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ouvrages de sociologie ne sont pas rares2. Enfin, Bourdieu voit en Flaubert un
analyste virtuose du champ du pouvoir (Bourdieu, 1992).
Proust, en revanche, était resté à l'écart de ce type d'entreprise. Les études
littéraires proustiennes, en mettant l'accent sur le caractère intimiste et la finesse
psychologique de la Recherche, ont ainsi longtemps présenté Proust comme un
auteur réfractaire à l'histoire et à la sociologie telle qu'elle s'est constituée avec
Durkheim3. Les sociologues de la littérature se réclamant du marxisme voyaient
dans cet auteur bourgeois fasciné par l'aristocratie une victime de l'idéologie de
sa classe sociale, et donc un très mauvais sociologue : il y a bien une vision du
monde social cohérente chez Proust mais elle est selon eux illusoire, idéologique
(Zima, 1973)4.
La première réhabilitation du flair sociologique de Proust est due à Vincent
Descombes (1987). Philosophe, il se donne comme objectif d'expliciter la
philosophie du roman de Proust. Mais cette entreprise le conduit à consacrer un
chapitre de son ouvrage à la sociologie du roman, qu'il rapproche de celle de
Durkheim, en affirmant que chez Proust “l'individualité historique […] doit être
décrite comme le produit d'un travail individuel, soutenu par les institutions, sur
un matériau collectif” (p. 19). Ce travail sur la sociologie de Proust est ensuite mis
au service d'une explicitation de la conception du sens de la vie véhiculée par la
Recherche, Descombes montrant que la vie sociale est un obstacle à la réalisation
de soi et justifie le projet qui est celui du narrateur à la fin du roman : l'écriture.
2 C'est ce que semblent attester les déclarations des candidats lors d'épreuves orales de lettres
du CAPES, de l'agrégation ou des concours d'entrée dans les Ecoles normales supérieures, si
l'on en croit certains examinateurs de ces épreuves.
3 Proust a souvent été présenté comme un admirateur de Tarde, par des auteurs qui voyaient
dans les mœurs de salon une illustration de la théorie de l'imitation.
4 Zima applique à La Recherche la “méthode structuraliste-génétique”, théorisée par Goldmann
(1964). Si Goldmann mentionne deux courants de pensée appliquant cette méthode, la
psychanalyse et le marxisme, sa préférence va sans aucun doute au deuxième : “dans la mesure
où la science est un effort pour dégager des relations nécessaires entre les phénomènes, les
tentatives de mettre en relation les œuvres culturelles avec les groupes sociaux en tant que
sujets créateurs s'avèrent - dans le niveau actuel de nos connaissances - beaucoup plus
opératoires que tous les essais de considérer l'individu comme le véritable sujet de la création.”
(ibid., p. 343-344) Pour Goldmann et Zima, il va de soi que ces “groupes sociaux” sont pour
l'essentiel les classes sociales. La “méthode structuraliste-génétique” consiste donc à chercher
dans l'œuvre une construction idéologique cohérente, exprimant la position sociale de l'auteur.
Appliquée à La Recherche, elle permet de conclure à une double illusion de son auteur, qui
rendrait compte de son incapacité à dépeindre les rapports sociaux de son temps : comme
bourgeois, il s'aliène en aspirant à pénêtrer les milieux aristocratiques ; de plus, ce désir est
illusoire parce que l'aristocratie a perdu toute importance sociale. La Recherche serait le roman
de cette quête doublement illusoire.