litterature, sociologie et sociologie de la litterature

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Florent Champy
CNRS – CESTA
Paru dans Revue française de sociologie
Volume. 41, 2000, n° 2, p. 345-3641,
Contact : champy@ehess.fr
LITTERATURE, SOCIOLOGIE ET SOCIOLOGIE DE LA
LITTERATURE
A propos de lectures sociologiques de A la Recherche du Temps perdu
Peut-on mettre en évidence une théorie sociologique sous-jacente à un texte
littéraire ? A partir de l'analyse de trois ouvrages récents proposant des interprétations
sociologiques de A la Recherche du Temps perdu, de Proust, l'auteur montre qu'une telle
entreprise aurait gagà être précédée d'une flexion sur l'écriture littéraire et l'écriture
sociologique ainsi que sur les visées de l'écrivain. Cet élargissement des préoccupations
de la recherche au romancier (en plus du texte), aurait paradoxalement montré l'intérêt
de prendre en compte les enseignements de l'analyse textuelle dans ses composantes
stylistique et narratologique, en empêchant de considérer le monde fictionnel proustien
comme une alité et le texte qui nous permet de le connaître comme un simple compte
rendu objectif.
Plusieurs ouvrages récents s'attachent à présenter Proust comme sociologue,
et à expliciter la théorie sociologique dont A la Recherche du Temps perdu serait une
traduction ou une illustration (Belloï, 1992 ; Bidou-Zachariasen, 1997 ; Dubois,
1997)1. Cette démarche, appliquée à un auteur de fiction, n'est pas nouvelle. Les
descriptions du monde social dues à Balzac, Flaubert et Zola ont été considérées
dès la fin du XIXe siècle comme indépassables, alors que, la légitimité de la
démarche sociologique ne s'étant pas encore imposée à tous dans l'université, il
apparaissait encore pleinement justifié à beaucoup de vouloir faire œuvre de
sociologue dans un roman (Lepenies, 1990). Aujourd'hui encore, les lecteurs non
sociologues qui considèrent que la lecture de ces auteurs dispense de celle des
1 Je tiens à remercier les membres du comité de rédaction de la Revue française de sociologie,
ainsi que Vincent Hecquet et Anne-Marie Thiesse, pour leurs conseils toujours avis sur la base
de versions antérieures de ce travail.
2
ouvrages de sociologie ne sont pas rares2. Enfin, Bourdieu voit en Flaubert un
analyste virtuose du champ du pouvoir (Bourdieu, 1992).
Proust, en revanche, était resté à l'écart de ce type d'entreprise. Les études
littéraires proustiennes, en mettant l'accent sur le caractère intimiste et la finesse
psychologique de la Recherche, ont ainsi longtemps présenté Proust comme un
auteur réfractaire à l'histoire et à la sociologie telle qu'elle s'est constituée avec
Durkheim3. Les sociologues de la littérature se réclamant du marxisme voyaient
dans cet auteur bourgeois fasciné par l'aristocratie une victime de l'idéologie de
sa classe sociale, et donc un très mauvais sociologue : il y a bien une vision du
monde social cohérente chez Proust mais elle est selon eux illusoire, idéologique
(Zima, 1973)4.
La première réhabilitation du flair sociologique de Proust est due à Vincent
Descombes (1987). Philosophe, il se donne comme objectif d'expliciter la
philosophie du roman de Proust. Mais cette entreprise le conduit à consacrer un
chapitre de son ouvrage à la sociologie du roman, qu'il rapproche de celle de
Durkheim, en affirmant que chez Proust “l'individualité historique […] doit être
décrite comme le produit d'un travail individuel, soutenu par les institutions, sur
un matériau collectif” (p. 19). Ce travail sur la sociologie de Proust est ensuite mis
au service d'une explicitation de la conception du sens de la vie véhiculée par la
Recherche, Descombes montrant que la vie sociale est un obstacle à la réalisation
de soi et justifie le projet qui est celui du narrateur à la fin du roman : l'écriture.
2 C'est ce que semblent attester les clarations des candidats lors d'épreuves orales de lettres
du CAPES, de l'agrégation ou des concours d'entrée dans les Ecoles normales supérieures, si
l'on en croit certains examinateurs de ces épreuves.
3 Proust a souvent éprésenté comme un admirateur de Tarde, par des auteurs qui voyaient
dans les mœurs de salon une illustration de la théorie de l'imitation.
4 Zima applique à La Recherche la méthode structuraliste-génétique”, théorisée par Goldmann
(1964). Si Goldmann mentionne deux courants de pensée appliquant cette thode, la
psychanalyse et le marxisme, sa préférence va sans aucun doute au deuxième : “dans la mesure
la science est un effort pour dégager des relations nécessaires entre les phénomènes, les
tentatives de mettre en relation les œuvres culturelles avec les groupes sociaux en tant que
sujets créateurs s'avèrent - dans le niveau actuel de nos connaissances - beaucoup plus
opératoires que tous les essais de considérer l'individu comme le ritable sujet de la création.”
(ibid., p. 343-344) Pour Goldmann et Zima, il va de soi que ces “groupes sociaux” sont pour
l'essentiel les classes sociales. La “méthode structuraliste-gétique” consiste donc à chercher
dans l'œuvre une construction idéologique cohérente, exprimant la position sociale de l'auteur.
Appliquée à La Recherche, elle permet de conclure à une double illusion de son auteur, qui
rendrait compte de son incapacité à dépeindre les rapports sociaux de son temps : comme
bourgeois, il s'aliène en aspirant à pénêtrer les milieux aristocratiques ; de plus, ce sir est
illusoire parce que l'aristocratie a perdu toute importance sociale. La Recherche serait le roman
de cette quête doublement illusoire.
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Les ouvrages de Belloï, de Dubois et de Bidou-Zachariasen sont les premiers
à proposer comme but en soi une lecture systématique de la représentation du
monde social sous-jacente à la Recherche. Cet intérêt pour Proust peut sans doute
s'expliquer par l'importance croissante prise par les études sur les élites sociales
en sociologie. Jusqu'à la fin des années 1980, cet objet était resté marginal. Les
travaux de Béatrix Le Wita (1988), Monique de Saint-Martin (1993) et Michel
Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989) ont sans doute contribué à permettre
que des sociologues s'intéressent à Proust.
Livio Belloï, Jacques Dubois et Catherine Bidou-Zachariasen convainquent
bien de la finesse du «sens social» dont Proust fait preuve, pour employer une
expression utilisée par Dubois : les lectures sociologiques de la Recherche
permettent en effet de mettre en valeur des scènes ou des événements dont le
caractère illustratif de comportements ou de mécanismes sociaux est réel, qu'il
s'agisse à un niveau micro-sociologique de la description des interactions qui se
déroulent notamment dans les salons aristocrates et bourgeois ou, macro-
sociologiquement, des rapports entre ces groupes sociaux et de leur évolution.
Ces travaux montrent cependant aussi les difficultés inhérentes à ce type de
démarche. Notamment, la comparaison de ces ouvrages et de textes plus anciens
fait apparaître la grande diversité des explicitations de la sociologie de Proust,
tour à tour présenté comme interactionniste (Belloï), annonciateur de Bourdieu
(Dubois), théoricien du changement social proche de Bourdieu et d'Elias (Bidou),
disciple de Tarde sceptique à l'égard de l'histoire pour les études proustiennes
plus anciennes (Henry, 1983)5, durkheimien enfin pour le philosophe Vincent
Descombes. Comment une œuvre, fût-elle littéraire, peut-elle véhiculer en même
temps des messages sociologiques difficilement conciliables dans des recherches,
notamment parce qu'ils reposent sur des conceptions de l'individu
antinomiques ? Quel est l'intérêt des interprétations sociologiques proposées, et
quels critères propres à ce type de projet peuvent être utilisés pour évaluer leur
pertinence respective ? Pour répondre à ces questions, nous commencerons par
présenter les travaux récents consacrés à expliciter la théorie sociologique
proustienne. Puis nous nous intéresserons aux différences entre l'écriture
sociologique et l'écriture littéraire, afin de montrer à quelles difficultés se heurte
5 Nous ne nous attarderons pas ici sur ces travaux, dont Catherine Bidou-Zachariasen propose
une critique convaincante (pp. 171-180). De plus, Belloï se situe explicitement dans leur
prolongement (voir pp. 62-63) et la critique que nous ferons de son ouvrage s'appliquerait
aisément à l'ensemble de ces travaux d'inspiration tardienne.
4
le projet de construction d'une sociologie à partir d'un texte de fiction et quelles
exigences un tel projet de sociologie du roman doit satisfaire pour respecter la
spécificité de son objet.
LES SOCIOLOGIES PROUSTIENNES
Un double choix, commun à Belloï, Bidou et Dubois, facilite la comparaison
des ouvrages de ces auteurs. Il s'agit tout d'abord, dans tous ces travaux,
d'étudier le monde proustien, c'est-à-dire l'univers social décrit dans la Recherche,
de façon immanente, sans référence aux déterminations extérieures, notamment
sociologiques ou psychanalytiques, qui pourraient permettre de rendre compte
de l'œuvre et des conditions de sa création. Toute référence à la vie de Proust est
ainsi bannie de ces ouvrages6, ce qui pose la question de la pertinence de ce type
d'approche, purement interne, de l'œuvre : en ne retenant que le texte comme
matériau, les auteurs glissent de l'analyse de la fiction à celle de ce qui est
considéré comme représentation objective du réel. Ils font ainsi l'économie d'une
réflexion dont nous verrons qu'elle est pourtant nécessaire sur le statut de
l'auteur de fiction et sur son rapport au réel, qu'il s'agisse de la société ou de la
sociologie de son temps.
Le deuxième choix permet de préciser le statut qui est implicitement assigné
à l'auteur, mais d'une façon qui accentue le problème. Ce choix consiste à
privilégier systématiquement le récit sur les éléments de discours théoriques
pourtant nombreux dans la Recherche. Pour les trois auteurs dont nous
présenterons systématiquement les travaux, la sociologie proustienne doit en
effet émerger de la description des personnages et de la narration, et non des
développements à visée explicitement théorique qui émaillent le texte.
Descombes a été un précurseur et un théoricien cohérent de cette posture, sans
pour autant résoudre toutes les difficultés qu'elle soulève. Il montre en effet que
Proust romancier est plus intéressant que Proust théoricien, qu'il s'agisse de
philosophie ou de sociologie : “La Recherche est un livre philosophiquement
instructif par les concepts que le romancier met en œuvre pour penser en
6 Cette marche est donc à l'oppo du sociologisme de Zima. C'est pourquoi Catherine Bidou
se permet une entorse à cette posture, quand elle critique le travail de Zima : il s'agit alors de se
situer sur le terrain de ce dernier pour montrer que même en acceptant de confronter la vie et
l'œuvre de Proust pour chercher une homologie entre la structure de l'œuvre et la structure
plus vaste de la vision du monde d'un groupe social particulier” auquel l'auteur appartient, son
interprétation de La Recherche ne convainc pas (voir Bidou, pp. 187-194).
5
romancier, pour bâtir son histoire” (p. 18) et il cite comme exemples de concepts
le prestige, le malentendu, la distinction, l'élection et l'exclusion. “Proust
théoricien est résolument hostile à toute compréhension sociologique de la vie
humaine. Proust romancier, pour construire ses personnages et ses épisodes,
montre un flair sociologique exceptionnel.” (p. 19)7 Ce choix présente l'intérêt
d'interdire la pure paraphrase d'un discours théorique, pour obliger à interroger
le récit lui-même et à réfléchir sur la portée générale qu'il peut avoir. Il donne aux
sociologues une entière liberté de reconstruire la sociologie de Proust comme ils
l'entendent. De plus, cette approche est compatible avec le point de vue des
études proustiennes, qui présentent Proust comme réfractaire au discours
sociologique : en mettant l'accent sur la narration et les descriptions et sur la
conception du social qu'elles véhiculent, les interprétations sociologiques de La
Recherche ne contredisent pas la critique de la pauvreté des discours théoriques
proustiens, mais la dépassent. Mais Proust apparaît alors à la fois comme
sociographe de génie et mauvais théoricien, sans que ce choix surprenant ne soit
justifié. Au sociologue, donc, de faire le travail de construction de la théorie.
Quelles sont les propositions des auteurs qui se sont livrés à cette entreprise ?
Proust interactionniste
La théorie la plus simple est celle de Belloï (1992), qui s'attache à analyser de
façon systématique les scènes de salons proustiennes à la lumière de concepts
empruntés à Goffman, présentés dans un lexique en fin de volume, et qui
permettent de mettre en évidence la structure des interactions. La “scène”
proustienne devient ainsi le lieu de la rencontre entre “équipes” structurées, au
sein desquelles Belloï identifie les rôles-clés, d'“équipier”, de “directeur de
représentation”, tenus par les personnages du roman. Belloï rend ainsi compte de
l'importance du paraître dans la Recherche. L'intérêt du rapprochement qu'il opère
entre Proust et Goffman est qu'il permet d'éclairer non seulement le déroulement
des interactions, mais leur enjeu. Comme Goffman, Belloï s'intéresse tout
particulièrement aux interactions manquées, aux dysphories, aux faux pas,
fréquents dans la Recherche, et qui jouent le rôle d'analyseur des règles de
l'interaction adéquate. Il montre par exemple avec quelle fréquence le corps est
7 Notamment, Descombes récuse que la Recherche soit la traduction romanesque des thèses
philosophiques présentées quelques années auparavant dans Contre Sainte-Beuve : si tel était le
cas, comme Proust lui-me le prétend, alors cette philosophie extrêmement naïve ne vaudrait
pas qu'on s'y arrête, nous dit Descombes.
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