Ludwig Wittgenstein: Le Retour à Cambridge
Textes choisis
[1] « Conférence sur l’éthique » [1929], trad. par Élisabeth RIGAL, in Ludwig
Wittgenstein, Philosophica III, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 2001, p. 18-19.
[…] Eh bien, si nous sommes constamment tentés d’attribuer à certaines
expériences une qualité que nous nommons valeur, importance, absolue ou éthique,
cela montre simplement que, par ces mots, nous ne signifions rien d’absurde, qu’en
définitive, ce que nous visons, quand nous disons qu’une expérience a une valeur
absolue, est simplement un fait parmi d’autres, et que toute l’affaire se résume à ce
que nous ne sommes pas encore parvenus à trouver l’analyse logique de la
signification que nous donnons à nos expressions éthiques et religieuses. Mais, quand
je bute sur cette objection, je vois clairement et immédiatement, comme en un éclair,
non seulement qu’aucune des descriptions auxquelles je pourrais penser ne décrirait
vraiment ce que j’entends par valeur absolue, mais encore que je rejetterais toutes les
descriptions signifiantes que quiconque pourrait suggérer ab initio, en arguant de
leur sens. En d’autres termes, je vois maintenant que ces expressions absurdes ne
sont pas absurdes parce que je n’ai pas encore trouvé la manière correcte de les
exprimer, mais parce que leur essence même est d’être des non-sens. Car tout ce que
je voulais, en les mettant en avant, était précisément aller au-delà du monde, c’est-à-
dire au-delà du langage signifiant. Mon penchant, qui est aussi, à ce que je crois, celui
de tous les hommes qui ont jamais essayé d’écrire sur l’Éthique ou la religion, ou d’en
parler, était de buter contre les limites du langage. Buter ainsi contre les murs de
notre cage est entièrement, absolument, sans espoir. L’Éthique, pour autant qu’elle
provient du désir de dire quelque chose du sens ultime de la vie, du bien absolu, de la
valeur absolue, ne peut être une science. Ce qu’elle dit n’ajoute rien, en quelque sens
que ce soit, à notre savoir. Mais elle porte témoignage d’un penchant de l’esprit
humain que, pour ma part, je ne puis m’empêcher de respecter profondément et que
je ne ridiculiserais à aucun prix.
* * *
[2] Le Cahier bleu et le Cahier brun [1933-1934], trad. de l’anglais par Marc
GOLDBERG et Jérôme SACKUR, Paris, Gallimard, 1996.
Cette soif de généralité est la résultante de nombreuses tendances liées à des
confusions philosophiques particulières. II y a
(a) La tendance à chercher quelque chose de commun à toutes les entités que
nous subsumons communément sous un terme général. Nous avons tendance à
penser qu’il doit par exemple y avoir quelque chose de commun à tous les jeux, et que
cette propriété commune justifie que nous appliquions le terme général « jeu » à tous
les jeux ; alors qu’en fait les jeux forment une famille dont les membres ont des
ressemblances de famille. Certains d’entre eux ont le même nez, d’autres les mêmes
sourcils, et d’autres encore la même démarche ; et ces ressemblances se chevauchent.
L’idée qu’un concept général est une propriété commune à ses cas particuliers se
rattache à d’autres idées primitives et trop simples sur la structure du langage. Elle
est comparable à l’idée que les propriétés sont des ingrédients des choses qui ont ces
propriétés ; par exemple que la beauté est un ingrédient de toutes les belles choses,
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comme l’alcool l’est de la bière et du vin, et que par conséquent nous pourrions avoir
de la beauté pure, qui ne serait pas frelatée par quelque chose de beau.
(b) Une tendance enracinée dans nos formes d’expression usuelles conduit à
penser que l’homme qui a appris à comprendre un terme général, disons le terme
« feuille », en est par même venu à posséder une sorte d’image générale (general
pictures) de feuille, par opposition aux images (pictures) de feuilles particulières.
Quand il a appris le sens du mot « feuille », on lui a montré différentes feuilles ; et lui
montrer ainsi ces feuilles particulières n’était qu’un moyen dont la fin était de
produire EN LUI une idée dont nous imaginons qu’elle est une sorte d’image
générale (general image). Nous disons qu’il voit ce qui est commun à toutes ces
feuilles ; et cela est vrai si nous voulons dire qu’il peut, lorsqu’on le lui demande, nous
citer certains traits ou propriétés qu’elles ont en commun. Cependant, nous sommes
enclins à penser que l’idée générale d’une feuille est quelque chose comme une image
visuelle (visual image), mais qui ne contient que ce qui est commun à toute feuille
(photographie composite de Galton). Cela encore est là l’idée que le sens d’un mot
est une image (image), ou une chose corrélée à ce mot. (Cela veut dire, en gros, que
nous considérons les mots comme s’ils étaient tous des noms propres, et que nous
confondons alors le porteur d’un nom avec le sens du nom.)
(c) De même, l’idée que nous avons de ce qui a lieu lorsque nous saisissons
l’idée générale « feuille », « plante », etc. etc., est liée à la confusion entre un état
mental au sens de l’état d’un hypothétique mécanisme mental, et un état mental au
sens d’un état de conscience (mal de dent, etc.).
(d) Notre soif de généralité a une autre source importante : nous avons
toujours à l’esprit la méthode scientifique. Je veux dire cette méthode qui consiste à
réduire l’explication des phénomènes naturels au nombre le plus restreint possible de
lois naturelles primitives; et, en mathématiques, à unifier le traitement de différents
domaines par néralisation. Les philosophes ont constamment à l’esprit la méthode
scientifique, et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions, et d’y répondre,
à la manière de la science. Cette tendance est la source véritable de la métaphysique,
et elle mène le philosophe en pleine obscurité. Je tiens à dire ici que notre travail ne
peut en aucun cas consister à réduire une chose à une autre, ou à expliquer quelque
chose. La philosophie est vraiment ―purement descriptive‖. (Pensez à des questions
comme « Les sense data existent-ils ? », et demandez-vous : Quelle méthode y a-t-il
pour déterminer cela ? L’introspection ?)
Au lieu de « soif de généralité », j’aurais aussi bien pu dire « l’attitude
dédaigneuse à l’égard du cas particulier ». […] (p. 55-58).
* * *
Celui qui est philosophiquement perplexe voit une loi dans la manière dont on
utilise un mot, et lorsqu’il essaie d’appliquer cette loi systématiquement, il tombe sur
des cas elle conduit à des résultats paradoxaux. Voici la manière dont se déroule
très souvent la discussion sur une énigme de ce genre : en premier lieu on pose la
question « Qu’est-ce que le temps ? » Cette question donne l’impression que ce que
nous voulons, c’est une définition. Nous pensons par erreur qu’il nous faut une
définition pour éliminer l’embarras (de même que, dans certains états d’indigestion,
nous ressentons une sorte de faim qui ne disparaît pas quand on mange). On répond
alors à la question par une mauvaise définition, par exemple : « Le temps est le
mouvement des corps célestes. » L’étape suivante consiste à voir que cette définition
n’est pas satisfaisante. Mais ceci veut simplement dire que nous n’utilisons pas le mot
« temps » comme synonyme de « mouvement des corps célestes ». Cependant, ayant
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dit que la première définition est mauvaise, nous sommes maintenant tentés de
penser que nous devons la remplacer par une autre, la bonne définition.
Comparez ceci avec le cas de la définition du nombre. Ici, l’explication selon
laquelle un nombre est la même chose qu’un numéral satisfait cette première soif de
finition. Et il est très difficile de ne pas demander: « Eh bien, si ce n’est pas le
numéral, qu’est-ce que c’est ? »
La philosophie, selon notre utilisation du mot, est un combat contre la
fascination que des formes d’expression exercent sur nous.
Rappelez-vous que les mots ont précisément les sens que nous leur avons
donnés ; et nous leur donnons des sens grâce à des explications. Il se peut que j’aie
donné une finition d’un mot, et que je l’aie utili en conséquence, ou bien il se peut
que ceux qui m’ont appris l’utilisation du mot m’aient donné l’explication. Ou bien
peut-être que ce que nous voulons dire par explication d’un mot, c’est l’explication que,
sur demande, nous sommes en mesure de donner. Je veux dire, si nous sommes
effectivement en mesure d’en donner une ; car dans la plupart des cas, nous ne le
sommes pas. En ce sens, beaucoup de mots n’ont donc pas de sens strict. Mais il ne
s’agit pas d’un faut. Penser le contraire serait comme dire que la lumière de ma
lampe de travail n’a rien d’une ritable lumière, parce qu’elle n’a pas de frontière
nette.
Les philosophes parlent souvent de rechercher et d’analyser le sens des mots.
Mais n’oublions pas qu’un mot n’a pas un sens qui lui soit donné, pour ainsi dire par
une puissance indépendante de nous ; de sorte qu’il pourrait ainsi y avoir une sorte de
recherche scientifique sur ce que le mot veut ellement dire. Un mot a le sens que
quelqu’un lui a donné.
Certains mots ont plusieurs sens clairement définis. II est facile de dresser une
table de ces sens. Mais il y a des mots dont on pourrait dire : ils sont utilisés de mille
façons différentes que se fondent progressivement les unes dans les autres. II n’est pas
étonnant que pour l’utilisation de ces mots, on ne puisse dresser une table de règles
strictes.
II est faux de dire qu’en philosophie nous envisageons un langage idéal par
opposition à notre langage ordinaire. Car cela donne l’impression que nous
penserions pouvoir améliorer le langage ordinaire. Mais le langage ordinaire va très
bien. À chaque fois que nous fabriquons des ―langages idéaux‖, ce n’est pas pour les
substituer à notre langage ordinaire ; mais seulement pour éliminer un certain
embarras, produit dans l’esprit d’une personne du fait qu’elle pense être en
possession de la manière exacte d’utiliser un mot commun. (p. 70-71)
* * *
[3] Ludwig WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, trad. par Françoise
DASTUR, Maurice ÉLIE, Jean-Luc GAUTERO, Dominique JANICAUD et Élisabeth
RIGAL, Paris, Gallimard, 2005.
1. Augustin (Confessions, I, 8) : « Cum ipsi [majores homines] appellabant rem
aliquam, et cum secundum eam vocem corpus ad aliquid movebant, videbam, et
tenebam hoc ab eis vocari rem illam, quod sonabant, cum eam vellent ostendere.
Hoc autem eos velle ex motu corporis aperiebatur : tamquam verbis naturalibus
omnium gentium, quae fiunt vultu et nutu oculorum, ceterorumque membrorum
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actu, et sonitu vocis indicante affectionem animi in petendis, habendis, rejiciendis,
fugiendisve rebus. Ita verba in variis sententiis locis suis posita, et crebro audita,
quarum rerum signa essent, paulatim colligebam, measque jam voluntates, edomito
in eis signis ore, per haec enuntiabam1. »
Ce qui est dit là nous donne, me semble-t-il, une certaine image de l’essence du
langage humain, qui est la suivante : Les mots du langage dénomment des objets
les phrases sont des combinaisons de telles dénominations. C’est dans cette image du
langage que se trouve la source de l’idée que chaque mot a une signification. Cette
signification est corrélée au mot. Elle est l’objet dont le mot tient lieu.
Augustin ne parle pas d’une différence entre catégories de mots. Qui décrit
ainsi l’enseignement du langage pense d’abord, me semble-t-il, à des substantifs
comme « table », « chaise », « pain » et aux noms propres, ensuite seulement aux
noms de certaines activités et propriétés, et enfin aux autres catégories de mots
comme à quelque chose qui finira bien par se trouver.
* * *
11. Pense aux outils qui se trouvent dans une boîte à outils : marteau, tenailles,
scie, tournevis, mètre, pot de colle, colle, pointes et vis. Les fonctions de ces objets
diffèrent tout comme les fonctions des mots. (Et il y a des similitudes dans un cas
comme dans l’autre.)
Ce qui nous égare, il est vrai, est l’uniformité de l’apparence des mots lorsque
nous les entendons prononcer ou que nous les rencontrons écrits ou imprimés. Car
leur emploi ne nous apparaît pas si nettement. Surtout pas quand nous
philosophons !
* * *
19. On peut facilement se représenter un langage qui consiste seulement en ordres
et en constats faits lors dune bataille. Ou un langage qui consiste seulement en
questions et en une expression pour laffirmation et la négation. Et bien dautres
encore. Et se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie. []
* * *
23. Mais combien existe-t-il de catégories de phrases ? L’assertion, l’interrogation
et l’ordre peut-être ? Il y en a d’innombrables, il y a d’innombrables catégories
d’emplois différents de ce que nous nommons « signes », « mots », « phrases ». Et
cette diversité n’est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de
nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage pourrions-nous dire, voient
le jour, tandis que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli. (Les changements en
mathématiques pourraient nous donner une image approximative de cette
situation.)
L’expression « jeu de langage » doit ici faire ressortir que parler un langage fait
partie d’une activité, ou d’une forme de vie.
1 En latin dans le texte : « Quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu’ils se tournaient,
grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu’à cette chose correspondaient les
sons qu’ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer [ostendere]. Leurs volontés m’étaient
révélées par les gestes du corps, par ce langage naturel à tous les peuples que traduisent l’expression du
visage, le jeu du regard, les mouvements des membres et le son de la voix, et qui manifeste les
affections de l’âme lorsqu’elle désire, possède, rejette, ou fuit quelque chose. C’est ainsi qu’en entendant
les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j’ai peu à peu appris à comprendre de quelles
choses ils étaient les signes ; puis une fois ma bouche habituée à former ces signes, je me suis servi
d’eux pour exprimer mes propres volontés. »
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Représente-toi la diversité des jeux de langage à partir des exemples suivants,
et d’autres encore :
Donner des ordres, et agir d’après des ordres –
Décrire un objet en fonction de ce qu’on en voit, ou à partir de mesures que
l’on prend –
Produire un objet d’après une description (un dessin) –
Rapporter un événement
Faire des conjectures au sujet d’un événement –
Établir une hypothèse et l’examiner –
Représenter par des tableaux et des diagrammes les résultats d’une
expérience
Inventer une histoire ; et la lire
Faire du théâtre
Chanter des comptines
Résoudre des énigmes
Faire une plaisanterie ; la raconter
Résoudre un problème d’arithmétique appliquée –
Traduire d’une langue dans une autre –
Solliciter, remercier, jurer, saluer, prier.
Il est intéressant de comparer la diversité des outils du langage et de leurs modes
d’emploi, la diversité des catégories de mots et de phrases, à ce que les logiciens (y
compris l’auteur du Tractatus logico-philosophicus) ont dit de la structure du
langage.
* * *
43. Pour une large classe des cas il est utilisé mais non pour tous , le mot
« signification » peut être expliqué de la façon suivante : La signification d’un mot est
son emploi dans le langage. […]
* * *
66. Considère, par exemple, les processus que nous nommons ―jeux‖. Je veux dire
les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-
ils tous de commun ? Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous,
sans quoi ils ne s’appelleraient pas des ―jeux‖ » mais regarde s’il y a quelque chose
de commun à tous. Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu
verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je
viens de le dire : Ne pense pas, regarde plutôt ! Regarde les jeux de pions par
exemple, et leurs divers types de parentés. Passe ensuite aux jeux de cartes ; tu
trouveras bien des correspondances entre eux et les jeux de la première catégorie,
mais tu verras aussi que de nombreux traits communs aux premiers disparaissent,
tandis que d’autres apparaissent. Si nous passons ensuite aux jeux de balle, ils ont
encore bien des choses en commun avec les précédents, mais beaucoup d’autres se
perdent. Sont-ils tous “divertissants” ? Compare le jeu d’échecs au jeu de moulin. Y
a-t-il toujours un vainqueur et un vaincu, ou les joueurs y sont-ils toujours en
compétition ? Pense aux jeux de patience. Aux jeux de balle, on gagne ou on perd ;
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