Ludwig Wittgenstein: Le Retour à Cambridge 2
comme l’alcool l’est de la bière et du vin, et que par conséquent nous pourrions avoir
de la beauté pure, qui ne serait pas frelatée par quelque chose de beau.
(b) Une tendance enracinée dans nos formes d’expression usuelles conduit à
penser que l’homme qui a appris à comprendre un terme général, disons le terme
« feuille », en est par là même venu à posséder une sorte d’image générale (general
pictures) de feuille, par opposition aux images (pictures) de feuilles particulières.
Quand il a appris le sens du mot « feuille », on lui a montré différentes feuilles ; et lui
montrer ainsi ces feuilles particulières n’était qu’un moyen dont la fin était de
produire ―EN LUI‖ une idée dont nous imaginons qu’elle est une sorte d’image
générale (general image). Nous disons qu’il voit ce qui est commun à toutes ces
feuilles ; et cela est vrai si nous voulons dire qu’il peut, lorsqu’on le lui demande, nous
citer certains traits ou propriétés qu’elles ont en commun. Cependant, nous sommes
enclins à penser que l’idée générale d’une feuille est quelque chose comme une image
visuelle (visual image), mais qui ne contient que ce qui est commun à toute feuille
(photographie composite de Galton). Cela encore est lié à l’idée que le sens d’un mot
est une image (image), ou une chose corrélée à ce mot. (Cela veut dire, en gros, que
nous considérons les mots comme s’ils étaient tous des noms propres, et que nous
confondons alors le porteur d’un nom avec le sens du nom.)
(c) De même, l’idée que nous avons de ce qui a lieu lorsque nous saisissons
l’idée générale « feuille », « plante », etc. etc., est liée à la confusion entre un état
mental au sens de l’état d’un hypothétique mécanisme mental, et un état mental au
sens d’un état de conscience (mal de dent, etc.).
(d) Notre soif de généralité a une autre source importante : nous avons
toujours à l’esprit la méthode scientifique. Je veux dire cette méthode qui consiste à
réduire l’explication des phénomènes naturels au nombre le plus restreint possible de
lois naturelles primitives; et, en mathématiques, à unifier le traitement de différents
domaines par généralisation. Les philosophes ont constamment à l’esprit la méthode
scientifique, et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions, et d’y répondre,
à la manière de la science. Cette tendance est la source véritable de la métaphysique,
et elle mène le philosophe en pleine obscurité. Je tiens à dire ici que notre travail ne
peut en aucun cas consister à réduire une chose à une autre, ou à expliquer quelque
chose. La philosophie est vraiment ―purement descriptive‖. (Pensez à des questions
comme « Les sense data existent-ils ? », et demandez-vous : Quelle méthode y a-t-il
pour déterminer cela ? L’introspection ?)
Au lieu de « soif de généralité », j’aurais aussi bien pu dire « l’attitude
dédaigneuse à l’égard du cas particulier ». […] (p. 55-58).
* * *
Celui qui est philosophiquement perplexe voit une loi dans la manière dont on
utilise un mot, et lorsqu’il essaie d’appliquer cette loi systématiquement, il tombe sur
des cas où elle conduit à des résultats paradoxaux. Voici la manière dont se déroule
très souvent la discussion sur une énigme de ce genre : en premier lieu on pose la
question « Qu’est-ce que le temps ? » Cette question donne l’impression que ce que
nous voulons, c’est une définition. Nous pensons par erreur qu’il nous faut une
définition pour éliminer l’embarras (de même que, dans certains états d’indigestion,
nous ressentons une sorte de faim qui ne disparaît pas quand on mange). On répond
alors à la question par une mauvaise définition, par exemple : « Le temps est le
mouvement des corps célestes. » L’étape suivante consiste à voir que cette définition
n’est pas satisfaisante. Mais ceci veut simplement dire que nous n’utilisons pas le mot
« temps » comme synonyme de « mouvement des corps célestes ». Cependant, ayant