans les Remarques Mêlées qu’: « Au contraire le jeu qu'il joue avec ce terme est d'une
extension très limitée. Mais en quoi cela s'exprime-t-il? Aurais-je donc présente à l'esprit une
certaine définition étroite du mot “beau”? Certainement non. - Peut-être au contraire ne
voudrais-je même pas comparer la beauté de l'expression des yeux avec celle de la forme du
3T. Sherman, Ingenierie culturelle, p. 70-71
4A. Danto, La Transfiguration du Banal, SEUIL, Paris, 1989.
5Mais faire remarquer cette solidité serait allée contre les intuitions de ce que Grice appelle les “implications conversationnelles”. A. Danto,
La transfiguration du Banal, SEUIL, Paris, 1989.
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nez »6. Réflexion qui vise ici essentiellement à mettre en évidence que l'usage du terme “beau”
ne renvoie pas à ce qu'il y aurait de commun à tout ce que nous nommons “beau”. Autrement
dit, par-delà l'usage que nous faisons de ce terme, il ne se trouve aucune réalité clairement
déterminée. Nous accorderons sans doute aisément à l’auteur que la beauté des yeux n'a rien
de comparable avec celle du nez, mais il nous faudrait alors aussi accepter cette autre
constatation de notre auteur selon laquelle : « Si vous arriviez dans une tribu dont nous ne
connaîtriez pas du tout le langage et que vous vouliez savoir quels mots correspondent, à nos
“beau”, “bon, etc., où est-ce que vous iriez chercher? Vous chercheriez des sourires, des
gestes, de la nourriture, des jouets. (Réponse à une objection) A quelle distance de
l'esthétique (et de l'éthique - Tractatus) normale nous mène-t-il. Nous ne partons pas de
certain mots, mais de certaines circonstances ou activités.7 » Ce ne sont donc pas tant les
mots, qui ont de l'importance que les circonstances dans lesquelles ils sont énoncés. On
comprend alors aisément que Wittgenstein reproche sur ce point, d'une manière générale,
“aux philosophes de (sa) génération, y compris Moore”, de prêter trop d'attention à la forme
des mots, et pas assez à leur emploi”. A ce propos d’ailleurs, il est à noter que le slogan : “ne
demande pas quel est le sens, demandez quel est l'usage”, tel que J. Wisdom l'a formulé8, fut
très populaire parmi les représentants de la philosophie analytique; et cela bien que n’ait
jamais été élucidée la question de savoir en quoi pouvait consister sa méthode de vérification;
si ce n'est que Wittgenstein met l'accent sur le fait qu'il y a bien des usages de propositions
hormis celui de la pure assertion9.
De plus, en ce qui concerne justement le problème de la vérification, s’il nous faut
accepter comme le soutiennent Carnap et Schlick que le critère de signification est la
vérification; alors nous ne pourrons que constater le caractère autoréfutatoire de cette
affirmation, invérifiable comme telle. Avant même de rappeler la théorie de ces auteurs, nous
aimerions redire que le critère de vérification ne revêt un sens qu’à la condition d’être relié au
questionnement comme instauration de la différence problématologique10. Le prix à payer
semble donc résider dans la prise en compte au niveau problématologique comme au niveau
thématique. Considération, à l’origine d’une limitation insoutenable pour le positivisme; cette
limitation résidant elle-même dans sa propre modalisation de la différenciation
problématologique. Ce n’est donc, semble-t-il, qu’en dehors d’elle-même que cette dernière
peut prendre toute sa signification. Cependant il serait aussi possible d’accorder au critère de
signification un sens limité, échappant en cela à l’autodestruction, en lui reconnaissant par
exemple une certaine capacité de différenciation des réponses par rapport aux questions;
possibilité qui aurait par ailleurs l’effet de faire passer en avant-plan le fait de la
problématologie. Dès lors, sa critique s’effondre dans son ambition monopolistique à l’égard
6L. Wittgenstein, Remarques Mêlées, 1933, p. 38
7L. Wittgenstein, Leçons sur l'esthétique, p. 17
8Cf. Logic and Discovery, p.87.
9Et comme le faisait remarquer Moore, “[Wittgenstein] semblait soutenir résolument qu’il n’y a rien de commun dans nos usages du mot
“beau”, disant que nous l’utilisons “dans une centaine de jeux différents” - que par exemple, la beauté d’un visage est quelque chose de
différent de la beauté d’une chaise ou d’une fleur ou de la reliure d’un livre”.
10Il vise à faire respecter celle-ci par une démarcation irréfutable des questions et des réponses établies au stade de la réponse.
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du répondre; répondre qu’il ne peut assumer que non thématiquement, en le réduisant à ce
qu’il pose d’emblée comme devant être le réducteur du répondre : à savoir le logicoexpérimental. Répondre à une question en l’affirmant insoluble est bien répondre parce que
l’on tient un discours, mais aussi dans la mesure où on le rapporte différentiellement et
explicitement à une question; de même que dissoudre est bien résoudre, comme nous le dit le
positivisme, sans pouvoir le justifier puisque cela serait faire appel à la différence
problématoloqique.
Afin de clarifier la thèse précédemment soutenue, il semble nécessaire de nous référer
au plus explicite, pensons-nous, des auteurs positivistes : M. Schlick11. Ce dernier soutient en
effet ce que Wittgenstein ne posait que de manière aphoristique dans le Tractatus ; à savoir
qu’un : « examen consciencieux montre que les diverses manières d’expliquer ce que l’on
entend par question ne sont rien d’autre, en définitive, que les diverses façons par lesquelles
on en trouve la réponse ». Ce qui se comprend mieux dès lors que : « Toute explication ou
indication du sens d’une question consiste toujours à stipuler le moyen de la résoudre12 ».
Entendons par là que toute question que nous nous posons, et à laquelle nous savons
pertinemment que nous ne pourrons pas donner de réponse correcte relève en définitive d’un
non-sens. « Considérons par exemple, la question ‘Quelle est la nature du temps?’. Que veutelle dire? Que signifient les mots ‘nature de”? Le scientifique pourrait, peut-être, inventer une
explication, il pourrait suggérer les propositions qu’il considérerait comme les réponses
possibles à cette question; mais son explication ne serait en définitive qu’une description de la
méthode de découverte de la réponse vraie parmi cet ensemble de possibles. En d’autres
termes, en donnant un sens à sa question, le savant la rend par là même logiquement soluble,
même qu’il n’est pas capable de la rendre pour autant empiriquement soluble. Sans une
explication de cet ordre, les mots ‘Qu’est-ce que la nature du temps?’ ne représenteront pas de
question du tout ». Le sens se trouve donc intimement - voire substantiellement - lié à la
solution que nous donnons à une question, dès lors que nous avons décidé de la poser. Et
Schlick de poursuivre tout naturellement son raisonnement en direction du principe positiviste
en vertu duquel “le sens est la vérification”13. Principe qu’il nous est possible de comprendre
- sinon du moins d’accepter - dès lors que nous savons qu’une proposition ne possède un sens
que si nous pouvons l’utiliser adéquatement, en situation d’une part, et que si l’auditoire peut
confirmer cette adéquation d’usage d’autre part. Autrement dit, une question n’a de
signification que si elle remplit deux conditions nécessaires : tout d’abord elle demande
réellement quelque chose ; et ensuite il nous est possible de trouver ce qu’elle requiert, c’està-dire vérifier si une proposition y répond ou non. Mais Schlick n’est pas le seul à avoir
argumenté dans ce sens. En effet Carnap lui aussi soutient ce principe de signification, entre
autre pour attaquer Heidegger. Mais quelle que soit la raison pour laquelle Carnap adopte ce
11Dans un article écrit en anglais en 1935, paru dans la revue The Philosopher, et qui porte le titre “Questions insolubles?” (unanswerable
questions).
12Ce principe s’est avéré fondamental pour la méthode scientifique. Einstein par exemple, admet lui-même que c’est ce qui l’a conduit à la
théorie de la Relativité (...) Bref, une question qui est insoluble en principe ne peut avoir de sens, ce n’est même pas une question : ce n’est
rien qu’une suite de mots sans signification qui s’achève par un point d’interrogation (...).
13“Meaning is verification” dans un texte qui porte d’ailleurs ce titre et qui parut un an plus tard (1936).
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principe, il n’a pour raison d’être que le souci d’éviter un langage qui ferait croire que l’on
dispose de réponses, alors qu’en fait nous ne possédons que de questions. Un tel langage,
comprenons un langage dans lequel nous ne serions en présence que de questions se révèlerait
n’être in fine qu’un pseudo-langage; puisqu’il nous est impossible d’avoir des questions sans
posséder en même temps la faculté d’y répondre - à supposer évidemment qu’il s’agisse
réellement de questions14.
Dès lors, le critère de signification ne peut plus se soutenir de lui-même, et il le pourra
d’autant moins que la proposition selon laquelle “la signification est la vérification” est ellemême invérifiable, donc absurde. De plus, dans la mesure où l’absence de fonction
problématologique n’a pas permis aux auteurs de ce critère de voir à quoi ce dernier répondait,
il en résulte une autojustification inassumable. A cela, il faudrait ajouter que le critère est
erroné, puisqu’il est de nature propositionnaliste, justificationnelle. Ainsi en négligeant son
origine, laquelle réside dans le fait d’établir un rapport question-réponse, il refoule toutes les
autres modalités possibles d’un tel rapport. Ce qui est cohérent puisque ce rapport n’est pas
posé comme tel, mais se trouve représenté au travers d’une particularisation possible, loin
d’être exemplaire bien qu’elle puisse apparaître comme plus évidente. En outre, il y est
supposé qu’on possède la réponse; de telle sorte qu’il n’y a plus qu’à vérifier l’ajustement,
l’adéquation -; ce qui est justement bien trop se donner par rapport à la réalité de l’intellection
et du sens. Dès lors, le critère de signification laisse échapper le phénomène du sens pris dans
sa globalité, et cela essentiellement parce qu’il le partialise au sein même du modèle
propositionnel. En effet, il ne peut que vouloir se justifier par soi-même, sans le pouvoir, car
ce qui serait susceptible de l’exliquer va à l’encontre du paradigme justificatoire, et à ce titre
se trouverait rejeté. Partant, de ce fait, le positivisme se trouve contraint d’ériger la
justification comme seule signification possible, et comme allant de soi, via l’alternative de
l’expérience et de la logique selon le type de discours à adopter. Par le refoulement de la
raison d’être problématologique de la démarche, le positivisme s’est donc érigé en doctrine
réductrice logico-linguistique, faisant tout naturellement premier ce logico-linguistique, et
tuant par là-même toute racine problématologique, dans le seul but de pouvoir se poser, ou
s’autoposer, en conception autonome de la science et du langage, avec le questionnement
comme dérivé parmi d’autres15. Carnap fut alors obligé d’accepter l’idée qu’une question pût
être totalement externe par rapport à un cadre de désignation, de référence, de résolution, tout
en ayant du sens ; et nous en tenons pour preuve le fait qu’il affirme lui-même qu’ : « une
question externe est de nature problématique et requiert à ce titre un examen plus
approfondi ». Un paradoxe inévitable demeure alors : comment prouver que l’on répond à une
question en montrant qu’on ne peut pas y répondre ? Sans doute, faut-il voir dans ce fait une
conséquence du critère de signification, puisque rien ne se vérifie comme réponse pour les
questions dépourvues de sens. Faute de faire accéder alors la différence problématologique au
concept, il ne se présente plus devant nous qu’une formule pour le moins étrange. En
14La vérification est l’alignement du sens sur la science. En réalité, il s’agit encore d’un critère propositionnaliste, car on ramène une fois de
plus le problématique à l’assertorique lequel le définit.
15Le critère de la vérification n’a plus été qu’une guillotine logico-épistémique, une norme et un critère de jugement au sens le plus terroriste
du terme. Carnap survécut bien à la mort du mouvement qu’il contribua à articuler.
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revanche, si nous partons de cette différence, appliquée à l’interrogation philosophique, nous
comprenons mieux la possibilité qui est la nôtre d’obtenir une réponse à une question, qui la
rejette comme telle, tout en la résolvant. Un problème demeure cependant : si nous attribuons
un sens à ce qui autrement ne semble que « jeu de mots » ou « paradoxe », nous sommes alors
obligés de conclure l’inverse de ce que soutient le positivisme. De plus nous savons qu’une
question philosophique se perpétue par nature, au travers des variations de réponses
problématologiques, variations qui dépendent de l’Histoire, à travers les successions des
systèmes de pensée. Autrement dit, il ne s’agit pas tant de dissoudre quelque chose, que de
prendre en compte comme essentiel ce qui est en question. Et Wittgenstein ne s'emploie pas
davantage à élucider cette question dans le Cahier bleu, en affirmant que « le signe (la phrase)
reçoit sa signification du système de signes, du langage auquel il appartient »16. D’ailleurs au
lieu de s’attacher à résoudre ce délicat problème, Wittgenstein expose une série d'erreurs dans
lesquelles les philosophes, et peut-être pas seulement eux, sont susceptibles de tomber
lorsqu'ils sont confrontés à la question de la nature des signes.
Or, en ce qui concerne le terme “beau”, Wittgenstein, nous le savons, insiste tout
particulièrement sur deux points. D’une part, il statue sur la multiplicité des usages de ce mot;
et d’autre part sur les changements de sens considérables qu'il subit d'un contexte à l'autre. En
cela, d’ailleurs, notre auteur se trouve suivi par F. Sibley, qui affirme concernant la théorie
des multiples usages d’un même terme que « loin de s’en tenir à des expression comme « ceci
est beau », il faut s’efforcer de prendre en considération « l’activité compliquée » qui peut
accompagner leur usage17” Ce faisant, il en déduit que « l’usage des termes non-esthétiques
ne signifie pas que le domaine esthétique serait sans spécificité, mais - bien au contraire - que,
pour mettre en évidence les propriétés esthétiques, le vocabulaire spécifique est insuffisant ».
Mais à ce niveau la théorie de F. Sibley diffère de celle de Wittgenstein, et particulièrement
du relativisme linguistique wittgensteinien. En effet pour F. Sibley « la rétrogradation du beau
ne naît pas du constat de la richesse des qualifications diverses qui emploient ce mot, mais
plutôt de la pauvreté de la qualification qu’il recèle pris isolément; si bien qu’il faut lui
adjoindre d’autres termes, y compris les plus inattendus, pour former le sens esthétique ou
formuler le jugement esthétique »18. Outre ces différences, tous deux tentent de mettre en
évidence le rôle tout à fait mineur que joue en pratique, dans les jugements esthétiques
proprement dits, le mot “beau”, ainsi que les termes qui lui sont apparentés; et cela
notamment dans la mesure où le « beau » s’avère indéfinissable. R. Rochlitz notait d’ailleurs à
ce sujet non seulement que toute définition directe de l’art ou du beau risque d’être démentie
par les déplacements incessants des recherches artistiques et des appréciations variables des
époques; mais aussi que chaque œuvre est artistique en fonction de caractéristiques qui ne
s’ouvrent qu’à une interprétation mettant à jour sa règle constitutive, si bien que, à défaut de
l’avoir saisie, le caractère artistique d’un objet peut échapper à une perception qui ignore ce
16L. Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun suivi de Ludwig Wittgenstein par N. Malcolm, GALLIMARD, Paris, 1965, 424 p, trad. de
The Blue and the Brown Books, par G. Durand, Basil Blackwell, Oxford University Press, 1958, p.5.
17D. Lories, “le concept “art”: Wittgenstein et l’esthétique analytique”, La part de l’oeil, pp. 61-71.
18D. Chateau, “Le statut du beau dans l’esthétique analytique”, dans Le beau aujourd’hui, Centre Georges Pompidou, 1993, p. 42.
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niveau de pertinence19. Et parmi les critères significatifs pour les débats esthétiques, il en est
au moins trois qui sont des critères d’exclusion, et au moins autant qui sont des critères
d’estime. Nous avons tendance à exclure de l’art (1) ce qui relève d’une présentation de soi ou
d’un témoignage privé; avec Goodman, nous excluons également (2) ce qui relève d’une
présentation purement dénotative ou documentaire; (3) nous excluons, enfin, tout produit qui
ne présente aucune cohérence esthétique intelligible, ni aucune maîtrise des moyens
techniques employés; nous distinguons à ce niveau entre une maladresse volontaire et une
maladresse involontaire. Et Moore d’ajouter à ce sujet que Wittgenstein “semblait soutenir
résolument qu'il n'y a rien de commun dans nos différents usages du mot “beau” disant que
nous l'utilisons dans une centaine de jeux différents”. Or s’il apparaît très clairement que le
multiple usage d’un même terme, ici celui de “Beau”, est indissociable de toute référence aux
jeux de langage, il semble nécessaire de porter notre attention sur les jeux de langage d’une
part; et de dissiper toute possibilité de mésinterprétation qui consisterait à dire que l’auteur
des Leçons sur l’esthétique abandonne les questions relatives à la signification de nos
expressions au profit des questions qui concernent leur usage20 d’autre part. Pour ce qui est
du second point, c’est-à-dire l’usage, nous l’étudierons ultérieurement en détail, car nous
voudrions dans un premier temps faire porter nos efforts sur l’étude ainsi que la détermination
des jeux de langage.
Mais avant même de tenter de définir les jeux de langage, lesquels sont indissociables
de toute référence au Beau, ce dernier étant utilisé dans « une centaine de jeux différents »,
comme nous ne l’ignorons pas, il est nécessaire de préciser ce que nous entendons ici par
“jeux” -; en n’omettant pas de rappeler que les expressions jeux de langage et « différents
usages » ne sauraient se substituer l’une à l’autre. Or, il nous faut savoir que par jeu
Wittgenstein n’entend rien d’autre que le jeu simplicité. Comme il le fait apparaître dans le
texte suivant : « Mais est-ce que le mot qui te passe par l’esprit ne possède pas une certaine
façon de ‘venir’? Prêtes-y attention! - L’attention la plus exacte ne me servirait de rien. Car
tout ce qu’elle pourrait me faire découvrir, c’est ce qui se passe sur le moment en moi. / Et
comment, d’une façon générale, pourrais-je prêter attention à cela dans l’acte même du
philosopher? Il faudrait en effet que j’attende le moment où, de nouveau, un mot me viendrait
à l’esprit. mais l’étrange est (justement) qu’il semble que je ne sois nullement obligé
19“Dans le registre de l’innovation artistique, les débats critiques portent précisément sur ces niveaux de pertinence, sur leur portée et leur
validité et sur leur degré de réalisation dans telle œuvre”, R. Rochlitz “Logique cognitive et logique esthétique, Les Cahiers du Musée
National d’art Moderne, Centre Georges Pompidou, Automne 1992, N°41, p. 63.
20Merril B. Hintikka et J. Hintikka, Investigation sur Wittgenstein, Mardaga, 1992 note d’ailleurs à ce propos que cette façon d'exprimer les
idées de Wittgenstein se fonde certes sur ses propres déclarations, mais n'en est pas moins ambiguë et trompeuse. On peut d'ailleurs lire
l'interprétation reçue en accord avec le nôtre. Il suffit pour cela de comprendre “l'usage” d'une expression comme le jeu de langage.
Cependant, ce n'est pas la lecture qui présuppose l'interprétation reçue. Au lieu de prendre Wittgenstein au mot lorsqu'il dit que la
signification d'un mot est son usage dans le langage (Cf. L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Gallimard, Paris, 1961; trad. par J.
Klossowski de Philosophische Untersuchungen; et Philosophical Investigations, G.E. Anscombe, R. Rhees and G.H. von wright éd, Oxford,
1953, I, section 43). Les représentants de l'idée reçue pensent en effet qu'il se détourne entièrement des questions de signification en termes
de conditions de vérité en ceci qu'il ne s'intéresse pas aux relations langage-monde; du moins est-ce sur ce point que Hintikka insiste Ils
perçoivent Wittgenstein comme s'il ne se concentrait sur différentes émissions sonores ou autres actes de langage, sur leurs interrelations,
leur contexte et leur nature. Or, la section 10 des Investigations Philosophiques, prouve elle aussi que Wittgenstein ne se détourne pas des
liens mot-monde mais de monde bien plutôt en quoi ils consistent:
"or que désignent les mots de ce langage? Qu'est supposé montrer ce qu'ils désignent, sinon le genre d'usage (Gebrauch) qu'on en
fait? En cela, nous l'avons déjà décrit (...) Bien sûr, on peut réduire la description de l'usage du mot (...) à l'énoncé qui dit que ce mot désigne
cet objet" (L. Wittgenstein, Wittgenstein L., Recherches Philosophiques, Gallimard, Paris, 1961; trad. par J. Klossowski de Philosophische
Untersuchungen; et Philosophical Investigations, G.E. Anscombe, R. Rhees and G.H. von wright éd, Oxford, 1953, I, § 10).
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d’attendre une telle occasion. Comme si je pouvais me représenter le cas, même s’il n’a pas
réellement lieu. Et comment? - Je le joue. - Mais, de cette façon, que puis-je éprouver?
Qu’est-ce donc que j’imite? - Des gestes, des mimes, un ton de voix. (Cette remarque est
d’une portée très générale) »21. C’est d’ailleurs le plus souvent la notion jeu de langage qui
est mise en évidence, non seulement en tant qu’elle trouve son origine dans l’œuvre de
Wittgenstein - spécialement dans les Philosophische Untersuchungen, où sa portée est
foncièrement critique et descriptive -; mais aussi et surtout parce que le second Wittgenstein
joue sa philosophie des jeux de langage contre le projet de son propre Tractatus Logicophilosophicus; lequel à ce titre peut être considéré comme exemplaire d’une conception du
langage extrêmement répandue. Selon cette conception en effet, le langage serait idéalement
et essentiellement un système de signes destinés à représenter d’une part des faits réels, et à
communiquer d’autre part ces représentations vraies ou fausses, obéissant ainsi à une
combinatoire logique, unique, identique chez tous les sujets parlants (monologisme). La
signification des signes serait, en dernière analyse, de nature référentielle22. Dans tous les cas,
il faut nous souvenir que la notion de « jeux de langage » a d’abord pour fonction de dénoncer
le monologisme, le systématisme, le totalitarisme, l’idéalisme, le référentialisme et le
théorétisme de cette conception classique du langage 23 . Afin d’être plus précis encore, il
faudrait ajouter que les jeux de langage constituent l’élément naturel du mot ou de l’énoncé,
lesquels sont toujours susceptibles d’être utilisés dans un ensemble varié et infini de jeux de
langage lâchement interreliés. Dès lors, on comprend aisément que le sens d’une expression
linguistique est à aligner sur son multiple usage.
Partant du constat qu’entre les jeux il n’existe que des analogies, en sorte que
l’objectif de la définition générale s’estompe, l’auteur des Recherches philosophiques se
propose de caractériser par analogie le monde de définition de remplacement, en soutenant
ceci : « Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot “ressemblances de famille”,
car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les
différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d’une famille; la taille, les
traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. - et je disais : les “jeux”
constituent une famille” »24. Wittgenstein en soutenant cette thèse n’entend évidemment pas
contester qu’il existe des concepts dont l’application correcte dépend de la présence de
caractéristiques communes25. Simplement, s’il est vrai que nos langages naturels renferment
quantité d’expressions dont l’usage correct est lié à des ressemblances entre ce que l’on veut
dire, la ressemblance n’a toutefois nul besoin d’être totale; de même que toutes les choses qui
21Études préparatoires à la seconde partie des “Recherches philosophiques” (1948-1949) Trad. G. Granel, Tractatus.E.R., 1985 : Vorstudien
§ 850; Cf. aussi Wittgenstein et le Cercle de Vienne, § 88 (5 Janvier 1930), p. 59-60. IP II, xi, p. 351
22Peu importe dans ce cas que les référés soient des objets ou des faits, logiques, idéaux ou empiriques. La logique du langage, ainsi conçue
comme représentation et référentiel, est passible d'une saisie théorique (logique, linguistique) qui en analyserait les éléments (signes primitifs)
et les règle combinatoires.
23Elle souligne, par contre, les aspects suivants : le langage est, fondamentalement, une activité irréductiblement diverse qui implique
d'emblée le dialogue, l'interlocution, et qui n'existe que dans l’effectivité de son multiple exercice dialogique. Il n’y a pas à la base du
langage un code universel et identique chez tous les sujets parlants qui engendreraient univoquement des propositions représentant des faits.
24Recherches philosophiques, § 67
25Ce type de concept de trouve surtout dans les sciences formelles et empiriques.
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Evelyne Rogue
Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
sont appelées à juste titre par le même mot n’ont pas besoin obligatoirement de présenter les
mêmes ressemblances 26 . Cette conception des ressemblances de famille caractérise donc
l’une des ruptures décisives de Wittgenstein d’avec une grande partie de la tradition
philosophique. L. Wittgenstein montre en effet l’insuffisance du modèle traditionnel “même
concepts, mêmes caractéristiques”, précisément au niveau des expressions quotidiennes dont
le domaine d’application est particulièrement vaste, c’est-à-dire au niveau où la philosophie
puise ses concepts centraux comme par exemple: “espace”, “temps”, “âme”, “pensée”,
“liberté”, etc. En réalité ce n’est ni en raison d’un indomptable scepticisme, ni même d’un
débordant désir de destruction que Wittgenstein attaque la position traditionnelle, car ce qui
l’intéresse réside plutôt dans le fait de démontrer que la tradition fait erreur en ce qu’elle vise
trop hâtivement à la généralité. De plus, en nous proposant sa conception des “ressemblances
de famille”, notre auteur nous offre un complément à l’ancienne conception que sa critique
vient bousculer. Ancienne conception qui doit, il est vrai, être totalement remodelée, puisqu’il
faut bien savoir qu’au bout du compte elle perd ce qui la rendait si fascinante aux yeux de tant
de personnes, à savoir la dimension de décidabilité univoque relativement à tous les cas
possibles. L’exemple de “jeu”, disions-nous, se révèle être l’exemple préféré de Wittgenstein
lorsqu’il s’agit pour lui d’étudier un concept applicable à des choses qui, bien qu’elles n’aient
pas toutes une caractéristique commune, présentent néanmoins des ressemblances de famille.
Mais pourquoi donc notre auteur a-t-il tant tenu à créer ce concept de “jeu de langage”? L’une
des raisons principales que l’on peut fournir pour répondre à cette question réside dans le fait
que Wittgenstein a sans doute forgé le mot composé Sprach-Spiel (jeu de langage) afin de
pouvoir mieux suggérer qu’il est possible aux jeux de langage, au même titre que d’autres
jeux de posséder des “ressemblances de famille”, sans toutefois avoir en commun une
propriété “essentielle”. Cette intention est du reste particulièrement claire lorsque l’auteur des
Leçons sur l'esthétique fait soulever à son interlocuteur l’objection suivante : « Tu te facilites
la tâche! Tu parles de tous les jeux de langage possibles sans n’avoir dit nullement ce qui
constitue l’essentiel du jeu de langage, donc du langage - entendons ce qui est commun à tous
ces processus et en fait un langage ou des parties du langage ». Objection qui lui donne la
possibilité de répondre ceci : « Au lieu d’indiquer quelque chose qui est commun à tout ce que
nous nommons langage, je dirai que ces phénomènes n’ont pas une seule chose en commun
qui expliquerait pourquoi nous utilisons le même mot pour désigner tous, mais qu’ils sont
apparentés de plusieurs manières. Et c’est en raison de cette parenté ou de ces parentés que
nous les appelons tous des langages » 27 . Il nous faut donc comprendre que les jeux de
langage ne sont pas des activités absolument identiques28 d’une part, et que plusieurs jeux de
langage peuvent être délimités d’une façon relativement précise par des règles d’autre part.
D’autres enfin constituent des cas-limites, pour autant qu’on puisse seulement en esquisser
des règles ou certaines régularités.
En outre, il nous est possible, en partie en indiquant des règles de langage explicites,
en partie en faisant référence à d’autres conventions, de montrer ce qu’est un coup à
26comme le fait très judicieusement remarquer Schulte.
27Recherches philosophiques, § 65
28Comme pour les autres jeux, les règles jouent un rôle constitutif pour nombre de jeux de langage.
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Evelyne Rogue
Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
l’intérieur d’un jeu de langage; ce concept étant important, surtout au regard des réflexions
plus générales que formule Wittgenstein à propos de la philosophie du langage. La
dénomination par exemple ne constitue pas encore un “coup” à l’intérieur du jeu de langage;
de même que la disposition des pièces sur l’échiquier n’est pas un “coup”, mais tout au plus la
préparation de coups ultérieurs. De même la dénomination en tant que telle n’est pas un acte
qui s’inscrit dans le contexte du déroulement proprement dit du jeu. Cette considération nous
permet d’apporter alors un éclairage nouveau, inhabituel, à notre usage des noms ou d’autres
termes singuliers ; puisque la question réside essentiellement dans le fait de savoir s’il faut
considérer une action comme un “coup” à l’intérieur du jeu de langage ou à une certaine
manière de le pratiquer 29 . C’est justement ce qui fait problème dès lors qu’il s’agit
d’employer l’expression “c’est beau” ou “c’est bon”. Ainsi à propos de certains termes, la
première « chose que nous faisons quand nous discutons d’un mot, c’est nous demander
comment nous l’avons appris »30. Et si Wittgenstein insiste autant sur ce point particulier
qu’est l'apprentissage du langage, c'est sans doute parce qu'il n'est pas de jeu de langage qui
n’y renvoie pas. De plus, nous n’ignorons pas que cette manière d’envisager de façon
empirique l’apprentissage du langage se trouve déjà formulée dans un passage au cours
duquel Wittgenstein critique St Augustin en ces termes : « “St Augustin décrit l’apprentissage
du langage humain comme si l’enfant arrivait dans un pays étranger et ne comprenait pas le
langage du pays, c’est-à-dire comme s’il avait déjà un langage, mais non celui-ci. Ou encore
comme si l’enfant pouvait déjà penser, mais non encore parler. Et “penser” ici signifierait
quelque chose comme “parler à soi-même »31. Il est intéressant de noter ici que pensée et
langage sont étroitement liés. D’ailleurs M. Arabi, fait remarquer que la seconde philosophie
de Wittgenstein conçoit la pensée comme l’intériorisation de la parole, et non le contraire. Il
ne s’agit pas alors d’un simple jeu de mots, mais de la priorité de la parole sur la pensée,
laquelle est fondamentale ; elle implique la thèse que soutiennent les empiristes contre la
doctrine des idées innées. Pour ces derniers en effet, l’esprit ne possède pas de pensées qui
précèdent l’expérience, et Wittgenstein semble être d’accord avec eux sur ce point d’ordre
général. Pour lui aussi, l’esprit ne semble pas posséder d’intériorité originelle de significations.
Pourtant, en dépit des similitudes précédemment établies, il nous faut remarquer qu’une
grande distance sépare notre auteur de la pensée empiriste. Cette dissemblance trouve son
origine essentiellement dans la priorité des impressions sensibles sur les idées. Pour Hume,
par exemple, toute nos pensées sont des copies, des impressions de sensations, des passions et
d’émotions qui traversent notre esprit. Or, Wittgenstein n’admet pas cette relation de copie
29L’ “esprit”, le “sel” d’un jeu, ce peut être son but ou son utilité ou le plaisir que nous prenons au jeu. Quand on dit quel est l’“esprit” du
jeu de langage, c’est à dessein d’indiquer pourquoi le jeu est pratiqué, pourquoi on procède à te tel ou tel coup. Il faut donc que soit donné
une explication plus ou moins spécifique. L’indication de l’“esprit” du jeu ou du coup peut faire intervenir quelque chose d’extrêmement
général (“dans le jeu, le but est de gagner”) mais parfois aussi quelque chose d’assez spécifique (“je joue en sorte que mon adversaire se croit
en sécurité”) - selon l’aspect du jeu que ‘l’on essaie d’expliquer et à qui. L’“esprit” du jeu dépend de ce qu’il est situé dans un environnent
adéquat. Si certaines conditions de normalité ne sont pas remplies - si n’est l’absence de règle qui prédomine - le jeu perd son “esprit” : “le
procédé qui consiste à placer un morceau de fromage sur une balance et à en fixer le prix suivant le trait de la balance perdrait de son intérêt
s’il arrivait fréquemment à de tels morceaux de croître ou de se rétrécir sans raison évidente” (L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques,
Gallimard, Paris, 1961; trad. par J. Klossowski de Philosophische Untersuchungen; et Philosophical Investigations, G.E. Anscombe, R.
Rhees and G.H. von wright éd, Oxford, 1953., § 142).
30 Leçons sur l’esthétique, 5, p. 16
31Ce qui est empiriste, note O. Arabi (Wittgenstein: langage et ontologie), c’est le rejet de l’existence des idées chez l’enfant avant son
apprentissage de la parole.
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Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
entre les sensations et les pensées. Pour lui, les significations, ou encore les pensées sont liées
à la parole, laquelle appartient à un autre ordre que celui des sensations et des émotions.
Autrement dit, l’être humain ne parvient pas à penser en copiant ses sensations; il parle, mais
c’est avec la parole que des pensées lui viennent 32 ; et encore d’une manière tout à fait
particulière puisqu’il insiste sur le fait que : « Quand je pense en langage, il n’y a pas de
signification qui me viennent à l’esprit en plus des expressions verbales : le langage est luimême le véhicule de la pensé »33. En ce sens, le langage ne véhicule rien de plus que ce qui
est déjà contenu dans nos pensées ; ce qui nous pousse à admettre avec Wittgenstein « que la
caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes.
Quand nous écrivons, la main est l’agent opératoire, quand n parlons, la pensée s’exprime par
la gorge ou le larynx, quand nous ne faisons qu’imaginer des signes ou des e images, il n’y a
pas de mécanisme intermédiaire de la pensée » 34 . D’ailleurs à la lecture du Cahier bleu
Wittgenstein, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à ce texte d’Aristote selon
lequel : “les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme et les mots écrits les
symboles des mots émis par la voix”35. Texte à partir duquel J. Derrida affirme que “la voix,
productrice des premiers symboles, a un rapport de proximité essentielle et immédiate avec
l’âme. Productrice du premier signifiant, elle n’est pas un simple signifiant parmi d’autres.
Elle signifie l’“état d’âme”, qui lui-même reflète ou réfléchit les choses par ressemblance
naturelle”36. Autrement dit, la compréhension, la signification, et la créativité de la pensée ne
sont pas des notions vides pour Wittgenstein.
Bien plus, notre auteur tente de les situer par rapport à une certaine structure; structure
qui n’est autre que le langage lui-même. Dès lors, il n’y a plus rien de surprenant à ce que la
pensée trouve sa condition et son modèle dans la parole. “La pensée est un symbole” (“Der
Gedanke ist ein Symbol”), nous dit Wittgenstein. Assertion qui confirme le fait que sa
déclaration du 28 juin 1930 ne vaut pas seulement pour la pensée, mais aussi pour le langage.
D’ailleurs, Wittgenstein expose des idées similaires dans son MS37; texte dans lequel il va
jusqu'à suggérer que ses idées directrices se fondent sur l'intuition; sous-entendant par là qu'on
ne peut ni transcender le langage dans le langage, ni transcender les pensées de quelqu'un
dans la pensée38. En fait, la question posée par l’auteur des Leçons sur l’esthétique se réduit à
un des grands problèmes de la pensée moderne sur le langage, à savoir : y a-t-il ou non des
idées qui échappent à la dimension langagière, et qui appartiennent néanmoins à une intuition
pure? Ou encore y a-t-il ou non des pensées qui sont intrinsèquement non-symboliques?
Evidemment, Wittgenstein répond négativement à cette interrogation. Selon lui, en effet, nous
32 O. Arabi, Wittgenstein: langage et ontologie, VRIN, 1982, “Sens et apprentissage du langage”, p. 91.
33L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 329
34Le Cahier Bleu, p. 53
35Aristote, De l’interprétation, 1, 16 a 3
36 J. Derrida, De la grammatologie, Ed. de Minuit, Paris, 1967, p. 22.
37108, pp. 193-196
38Le refus de Wittgenstein du 1er juillet 1932 "d'une liaison entre le langage et la réalité" n'est en fait qu'une manifestation du même
syndrome. En général, pendant cette période Wittgenstein semble penser que ses problèmes les plus importants se dissiperont dès que
l'ineffabilité de la sémantique sera intégrée. "La pensée "que tel et tel est le cas (p)" est rendue vraie par le fait que le cas est tel et tel (p).
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Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
ne pouvons pas admettre une séparation rigide entre les symboles linguistiques et les pensées
qu’ils expriment. Et notre auteur d’affirmer : « Quand je pense en langage, il n’y a pas de
significations qui me viennent à l’esprit en plus des expressions verbales : le langage est luimême le véhicule de la pensée »39.
Il apparaît donc de manière irréductible, voire indubitable, que les pensées - du moins
dans la perspective qui est celle de Wittgenstein - ne peuvent exister qu’en liaison avec des
signes. Par conséquent, il est ici une fois de plus manifeste, notamment dans la seconde
philosophie de Wittgenstein, que ce dernier conçoit la pensée comme l’intériosiation de la
parole, et non la parole comme l’expression de la pensée. Nous l’avons vu, pour lui, les
significations, les pensées sont liées à la parole, laquelle appartient à un autre ordre que celui
des sensations et des émotions. L’être humain n’arrive pas à penser en copiant ses sensations,
d’où il s’ensuit que la réponse à mes problèmes, nous dit Wittgenstein, doit se réfléchir dans
le fait que la liaison entre les pensées et le monde ne peut être représentée40. Ainsi : « Nous
apprenons/enseignons le langage en l'utilisant », ou encore, il développe ceci : « Nous
apprenons/enseignons le langage en faisant usage de lui. La convention linguistique est
véhiculée par la liaison de la proposition avec sa vérification41 ». Affirmations, qui n’ont rien
pour nous surprendre puisque d’une part, comme nous avons déjà pu constater, la
“signification est la vérification”; et d’autre part nous savons qu’en principe les jeux de
langage ne sont pas, au sens strict, enseignés à un étudiant. Bien plutôt, l'étudiant est formé à
maîtriser le jeu de langage. A tel point que : « Lorsque je dis : “la porte n’est pas ouverte” et
“la chaise n’est pas jaune”, s’agit-il du même “ne...pas” dans les deux phrases? Comment
savons-nous que ne...pas et nicht signifient la même chose? (1) Il se peut que nous sachions
par une définition que nicht = ne...pas (2). Mais il se peut que nous ayons appris les deux
langues et que dans le processus de cet apprentissage nous ayons conclu d’une manière ou
d’une autre que le deux mots ont la même signification 42 ». C’est donc, semble-t-il, par
l’intermédiaire d’une sorte de comparaison (“nicht” est identique à “ne pas”), ou plus
exactement d’application systématique, voire automatique de la transcription d’une langue
dans une autre, à savoir de l’allemand “nicht” en français “ne pas”, que la signification se
révèle. L’apprentissage du langage se manifeste par conséquent avant tout comme un
apprentissage des règles. Ce qui se comprend d’autant mieux que l’on accepte le fait que :
« Si on nous enseigne la signification du mot “jaune” en nous donnant une sorte de mot, on
peut considérer cet enseignement de deux manières différentes »43. En effet, soit on envisage
l’enseignement comme un exemple, soit il nous fournit une règle. Ainsi par exemple :
39RP 329
40Mais cette dernière n’est pas arbitraire : elle est structurée par le langage. Car cette représentation ne dit rien du tout).
41 Wittgenstein L., Cours 1930-1932, T.E.R., Mauvezin, 1988, trad. par G. Granel de Wittgenstein's Lectures in 1930-1932, G. E. Moore,
Mind, vol. LXIII, 1954 et vol. LXIV, 1955. Reproduit in Philosophical Papers, G.E. Moore, Allen and Unwin, Londres, 1959, Hiver 1930, p.
5.
42 Wittgenstein L., Cours 1930-1932, T.E.R., Mauvezin, 1988, trad. par G. Granel de Wittgenstein's Lectures in 1930-1932, G. E. Moore,
Mind, vol. LXIII, 1954 et vol. LXIV, 1955. Reproduit in Philosophical Papers, G.E. Moore, Allen and Unwin, Londres, 1959, Leçon B XII,
hiver 1931, p. 61.
43
L. Wittgenstein, Le Cahier Bleu, p.60
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Evelyne Rogue
Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
« Supposons que j’apprenne à quelqu’un à se servir du terme “jaune”, en lui
montrant à plusieurs reprises une tache jaune pendant que je prononce le mot. A une
autre occasion, je lui fais utiliser cette connaissance en lui demandant de prendre, dans
un sac contenant des balles de diverses couleurs, une balle jaune? Dira-t-on qu’il n’a
rien fait d’autre que saisir le mot “jaune” et choisir une balle parmi d’autres? Mais je
pense que vous me direz qu’on a quelques raisons de croire que les choses se passent
moins simplement : par exemple, quand je prononce le mot “jaune”, qu’une certaine
image lui vient à l’esprit, et qu’il choisit une balle correspondant à cette image. Mais
cette opération médiane n’est nullement indispensable, et pour m’en rendre compte, il
me suffit de penser que j’aurais pu demander à mon esprit d’imaginer une tache jaune.
Croyez-vous alors qu’il aurait dû imaginer une première tache jaune et la comparer à
une autre tache, pour finalement satisfaire à ma demande? (je n’irai pas jusqu’à dire
que la chose est impossible; mais on voit bien, de cette façon, que cela n’est pas
nécessaire, ce qui, incidemment, nous donne un bon exemple de raisonnement
philosophique) ».
Lorsqu’au moyen d’une définition démonstrative quelconque (la règle d’usage d’un
terme), nous apprenons le sens du mot “jaune”, il existe bien deux manières différentes de
considérer cet apprentissage. Une fois associé le mot à une couleur, ici la couleur jaune, nous
réagissons comme par automatisme lorsqu’il s’agit de relier soit le mot à la couleur, soit la
couleur au mot. Et cela en tant justement que : « a) L’apprentissage est un exercice. Nous
apprenons à associer à l’image jaune les objets jaunes, avec le vocable “jaune”. Ainsi, quand
je demande qu’on choisisse une balle jaune dans une collection, il se peut qu’au moment où le
regard du sujet rencontre la balle jaune, le vocable évoque pour lui une image ou un souvenir.
En ce cas, le but de l’exercice précédent aurait été de mettre au point un mécanisme
psychologique. Cependant, il ne s’agit là que d’une hypothèse ou d’une métaphore. On
pourrait comparer cet exercice à la mise en place d’un fil électrique qui relie un commutateur
à une lampe. Dans le cas d’un oubli des explications ou du sens du terme, nous pourrons
parler ainsi d’une interruption du circuit44 ».Mais sans doute est-ce aussi grâce à certaines
règles d’applications acquises, que nous possédons cette capacité ou faculté à associer tel
terme particulier à telle couleur singulière. Aussi : « b) L’apprentissage peut nous avoir mis
en possession d’une règle codée qui est impliquée dans les processus de compréhension,
d’action etc.45 » Il paraît donc indubitable que l’enseignement relève soit d’un exercice, soit
qu’il peut nous avoir fourni une règle, elle-même impliquée dans le processus de la
signification - alors même que l'expression de cette règle fait partie de ces processus. Ce qui
44Il nous faudra revenir sur la signification que peut avoir “l’oubli du sens d’un terme. Mais l’auteur ne l’a pas fait. Mais l’apprentissage du
sens qui commande les mécanismes d’association et de mémoire peut être considéré comme cause directe du phénomène de compréhension
et de l’acte, et ce serait pure hypothèse que d’avancer que l’intervention médiate du processus de connaissance est lors nécessaire. Auquel
cas il nous faut concevoir que tous les processus de compréhension et d’action peuvent intervenir sans lequel le sujet ait jamais appris à se
servir du langage. Voici qui semble, pour l’heure, tout à fait paradoxal. L. Wittgenstein, Le Cahier Bleu, p. 60-61
45
Le Cahier Bleu, p. 62
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Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
revient à dire que les règles46 fonctionnent de façon hétérogène. En effet, nous pouvons les
utiliser soit pour guider une activité, pour justifier, ou encore pour apprendre une procédure47.
Toutefois, il faut noter que les règles ne doivent pas être considérées comme des
entités platoniciennes, mais comme des instruments ou des symboles. Nul n’ignore d’ailleurs
que Wittgenstein avait fait sien ce slogan :“Ne demandez pas la signification, demandez
l’emploi”48. En outre, concernant la signification, on peut formuler ce problème de façon
kantienne, en se demandant par exemple “comment la signification et la compréhension, avec
leur liaison normative au comportement linguistique, sont possibles” ? Mais surtout le
précédent conseil, ou ordre, trouve sa légitimation dans le fait qu’ : « Apprendre une langue
nous fait voir dans les phrases de cette langue quelque chose de différent de ce que nous y
verrions si nous ne l’avions pas apprise. Le processus de l’apprentissage n’importe pas; il est
histoire et l’histoire est ici sans importance. Il y a un acte qui consiste à poser une règle; par
exemple, nous pouvons poser la règle selon laquelle, lors d’une promenade, nous jouerons à
pile ou face toutes les fois que nous aurons le choix entre deux chemins. Cette façon de poser
une règle est entièrement analogue à l’apprentissage du langage. Le fait de poser une règle
n’est pas contenu dans celui de suivre une règle; le premier est historique49 ». Autrement dit,
si le fait de poser une règle est premier historiquement parlant par rapport à celui de “suivre
une règle”, sans doute est-ce parce que suivre une règle relève d’une praxis. L’expression,
“suivre une règle” se donne en effet à interpréter in fine comme le corrélât de donner une
règle, ce qui signifie qu’il n’y a pas de règles sans ceux qui les formulent, ou donnent ces
règles50. Suivre une règle51 nous disent les Recherches Philosophiques, est au fond de tout
jeu de langage. Et, Wittgenstein d’insister fortement sur ce point dans la discussion de
l'obéissance aux règles, comme en témoigne par exemple la section 206 des Recherches
philosophiques : - “Suivre une règle est analogue à obéir à un ordre. Nous avons été formés
dans ce but; et nous y réagissons d’une manière déterminée. Mais que se passe-t-il si l’un
réagit d’Une manière, et l’autre d’une autre manière à l’ordre et à l’éducation? Lequel a
raison alors?52 (...) La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de
46Cf. à ce propos l’ouvrage de Schulte: lire Wittgenstein: Dire et montrer, (Ed.. de L’éclat, 1992) et principalement son passage sur les
règles, pp. 131-137.
47On devrait penser aux règles comme des symboles concrets
48D’ailleurs il est à noter que ce slogan est devenu la référence d’un style de philosopher par morceaux, sans aspiration à un fond théorique.
Il devint même un slogan: "ne demande pas quel est le sens, demandez quel est l'usage"; comme nous avons pu le constater antérieurement.
49Ainsi, les règles qui s’appliquent à “ne... pas” décrivent la compréhension d de “ne...pas”, mais de la fait de poser des règles n’entre pas
dans la compréhension de “ne...pas”. Wittgenstein L., Cours 1930-1932, T.E.R., Mauvezin, 1988, trad. par G. Granel de Wittgenstein's
Lectures in 1930-1932, G. E. Moore, Mind, vol. LXIII, 1954 et vol. LXIV, 1955. Reproduit in Philosophical Papers, G.E. Moore, Allen and
Unwin, Londres, 1959, Leçon B XII, Hiver 1931, p. 61-62.
50Pour dramatiser quelque peu la situation, on dirait qu’il y a nécessairement une dialectique du maître et de l’esclave dans le domaine des
règles. Et cela dans la mesure où la formulation d’une règle présuppose une structure actantielle de manipulation mettant en relation deux
acteurs: le premier acteur est celui qui fait suivre la règle, le second est celui qui est forcé de suivre la règle. Ainsi, la grammaire peut être
considérée - si on accepte le point de vue anthropomorphisant - comme l’acteur idéal qui fait suivre le règles, tandis que l’ordinateur,
l’automate, est l’acteur idéal qui suit les règles.
51Cf. le chapitre de l’excellent ouvrage de J. Bouveresse La parole Malheureuse, “Suivre une règle”, 1971, pp. 363-374. Cf. aussi de C.
Chauviré dans Wittgenstein, “Comment peut-on suivre une règle?”, p. 148.
52Supposez que vous arriviez en explorateur dans une région inconnue du langage vous serait absolument étranger. En quelles circonstances
direz-vous reconnaître que les gens de là-bas donnent des ordres, comprennent des ordres, obéissent à des ordres, s’insurgent là-contre, et
ainsi de suite?
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Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu »53. Ce qui revient à dire
que l’enfant n’apprend à parler qu’à l’intérieur d’une langue ayant des règles d’une part, et
n’arrive à parler qu’en se soumettant à ces règles d’autre part. C’est sans doute pour cette
raison qu’ : - ““obéir à la règle” constitue une pratique. Et croire qu’on obéit à la règle n’est
pas obéir à la règle. Voilà pourquoi il n’est guère possible à la règle “en particulier” :
autrement, croire qu’on obéit à la règle serait la même chose qui lui obéir. 54» Ainsi, les
règles de l’usage de mots ne se présentent pas comme des significations que l’enfant
comprend, mais plutôt comme des règles auxquelles il doit obéir; à tel point d’ailleurs qu’“il y
a une manière de saisir une règle qui n’est pas une interprétation, mais qui se manifeste par ce
qu’on appelle “obéir à la règle” et “la contredire” dans des cas concrets”55. Et Wittgenstein
d’ajouter que : - “C’était là notre paradoxe : aucune manière d’agir ne pourrait être déterminée
par une règle, puisque chaque manière d’agir pourrait se conformer à la règle. La réponse
était : si toute manière d’agir peut toujours se conformer à la règle, elle peut alors également
la contredire 56 . » Dès lors, il faudrait prévenir une confusion qui pourrait s’établir entre
l’usage que nous faisons d’un mot et la mention d’un terme que nous effectuons57. Quine a
du reste montré que la confusion entre usage et mention débouche directement sur des
antinomies. Ainsi on dira que dans la mesure où Cicéron ne contient pas d’usage alors que
Tullius Marcus en contient un, Cicéron n’est pas le même que Tullius Marcus. Mais eu égard
à la distinction entre usage et mention, il faudra dire que “Cicéron” ne contient pas d’“usage”,
tandis que “Tullius Marcus” contient un “usage”. Dans de telles circonstances, on ne peut que
déduire la conclusion vraie, laquelle consiste à poser que le mot “Cicéron” n’est pas
l’expression “Tullius Marcus”. Il apparaît donc que la distinction usage/mention est très
proche de la distinction langage/métalangage, bien que ne coïncidant pas avec elle.
En effet, si je dis par exemple que “Wait and see” est une expression correcte en
anglais, le métalangage prend la forme d’un « métaphysique-message » et implique mention
du message 58 . On peut voir qu’il y a là malentendu du simple fait qu’au cours de notre
argument nous avons donné une interprétation après l’autre; comme si chacune d’elles nous
satisfaisait au moins pour un instant, jusqu’à ce que nous pensions à une autre encore, se
trouvant derrière la précédente. Ce que ceci nous montre, c’est qu’il y a là une manière de
concevoir une règle, qui n’est pas une interprétation, mais qui, suivant les cas de son
application, se révèle dans ce que nous appelons “obéir à la règle” et “aller à l’encontre de la
53(L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 206)
54L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 202
55 L. Wittgenstein, Wittgenstein L., Remarques philosophiques, Gallimard, Paris, 1975, 330 p., trad. par J. Fauve de Philosophische
Bemerkungen, R. Rhees éd., Basil Blackwell, Oxford, 1969; trad. angl. Philosophical Remarks, Basil Blackwell, Oxford, 1974, § 201.
56“Et de la sorte il ne pourrait y avoir ici ni la conformité ni contradiction”. L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 201
57Considérons les phrases 1) Paris est populeux; 2) “Paris” est dissyllabique. la phrase 1) parle de Paris mais ne parle pas de “Paris”. On dira
qu’elle fait usage du mot “Paris”. La phrase 2) parle de “Paris” mais ne parle pas de Paris. On dira qu’elle fait mention de “Paris”. Elle
débouche sur une hiérarchie à l’infini. Je peux écrire en effet: 3) Pour faire mention de “Paris” dont il fait usage dans la phrase 1) je dois faire
usage de l’expression ““Paris”” dans la phrase 2); 4) Pour faire mention de l’expression ““Paris”” dont il fait usage dans la phrase 2) je dois
faire usage de l’expression “““Paris””” dans la phrase 3), etc.
58Cependant, si je dis que l’anglais comporte des adjectifs, la langue anglaise est bien prise comme objet de mon discours mais celui-ci est
alors un métaphysique-code et n’implique pas de mention. La distinction usage/mention est neutre sous ce rapport, et donc plus souple.
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Evelyne Rogue
Langageetesthétique:Wittgensteinoul’ordredesraisons
règle. 59» C’est pourquoi selon Wittgenstein nous avons tendance à dire que toute action
suivant la règle est une interprétation, alors qu’on ne devrait donner au terme “interprétation”
d’autre sens que celui-ci, à savoir l’entendre comme le fait de substituer une expression de la
règle à une autre. Il ne s’agit évidemment pas de dire que la parole de l’enfant possède une
signification, ou encore qu’elle est significative; ce que Wittgenstein veut combattre est une
certaine vision idéaliste de la parole selon laquelle cette dernière appartient à une dimension
privilégiée, c’est-à-dire une soi-disant profondeur arbitraire et créatrice du sujet. A cette
vision il oppose alors le fait que la parole significative n’est possible qu’avec l’apprentissage
de l’emploi des mots ; cela dans la mesure où selon lui : « Je mets en relation les concepts
d’enseignement et de signification. 60 » Aussi, la relation en question semble se donner à
interpréter comme suit : l’enseignement du langage est une condition sine qua non de la
signification; pour qu’il y ait sens pour l’enfant il faut qu’il apprenne à employer les mots.
Ainsi on constate que dans sa seconde philosophie, Wittgenstein parvient à introduire une
détermination dans la parole. Et cela semble d’autant plus nécessaire que l’expression
“l’emploi des mots” ne signifie rien de moins que leur emploi selon les lois et la structure du
langage! D’ailleurs : « Lorsqu’on enseigne le langage à un enfant en lui montrant des choses
et e prononçant les mots qui leur correspondent, où commencent l’emploi d’une proposition?
Si vous lui apprenez à toucher certaines couleurs lorsque vous prononcez le mot “rouge”,
vous ne lui avez évidemment appris aucune phrase. Il y a, dans l’usage du mot “proposition”,
une ambiguïté qu’on peut lever en faisant certaines distinctions. Je suggère arbitrairement
plutôt que d’essayer d’en dépeindre l’usage. 61» Il semblerait donc que cette activité relève
du dressage, ou pour le dire autrement du champ sémantique de l’éducation rigide; puisque ce
sont des termes tels que : obéissance, règle, dressage qui apparaissent. Et manifestement, il est
question ici plus spécifiquement de dressage que d’apprentissage. D’ailleurs, (...) “On dissipe
cette brume, dès qu’on étudie les phénomènes du langage dans les formes primitives de son
usage, qui offrent un clair aperçu du but et du fonctionnement des mots. / Pareilles formes
primitives du langage sont celles dont se sert l’enfant lorsqu’il apprend à parler. Ici
l’enseignement du langage n’est pas une explication, mais un dressage. 62» Ainsi, il apparaît
d’une part qu’il est impossible de remettre en question les modalités de l’usage lors du
dressage. Il ne saurait se trouver dans ce contexte de “pourquoi” qui ait un sens63. D’autre
part, il nous faut insister sur le fait que ce que veut souligner Wittgenstein par le mot
“dressage” ne relève pas du domaine des méthodes pédagogiques, mais d’une intellection
philosophique fondamentale. Dès lors, il est clair que celui qui apprend, veut ou doit acquérir,
les rudiments d’une activité précise, n’a aucunement la possibilité de s’exercer à sa pratique
autrement qu’en se soumettant à un dressage intensif. Celui qui ignore tout de telle ou telle
activité ne sera tout d’abord pas même en mesure de poser les questions qui pourraient l’aider
59L. Wittgenstein, Remarques Mêlées, § 201
60L. Wittgenstein, Fiches, 412
611932-35, 1932-33, 11, p. 23-24
62L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 5
63Nombreux sont également les interprètes qui sont choqués par le terme de “dressage”. Ils semblent croire que Wittgenstein prône une
méthode d’éducation cynique. toutefois, ce genre de doutes n’a pas lieu d’être.
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à progresser. La première étape consiste donc dans le dressage en tant qu’acte de montrer
quelque chose à quelqu’un, le faire sous ses yeux, le dire devant lui, ou encore d’imiter les
gestes d’untel, répéter les paroles d’untel. Quand quelqu’un apprend à jouer d’un instrument
de musique par exemple, l’enseignant commence par lui indiquer la place des doigts, les
positions, etc.; dans ce cas, l’aspect “dressage” est particulièrement évident 64 . Ensuite, à
propos du dressage, en tant qu’apprentissage des règles, « Nous devons distinguer entre ce
que l'on pourrait appeler "un processus en accord avec une règle" et "un processus impliquant
une règle" (...). Nous dirons que la règle est impliquée dans la compréhension, l'obéissance,
etc. si, comme j'ai envie de la dire, le symbole de la règle fait partie du calcul... »65 Se pose
alors la question de savoir comment il nous est possible de suivre une règle. Sans doute
répondrons-nous en affirmant que suivre une règle ne consiste en rien d’autre que ce qu’on
apprend quand on est dressé dans une certaine situation en vue d’une certaine façon d’agir; et
cela jusqu’à ce qu’on réagisse et procède automatiquement, sans réfléchir. Pourtant, on
pourrait objecter qu’il s’agit là d’une simple relation causale, laquelle ne saurait en rien
balayer nos doutes philosophiques. Pourtant, nous ne saurions ignorer que le renvoi à un
dressage pratique implique que “l’on ne se conforme aux indications d’un panneau indicateur
que dans la mesure où il existe un usage permanent, une coutume”; comme en témoigne le
texte suivant : “- Mais comment une règle me montre-t-elle ce que je dois faire à ce moment?
Quoi que je puisse faire sera toujours, suivant quelque interprétation, conciliable avec la règle.”
- Ce n’est pas ainsi que nous devrions dire, mais plutôt : toute interprétation, y compris ce qui
est interprété, reste en suspens; la première ne peut du tout venir à l’appui de l’interprétation.
Les interprétations à elles seules ne déterminent pas une signification. “Quoi que je fasse alors,
sera conciliable avec la règle?” - laissez-moi poser la question dans ces termes-ci : qu’est-ce
que l’expression d’une règle - par exemple un poteau-indicateur - peut bien avoir à faire avec
mes actions? Quelle sorte de connexion y a-t-il ici? - Eh bien celle-ci peut-être : “on m’a
appris à réagir à ce signe d’une façon particulière, et c’est de la sorte que je réagis
désormais”. 66 » Argument qu’un sceptique ne jugerait pas suffisant, car l’existence
nécessaire d’une pratique et de procédures conventionnelles peuvent également être
considérés comme un simple fait et, par suite, être liquidés pour leur insignifiance
philosophique. En outre, il est à noter que Kripke, dans Wittgenstein, on Rules and Private
Language, aborde le même problème, mais de manière très différente. En effet, il pense que
Wittgenstein use lui-même du paradoxe pour fonder l’attitude “sceptique”67. Notamment, en
soutenant à propos de l'obéissance aux règles, qu’une telle possibilité représente,
conceptuellement parlant, le cas paradigmatique de l'apprentissage du langage68. Dès lors, on
comprend que suivre une règle doit être considéré comme une pratique intrinsèquement
64 Wittgenstein veut nous inciter par-là à percevoir la présence, dans l’apprentissage du langage, de caractéristiques correspondantes.
L’importance philosophique de cette démarche tient à ce que, en situation de dressage, le “roc dur” contre lequel “ma bêche se courbe”
(Wittgenstein L., Recherches Philosophiques, Gallimard, Paris, 1961; trad. par J. Klossowski de Philosophische Untersuchungen; et
Philosophical Investigations, G.E. Anscombe, R. Rhees and G.H. von wright éd, Oxford, 1953, § 217) est touchée à deux égards.
65
Le Cahier Bleu, p. 12-13
66 L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 198
67Seul l’ouvrage de Baker et Hacker, Scepticism, rules an and Language propose une critique de Kripke - satisfaisante en partie seulement.
68 Du reste, Wittgenstein avance le même argument lorsqu'il identifie l'enseignement d'un jeu de langage à la formation plutôt qu'à
l'apprentissage propositionnel. Comme C.J.B. Macmillan le met en évidence.
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publique. « C’est pourquoi [d’après Wittgenstein] “suivre la règle” est une pratique. et croire
que l’on suit la règle n’est pas suivre la règle. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible
d suivre la règle “en privé” parce que sinon, croire suivre la règle reviendrait au même que
suivre la règle. 69» Il apparaît donc très clairement ici que le concept de conformité à la règle
est inséparable de l’idée de l’apprentissage d’une manière d’agir pratique. Ce serait même une
utilisation erronée du mot “règle” que de dire de quelqu’un qui se serait familiarisé avec la
pratique de tel ou tel jeu qu’il suit les règles du jeu. Même s’il croit suivre les règles (sans être
pourtant en mesure d’exécuter des coups admis ou de corriger les coups incorrects des autres),
nous n’avons pas le droit d’affirmer qu’il les suit effectivement. Autrement dit, il nous faut
absolument prendre conscience du fait qu’interpréter une règle ne signifie rien de plus que
remplacer une formulation de la règle par une autre formulation. Conception qui n’est
d’ailleurs pas sans avoir d’importantes répercussions tant en ce qui concerne la philosophie du
langage qu’en ce qui concerne la psychologie philosophique. Dans ces deux domaines en effet,
les concepts qui ne sont pas ancrés dans un comportement vérifiable sont déclarés sans
valeur70.
Néanmoins, l'idée, selon laquelle il nous est possible d’apprendre un langage sans en
apprendre les règles fait apparaître la nouvelle primauté du langage sur l'apprentissage que
revendique Wittgenstein pour ses jeux de langage : « on peut (...) imaginer que quelqu'un ait
appris le jeu dans sans en avoir jamais appris ou formulé les règles. » Mais alors que dans les
Investigations Philosophiques les jeux de langage deviendront le fondement de la sémantique,
dans la Grammaire Philosophique, ce sont les règles qui jouissent de ce statut élevé. Et nous
en tenons pour preuve cette remarque de l’auteur lui-même : « Vous ne pouvez pas aller
derrière les règles parce qu'il n'y a pas de derrière"(II, p. 244 (de l'éd. angl.)). « Il n’y a rien
derrière les règles” écrit Wittgenstein en 1953. Comprenons par-là que les règles sont
familières d’une part, et que nous les avons en commun exclusivement en tant que pratiques
dans la communauté énonciative d’autre part. C’est-à-dire que leur régularité a pour
fondement leur caractère public et communautaire. Autrement dit, il faut admettre que la
“règle” selon Wittgenstein se résume à une “stratégie” bien spécifique, une stratégie
extériorisée. Il n’en demeure pas moins que les deux paradigmes - le chomskien et le
wittgensteinien -, en ce qui concerne les règles sont à l’origine de deux types de théorie du
langage diamétralement opposées. La première en effet, celle de Chomsky, utilise un concept
naturaliste de “règle”, afin de défendre l’autonomie de la syntaxe, la grammaire universelle et
un mentalisme (innéiste) radical; tandis que la seconde, celle de Wittgenstein, est à l’origine
de la pragmatique contemporaine, et fonde la “règle” dans la communauté communicative,
dont elle obtient l’acceptabilité. Ceci étant dit, il ne fait plus aucun doute que la théorie de la
règle chez Wittgenstein se trouve à l’opposé de la vision naturaliste de Chomsky. Pour ce
dernier en effet, il faut savoir que le noyau de la grammaire se limite à un système de règles
mettant à notre disposition des représentations, ainsi que des relations entre les sons et les
sens des fragments linguistiques. Dans ce cadre de référence, le concept de “règle” ne possède
69L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 202
70Ce qui relève du langage e de l’univers mental requiert, dans l’analyse philosophique s’y attache, des critères “publics”. Faute de quoi
nous ne pouvons savoir de quoi il s’agit vraiment.
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pas les propriétés intuitives académiques, déontiques, actantielles que nous avons relevées.
Cela nous étonnera d’autant moins que nous savons que les règles, selon Chomsky, ne doivent
pas être apprises; car justement elles ne possèdent aucune arbitrarité. Ainsi la grammaire
fonctionne a priori; quant aux règles, elles existent uniquement au niveau de la grammaire
universelle. Enfin leur incarnation dans un comportement discursif concret et communicatif
n’est qu’accidentel 71 . Ainsi les règles telles qu’elles fonctionnent dans la grammaire
chomskienne ne sauraient être considérées comme de vraies règles, mais plutôt à comme des
lois. D’une part, parce qu’elles n’obéissent pas aux paramètres de la normativité, de
l’acceptabilité et de la contextualité. D’autre part, les règles dans la perspective de qui est
celle de Chomsky, ne sont pas valorisées dans les termes de la pertinence, de l’expressivité,
de la contractualité et de l’authenticité; entendons par là, qu’elles ne sont pas expressives à
l’égard d’un contenu, référentiel 72 . De plus, si l’on prend en compte le fait que la
grammaticalité n’a rien à voir avec l’acceptabilité assumée à l’intérieur de la communauté
énonciative; il n’y a rien d’étonnant à ce que les règles chomskiennes soient être considérés
comme des lois, des lois à caractère spécifique, puisqu’il s’agit - nous le savons - de lois
intériorisées. Le concept fondamental n’est donc pas celui de “grammaire” mais de
“connaissance de la grammaire”73.
Ainsi, il nous faut signaler à l’issue de cette analyse du concept de Beau dans la
théorie wittgensteinienne, que s'il est une prise de position distinctive qui caractérise la
période intermédiaire de Wittgenstein, c'est bien celle à l’intérieur de laquelle il attribue un
rôle prépondérant aux règles dans l'usage et la compréhension du langage. Certaines
conséquences de cette position générale méritent d’ailleurs qu’on s’y attarde quelque peu. En
effet, tout d’abord nous savons qu’apprendre la signification d'un mot consiste en l'acquisition
d'une règle (ou d'un complexe de règles) régissant son usage. Prise de position ici, qui
contraste avec l’ancienne conception de Wittgenstein selon laquelle on apprend la
signification d'un mot en saisissant une simple relation biplace, de telle sorte que c'est la
maîtrise d'une technique qu'on acquiert, et non la connaissance d'une règle 74 . Cela se
comprend d’ailleurs d’autant mieux que l’on sait que : « l’usage du mot dans le langage est sa
signification. 75 » Mais qu’en est-il avant tout de ce terme de “signification”; ou encore
comme le fait remarquer Ph. Minguet “que veut dire ce mot de signification”?76 C’est un fait
entendu qu’“on l’emploie très souvent dans les écrits sur l’art publiés dans les dernières
décennies, bien que personne ne semble s’être donné la peine de le définir, ainsi qu’il arrive
souvent dans ce genre de publications”77. Pourtant l’auteur note qu’il “serait vain de dresser
la liste, forcément incomplète, des travaux qui ont scruté le sens du symbolisme scientifique,
71Même s’il y a l’exécution d’un programme cognitif en parlant et en discourant, ce programme n’est pas prescrit. Il y a programmation,
comme dans le domaine de l’intelligence artificielle, mais il n’y a pas de véritable modalisation déontique.
72Par exemple; elles ne sont pas contractuelles interpersonnellement et interactionnellement, ni “authentiques” à l’égard des besoins et des
buts des locuteurs en position communautaire.
73Cette intériorisation est passive et statique : l’identité épistémique des états de connaissance est naturelle et donnée a priori.
74Et Suivre une règle doit être vu comme un acte de mesurer : c’est mettre en fonction un système de mesure. Les critères de cet acte de
mesure sont publics et ils peuvent être corrigés.
75Grammaire philosophique, 23, p. 68
76Ph. Minguet, “Expression et signification”, Revue d’esthétique, Hommage à Mikel Dufrenne, Ed Jeanmichelplace, Paris, 1992; p. 218.
77Idem., p. 218.
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ou même celle des ouvrages où le terme “signification” apparaît dans le titre”78. Dès lors, on
peut s’intéresser à la signification de deux façons : soit en cherchant ce que veut dire une
expression, soit en cherchant ce que veut dire un homme. On trouve les origines du premier
intérêt, dans la philosophie anglo-saxonne contemporaine, notamment dans les conceptions de
Gottlob Frege. Selon ce dernier, en effet, il est possible de déterminer la signification d’un
énoncé, c’est-à-dire la pensée qu’il exprime en donnant les conditions sous lesquelles il serait
vrai; de telle sorte que la pensée exprimée est la pensée que ces conditions prévalent. Aussi, la
signification d’un mot, ou plus généralement d’une expression plus courte qu’un énoncé
complet, peut être conçue comme sa contribution à la signification des énoncés dans lesquels
elle se trouve. Et bien que cette défense des définitions ostensives ne soit pas, chez
Wittgenstein, sans réserve, elle est indubitable. Par “ostensif” nous n’entendons rien d’autre
que ce qui se montre; ou encore on nomme définition ostensive une définition de la forme
“j’appelle chien quelque chose comme cela. Dès lors : “- Pour une large classe de cas où l’on
use du mot “signification” - sinon pour tous les cas de son usage - on peut expliquer ce mot de
la façon suivante : la signification d’un mot est son usage dans le langage. / Et l’on explique
parfois la signification d’un nom en montrant l’être ou l’objet qu’il désigne. 79 » La
signification d’un terme peut donc se réfléchir dans les multiples usages que nous faisons de
ce terme; mais aussi dans l’ostension. D’ailleurs l’usage des définitions ostensives, comme
exemple principal de la donation de signification dans le Cahier Bleu, montre bien
l'importance que Wittgenstein leur confère. Seulement, “Nous devons nous demander :
“Comment devrions-nous expliquer ce que signifie la phrase?” Cette explication pourrait
consister en définitions ostensives. Nous devrions dire, par exemple, “ceci est les King's
College” (en montrant le bâtiment du doigt) ceci est du feu” (en montrant u feu du doigt).
Ceci vous montre la manière dont les mots et les choses sont liés”80 De même dans son MS
11481, notre auteur pose sans hésitation qu’“une définition ostensive établit (stellt her) une
liaison (Verbinding) entre un mot et “une chose” (<einer sache>)”. Le mot n’a donc de
signification que si l’on peut lui attribuer de manière ostensive un référent. Ainsi : « Dans le
sens que nous lui donnons, la signification est comprise dans l’explication de la
signification. 82» Déjà dans la Grammaire philosophique Wittgenstein indiquait que : « Par
"explication de la signification d'un signe" nous entendons d'autres règles d'usage mais, avant
tout, des définitions. La distinction entre définitions verbales et définitions ostensives donne
une division sommaire de ces types d'explication. / Il peut sembler que les autres règles
grammaticales d'un mot doivent s'ensuivre de sa définitions ostensive puisque, après tout, une
définition ostensive, par exemple "ceci est appelé <rouge>", détermine la signification du mot
"rouge". 83 Il apparaît donc ici très clairement que Wittgenstein considère les définitions
ostensives comme l'unique manière, non verbale, de donner à l'élève certaines règles capitales
78Ibid., p. 218.
79L. Wittgenstein, Investigations Philosophiques, § 43
80C'est nous qui soulignons. (L. Wittgenstein, Le Cahier Bleu, p. 37 de l'éd. angl.
81Commenté le 27 mai 1932, p. 168
82L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, p. 68
83C'est nous qui soulignons dans la dernière phrase. Wittgenstein poursuit en signalant qu'en dehors de celles qui sont transmises à l'élève
dans une définition ostensive, d'autres règles sont nécessaires dans le langage. » L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, II, § 24
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régissant le mot à apprendre. Et l'énoncé qui reflète sans doute le mieux l'importance que
Wittgenstein accorde aux règles durant toute sa période intermédiaire est le suivant :
“Expliquer un mot comme “rouge” en montrant quelque chose du doigt ne donne qu'une seule
règle pour son usage et; dans les cas où l'on ne peut pas montrer du doigt, des règles d'un autre
sorte sont données”. Pour le dire autrement, toutes les règles donnent la signification; ou les
règles constituent la signification, mais n'en sont pas responsables. Ainsi, la signification est à
comprendre dans le sens wittgensteinien de “ne demandez pas la signification;
demandez ”l’emploi”; précepte qui, nous le savons fort bien, est devenu la référence d’un
style de philosopher sans aspiration à un fond théorique, par rapport à la conception frégéenne
qui fut élaborée par Wittgenstein, avec beaucoup de divergences dans son Tractatus.
En effet, dans la conception frégéenne, il faut savoir que chaque énoncé possède une
condition de vérité en raison de sa signification; et cela qu’il y ait ou non une méthode pour
établir sa valeur de vérité. Evidemment une telle conception suppose une philosophie réaliste,
au sein de la détermination de l’objet du savoir est indépendante de l’activité cognitive.
Dummett d’ailleurs a soutenu que ce réalisme attribue aux locuteurs une compréhension de la
signification de certains énoncés (ceux pour lesquels nous manquons d’une méthode en vue
d’établir leur valeur de vérité) qui dépasserait tout ce qu’ils pourraient manifester dans leur
comportement. Théorie qui va à l’encontre du principe formulé par Wittgenstein, selon lequel
la signification ne peut dépasser ce qui est manifeste dans l’usage du langage. Dummett
affirme pourtant que ce principe exige dans la conception frégéenne de la signification qu’on
remplace la notion de vérité par une notion explicitement épistémique (par exemple
l’évidence), ou du moins qu’on l’explique à partir d’une telle notion; ce qui implique un rejet
du réalisme84. Or, nous savons que la lutte dummetienne contre le réalisme se trouve inspirée
par Wittgenstein; bien qu’on ne puisse dire si Wittgenstein lui-même aurait accepté un tel
emploi de ses idées. Dans tous les cas, il nous faut insister sur le fait que dans la conception
wittgensteinienne la question de la signification doit être remplacée par celle de l’usage ou de
l’emploi d’un terme. En effet : « L’explication de la signification explique l’usage du mot » (p.
68). De plus, “la signification est comprise comme l’explication de la signification”85 d’une
part, et “l’explication de la signification explique l’usage du mot”86 d’autre part. Ainsi la
signification est comprise dans l’usage du mot. Autrement dit, si l’on doit effectivement
reconnaître que la signification est comprise dans l’usage du mot, dans la mesure où nous
usons d’un même terme, “beau” par exemple, en différents sens, sans doute la signification
sera-t-elle plurielle et par voie de conséquence en un certain sens insaisissable. Pourtant
l’auteur des Grammaire philosophique ajoute que : « L’explication d’une signification peut
supprimer toute divergence d’opinion quant à une signification. Elle peut éclaircir des
malentendus. / La compréhension dont il est question est un corrélât de l’explication.
“Explication de la signification d’un signe” : ce qu’on entend par ces mots, ce sont avant tout
84Ce vérificationnisme doit être distingué du positivisme logique. Quant à la question du réalisme, elle illustre bien la thèse de Dummett,
selon laquelle la philosophie du langage contient les fondements des autres parties de la philosophie, surtout la métaphysique.
85 Wittgenstein L., Grammaire philosophique, GALLIMARD, Paris, 1980, 295p., trad. par M.-A. Lescourret de Philosophische Grammatik,
R. Rhees ed., Oxford, 1969; et Philosophical Grammar, Basil Blackwell, Oxford, 1974, p. 68.
86Idem., p. 68.
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les autres règles de l’usage, les définitions. la distinction entre définition verbale et définition
ostensive donne une classification approximative de ces types d’explication. 87» Dès lors, il
nous faut rétablir une distinction entre la définition nominale qui explique le sens d’un mot, et
la définition ostensive qui ne donne pas les propriétés de ce qu’elle définit; mais présuppose
au moins (contrairement à une définition extensive qui donne une liste) qu’on puisse
reconnaître d’autres phénomènes que ceux que l’on représente lors de la définition.
Sans doute, la définition ostensive possède-t-elle des qualités certaines, notamment
lorsqu’il s’agit d’apprendre à un enfant tel ou tel terme particulier. En effet, 139. “Quand
quelqu’un me dit le mot “cube” par exemple, je sais ce qu’il signifie. Mais l’application totale
du mot peut-elle me venir à l’esprit quand je le comprends de la sorte?88
(...)
Qu’est-ce donc qui nous vient à l’esprit quand nous comprenons un mot? - N’est-ce
pas quelque chose comme une image? Est-ce que ce ne peut pas être une image?
Bien, supposons qu’une image se présente à votre esprit quand vous entendez le mot
“cube”, par exemple le dessin d’un cube. Dans quelle mesure cette image peut-elle
convenir ou ne pas convenir à l’application du mot “cube”? - Vous dites peut-être :
“C’est tout à fait simple; - si cette image m’apparaît et que je désigne un prisme
triangulaire, par ex, et que je dise que c’est un cube, alors le mot ne s’applique pas à
l’image” - mais ne lui convient-il pas? J’ai choisi à dessein l’exemple de telle sorte
qu’il soit très facile de se représenter une méthode de projection suivant laquelle
l’image conviendra en fin de compte. La compréhension d’un terme passe donc, du
moins tel que cela se donne à interpréter ici, par le recours à l’image mentale.
D’ailleurs, nous savons fort bien que : L’image du cube nous a suggéré une certaine
application, mais j’aurais pu l’appliquer d’une façon différente.
a) “je crois que le mot exact dans ce cas est...” Cela ne montre-t-il pas que la
signification d’un mot est un quelque chose qui nous vient à l’esprit, et qui est, pour
ainsi dire, l’image exacte que nous voulons appliquer ici? Supposons que je choisisse
entre les mots “imposant”, “plein de dignité”, “fier”, “vénérable” n’en est-il pas de
même que si je choisissais parmi des dessins dans un carton (à dessin)? - Non : le fait
qu’on parle du mot approprié ne révèle pas l’existence d’un quelque chose qui,
etc....89 (...)
b) Je vois une image; elle représente un vieil homme montant un sentier escarpé en
s’appuyant sur une canne. - Et comment cela? N’aurait-il pas pu donner l’impression
que, dans cette position, il glissait vers le bas de la route? Un Martien décrirait peut-
87L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, p. 69
88Bon, mais d’autre part, la signification du mot n’est-elle pas également déterminée par cette application? Et ces déterminations ne peuventelles pas dès lors se contredire? Est-ce que ce que nous saisissons d’un coup peut s’accorder avec l’emploi, lui convenir ou ne pas lui
convenir? Et comment ce qui nous est présent en un instant, ce qui nous vient à l’esprit en un instant peut-il convenir à une application?
89On tendrait plutôt à parler de ce quelque chose, du genre de l’image, pour la seule raison que l’on peut éprouver un mot comme approprié;
parce qu’on choisit souvent entre des mots comme entre des images similaires mais non identiques; parce que des images sont souvent
appliquées à la place des mots, ou pour illustrer des mots, etc.
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être l’image de cette façon. Je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi nous ne la
décrivons pas ainsi” (Recherches philosophiques, pp. 172-173).
Ainsi expliquer ce qu’est un cube, en pointant le doigt sur un cube, et dire “ceci est un
cube” suffit sans doute à rendre compte de ce en quoi consiste cet objet; mais le problème
semble déjà beaucoup plus délicat dès lors qu’il s’agit d’enseigner les couleurs. Certes : « On
dit que pour la couleur rouge, le signe primaire est un échantillon rouge, et que le mot est le
signe secondaire; car si je montre un échantillon rouge cela explique la signification du mot
“rouge”, etc., mais cela ne l’explique par si je dis “en allemand rot signifie la même chose due
“rouge”. Manifestement l’ostension directe apparaît comme le moyen exemplaire, voire
paradigmatique, pour fournir une explication aux mots; puisqu’elle procède en exhibant
directement, au moyen d’un doigt pointé, la chose représentée. Ainsi, on serait tenté de dire
que pour tous les mots du langage il doit, ou devrait, y avoir (si l’explication par la
représentativité est correcte), une semblable ostension directe. C’est-à-dire qu’à chaque mot,
considéré comme une sorte de “signe secondaire”, devrait correspondre un “signe primaire”;
de telle sorte qu’on pourrait même se croire autorisé à demander : « si dans notre langage il ne
devrait pas y avoir le signes primaires, tandis qu’on pourrait se passer des signes
secondaires. 90» Mais n’est-ce pas de cette façon précisément que j’explique à un Français la
signification du mot “rot”? Oui, mais seulement parce qu’il a appris la signification du mot
“rouge” grâce à une définition ostensive. Mais pour comprendre mon explication “rot = rouge”
doit-il avoir en tête cette définition (autrement elle n’est plus qu’une histoire) ou bien une
image de la couleur rouge? et devrait-il avoir cette image EN tête toutes les fois où nous
dirions qu’il emploie le mot “rouge” avec compréhension? (penser à l’ordre : “représente-toi
une tache rouge en forme de cercle”). Prise de position qui permet à Wittgenstein d'assigner
une fois de plus une place de choix aux définitions ostensives, dans la mesure où ce sont elles
qui transmettent à l'élève la règle à laquelle doit obéir le definiendum91. Wittgenstein pense
en effet qu'une définition ostensive réussie peut donner à son destinataire tout ou partie de la
règle qui définit l'usage du mot. C’est pourquoi notre auteur continue à souligner l'importance
des définitions ostensives, même après avoir commencé à soutenir que c'est l'usage d'un mot,
c’est-à-dire sa “grammaire” qui caractérise sa signification. De plus, si cet usage est régi par
une règle et si cette règle peut se transmettre à un élève dans une définition ostensive, cette
définition peut encore servir en tant que paradigme de la donation de signification. En un mot,
il s’agit là de la position de Wittgenstein durant sa période intermédiaire.
En effet des doutes croissants de la part de Wittgenstein à l’égard des définitions
ostensives se trouvent formulés en terme de règles ; notamment dans la mesure où la
« définition ostensive est utilisée dans plusieurs sens. la définition ostensive de "je" implique
une manière différente de montrer du doigt que la définition ostensive de "objet", bien que
l'on puisse montrer du doigt la même chose dans les deux cas. Une définition ostensive n'est
pas vraiment une définition. Une définition ostensive n'est qu'une règle pour l'usage d'un
90Grammaire philosophique, p. 88
91Cf. à ce propos le passage “Esthétique et isomorphie” (pp. 122-128) de l’article de R. Pouivet “l’esthétique est-elle exprimable” tiré de
Lire Goodman, L’éclat, Combas, 1992, p. 118.
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mot”92. Or, c'est ce second souffle des définitions ostensives qui permet de leur attribuer la
position prééminente des seules définitions non verbales qu'elles occupent tout au début du
Cahier bleu93. Mais adhérer à une telle méthode, qui n’est autre que l’ostension, reviendrait
en fait à imaginer au fondement de toutes nos pratiques de langage, un langage de gestes
primitifs. En effet : « Une fois encore : dans quels cas allons-nous dire “il comprend le mot
“bleu”? Eh bien, s’il choisit sur-le-champ l’objet bleu parmi les autres. ou si de façon crédible,
il dit qu’il pourrait choisir le bleu maintenant mais ne le veut pas (et nous remarquons peutêtre qu’à ce moment le croyons-nous simplement en fonction de son comportement antérieur.)
Mais lui, comment sait-il donc qu’il comprend le mot? C’est-à-dire dans quelles circonstances
va-t-il pouvoir le dire? parfois après un test quelconque, parfois même sans rien de tel. mais
plus tard, s’il s’avère qu’il ne peut l’employer, ne lui faudra-t-il pas reconnaître : “je me suis
trompé, en fait je ne l’ai pas compris”? Peut-il dans ce cas se défendre de dire qu’au moment
où il nous l’affirmait, il comprenait effectivement le mot, mais que par la suite la signification
lui a échappé? Mais quel critère (preuve) peut-il alléguer du fait qu’à ce moment il comprenait
le mot? - Il dit par exemple : 3A ce moment j’ai eu la couleur devant les yeux, mais
maintenant, je ne peux plus m’en souvenir”. Si cela implique qu’il a compris le mot, alors au
moment où il prétendait le comprendre, il le comprenait vraiment. Ou bien il dit : “je peux
seulement dire que j’ai déjà cent fois employé de mot” ou bien “je l’avais employé juste avant,
et pendant que je le disais, je pensais à cette circonstance”. Ce qu’on regarde comme
fondement d’une affirmation constitue le sens de cette affirmation. 94 » Texte qui fait
apparaître que comprendre un mot, consiste à avant tout à savoir l’utiliser 95 ; ou plus
exactement encore que la compréhension, suivant Wittgenstein et les pragmaticiens qui le
suivent, est une faculté, une capacité qui rend celui qui comprend en état de faire des choses
spécifiques. De plus, il nous faut insister sur le fait que cette connotation pratique de la
compréhension se trouve être à la base non seulement de la perspective pragmatique de la
philosophie du langage, mais aussi de la linguistique contemporaine96.
Enfin, répétons-le, même si on dispose d’un concept adéquat de compréhension, il sera
de toute nécessité en épistémologie des théories linguistiques, de délimiter conceptuellement
la compréhension à l’égard des notions concurrentes d’interprétation, de traduction et
d’explication. Nous sommes d’ailleurs incapables d’indiquer quoi que ce soit qui corresponde
à une image. En effet, si nous demandons : « Maintenant, qu’en est-il lorsque nous disons : “il
comprend le mot “bleu”, il a tout de suite pris la boule bleue parmi les autres”; pourtant il
nous dit : “je l’ai prise au hasard, je n’avais pas compris le mot”. Selon quel critère pouvait-il
92C'est nous qui soulignons. (Wittgenstein's lectures, Cambridge 1932-1935, p.45
93Plus tard les définitions ostensives perdent à nouveau leur position privilégiée; cette fois parce qu'elles perdent leur primauté par rapport
aux jeux de langage (et avec les règles qu'elles sont censées donner à l'élève). Mais avant que cela ne puisse se passer, Wittgenstein doit
développer une notion accomplie des jeux de langage et leur assigner le rôle que tiennent les définitions ostensives dans le Tractatus à savoir
de lier le langage et le monde.
94L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, p. 89, N°40 § 1
95Mais aussi savoir s’en passer, c’est-à-dire dire les choses autrement.
96 Toutefois, il n’est pas impossible que la tradition herméneutique, une fois délivrée de tout psychologisme, et la tradition analytique
postwittgensteinienne, une fois délivrée, totalement du rêve d’une langage idéal (formalisé, par exemple), puissent se retrouver autour d’un
concept de compréhension présupposant une communauté communicative comme principe négatif.
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dire qu’il n’avait pas compris le mot? Et maintenant, devons-nous le croire? Cela produit sur
la pensée une impression curieuse de se demander : “comment sais-je que je ne comprends
pas ce mot?” On pourrait dire : “je n’y associe rien, cela ne me dit rien, ce n’est qu’un son”.
Et pour comprendre ces déclarations il faut se remettre en tête ce qui se passe lorsqu’on
associe quelque chose avec le mot, grâce à une explication, le son devient signifiant dont on
peut faire quelque chose. 97» Faut-il alors en conclure à un pur hasard si après avoir demandé
à quelqu’un de nous apporter une boule bleue au milieu d’un tas de boules de couleurs
différentes, il rapporte effectivement une boule bleue ? Ou bien faut-il dire qu’à défaut de
comprendre le son “bleu”, il se soit comporté pour lui comme un signifiant ? « La notion de
signe, impliquant toujours en elle-même la distinction du signifié et du signifiant, fût-ce à la
limite, selon Saussure, comme les deux faces d’un seule et même feuille. Elle reste donc dans
les descendance de ce logocentrisme qui est aussi un phonocentrisme: proximité de la voix et
de l’être, de la voix et du sens de l’être, de la voix et de l’idéalité du sens”98. Sans doute il
nous faudra opter pour cette ultime et dernière acception, tout en n’omettant pas de noter que
si effectivement J. Derrida a raison, le plus important réside encore dans le fait qu’à un même
son il est possible de faire correspondre plusieurs signifiants; de telle sorte qu’il nous faut bien
admettre que même à propos de notre langage ordinaire cette condition, qui consiste dans la
compréhension universelle et absolue d’un terme, est impossible à remplir99.
Certes, nous pourrions être tentés de dire à l’issue de cette analyse que la pratique de
l’ostention, dès lors qu’on y recourt pour expliquer certains termes, offre une confirmation,
une preuve, de ce que l’explication du langage doit procéder dans tous les cas en faisant
comparaître la réalité extra-linguistique à laquelle il est supposé référer. Mais il ne nous
faudrait pas oublier que s'il est une prise distinctive de position qui caractérise la période
intermédiaire de Wittgenstein, c'est bien le rôle qu'il attribue aux règles dans l'usage et la
compréhension du langage. Ainsi, dans un premier temps, apprendre la signification d'un mot
consiste en l'acquisition d'une règle (ou d'un complexe de règles) régissant son usage; ce qui
contraste à la fois avec son ancienne conception selon laquelle on apprend la signification
d'un mot en saisissant une simple relation biplace et avec ses futures conceptions selon
lesquelles en apprenant une nouvelle signification, c'est la maîtrise d'une technique qu'on
acquiert, et non la connaissance d'une règle. Ensuite, Suivre une règle doit être considéré
comme un acte de mesurer. C’est mettre en fonction un système de mesure. Les critères de cet
acte de mesure sont publics et ils peuvent être corrigés. Enfin, il nous faut souligner une fois
de plus que le concept de Beau se trouve réfuté par Wittgenstein en raison des multiples
usages que nous en faisons. C’est d’ailleurs en cela que l’on peut établir un certain
rapprochement entre Platon et Wittgenstein. En effet, “chez l’un comme chez l’autre, les
exemples donnent chacun un sens particulier du beau. Mais si Platon veut en venir à l’idée
que le sens général du beau (le “beau tout court”) n’est pas donné par l’attribution du prédicat
beau à des particuliers; pour Wittgenstein, les particularisations du beau montrent qu’il n’y a
97L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, p. 89-90, N°40 § 2
98J. Derrida, De la Grammatologie, Minuit, Paris, 1967., p. 23.
99Et c’est peut-être à ce point qu’on commence à parler d’essence voilée, de type idéal et de corruption dans les phénomènes dont la
conformité avec le type idéal n’apparaît plus.
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pas de sens général du beau, pas de propriété commune qui subsume toutes les particularités.
On peut seulement noter une série de “ressemblances de famille”100. Quant à nous, il nous
semble plus juste de dire qu’il n’existe pas de raisons péremptoires permettant de faire
reconnaître la “beauté” ou la réussite d’une œuvre d’art. S’il est avéré que le beau est
inexprimable du seul fait qu’il est un “concept flou”.
100 L’analogie platonicienne est un mode intellectuel qui permet in fine d’atteindre l’entité beau que le discours ne peut tout juste
qu’approcher; l’analogie wittgensteinienne quant à elle se donne à interpréter comme un mode linguistique qui permet de décrire l’état dans
lequel existent à l’usage les éléments du langage. De plus, cela nous révèle (ou nous rappelle) qu’au départ, le philosophe grec demande
vraiment si telle chose, par exemple une vierge, est belle, tandis que le philosophe viennois se demande simplement ce que signifie
l’expression “un beau visage” - c’est-à-dire quel est l’usage de cette expression dans le langage”. D. Chateau, “Le statut du beau dans
l’esthétique analytique”, dans Le Beau aujourd’hui, Centre Georges Pompidou, p. 41.
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