L`évaluation sous tension : l`exemple des effets sur l`emploi des « 35

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L’évaluation sous tension : l’exemple des effets
sur l’emploi des « 35 heures »
Stéphane JUGNOT 1
L’évaluation des politiques publiques se développe à partir des années 1980 dans
un contexte de rigueur budgétaire croissante. Comment cette évaluation est-elle
censée s’articuler avec les processus de décision ? Quelle doit être la posture de
l’évaluateur ?
En se centrant sur l’évaluation des effets des « 35 heures » sur l’emploi, l’auteur
répond à ces questions en examinant tour à tour les différentes études produites,
leurs difficultés techniques, leurs limites, la posture des experts et la manière dont
ces études ont pu être instrumentalisées par le politique.
L
’évaluation des politiques publiques émerge comme une préoccupation de l’action publique à partir de la fin des années 1980. Le rapport
Deleau, issu d’un travail du Commissariat général du Plan en 1986, le rapport Viveret, commandé par Michel Rocard en 1989, puis la création du
Comité interministériel de l’évaluation et du conseil scientifique de l’évaluation en 1990, amorcent le mouvement. Les initiatives se succèdent, ainsi
que les réflexions sur la façon de définir l’évaluation, sur les méthodologies
à employer, sur les acteurs concernés et sur leurs positionnements respectifs (Corcuff, 1993). Faut-il observer de façon scientifique et neutre les
résultats atteints ou faut-il les contextualiser, soit en les mettant en relation
avec divers objectifs sociaux, soit, de façon plus restrictive, en les rapportant à leurs coûts ? L’évaluateur doit-il adopter une posture extérieure d’indépendance totale vis-à-vis des acteurs ? Doit-il, au contraire, les associer
à son travail ; en amont, pour tenir compte de la complexité des politiques
publiques, de la pluralité des points de vue et des objectifs ; en aval, pour
chercher à parvenir à un diagnostic partagé ?
1.Économiste, chercheur associé à l’IRES.
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LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
La contrainte budgétaire croissante stimule le mouvement qui s’associe
facilement aux discours de modernisation de l’État et de rationalisation des
dépenses. Les demandes européennes jouent également un rôle, notamment dans le cadre de la gestion des fonds structurels. Mais l’enchaînement
des rapports, des discours sur la méthode et des constructions institutionnelles ne signifie pas que l’évaluation des politiques publiques se systématise et qu’elle s’intègre réellement dans les processus de décision. Cet
enchaînement, dont la promotion des expérimentations sociales est l’un
des derniers exemples, suggère au contraire une maturation lente et difficile
des pratiques. Pour Barbier (2010), il faudrait même y voir une spécificité
française, caractérisée par l’absence d’un champ professionnel spécialisé
homogène et autonome, c’est-à-dire sans communauté professionnelle
identifiable, ni références professionnelles largement partagées. Le monopole des grands corps de l’État sur l’expertise contribuerait à cette situation
en ne favorisant pas de distinction claire entre cette pratique émergente
qu’ils préemptent, et leurs fonctions plus traditionnelles de contrôle, d’audit ou d’études. Dans ce paysage instable, la montée en puissance, depuis
le début des années 2000, de ceux que Barbier appelle les « économistes
d’État » contribuerait à une prééminence du raisonnement économique
néoclassique et des outils de la microéconomie qui « offre[nt] des réponses
réduites et simplifiées à de nombreuses interrogations des responsables politiques ». Le cas des « 35 heures » permet d’illustrer en partie ce propos.
En prévoyant l’établissement de bilans sur les conditions de mise en
œuvre et les effets de la réduction du temps de travail, la loi du 13 juin
1998, qui annonce la baisse prochaine de la durée légale du travail, et la loi
du 19 janvier 2000, qui fixe le cadre « définitif » de la nouvelle durée légale,
ont ouvert la voie à de multiples études, dont l’ampleur détonne au regard
du manque d’attention porté à d’autres politiques engageant également
beaucoup d’argent public, comme les allègements généraux de cotisations
sociales, les actions du service public de l’emploi ou, plus récemment, le
crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE).
De fait, cette importante activité analytique a été aux mains des experts
d’État puisque c’est la Direction de l’animation de la recherche, des études
et des statistiques (Dares), service statistique du ministère en charge de
l’Emploi, qui a d’abord joué un rôle central, en pilotant un programme
d’études et de productions statistiques variées. Ce sont notamment ses travaux qui font principalement référence dans le débat public pour ceux qui
défendent l’idée que les « 35 heures » ont créé des emplois, notamment
son évaluation de 350 000 emplois créés. Dans un second temps, Crépon,
Leclair et Roux ont conduit plusieurs analyses successives au sein du Centre
de recherche en économie et statistique (Crest), alors dépendant de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ces derniers
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L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
servent de principal point d’appui aux remises en cause des évaluations des
effets de la réduction du temps de travail sur l’emploi, au profit d’une promotion de dispositifs d’allègements généraux de cotisations sociales, plus
conforme à la doxa. Dans les deux cas, c’est l’outillage microéconomique
sur données longitudinales d’entreprises qui est mobilisé.
L’accent sera mis sur l’évaluation ex post des effets sur l’emploi des
« 35 heures » même si d’autres aspects ont fait l’objet de bilans et d’analyses ; d’une part, parce que la création d’emplois est l’objectif principal des
lois de 1998 et 2000 ; d’autre part, parce que cette évaluation a été et reste
au cœur des débats. Après quelques éléments de contextualisation historique et méthodologique (I), les travaux de la Dares et leurs limites seront
abordés (II). Les travaux de Crépon et alii seront ensuite présentés (III).
Une dernière partie replacera ces travaux sous le regard des politiques et
sur l’instrumentalisation qu’ils en font (IV). Toutefois, cette instrumentalisation n’est pas une relation unilatérale qui pourrait peser sur les praticiens
de l’évaluation car la responsabilité des chercheurs peut aussi être mise en
cause. En mettant trop en avant les limites techniques et méthodologiques
de leurs travaux, ils peuvent donner des raisons de rejeter des résultats qui
ne seraient pas satisfaisants. À l’inverse, ils peuvent aussi occulter leur cadre
hypothétique pour aboutir à des conclusions moins scientifiques que normatives, entrant alors dans le champ du politique.
I. L’effet des 35 heures sur l’emploi est le principal objectif
à évaluer
Si, après le passage de 40 à 39 heures hebdomadaires, la question du
temps de travail avait été abandonnée, elle émerge de nouveau dans la deuxième moitié des années 1990 dans un contexte de chômage de masse.
Il s’agit alors de stimuler la création d’emplois (I.1). Cet objectif conduit
à privilégier des dispositifs à géométrie variable : la baisse de la durée du
travail ne se fait ni de manière uniforme, ni de manière simultanée dans
toutes les entreprises (I.2). Ce contexte a conduit les économistes à des
choix méthodologiques particuliers pour conduire leurs évaluations, qui
privilégient les analyses microéconomiques sur données d’entreprises (I.3).
I.1. Baisser la durée légale du travail pour créer des emplois
La baisse de la durée légale du travail de 39 heures à 35 heures hebdomadaires à la fin des années 1990 constitue une nouvelle étape dans
une tendance séculaire à la réduction du temps de travail après la journée de repos hebdomadaire obligatoire en 1906, la journée de huit heures
en 1919, les 40 heures et deux semaines de congés payés en 1936… Alors
que la durée hebdomadaire effective du travail, largement supérieure à la
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LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
durée légale dans les années 1950, converge vers 40 heures à la fin des
années 1970, la question d’une nouvelle baisse de la durée légale s’inscrit à
l’agenda des partenaires sociaux, notamment sous l’impulsion de la CFDT,
relayée par certains courants du Parti socialiste. Le Gouvernement Barre
incite également aux discussions. Jusqu’aux années 1970, l’amélioration des
conditions de vie et la santé des travailleurs avaient été des arguments centraux mais désormais, l’argument de l’emploi émerge (Freyssinet, 1997 ;
Mathiot, 2001). En 1981, les « 35 heures » figurent parmi les « 110 propositions » de François Mitterrand. Le rapport introductif de l’ordonnance
du 16 janvier 1982, qui instaure les 39 heures et la cinquième semaine de
congés payés, rappelle l’objectif d’atteindre 35 heures en 1985 dans le but
« de lutter contre le chômage ; d’améliorer les conditions d’exercice des emplois ; de favoriser l’émergence d’une société où chacun maîtrisera mieux
l’utilisation de son temps ». Le tournant de la rigueur et la priorité donnée
aux discussions entre les partenaires sociaux, puis l’alternance législative,
interrompent le mouvement.
La réduction du temps de travail revient sur le devant de la scène au
milieu des années 1990, alors que le chômage atteint un niveau record, que
ni les politiques d’emploi ciblées, ni les allègements généraux de cotisations
sociales ne parviennent à contenir. Si les positions des syndicats de salariés
s’inscrivent dans la même lignée qu’auparavant, la création d’emplois devient l’argument principal du discours politique, d’autant que des accords
d’entreprises ont montré l’exemple en Allemagne (Volkswagen notamment). Précurseur, Gilles de Robien fait ainsi voter la loi du 11 juin 1996
« tendant à favoriser l’emploi par l’aménagement et la réduction conventionnels du temps de travail ». Un an plus tard, le Parti socialiste fait de la
généralisation des « 35 heures » le principal argument de son programme
économique aux élections législatives qu’il remporte.
En 1998, une première loi d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail, dite loi « Aubry 1 », est votée. Elle annonce la
baisse de la durée légale, à partir du 1er janvier 2000 pour les entreprises de
plus de 20 salariés et du 1er janvier 2002 pour les autres. Dès sa première
ligne, son exposé des motifs précise que : « Le présent projet de loi d’orientation et d’incitation à la réduction du temps de travail traduit la volonté
du Gouvernement de recourir à tous les moyens possibles pour réduire le
chômage, et en particulier la réduction du temps de travail. Une croissance
plus forte est, bien sûr, la priorité, pour obtenir des créations d’emplois.
Mais, même si celle-ci atteint ou dépasse les 3 % dans les années à venir,
elle ne suffira pas à réduire très fortement le chômage, tout du moins à
brève échéance. » Un an et demi plus tard, la loi du 19 janvier 2000 relative
à la réduction négociée du temps de travail, dite loi « Aubry 2 », fixe le cadre
« définitif » d’application des « 35 heures ».
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L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
Faire de l’emploi l’objectif principal de la baisse de la durée légale n’est
pas sans conséquence : il implique un débat et des choix sur les compensations à mettre en place pour que la baisse de la durée puisse permettre un
« partage de l’emploi ». Car pour cela, la baisse de la durée individuelle de
travail doit se combiner à des actions sur le coût du travail et sur la productivité. La réduction du temps de travail n’est donc pas, dans ce cas, séparable
de ses mesures d’accompagnement, certaines étant décidées centralement
par l’État, comme la mise en place d’aides financières spécifiques ; d’autres
devant être discutées à d’autres niveaux, par les partenaires sociaux, dans
un cadre plus ou moins contraint : maintenir ou non le niveau des salaires
mensuels, réorganiser les processus de travail, augmenter la durée d’utilisation des équipements… La négociation est donc également une dimension
importante, tant sur le plan théorique que sur le plan politique. La place
laissée ou non à la négociation collective fut d’ailleurs un enjeu important
dans le positionnement des différentes organisations syndicales de salariés,
comme dans le débat politique.
I.2. Une succession de dispositifs à géométrie variable
Contrairement aux baisses de la durée légale du travail antérieures, la
réduction du temps de travail ne s’est pas faite en même temps, ni de la
même manière, pour toutes les entreprises. Au contraire, plusieurs dispositifs législatifs se sont succédé, avec des contraintes et des contreparties
différentes, et avec une place plus ou moins grande laissée à la négociation.
Un dispositif incitatif précurseur de 1996 à 1998 : la loi « Robien »
La loi « Robien » propose, sur la base du volontariat, d’importantes
baisses de cotisations sociales patronales aux entreprises qui acceptent de
s’engager dans une forte baisse de la durée du travail en créant parallèlement des emplois en nombre conséquent. Pour bénéficier des allègements,
l’employeur doit s’engager à baisser la durée du travail d’au moins 10 %,
donc passer aux 35 heures hebdomadaires s’il était aux 39 heures. Il doit
aussi accroître ses effectifs dans les mêmes proportions pendant au moins
deux ans. En échange, il perçoit des aides proportionnelles à ses cotisations
sociales patronales pendant sept ans, correspondant à un allègement de
40 % la première année puis de 30 % les années suivantes. Les aides sont
majorées si la baisse de la durée du travail et les créations d’emplois sont
supérieures à 15 %. Un volet « défensif » est également proposé aux entreprises concernées par un plan social. Il restera très minoritaire en pratique.
Un dispositif incitatif expérimental de 1998 à 2000 : la loi « Aubry 1 »
La loi « Aubry 1 » annonce la baisse de la durée légale hebdomadaire à
35 heures. Elle met en place un dispositif incitatif pour encourager les entreprises à anticiper l’échéance. Ce dispositif incitatif reprend les grandes
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LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
lignes de la loi « Robien » : une baisse de la durée du travail hebdomadaire effective d’au moins 10 % et des engagements à créer des emplois
en contrepartie d’allègements de cotisations sociales ; une majoration des
aides dans certains cas ; l’existence d’un volet défensif. Les paramètres ne
sont cependant pas tout à fait les mêmes : le seuil minimum de création
d’emplois est abaissé à 6 % ; les allègements deviennent forfaitaires, par
salarié, et dégressifs sur cinq ans ; les aides sont majorées en cas de réduction du temps de travail d’au moins 15 %, avec des créations d’emplois d’au
moins 9 %. Les aides peuvent aussi être majorées si les créations d’emplois profitent aux jeunes, s’effectuent en CDI ou si l’entreprise est une
entreprise de « main-d’œuvre ». Les grandes entreprises nationales ne sont
pas « éligibles » aux aides. Comme le dispositif « Robien », le dispositif
« Aubry 1 » est incitatif mais le contexte différent ne donne pas le même
sens au volontariat puisque la loi « Aubry 1 » pose la baisse de la durée
légale comme un horizon certain pour tous dans un avenir proche.
Le dispositif normal « Aubry 2 »
La loi « Aubry 2 » fixe le nouveau cadre de la durée légale. En pratique,
elle précise les conditions de recours aux heures supplémentaires au-delà
de 35 heures, ainsi que les critères à respecter pour bénéficier d’une aide
structurelle pérenne. Pour les entreprises de 20 salariés et plus, elle ménage une transition qui permet aux entreprises qui souhaitent rester aux
39 heures de le rester encore quelques temps avec des surcoûts réduits. Le
contingent d’heures supplémentaires est ainsi fixé à 130 heures par salarié
et par an (il est moindre en cas d’accord de modulation). Toutefois, les
heures ne sont décomptées sur le contingent qu’à partir de la 38e heure
en 2000, la 37e en 2001, la 36e en 2002. Le durcissement est également
progressif pour la majoration des heures supplémentaires. En l’absence
d’accord négocié, la majoration se prend sous forme de repos compensateur. Sinon, elle peut prendre la forme d’un surplus de rémunération. Pour
les entreprises de moins de 20 salariés, la baisse de la durée est repoussée de
deux ans, conformément à l’annonce faite dès la loi « Aubry 1 ».
L’aide structurelle pérenne prend la forme d’un allégement unique de
cotisations sociales qui se substitue aux allégements généraux de cotisations
sociales mis en place à partir du début des années 1990. Elle comprend
une partie forfaitaire, d’un même montant pour tous les salariés quelle que
soit leur rémunération, ainsi qu’une partie dégressive, maximale au niveau
du salaire minimum (Smic) et nulle au-delà de 1,8 Smic. Les entreprises
qui restent aux 39 heures conservent les allégements généraux antérieurs,
moins favorables.
Pour pouvoir bénéficier de l’aide structurelle, les entreprises doivent
remplir deux conditions. Première condition, le passage aux 35 heures doit
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L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
être acté par un accord majoritaire ou un référendum auprès des salariés.
Ce passage n’implique pas nécessairement une baisse mécanique de 10 %
de la durée habituelle effective du travail parce que le mode de calcul des
heures travaillées peut être modifié à cette occasion, par exemple pour exclure des temps de pause auparavant inclus dans le temps de travail. Deuxième condition, le niveau de rémunération mensuel des salariés au niveau
du Smic ne doit pas diminuer lors du passage aux 35 heures. La loi ne
garantit le maintien des rémunérations que pour les bas salaires mais la
plupart des accords de réduction du temps de travail élargit cette garantie
à tous. La loi organise enfin une modération salariale en n’indexant pas
la garantie mensuelle de salaire sur le Smic mais seulement sur l’inflation,
alors que la revalorisation annuelle du Smic tient aussi compte de la hausse
du pouvoir d’achat du salaire moyen ouvrier. Ce principe de modération
aboutit mécaniquement à un salaire minimum à plusieurs vitesses, selon la
date de passage aux 35 heures ; la façon de sortir de ce système de « multiSmics » n’est pas réglée dans la loi « Aubry 2 », la question étant renvoyée
à une loi ultérieure, qui ne viendra qu’avec la loi « Fillon » de janvier 2003.
Des passages non aidés
Les grandes entreprises nationales, financées majoritairement par l’État,
ont été exclues des aides dès la mise en place des systèmes incitatifs (Électricité de France, Gaz de France, La Poste…). D’autres entreprises sont
également passées aux 35 heures sans demander à bénéficier des aides incitatives de la loi « Aubry 1 », ni des aides structurelles de la loi « Aubry 2 ».
Enfin, les aides ne concernent pas la fonction publique. Si les services de
l’État passent aux 35 heures, les salaires mensuels sont maintenus si bien
que la baisse de la durée de travail ne s’accompagne d’aucune création
d’emploi, générant des difficultés dans certains secteurs, notamment les
hôpitaux.
La succession des dispositifs dans le temps est à la fois une opportunité
et une difficulté pour les économistes qui souhaitent évaluer les effets de la
réduction du temps de travail sur l’emploi. Une opportunité, parce qu’elle
permet d’envisager, au moins pour les premières années, de comparer le
comportement des entreprises passées à 35 heures à celui des entreprises
restées à 39 heures. Une difficulté, parce que les entreprises qui ont fait le
choix de passer à 35 heures n’ont pas les mêmes caractéristiques que celles
qui ne l’ont pas fait. De même, les entreprises qui ont fait le choix de bénéficier des aides incitatives, avec des contraintes sur l’ampleur des créations
d’emplois et sur l’ampleur de la baisse de la durée n’ont pas, non plus,
les mêmes caractéristiques que celles qui ont préféré réduire la durée sans
bénéficier des dispositifs incitatifs. Les comparaisons ne sont donc pas évidentes à conduire. La diversité des situations doit être prise en compte dans
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LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
les travaux d’évaluation, qui ne peuvent faire comme s’il n’y avait qu’une
façon de réduire la durée du travail. Les analyses microéconomiques sur
données d’entreprises se sont ainsi trouvées au cœur des travaux d’évaluations ex post des effets emploi de la réduction du temps de travail.
I.3. Les analyses microéconomiques sur données d’entreprises
au cœur des évaluations ex post des effets emploi
Les aspects techniques ne doivent pas être négligés. Ce sont eux qui
conditionnent la faisabilité des travaux d’évaluation et la robustesse de
leurs résultats, quand ce ne sont pas les résultats eux-mêmes. Ils peuvent
aussi servir d’arguments pour rejeter des résultats qui déplaisent, avec plus
ou moins de bonne foi. Il est donc utile de ne pas laisser ces discussions
aux seuls économistes.
Brodaty et alii (2007) rappellent que le modèle causal de Rubin constitue
le cadre statistique le plus approprié pour évaluer les effets d’un dispositif
public en faveur de l’emploi, en l’absence d’une méthode expérimentale
pure difficilement envisageable en la matière. On pourra s’y reporter pour
une présentation pédagogique des méthodes, des conditions d’utilisation et
des limites. En schématisant, cette démarche suppose de disposer de données individuelles longitudinales pour comparer les trajectoires d’individus
bénéficiaires du dispositif de politique publique (ici des entreprises passées
aux 35 heures) à d’autres individus comparables qui n’en ont pas bénéficié
(ici les entreprises restées aux 39 heures). Les individus non bénéficiaires
sont alors utilisés comme témoins des évolutions qu’auraient connues les
individus passés par le dispositif en l’absence de celui-ci. Par comparaison,
il est alors possible d’estimer l’effet du dispositif.
Deux points sont essentiels à la mise en œuvre de cette démarche : la
disponibilité d’une population témoin et la capacité à définir des individus comparables. En d’autres termes, pour qu’elles puissent servir de référence, il faut d’abord suffisamment d’entreprises restées aux 39 heures ;
qu’elles ne soient pas trop spécifiques par rapport aux entreprises passées aux 35 heures et qu’elles n’aient pas évolué trop différemment de ce
qu’elles l’auraient fait sans les lois « Aubry ». De ce point de vue, le passage
progressif des entreprises aux 35 heures offre la possibilité d’échantillons
témoins : un salarié sur cinq était passé aux 35 heures fin 1999 dans le
champ concurrentiel non agricole, dont 30 % en dehors des dispositifs
incitatifs. Un an plus tard, c’était un peu moins d’un salarié sur deux ; deux
ans plus tard, fin 2001, c’était six salariés sur dix. Toutefois, les situations
sont très diverses selon les secteurs d’activité et les tailles d’entreprises.
Selon la Dares, en juin 2003, plus de la moitié des entreprises de 20 salariés avaient ainsi signé des accords de réduction du temps de travail. Elles
regroupaient les trois quarts des salariés travaillant dans des entreprises
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L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
de cette taille. Pour les entreprises de plus de 200 salariés, ces deux proportions étaient supérieures à huit sur dix. À l’opposé, pour les petites
entreprises de moins de 20 salariés, seulement un quart des salariés et un
cinquième des entreprises étaient aux 35 heures en juin 2003.
Concernant la comparabilité des entreprises, il faut tenir compte du fait
que les entreprises qui ont fait le choix de passer à 35 heures dans le cadre
d’un dispositif donné n’ont pas les mêmes caractéristiques que les entreprises restées aux 39 heures. Or certaines de ces caractéristiques peuvent
expliquer des différences dans l’évolution de l’emploi qui sont indépendantes et préexistantes au changement de la durée du travail. C’est ce que
l’on appelle des biais de sélection. Par exemple, le dynamisme de l’emploi,
comme le taux de passage aux 35 heures, diffère selon le secteur d’activité
et la taille des entreprises. Il faut donc en tenir compte pour effectuer une
comparaison pertinente et éviter d’imputer aux « 35 heures » ce qui résulte
de ces caractéristiques. La correction du biais de sélection suppose de choisir une méthode pour construire la comparaison. Dans les travaux présentés, elle s’appuie sur une équation de sélection, c’est-à-dire sur une modélisation de la probabilité de l’entreprise de passer ou non à 35 heures dans
un dispositif donné, compte tenu de ses caractéristiques. Cette modélisation pose donc la question des informations pertinentes qu’il faut utiliser,
sachant que certaines ne peuvent pas être utilisées faute d’être disponibles
dans les sources utilisées.
Les études multiples réalisées par la Dares s’inscrivent dans ce cadre.
C’est aussi le cas d’une partie des travaux réalisés par Crépon et alii. Mobilisant des sources différentes, des méthodes différentes et des variables de
caractérisation différentes, leurs résultats convergent. La convergence et
la cohérence des résultats obtenus dans ces différentes études constituent
d’une certaine manière un faisceau d’indices concordant qui leur donne
une certaine robustesse. Leurs résultats concluent à un surcroît de création
d’emplois dans les entreprises passées à 35 heures à moyen terme, surcroît
plus important dans le cas des dispositifs « Robien » et « Aubry 1 » que dans
le cas du dispositif « Aubry 2 » (tableau 1).
Les effets de bouclage macroéconomique constituent un angle mort
dans ces travaux d’évaluation, comme dans la plupart des travaux d’évaluation de quelque politique que ce soit. D’un côté, il faut financer les
aides, avec un impact possible sur la fiscalité supportée par les entreprises,
qu’elles soient passées à 35 heures ou non. De l’autre, si le dispositif crée
des emplois, il génère des ressources fiscales et sociales nouvelles, tout en
allégeant les dépenses sociales de soutien aux chômeurs. Ce problème se
pose évidemment avec d’autant plus d’acuité quand on cherche à évaluer
des effets sur un moyen terme qui laisse aux effets en retour le temps de
se déployer, et lorsque les politiques publiques concernées sont de grande
47
48
// : dispositif non étudié.
Crépon B., Leclair M.,
Roux S. (2004)
//
6,6 %
6 % à 7 %
Gubian A., Jugnot S.,
Lerais F., Passeron V.
(2004)
Fiole M., Roger M.
(2002)
6 % à 7 %
//
7,2 %
Dispositif
incitatif
« Robien »
Jugnot S. (2002)
Passeron V. (2002)
Fiole M.,
Passeron V.,
Roger M. (2000)
Référence
de l’étude
9,9 %
//
6 % à 7 %
6 % à 7 %
7,3 %
//
Dispositif
incitatif
« Aubry 1 »
3,9 %
//
3 %
//
//
//
Anticipatrice
« Aubry 2 »
4,9 %
//
//
//
//
//
Dispositif
général
« Aubry 2 »
Surplus d’emplois observés dans les entreprises à
35 heures par rapport aux entreprises restées à 39 heures
Secteur d’activité, taille
d’entreprise, structure
de la main-d’œuvre en 1997
DADS,
appariée
aux BRN
1997-2000
1993-1999
Secteur d’activité, effectifs,
productivité du travail,
productivité du capital,
coûts salariaux,
rentabilité financière
Unedic,
apparié
à Diane
3e trimestre 1996
au
3e trimestre 2001
4e trimestre 1996
au
4e trimestre 2001
Secteur d’activité,
taille d’entreprise
Enquêtes
Acemo
4e trimestre 1998
au
4e trimestre 2000
Secteur d’activité,
taille d’entreprise
Secteur d’activité,
taille d’entreprise
Enquêtes
Acemo
3e trimestre 1996
au
3e trimestre 1998
Période
couverte
Enquêtes
Acemo
Secteur d’activité, taille d’entreprise, proportion des effectifs
à temps partiel, évolution antérieure des effectifs, niveau
de salaire mensuel (2 tranches)
Variables utilisées pour
caractériser les entreprises
qui se ressemblent
(équation de sélection)
Enquêtes
Acemo
Sources
utilisées
Caractéristiques principales
de l’étude
Tableau 1. Les résultats des modèles d’appariement
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
ampleur. Pour cela, Brodaty et alii (2007) suggèrent de réserver les méthodes d’appariement aux dispositifs concernant une faible proportion de
la population car « dès lors que ces programmes ont une ampleur plus
importante, on ne peut ignorer l’existence d’effets sur l’équilibre général
du marché du travail ».
D’une certaine manière, ces méthodes d’appariement demeurent « descriptives ». Leur prétention n’est que de dire comment les entreprises
passées à 35 heures ont évolué par rapport aux autres, à caractéristiques
comparables. Elles ne proposent aucune explication sur les leviers qui
peuvent expliquer ces résultats. Elles ne disent rien des mécanismes en
œuvre. D’autres méthodes, dites « structurelles », qui mobilisent également
des données microéconomiques d’entreprises, tentent de répondre à ces
limites en s’appuyant sur une modélisation du comportement économique
des acteurs. L’autre partie des travaux réalisés par Crépon et alii (2004) s’inscrit dans ce deuxième cadre. Elle sert de point d’appui à ceux qui veulent
isoler dans les créations d’emplois constatées un effet qui serait imputable
aux seules aides. Elle ne résout cependant pas la question des effets de
bouclage macroéconomique.
II. Pour la Dares, 350 000 emplois créés… à court terme
La Dares a réalisé plusieurs évaluations des effets sur l’emploi de la
réduction du temps de travail en mettant en œuvre des modèles d’appariement. Elles aboutissent au chiffrage souvent repris dans les médias et
dans le débat public de 350 000 emplois créés sur la période 1998-2002.
Cette estimation se présente comme une estimation de « court terme »,
l’expression renvoyant ici au caractère daté de l’évaluation, de surcroît à
une date où celle-ci restait inachevée. Les travaux d’évaluation réalisés par
la Dares laissent ainsi explicitement hors champs deux points qui font partie du dispositif « Aubry » mais qui n’étaient pas encore mis en œuvre au
moment de la réalisation des évaluations : la convergence des garanties
mensuelles de rémunération et la généralisation aux petites entreprises. Or,
la convergence des garanties mensuelles de rémunération, mise en œuvre
par la loi « Fillon » de 2003, a entraîné une hausse du coût du travail. Quant
aux petites entreprises, si le législateur avait prévu un report, c’est qu’il avait
anticipé une plus grande difficulté à gérer leur transition. Comme la nouvelle majorité parlementaire amorce la déconstruction des « 35 heures »,
renouveler les analyses pour estimer les effets des lois « Aubry » avec plus
de recul devient plus délicat. Sans cela, l’exercice n’aurait pas été forcément
plus aisé, le nombre d’entreprises « témoin » diminuant avec le temps. On
atteint ici une des limites des évaluations sur données individuelles d’entreprises et plus particulièrement des méthodes d’appariement.
49
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
Avant de les présenter et d’aborder leurs limites méthodologiques, il
faut souligner que les évaluations des effets sur l’emploi s’inscrivent dans
un ensemble de travaux multiples que la Dares a conduit en tant que service statistique du ministère en charge de l’Emploi, pour alimenter le débat public, les besoins du cabinet mais aussi les bilans prévus par les lois
« Aubry » (encadré 1).
Encadré 1
La pluralité des travaux engagés par la Dares
La Dares a engagé des travaux nombreux et variés pour préparer l’évaluation
des « 35 heures ». D’abord, il y a eu des évaluations ex ante, principalement
basées sur des modèles macroéconomiques, qui ont montré que l’ampleur
des effets sur l’emploi dépendait des conditions de mise en œuvre de la
réduction du temps de travail et d’hypothèses relatives au fonctionnement
du marché du travail et du marché des biens. Des formulaires administratifs
spécifiques ont ensuite été mis en place et traités statistiquement pour suivre
la montée en charge des différents dispositifs et repérer les entreprises
concernées : accords de réduction du temps de travail déposés, conventions
signées dans le cadre des dispositifs « Robien » et « Aubry 1 », déclarations
effectuées pour bénéficier des allégements « Aubry 2 ». Quatre enquêtes
statistiques ont été réalisées auprès des chefs d’entreprise pour connaître
leurs stratégies vis-à-vis des « 35 heures » et les conditions de mise en
œuvre de la réduction du temps de travail pour les entreprises concernées :
l’enquête « Stratégies des entreprises face à la RTT » au printemps 1999 ;
l’enquête « Projets, attitudes, stratégies et accords liés à la généralisation
des 35 heures (Passage) », fin 2000-début 2001 ; l’enquête « Modalités de
passage aux 35 heures en 2000 », au premier trimestre 2001 et l’enquête
« Modalités de passage aux 35 heures dans les TPE », début 2003. Une
enquête auprès de salariés concernés par la réduction du temps de travail
a également été réalisée pour aborder les conditions de mise en œuvre de
la réduction du temps de travail dans leur entreprise et les répercussions
éventuelles sur leurs conditions de vie : l’enquête « RTT et Modes de vie »,
collectée entre novembre 2000 et janvier 2001.
Réalisés tant par ses moyens propres que dans le cadre de marchés avec
des chercheurs externes, ces travaux apportent des éclairages croisés sur la
mise en œuvre des « 35 heures ». Ce faisant, ils permettent de contextualiser
les évaluations des effets sur l’emploi en montrant comment, dans des situations très diverses, différents leviers ont été mobilisés ou non : nature des
aménagements du temps de travail, ampleur de la baisse réelle de la durée
travaillée, ampleur des réorganisations, évolution de la durée d’utilisation des
équipements, etc. 1. Ils apportent donc des informations sur des paramètres
centraux dans la perspective d’une réduction du temps de travail créatrice
d’emplois.
1. Les résultats de ces travaux sont disponibles dans les publications de la Dares. Le numéro
spécial qu’Économie et Statistique a consacré aux « 35 heures » en fournit également des synthèses (n° 376-377, 2004).
50
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
II.1. Les estimations des effets des « 35 heures » sur l’emploi
à partir de modèles d’appariement
Les formulaires administratifs ad hoc mis en place avec les différents
dispositifs successifs contenaient des informations sur les emplois créés ou
sauvegardés. Ces informations déclaratives, effectuées de surcroît avant la
mise en œuvre effective de la réduction du temps de travail, ne permettent
pas d’évaluer les effets réels des « 35 heures » sur l’emploi. Pour y arriver, la Dares a donc mis en œuvre des études spécifiques, en utilisant les
modèles d’appariement déjà évoqués. Elle les a conduites d’abord sur le
dispositif « Robien », puis sur les dispositifs « Aubry 1 » et « Aubry 2 », au
fur et à mesure que les données nécessaires devenaient disponibles et qu’il
existait un minimum de recul.
L’enquête sur les conditions d’emploi de la main-d’œuvre (Acemo) a
été privilégiée. Collectée trimestriellement par la Dares auprès d’un échantillon d’établissements de 10 salariés ou plus, cette enquête est réalisée pour
suivre l’évolution du salaire horaire de base ouvrier nécessaire pour calculer
la revalorisation du Smic. Chaque trimestre, de 20 000 à 30 000 entités,
établissements ou entreprises, répondent à cette enquête. Des sources d’informations administratives, comme les déclarations annuelles de données
sociales (DADS), fournissent des effectifs salariés exhaustivement, pour
tous les établissements et entreprises, mais ces sources statistiques sont
disponibles beaucoup moins rapidement que l’enquête Acemo.
Parce qu’elle est trimestrielle, l’enquête Acemo permettait également
d’approcher la date de réduction du temps de travail de chaque établissement
plus précisément qu’avec une source annuelle. Elle présentait aussi l’intérêt
de fournir plusieurs informations utiles pour évaluer les effets de la réduction du temps de travail : l’emploi (effectifs totaux, effectifs à temps partiel,
en intérim), la durée du travail (durée habituelle du travail de catégories de
postes) et les rémunérations 2. La disponibilité de la durée du travail était en
particulier nécessaire pour constituer les échantillons témoin parce que des
entreprises pouvaient passer aux 35 heures sans demander à bénéficier des
aides. Dans ce cas, elles n’étaient pas repérables dans les remontées administratives sur les accords de réduction du temps de travail. En rapprochant
ces remontées administratives avec l’enquête Acemo, il était ainsi possible de
répartir les établissements et entreprises affichant une réduction du temps de
travail entre les différents cadres possibles de réduction du temps de travail :
« Robien », « Aubry 1 », « Aubry 2 », « Non aidés ».
Fiole et alii (2000) proposent ainsi une première évaluation ex post des
effets sur l’emploi du passage aux 35 heures pour le dispositif « Robien ».
2.La méthodologie utilisée pour évaluer les effets sur l’emploi des « 35 heures » a donc été déclinée
pour voir l’effet de la réduction du temps de travail sur la précarité des emplois et sur l’évolution
des salaires. C’est ainsi que l’existence d’une modération salariale dans les entreprises passées
aux « 35 heures » a été mise en évidence et que son ampleur a pu être estimée.
51
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
L’équation de sélection utilisée dans la première phase pour modéliser la
probabilité d’entrer dans le dispositif utilise comme variables explicatives
le secteur d’activité agrégé (9 secteurs), la taille, la proportion des effectifs à
temps partiel en quelques tranches, l’évolution antérieure des effectifs et le
niveau du salaire mensuel. Sur plus de 2 800 unités présentes dans le fichier
des conventions « Robien », l’étude n’est conduite que sur 350 à 410 unités
du fait des pertes liées aux difficultés à retrouver toutes les entreprises dans
tous les fichiers utilisés, ce qui illustre la forte attrition que les rapprochements de fichiers induisent. L’estimation aboutit à un surcroît de croissance
de l’emploi dans les entreprises « Robien » de 7,2 % entre le troisième trimestre 1996 et le troisième trimestre 1998. L’estimateur naïf, obtenu par
simple comparaison des entreprises entrées dans le dispositif aux autres,
sans tenir compte des biais de sélection, s’établit à 11,1 %.
Cette première étude a ensuite été renouvelée de façon régulière par
la Dares, en intégrant au fur et à mesure plus de recul temporel, puis les
nouveaux dispositifs « Aubry ». Elle a été déclinée avec une méthodologie simplifiée, sans recourir à une modélisation économétrique explicite de
l’équation de sélection. Partant de la répartition des entreprises passées aux
35 heures dans les différents dispositifs ou sans aucune aide, selon la taille
d’entreprises et le secteur d’activité, ces études comparent l’évolution de
l’emploi observée dans ces entreprises à l’évolution qu’elles auraient connu
si elles avaient évolué comme les entreprises de taille et secteur comparables restées aux 39 heures. Le calcul est effectué trimestre par trimestre,
à partir des entreprises présentes dans les deux enquêtes trimestrielles Acemo successives concernées. Les évolutions sont ensuite chaînées. L’effet
calculé est ensuite corrigé du différentiel de dynamisme antérieur.
Pour le dispositif incitatif « Aubry 1 », Passeron (2002) aboutit ainsi à un
effet de 10,6 %, avant correction de la dynamique antérieure et 7,3 % après
correction, pour la période allant du quatrième trimestre 1998 au quatrième
trimestre 2000. La même méthode appliquée au dispositif « Robien » aboutit avec plus de recul au même ordre de grandeur. Jugnot (2002) renouvelle
l’exercice pour l’évolution de l’emploi entre le troisième trimestre 1996 et le
troisième trimestre 2001. Il conclut à un surplus de créations d’emplois de
6 % à 7 % pour les entreprises aidées dans le cadre du dispositif « Robien »,
comme du dispositif « Aubry 1 ». Sur la même période, le surplus d’emplois
est moitié moindre pour les entreprises passées aux 35 heures dans le cadre
« Aubry 2 » (Bunel, Jugnot, 2003).
S’intéressant au seul dispositif « Robien », Fiole et Roger (2002) préfèrent utiliser les statistiques annuelles de l’Unedic sur l’emploi salarié plutôt que l’enquête Acemo. Ces statistiques annuelles ont l’avantage d’être exhaustives mais elles ne proposent pas d’information sur les rémunérations,
52
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
ni sur la durée du travail 3. Les auteures utilisent également le panel Diane.
Constitué à partir des bilans comptables des entreprises, ce panel permet
de disposer d’informations de nature financière. Le rapprochement des
deux bases de données permet donc de renouveler les analyses précédentes
sur des données différentes, en prenant en compte de nouvelles informations pour définir les entreprises comparables, en particulier des indicateurs
financiers, absents des précédentes études. L’équation de sélection retient
ainsi la taille d’entreprises et le secteur d’activité parmi les caractéristiques
observables, mais elle examine aussi la productivité du travail, la productivité du capital, les coûts salariaux et la rentabilité financière.
L’effet sur l’emploi du dispositif « Robien » est estimé à 6 % en corrigeant des biais de sélection, le différentiel « naïf » de croissance de l’emploi
entre les entreprises passées par le dispositif et les autres étant estimé à
environ 8 %. L’équation de sélection montre que les entreprises entrées
dans le dispositif « Robien » étaient en moyenne en meilleure situation
financière et plus dynamiques. Elle montre aussi que le secteur d’activité
et la taille d’entreprises sont les informations les plus déterminantes pour
expliquer l’entrée dans le dispositif. Ce faisant, elle conforte les évaluations
effectuées à partir des enquêtes Acemo, qui s’appuient essentiellement sur
ces deux variables de caractérisation.
Ces analyses microéconomiques permettent d’estimer le surplus d’emplois moyen observé pour les entreprises passées aux 35 heures dans les
différents dispositifs successifs. Sous certaines hypothèses, présentées et
discutées par les auteurs dans leurs articles, il est alors possible de proposer
une estimation globale des effets sur l’emploi de la réduction du temps de
travail en appliquant ces taux moyens calculés au niveau des entreprises
aux effectifs des entreprises concernées par les différents dispositifs. C’est
ainsi que la Dares aboutit à son estimation de 350 000 emplois créés par
les « 35 heures », sur le champ des entreprises du secteur privé pour la
période 1998-2002 (Jugnot, 2002 ; Gubian et al., 2004).
C’est aussi avec cette méthode que la Dares fournit le chiffre de
265 000 emplois créés entre juin 1996 et décembre 2000 qui figure dans le
rapport Rouilleault de juin 2001(Commissariat général du Plan, 2001), puis
le chiffre de 300 000 emplois créés entre 1997 et 2001 dans le rapport remis
par le Gouvernement au Parlement en septembre 2002.
II.2. Les limites méthodologiques
Ces méthodes rencontrent des limites de plusieurs ordres. Les premières,
très générales, portent sur la disponibilité des informations pertinentes
dans les sources disponibles, sur la taille des échantillons ou sur l’attrition
3.L’absence d’information sur la durée habituelle du travail dans l’entreprise oblige les auteures à
proposer des variantes pour constituer l’échantillon témoin.
53
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
qui accompagne tout rapprochement de fichiers. En arrière-plan, les enjeux
concernent la capacité à traiter correctement des biais de sélection, la robustesse des analyses tirées à partir des informations disponibles, tant sous
l’angle de la précision des résultats que des biais possibles. Les deux autres
limites sont spécifiques à l’évaluation des « 35 heures ». Premièrement, il
faut rappeler que les accords de réduction du temps de travail pouvaient
être signés à différents niveaux (entreprise ou établissement). L’utilisation
des sources statistiques usuelles, calées selon les cas sur les établissements
ou sur les entreprises, s’en trouve compliquée. Deuxièmement, l’hypothèse
faite que le secteur d’activité et la taille d’entreprise rendent bien compte des
processus de sélection est essentielle pour obtenir, avec des enquêtes pauvres
en informations de caractérisation des entreprises, des résultats cohérents
avec des bases de données plus riches en informations mais disponibles plus
tardivement. L’absence de variables de contexte, relatives par exemple à l’opinion de l’employeur ou à la présence syndicale, qui ont pourtant joué un rôle
sur la propension à entrer dans tel ou tel dispositif, reste toutefois une limite.
Elle souligne l’intérêt d’articuler des sources existantes et des enquêtes ad hoc
dans les exercices d’évaluation, au moins pour documenter cette situation.
Savoir si les entreprises restées aux 39 heures sont des « bons témoins »
de l’évolution que les entreprises passées aux 35 heures auraient connue
en l’absence de réforme est une question plus fondamentale puisque cette
hypothèse est une condition nécessaire à la mise en œuvre des méthodes
d’appariement. Elle comporte deux aspects : les entreprises restées aux
39 heures ont-elles des caractéristiques spécifiques qui ne les rendraient
pas comparables aux entreprises passées aux 35 heures, d’une part ? Les
entreprises restées aux 39 heures ont-elles évolué comme elles l’auraient
fait s’il n’y avait pas eu les lois « Aubry », d’autre part ? Pour plusieurs
raisons, qui ne seront pas détaillées ici, cette hypothèse semble réaliste au
moins jusqu’à une certaine date (Jugnot, 2013 ; Gubian et al., 2004). De ce
fait, les évaluations réalisées sont datées. Gubian et alii (2004) parlent ainsi
d’une estimation des effets de « court terme » qui ne dit rien des effets de
long terme, même si l’analyse des conditions, équilibrées ou non, du financement du passage aux 35 heures peut apporter des informations sur le
caractère soutenable de la réforme dans le long terme.
Ces différents aspects montrent que l’évaluateur travaille sous des
contraintes techniques fortes. Il doit faire avec les sources à sa disposition, qui
comportent ou non les informations pertinentes qu’il souhaiterait. Il doit arbitrer entre le délai de mise à disposition des résultats de ses travaux, la richesse
des données mobilisées, le degré de détail de l’analyse. Même lorsqu’il met en
œuvre une méthodologie qui se veut « descriptive », il doit se faire une idée
des mécanismes économiques en jeu, par exemple ici pour garantir que les
entreprises « témoin » ne sont pas trop spécifiques. Une part de sa subjectivité
54
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
est également présente lorsqu’il choisit ses sources, ses variables de contrôle,
le degré de détail de ces variables, le champ des entreprises étudiées, les entreprises « témoin », la période d’observation retenue… L’évaluateur est alors sur
une ligne de crête. Il peut choisir d’occulter cette part de subjectivité au risque
d’ouvrir la porte à des controverses entre spécialistes qui laissent à l’écart les
utilisateurs non spécialistes. Il peut aussi faire le choix inverse de la pédagogie,
au risque que les limites invoquées servent d’argument à ceux qui ne seraient
pas satisfaits des résultats de l’évaluation pour les rejeter.
III. La tentation des « économistes dominants » :
condamner les « 35 heures » à tout prix
L’introduction du discours normatif dans le discours scientifique est un
autre risque des travaux d’évaluation souligné par Barbier (2010). Il peut
fragiliser la frontière entre le champ scientifique et le champ politique. De
ce point de vue, ceux qui recourent à une modélisation du comportement
des agents sont particulièrement exposés tant le champ des résultats possibles est contraint par les choix de modélisation initiaux, l’impératif de
calculabilité obligeant par ailleurs à des simplifications nombreuses. Là
encore, l’évaluateur peut choisir entre la pédagogie et l’occultation, sous
réserve qu’il soit conscient des limites de sa discipline et qu’il se positionne
comme observateur plutôt qu’en prescripteur de normes de politiques
publiques. Ce risque normatif oblige ainsi à prêter attention au positionnement de l’évaluateur parmi les différentes écoles de pensée en complément
de son statut auquel renvoie la notion d’« économiste d’État ». L’évaluation
ex post des « 35 heures » souligne l’importance de cette nuance : bien que
les travaux de la Dares aient fait l’objet de publications dans des revues de
référence comme Économie et Statistique ou la Revue économique, ils furent rapidement contestés par les économistes que nous désignons ensuite sous le
terme d’« économistes dominants » parce qu’ils s’inscrivent dans les grilles
de lecture de l’école de pensée néoclassique actuellement dominante. Leur
contestation consiste moins en une mise en avant des limites méthodologiques des travaux de la Dares qu’en un déni de leur existence, au profit
d’une partie des travaux réalisés au Crest par Crépon et alii. Pour les « économistes dominants », les résultats de ces derniers présentent l’intérêt d’être
compatibles avec une promotion des politiques d’allègements généraux de
cotisations sociales, politiques plus conformes à la doxa néoclassique que la
politique d’aménagement et de réduction du temps de travail.
III.1. Le déni des « économistes dominants »
Le rapport qu’Artus et alii rédigent en 2007 au Conseil d’analyse économique, sous le titre Temps de travail, revenu et emploi, est symptomatique de
55
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
ce déni. Dans son introduction, de Boissieu souligne d’emblée qu’« aucune
étude empirique ne permet de préciser qu’une réduction autoritaire de la
durée du travail pourrait accroître l’emploi » (Artus et al., 2007:5). Pour
Artus et alii, la création d’emplois dépend avant tout du coût du travail et de
la productivité. « Entre le début des années 1980 et 2002, notre législation
a été guidée par un objectif de partage du travail. Selon cette approche, la
machine économique engendre un nombre fixe d’emplois que la réduction
du temps de travail individuel permet de partager entre tous » (ibid.:7). Pour
eux, cet objectif « repose sur une conception erronée du fonctionnement
de l’économie, il doit être explicitement et résolument abandonné » (ibid.:8)
car « soyons clairs : à l’heure actuelle, aucune 4 étude sérieuse n’a pu montrer qu’une réduction de la durée du travail se traduisait par des créations
d’emplois. Comme on l’a vu précédemment, les études empiriques indiquent
que les lois Aubry, qui ont institué le passage aux 35 heures, ont vraisemblablement créé des emplois. Mais, selon ces auteurs, ces créations seraient dues
aux réductions de cotisations sociales sur les bas salaires et à l’introduction
d’une flexibilité accrue de l’organisation du travail. La réduction de la durée
légale hebdomadaire n’aurait joué, au mieux, qu’un rôle marginal » (ibid.:10).
Si l’étude de Crépon et Kramarz (2002) sur le passage aux « 39 heures »
en 1982 est largement présentée dans le corps du rapport, aucune des études
citées précédemment sur les « 35 heures » n’est évoquée. En revanche, une
étude de Crépon et Kramarz (2006), qui « précise un grand nombre de
résultats établis précédemment dans Crépon et alii (2004) » (ibid.:63) est
largement abordée.
Dans son commentaire annexé au rapport, Godet salue ce rapport
« qui enterre définitivement, semble-t-il, ce que l’histoire mettra sur le
compte des fausses bonnes idées de l’exception française : la RTT et les
35 heures » (ibid.:107), tandis que Gilles Saint Paul trouve deux mérites
aux auteurs : la remise en question du « dogme, encore répandu en France,
d’après lequel la réduction du travail créerait des emplois » et la préconisation
d’un retrait de l’État dans la réglementation du travail (ibid.:117). Seul Cette
apporte un commentaire beaucoup plus nuancé, rappelant notamment que
rien ne justifie « l’affirmation sans démonstration » selon laquelle ce sont les
allègements qui auraient permis de créer des emplois tandis que la réduction
du temps de travail n’aurait eu qu’un impact limité (ibid.:98). Il regrette également l’absence de regard sur les données macroéconomiques empiriques.
Ferracci et Wasmer (2011) contestent quant à eux le sérieux des travaux de la Dares dans leur ouvrage consacré à l’évaluation des politiques
publiques : « Un chiffre a longtemps circulé dans le débat public : le passage
aux 35 heures serait à l’origine de la création ou de la sauvegarde de près
de 350 000 emplois. […] Pourtant, ce résultat n’a pas été confirmé par de
4.En italique dans le rapport.
56
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
nombreux observateurs 5 du marché du travail, qui soulignèrent au contraire
qu’aucune étude sérieuse n’avait pu établir que la réduction de la durée du
travail se traduisait par des créations d’emplois », avec le rapport au Conseil
d’analyse économique pour référence. D’expliquer ensuite que la divergence
entre « l’état des connaissances empiriques » et les résultats favorables « mis
en avant par la ministre » résulte de la complexité d’un dispositif qui associe
baisse de la durée et allègements de charges. « Ainsi, les études empiriques
indiquent que les lois Aubry ont vraisemblablement créé des emplois. Mais
elles suggèrent aussi que ces créations sont dues principalement aux réductions des cotisations sociales sur les bas salaires et à l’introduction d’une
flexibilité accrue dans l’organisation du travail. La réduction de la durée
légale hebdomadaire n’aurait joué, au mieux, qu’un rôle marginal. »
Cette remise en cause des « 35 heures » frôle parfois l’irrationnel comme
lorsque le directeur du Crest, Francis Kramarz, semble suggérer que tant
les entreprises restées aux 39 heures que celles passées aux 35 heures ont
été fortement pénalisées par les lois « Aubry » 6. Il resterait alors à expliquer
pourquoi, au niveau macroéconomique, les créations d’emplois salariés n’ont
jamais été aussi nombreuses qu’entre 1998 et 2000 même mesurées à l’aune
de la croissance économique. Cet excès accentue le caractère normatif des
dénégations des « économistes dominants » qui prennent la forme d’un rappel de la préconisation néoclassique standard d’une simple baisse du coût du
travail. Pour eux, si des emplois ont bien été créés, ce ne peut être le résultat
des lois « Aubry » de réduction du temps de travail mais seulement le résultat
des aides qui les ont accompagnées. Corrélativement, une politique d’extension des allègements généraux de cotisations sociales aurait été préférable.
En phase avec eux, la Revue de Rexecode, l’institut d’études proche des milieux
patronaux, publie d’ailleurs en 2004 un article au titre explicite : « Et si on
avait baissé les charges sans faire les 35 heures ? » (Didier, Martinez, 2004).
III.2. Les travaux initiés au Crest : du modèle d’appariement
au modèle structurel
Comme le montre le rapport au Conseil d’analyse économique de 2007,
les travaux menés au sein du Crest par Crépon et alii 7 jouent un rôle central dans la remise en cause des « 35 heures » et la promotion corrélative
5.Souligné par nous.
6.« Les 35 heures furent un choc massif. […] Ses effets furent la plupart du temps non désirés,
largement imprévisibles et, actuellement encore, incompris. » « Nous avons démontré que de
nombreuses entreprises ayant décidé de rester aux 39 heures disparurent dans les années
suivant la loi. […] Simultanément, de nombreuses entreprises passées aux 35 heures ont aussi
été fermées après 2000. Et le rôle de la loi Aubry n’est certainement pas négligeable, même si
la complexité de la loi empêche de démontrer leur causalité. »… « Les baisses de cotisations
salariales employeurs – largement employées au moment des lois Aubry – ont permis de
conserver des emplois qui, sinon, auraient disparu », Le Figaro, 15 décembre 2009.
7.Si les travaux effectués à la Dares engagent l’institution dès lors qu’elle a endossé leurs résultats
dans ses propres publications, les travaux effectués au sein d’un centre de recherche n’engagent
que leurs auteurs, c’est pourquoi nous parlons des travaux « de la Dares » et des travaux de
Crépon et alii.
57
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
des politiques d’allègements généraux de cotisations sociales. En mettant
en œuvre un modèle structurel pour évaluer les effets sur l’emploi des
« 35 heures », ils ont proposé une décomposition des créations d’emplois
observées entre différentes causes qui assigne un rôle négatif à la baisse
de la durée, contrebalancé par un rôle positif des aides financières, donnant ainsi ses arguments à l’école de pensée dominante. Le recours à une
modélisation structurelle n’a cependant pas été premier dans leurs travaux.
Présentés au fur et à mesure de leur avancement dans divers colloques
et séminaires, ils ont en réalité connu un cheminement méthodologique
qui les a conduits à changer d’angle d’attaque au cours de route, Crépon
et alii (2004) ne présentant qu’une synthèse succincte des résultats de ces
différents travaux successifs. Les économistes hostiles aux « 35 heures » ne
retiennent que la dernière partie.
Le modèle d’appariement et ses raffinements successifs
Initialement, dans la lignée de Crépon et Desplatz (2001), les premiers
travaux mettent en œuvre des modèles d’appariement avec sélection sur
des caractéristiques observables, où la modélisation de la probabilité de
passer aux 35 heures effectuée pour éviter les biais de sélection s’appuie
sur des variables observées et disponibles dans les fichiers. Le cadre méthodologique est alors le même que celui utilisé par la Dares mais les sources
statistiques utilisées sont différentes. Crépon et alii utilisent ainsi les déclarations annuelles de données sociales, utilisées par les entreprises pour
déclarer les salaires versés à leurs salariés aux administrations concernées,
et les « BRN », document fiscal. Ces deux fichiers annuels, disponibles plus
tardivement que les enquêtes Acemo, ont l’avantage d’être exhaustifs sur
leur champ. Ces sources sont ensuite rapprochées des fichiers administratifs sur les accords de réduction du temps de travail pour distinguer les
unités « Robien », « Aubry 1 » et « Aubry 2 ». Comme elles contiennent des
informations sur les salaires perçus par chacun des salariés, les déclarations
annuelles de données sociales (DADS) permettent d’estimer la masse salariale par établissement, mais aussi la structure des salaires et le montant
théorique des aides incitatives ou des allégements généraux de cotisations
sociales perçus, respectivement pour les entreprises à 35 heures et celles à
39 heures. Elles contiennent aussi des périodes d’emploi sur l’année civile
et le nombre d’heures associé au salaire perçu. Il est donc possible d’estimer
un effectif, un coût salarial horaire et une durée du travail hebdomadaire
moyenne pour chaque établissement ou entreprise. Après contrôle des différences de caractéristiques observables, Crépon et alii estiment l’effet net
sur l’emploi à la fin de l’année 2000 à 9,9 % pour les entreprises « Aubry 1 »
aidées, 3,8 % pour les entreprises passées aux 35 heures avant 2000 sans
aide (« Aubry 2 précurseurs ») et 4,9 % pour les entreprises « Aubry 2 ».
En utilisant une méthodologie analogue à celle utilisée dans les travaux de
58
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
la Dares, les auteurs trouvent donc des résultats proches, à partir de données différentes et de variables de contrôle différentes.
Dans un deuxième temps, Crépon et alii choisissent de perfectionner
la méthode pour tenir compte de caractéristiques « inobservées ». Les entreprises qui font le choix de passer aux 35 heures diffèrent en effet des
entreprises qui ne le font pas. Les études déjà citées ont montré des différences de taille, de secteur d’activité, de santé financière, de taux de création
d’emplois antérieurement à la réduction du temps de travail (notamment
Fiole et alii, 2000 ; Fiole et alii, 2002). Certaines variables de différenciation
ne sont pas observées dans les fichiers utilisés, voire sont difficilement
observables. Des enquêtes réalisées par la Dares auprès des employeurs ont
par exemple montré un lien entre l’opinion de l’employeur sur les effets des
« 35 heures » ou l’état du dialogue social dans l’entreprise et la probabilité
de passer aux 35 heures. Certaines techniques économétriques permettent
d’essayer de prendre en compte ces différences de caractéristiques inobservées (ou « hétérogénéité inobservée ») mais elles ne peuvent évidemment
pas créer une information qui n’existe pas. L’outillage mis en œuvre s’appuie donc sur des hypothèses spécifiques. Il suppose notamment d’utiliser
des variables dites « instrumentales », variables susceptibles d’expliquer la
plus ou moins grande propension de l’entreprise à entrer dans le dispositif,
mais pas l’effet du dispositif sur la variable d’intérêt, ici l’emploi. La principale variable instrumentale que Crépon et alii retiennent est le montant
potentiel des aides « Aubry 2 », dont les auteurs reconnaissent qu’elle n’est
pas très satisfaisante même si elle semble fonctionner : la plupart des entreprises ne connaissaient pas cette information lorsqu’elles ont opté pour le
dispositif incitatif « Aubry 1 ». Finalement, la prise en compte de l’hétérogénéité inobservée ne modifie pas fondamentalement les résultats trouvés
lorsque seules les caractéristiques observées sont prises en compte. Les
résultats de la Dares s’en trouvent donc encore une fois confortés.
Le modèle structurel et ses conclusions
Dans un troisième temps, l’approche « descriptive » des effets sur
l’emploi observés ex post est abandonnée au profit d’un modèle structurel. Présenté de façon préliminaire et provisoire en février 2003, lors d’un
séminaire de recherche public que l’Insee a consacré aux « 35 heures », ce
travail est aussi évoqué implicitement au cours des auditions de la mission
parlementaire d’évaluation des « 35 heures » mise en place en 2003, la mission Novelli (voir infra, IV.2). La dernière partie de l’article d’Économie et Statistique en présente de façon succincte un aboutissement. Pour les auteurs, il
s’agit de dépasser les difficultés des méthodes d’appariement, notamment
en éludant la question de l’échantillon témoin, mais aussi de proposer une
« interprétation économique » des résultats.
59
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
Encadré 2
Le modèle structurel de Crépon et alii
Dans leur modèle, Crépon et alii se placent en équilibre partiel où seule la
demande de travail est modélisée, à partir d’une fonction de production du
type Cobb-Douglas, c’est-à-dire ayant la forme suivante :
a b
g
Y=Ak L H
Par rapport aux fonctions Cobb-Douglas usuelles, la spécificité consiste à
décomposer le facteur travail en deux : un effectif (L) et une durée du travail (H).
Un paramètre g est également introduit comme une mesure de l’élasticité de
la production à la baisse de la durée du travail. Si g est inférieur à 1, la baisse
de la durée induit une baisse de production d’ampleur moindre que la baisse
de la durée. Il y a alors des gains de productivité horaires. g est supposé résumer l’ensemble des effets que la variation de la durée du travail peut avoir
sur la production : efficacité des salariés, effets sur la productivité du travail
ou la durée d’utilisation des réorganisations accompagnant la modification de
la durée du travail…
Pour mettre en pratique leurs estimations, les auteurs établissent une série
d’hypothèses ou de simplifications complémentaires, comme l’utilisation
d’une fonction de production à rendement d’échelle constant (a=1-b) et un
calibrage de b. Par ailleurs les auteurs n’estiment pas g entreprise par entreprise, mais dispositif par dispositif, parce que les DADS ne permettent pas de
connaître la durée réellement travaillée (du fait des heures supplémentaires
non déclarées, par exemple), ni la baisse réelle de la durée du travail (notamment en cas de changement de mode de décompte des heures travaillées).
Après différenciation de la fonction de production :
D PGF=D ln(Y) - b.D ln(L) - (1-b).D ln(K) - g. D ln(H)
D PGF = D y - b.D l - (1-b).D k - g. D h (en posant y=ln(Y), l=ln(L), etc).
ð D PGF = X + gA1 1Aubry 1 + gA1nd 1Aubry 1 non aidé + gA2 1Aubry 2
X regroupe les variables de caractéristiques observables susceptibles
d’expliquer la variation de la productivité globale des facteurs indépendamment de la réduction du temps de travail : secteur d’activité, taille d’entreprise, part des salaires dans la valeur ajoutée, etc.
Par construction, toutes les entreprises passées à 35 heures dans le cadre
d’un dispositif donné ont donc une même élasticité de la production à la
baisse de la durée.
60
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
Mettre en œuvre un modèle structurel suppose de modéliser le comportement des acteurs économiques. Crépon et alii font le choix de ne
modéliser que le comportement des entreprises en considérant comme
donné celui des travailleurs. Ils partent d’une fonction de production selon
laquelle les entreprises sont supposées choisir le nombre de travailleurs et
le volume de travail. L’offre de travail, c’est-à-dire le comportement qui
conduit les actifs à accepter ou non de travailler un volume d’heures donné
dans les conditions proposées par l’entreprise, n’est pas modélisée : les arbitrages possibles pour les travailleurs sur l’ampleur des réorganisations du
travail, l’évolution des salaires et la baisse réelle de la durée du travail (via les
évolutions du mode de décompte des heures travaillées et la mise en place
possible de l’annualisation du temps de travail) ne sont donc pas prises en
compte dans le modèle. En d’autres termes, le fait que les conditions de
mise en œuvre des « 35 heures » puissent faire l’objet de discussions entre
les partenaires sociaux est hors du champ du modèle.
Une fois estimés les paramètres de la fonction de production des entreprises (encadré 2), les auteurs définissent leur situation de marché : situation de demande contrainte (keynésienne) ou situation de demande classique. Dans le premier cas, le niveau de production de l’entreprise dépend
de commandes peu sensibles à une variation des coûts. La baisse de la
durée du travail est donc susceptible de stimuler la demande de travail par
un effet de « partage du travail ». Dans le second cas, les volumes échangés
sur les marchés sont très sensibles aux prix de marché. Le coût du travail
est donc le principal levier pour créer des emplois. Les auteurs concluent
alors que les entreprises passées à 35 heures dans le cadre du dispositif
« Aubry 1 » et celles passées dans le cadre du dispositif général « Aubry 2 »
sont en situation de « chômage classique », alors que les entreprises passées à 35 heures sans aide avant 2000, les « Aubry 2 précurseurs », seraient
en situation de « partage du travail ». Dans ce cadre, pour la plupart des
entreprises ayant réduit leur durée du travail, le coût du travail devient le
levier principal des créations d’emplois, aucun effet « partage du travail »
ne pouvant jouer.
L’estimation des paramètres des fonctions de production attribuées
aux entreprises observées rend aussi envisageable d’isoler, dans les surplus d’emplois créés, ceux qui seraient imputables aux seules aides financières. À l’occasion de la présentation de cette approche lors du séminaire
recherche de février 2003, Cahuc, s’appuyant sur des données présentées
par ses auteurs comme préliminaires et méthodologiques, était très explicite sur ce point : la baisse de la durée du travail avait détruit des emplois ;
seules les aides associées étaient créatrices d’emplois. Les chiffrages explicites évoqués à cette occasion n’ont cependant pas été publiés. Dans leur
article d’Économie et Statistique, les auteurs ne reprennent pas les simulations
61
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
réalisées auparavant, préférant rester prudents : « [Les développements
méthodologiques proposés] poussent cependant les méthodes d’évaluation
sur données microéconomiques en leurs limites extrêmes. Aussi ne faut-il
pas en attendre davantage qu’un éclairage partiel. » Il n’en demeure pas
moins que ces derniers travaux, prolongés par Crépon et Kramarz (2006),
servent de point d’appui aux conclusions du rapport au Conseil d’analyse
économique et plus largement à ceux qui considèrent que les effets sur
l’emploi des « 35 heures » doivent être décomposés entre un effet positif
des aides financières et un effet négatif de la réduction du temps de travail
pure.
III.3. Quand choisir ses hypothèses revient à choisir ses résultats
Les modèles structurels permettent de faire l’économie de la question
de l’échantillon témoin, voire des effets de bouclage s’ils intègrent cette
dimension dans la modélisation. Ils supposent en revanche de partir d’un
cadre théorique qui contraint le champ des possibles et évacue, ce faisant,
d’autres réalités également possibles. La revue de la littérature faite par
Gilles (2007) l’illustre assez bien. En cela, choisir ses hypothèses n’est pas
qu’une simple question technique. L’opinion ou les préjugés du chercheur
ne sont plus neutres. Même s’il n’a pas d’a priori idéologique, il doit simplifier, donc fausser l’observation, pour disposer d’un modèle mathématiquement soluble. Quelle fonction de production choisir ? Quelle situation
de marché introduire ? Peut-on faire l’économie d’un modèle d’équilibre
général ? Faut-il intégrer l’incertitude ou le cycle de la demande dans la modélisation ? Voilà quelques-unes des questions qu’il doit se poser et pour
lesquelles les réponses qu’il apporte contraindront l’ampleur des effets sur
l’emploi autorisé par le modèle retenu et les rouages de ces effets.
La première hypothèse porte sur le choix de la fonction de production. Usuellement, la demande de travail de l’entreprise est exprimée sous
la forme d’un volume global, sans distinction d’un effectif et d’une durée. La question du choix de la durée du travail se trouve alors exclue des
programmes d’optimisation des acteurs. C’est pourquoi ces fonctions de
production usuelles ne peuvent pas rendre compte d’un arbitrage possible entre l’emploi et la durée du travail. Pour rendre compte du choix
de passer ou non aux 35 heures, un modèle structurel doit introduire ces
deux variables de choix. Ce choix ne se réduit pas à une alternative simple
entre deux durées possibles parce que les entreprises passant aux 35 heures
peuvent aussi choisir l’amplitude de la baisse de la durée, au sein d’une
fourchette des possibles permis par le mode de décompte initial des heures
de travail 8. Des raffinements seraient aussi nécessaires si l’on considère
8.Par exemple pour Pham (2002), la baisse effective de la durée y est estimée à 6,8 % en moyenne
pour les établissements passés à 35 heures en 2000 qui ont exclu du décompte des heures travaillées des temps de pause auparavant inclus.
62
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
que la question de la durée du travail ne se pose pas de la même façon selon
les groupes de salariés, par exemple entre des salariés soumis au forfait et
les autres.
Décomposer le volume de travail en produit d’un effectif et d’une
durée introduit deux variables de choix pour l’entreprise, associées à un
seul prix : le salaire horaire. La mise en place d’une modélisation est alors
difficile. Il est bien sûr possible d’introduire des coûts spécifiques associés
aux effectifs, par exemple les coûts de recrutement, de formation, voire de
licenciement dans une optique de raisonnement sur le long terme. Mais
ces coûts ne sont pas un prix. Ils ne s’ajustent pas pour permettre un équilibre du marché. Crépon et alii éludent la question dans leurs travaux en
développant un équilibre partiel où la seule variable de choix concerne
l’emploi ; mais la fonction de production Cobb-Douglas qu’ils retiennent
n’admet, sauf cas très particulier, aucune solution dans le cas où l’entreprise cherche à maximiser son profit en choisissant de façon optimale et de
façon conjointe la durée du travail et l’emploi.
La fonction de production choisie doit aussi permettre de rendre
compte des gains de productivité permis par les réorganisations qui ont pu
accompagner la réduction du temps de travail. Les enquêtes réalisées par
la Dares auprès des employeurs montrent que des réorganisations du travail ont été effectuées, impliquant, selon les cas, des hausses ou des baisses
de la durée d’utilisation des équipements (Aucouturier, Coutrot, 1999 ;
Bunel et al., 2002 ; Pham, 2002). Par ailleurs, même si les salariés se sont
montrés majoritairement satisfaits des « 35 heures », les degrés de satisfaction diffèrent selon les catégories, notamment parce que l’intensification
du travail est cause de mécontentement pour certains. Les fonctions de
production usuelles intègrent souvent une productivité marginale décroissante, avec un effet fatigue ou usure. Mais peut-on rendre compte de la
même manière des réorganisations ? Cela peut-il se faire simplement en
ajoutant un paramètre lié à la durée du travail dans la fonction de production ? C’est l’option retenue par Crépon et alii, avec leur paramètre g. Mais
ne faudrait-il pas plutôt partir de l’idée qu’il existe des familles de fonction
de production sans continuité fonctionnelle entre elles, les « 35 heures »
pouvant être l’occasion de passer de l’une à l’autre ? L’exercice de modélisation peut alors devenir inaccessible.
La deuxième hypothèse clé porte sur la situation du marché du travail et
de l’économie. Une situation classique ou une situation de contrainte par la
demande ? Chômage classique ou chômage keynésien ? Les études macroéconomiques ex ante comme les études théoriques microéconomiques
montrent que le choix n’est pas neutre sur les effets que l’on peut attendre
d’une réduction du temps de travail. On pourra se reporter par exemple à
Askenazy (2008) ou Gubian et alii (2004), qui présentent une synthèse de
63
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
plusieurs études macroéconomiques réalisées. Crépon et alii ne veulent pas
trancher : ils essaient d’intégrer dans la modélisation l’affectation à l’une ou
l’autre des situations. Cette affectation est toutefois réalisée globalement,
par génération de passage aux 35 heures sans faire intervenir la nature des
entreprises. Leur secteur et leur taille déterminent pourtant en partie le
segment de marché sur lequel elles évoluent, donc leur situation de marché.
Cette simplification est réductrice.
La troisième hypothèse porte sur les côtés du marché pris en compte.
Crépon et alii proposent un modèle d’équilibre partiel qui exclut l’offre de
travail, donc le pouvoir de négociation des salariés. Or cette exclusion est
étrange dans le cas de l’évaluation des lois « Aubry » : la mise en place des
35 heures a été l’occasion d’une multiplication des discussions dans les entreprises. L’existence d’accords avec les représentants du personnel ou validés
par des référendums d’entreprises est un préalable à l’obtention des aides.
C’est même la principale condition pour bénéficier des aides structurelles
mises en place par la loi « Aubry 2 ». Or ces négociations portent sur des
paramètres clés pour l’entreprise comme l’amplitude de la baisse effective
du travail, en lien avec des changements possibles de mode de décompte
des heures travaillées, ou l’ampleur de la modération salariale et le principe
du maintien du salaire mensuel, qui n’était garanti par la loi « Aubry 2 » que
pour les bas salaires… Pour les deux parties, employeurs et salariés, il existait donc des espaces de négociation sur des contreparties, dont tous les
travaux disponibles montrent qu’ils ont été exploités. Dès lors, un modèle
structurel peut-il faire l’impasse sur l’un des deux côtés du marché du travail
s’il veut rendre compte de la réalité de la politique de réduction du temps
de travail ? En ignorant l’offre de travail, la modélisation feint en particulier
d’ignorer que les gains de productivité induits par certaines réorganisations
ne sont pas détachables de la baisse de la durée du travail alors que ces évolutions dans l’organisation n’avaient pas pu être obtenues avant.
Une quatrième hypothèse porte sur l’absence de prise en compte de
l’incertitude pesant sur la demande. L’examen des accords négociés montre
que la réduction du temps de travail a souvent été l’occasion pour les
employeurs d’obtenir l’adoption d’un principe de modulation du temps
de travail, c’est-à-dire la possibilité de combiner des semaines de plus de
35 heures de travail et des semaines de durée moindre. La modulation est
d’ailleurs, avec la modération salariale, l’un des points de mécontentement
des salariés à propos des « 35 heures » (voir par exemple Cette et al., 2003)
car, lorsque les délais de prévenance sont courts, la modulation est source
d’imprévisibilité pour les salariés, ceux situés au bas de l’échelle salariale
étant les plus concernés. Or, la possibilité de moduler l’activité au cycle des
commandes peut être source de gains de productivité pour l’entreprise.
Dès lors, une modélisation qui ne laisse pas de place à cette opportunité
64
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
prive la politique de réduction du temps de travail de l’un de ses intérêts
pour les entreprises.
Une dernière interrogation concerne les petites entreprises, même s’il
est vrai que la plupart n’a finalement pas abaissé la durée du travail à la
suite de la loi « Fillon » de 2003. Les outils mathématiques utilisés dans la
modélisation pour calculer les situations d’équilibres optimaux supposent
généralement des fonctions continues. Les fonctions discontinues ne rendraient-elles pas mieux compte de la situation des petites entreprises, avec
l’existence d’effets de marches ?
Si les hypothèses retenues pour obtenir un modèle structurel calculable contraignent les résultats, la volonté même de décomposer le surplus
d’emploi mérite aussi d’être débattue. Est-il pertinent de chercher à isoler les effets des différents facteurs, indépendamment de tous les autres,
d’une politique qui a fait le choix de combiner d’emblée plusieurs volets
pour permettre des négociations donnant-donnant entre les deux côtés du
marché du travail ? Est-il pertinent de ne voir que des effets négatifs des
« 35 heures » au motif que les effets d’une baisse « pure » de la durée du travail seraient négatifs ? Ceux qui, depuis la fin des années 1970, soutiennent
les « 35 heures » au nom de la lutte contre le chômage ont toujours affiché
l’idée que cet objectif implique nécessairement l’existence de contreparties
à la baisse de la durée. En réalité, la posture des « économistes dominants »
revient à défendre une évaluation de politiques fictives que les législateurs
n’ont pas envisagées. Elle feint d’ignorer que les entreprises auraient difficilement pu obtenir certaines contreparties sans la baisse de la durée du travail, comme la modération salariale, les réorganisations et les changements
de mode de décompte des heures travaillées, contreparties que, de fait, elles
n’avaient pas su obtenir auparavant.
Par ailleurs, chercher à isoler dans le surplus d’emplois créés par la
réduction du temps de travail la partie imputable aux allègements de cotisations sociales revient à suggérer qu’une politique pure d’allègements de
cotisations sociales aurait pu s’appuyer sur les mêmes paramètres que ceux
retenus pour les aides « Aubry » ou « Robien ». Or la demande de travail
très qualifié est beaucoup moins réactive aux allègements que la demande
de travail peu qualifié. De ce fait, le schéma des aides retenu pour accompagner les « 35 heures » n’aurait pas été pertinent pour une politique pure
d’allègements de cotisations sociales. De ce point de vue, comparer les
effets de deux politiques globales pertinentes au regard d’un même objectif de création d’emplois, voire de son impact pour les finances publiques,
aurait beaucoup plus de sens que chercher à décomposer les effets d’une
politique globale pour faire le tri entre ses composantes, dès lors que cellesci ne sont pas indépendantes. Mais l’exercice relèverait alors davantage d’un
exercice prospectif ex ante que d’une évaluation ex post.
65
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
IV. Une évaluation sous le regard des politiques
Dans le chapitre de son rapport annuel 2004 consacré à l’évaluation des
politiques publiques en faveur de l’emploi, la Cour des comptes (2005) synthétise assez bien la place de l’évaluation en France et sa relation avec les
autorités politiques et administratives. Le cas des emplois aidés et la réduction du temps de travail sont pris en exemple. La Cour des comptes y souligne notamment la faible culture de l’évaluation des politiques publiques
en France qui n’émerge que depuis les années 1990, les lois « Aubry » étant
citées parmi les rares exemples. Elle ne néglige ni les difficultés méthodologiques, ni le cadre restrictif de l’accès aux données pour les chercheurs. Elle
regrette aussi le faible intérêt des centres d’études et de recherche pour le
sujet et souligne que « le décalage entre le rythme de l’évaluation et celui de
la décision politique constitue, en l’état actuel, un frein réel à l’intérêt pour
les travaux évaluatifs lourds ». Tous ces facteurs externes ne l’empêchent
pas de regretter une relation distante entre le pouvoir politique et la culture
de l’évaluation, qui pousserait les autorités politiques et les administrations
à privilégier les évaluations ex ante. Le fait que le législateur ait inscrit la nécessité de travaux d’évaluation dans les deux lois « Aubry » ne témoigne pas
forcément d’un progrès. En la matière, l’hypothèse d’une instrumentalisation de l’évaluation des « 35 heures » à des fins de communication politique
apparaît plus vraisemblable. Avant d’y revenir, notons que, si depuis la loi
constitutionnelle du 23 juillet 2008, la Cour des comptes a, parmi ses rôles,
d’assister le Parlement et le Gouvernement dans l’évaluation des politiques
publiques 9, sa méthode de travail consiste davantage à synthétiser des travaux existants et à préconiser, le cas échéant, la nécessité pour tel ou tel de
lancer des travaux que de chercher à construire un cadre méthodologique
ou proposer un cadre organisationnel à ces exercices d’évaluation.
IV.1. Première période : une promotion de l’évaluation inscrite
dans les lois « Aubry »
Dès le départ, la loi « Aubry 1 » inscrit dans la loi l’importance d’en
dresser le bilan. Dans son article 13, elle prévoit qu’un bilan de son application sera présenté au Parlement avant le 30 septembre 1999. La loi donne
même des indications sur les sujets d’études et d’évaluations à réaliser : « Ce
bilan portera sur le déroulement et les conclusions des négociations […]
ainsi que sur l’évolution de la durée conventionnelle et effective du travail
et [son impact] sur le développement de l’emploi et sur l’organisation des
entreprises. »
Ce bilan doit officiellement servir à construire le cadre définitif de la
nouvelle durée légale en tenant compte de l’expérience des entreprises qui
9.Article 47-2 de la Constitution.
66
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
auront anticipé l’échéance. Mais le temps de l’évaluation n’est pas le temps
des politiques. Les délais laissés à l’évaluation sont particulièrement courts.
Promulguée mi-1998, la loi demande des résultats pour décider d’un cadre
définitif qui doit entrer en application un an et demi après, sur la base
d’accords que les entreprises doivent négocier entre-temps. Ce délai est
juste suffisant pour dresser des premiers constats sur les modalités des
négociations et de mise en œuvre de la réduction du temps de travail dans
les entreprises anticipatrices. Il permet d’envisager des travaux prospectifs
ex ante. En revanche, ce délai n’est pas réaliste pour espérer évaluer des effets sur la base d’observations ex post, notamment sur l’emploi. D’une part,
parce qu’en dehors de l’enquête trimestrielle Acemo, la plupart des sources
et enquêtes qui ont été mobilisées n’étaient disponibles qu’un à deux ans
après la période d’observation. D’autre part, parce qu’il faut s’assurer d’une
durée d’observation suffisante pour s’assurer d’un minimum de pérennité
des effets observés. De fait, les premiers travaux d’évaluation ex post de
la Dares ont porté sur la loi « Robien », promulguée deux ans avant et relativement proche du dispositif « Aubry 1 » dans ses principes à une nuance
près, non négligeable : l’existence d’une baisse annoncée de la durée légale
pour tous qui n’était pas dans le paysage de la loi « Robien ».
La faiblesse de la culture de l’évaluation dans la conduite des politiques
publiques peut sans doute expliquer en partie le caractère peu réaliste des
commandes passées par la loi « Aubry 1 », mais l’affichage d’une évaluation
est aussi un outil de communication politique. Commander une évaluation
est alors aussi important que disposer de ses résultats, d’autant plus quand
ces derniers ne sont disponibles que tardivement. Or, cette première commande permettait de répondre à une exigence politique majeure : donner
des gages à ceux qui, comme la CFDT, préconisaient la négociation collective décentralisée pour optimiser les effets sur l’emploi. En prévoyant un
bilan d’étape, le Gouvernement affichait sa volonté de prendre le temps de
regarder les conditions négociées dans les entreprises anticipatrices pour
s’en inspirer et répondre ainsi aux critiques nombreuses de ceux qui fustigaient une loi imposée d’en haut, ignorant la réalité du terrain. Il affichait
aussi que sa politique n’était pas celle d’une simple réduction de la durée du
travail mais une politique qui voulait favoriser l’emploi.
Une fois le cadre définitif des « 35 heures » voté, le souci d’une évaluation reste affiché dans la loi, avec des objectifs plus restreints, ciblés sur
l’emploi. L’article 36 de la loi « Aubry 2 » précise ainsi que : « Chaque année,
le Gouvernement présente au Parlement un rapport sur la mise en œuvre
de l’allégement de cotisations prévu à l’article L. 241-13-1 du Code de la
sécurité sociale. Ce rapport porte notamment sur l’impact sur l’emploi de
la réduction du temps de travail et de cet allégement. Il présente les enseignements et les orientations à tirer du bilan de la situation. » Là encore,
67
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
la motivation politique n’est pas absente : ce rapport annuel répond, sous
une forme symbolique, aux demandes d’une partie de la majorité parlementaire, notamment communiste, qui aurait souhaité que les aides structurelles pérennes ne soient octroyées aux entreprises qu’en échange d’engagements sur l’emploi, comme c’était le cas dans le dispositif incitatif.
Aucune contrainte n’est finalement posée mais le Gouvernement s’engage
à regarder quand même comment les choses évoluent.
IV.2. Deuxième période : l’évaluation mise en accusation
après l’alternance parlementaire
Après les élections législatives de 2002, le changement de majorité
parlementaire remet en cause la réduction du temps de travail. Plusieurs
lois se succèdent pour assouplir les règles de recours aux heures supplémentaires, en abaissant leurs coûts 10, voire en les subventionnant 11. Cette
activité législative de déconstruction résulte moins d’une nécessité économique que les premiers travaux d’évaluation de la réduction du temps
de travail auraient confortée, que d’un impératif idéologique alors que les
« 35 heures » sont devenues un marqueur important dans le discours politique de la nouvelle majorité. Il n’est alors plus question de prolonger les
évaluations. Les priorités changent et le programme de travail de la Dares
en tient compte. Les travaux déjà réalisés ne sont pas pour autant remisés
dans les tiroirs. Ils sont au contraire replacés sur le devant de la scène dans
une mise en accusation publique symbolique destinée à leur nier toute pertinence scientifique, afin de conforter un rejet des « 35 heures » essentiellement idéologique.
Un premier moment significatif de cette tentation a lieu à l’automne 2002, quand François Fillon, ministre en charge du Travail, présente
devant l’Assemblée nationale le projet de loi « relatif aux salaires, au temps
de travail et au développement de l’emploi ». Destiné à régler la question
des garanties mensuelles de rémunération, il amorce également le détricotage des « 35 heures » en exonérant définitivement les petites entreprises de
la baisse de la durée légale et en augmentant le contingent d’heures supplémentaires. Les estimations de la Dares sont citées à plusieurs reprises dans
les débats, pour les remettre en cause du côté de la nouvelle majorité parlementaire et comme référence pour l’opposition, notamment communiste.
Le ministre critique les évaluations réalisées alors que quelques semaines
plus tôt, ses propres services avaient remis très officiellement au Parlement
le rapport prévu par la loi « Aubry 2 », rapport qui reprenait les résultats
des travaux d’évaluation antérieurs sans les remettre en cause. Cette sortie
du ministre entraîne alors une vive réaction des syndicats du ministère,
10.Notamment la loi « Fillon » du 17 janvier 2003.
11. Loi « Tepa » du 21 août 2007.
68
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
évoquée ensuite, elle aussi dans les débats (séance du 8 octobre 2002 de
l’Assemblée nationale).
La mise en place par les députés de la nouvelle majorité de la mission
d’information « sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales »
des « 35 heures » est symboliquement plus significative. Cette mission,
dont Hervé Novelli est le rapporteur, mène ses travaux d’octobre 2003 à
avril 2004, multipliant les auditions de fonctionnaires, chercheurs, experts,
chefs d’entreprise, syndicalistes. Martine Aubry elle-même est auditionnée.
Ce travail débouche sur un rapport de plusieurs centaines de pages très critique contre les « 35 heures ». La structure du rapport final en résume assez
bien la teneur, comme la nature et les objectifs de l’exercice. La première
partie aborde l’aspect législatif « complexe ». La deuxième partie porte sur
« des effets macroéconomiques difficiles à évaluer ». La troisième partie
aborde les « lourdes conséquences sur l’organisation et la gestion des entreprises et des administrations ». La quatrième partie conclut sur « les conséquences sociales des “35 heures” : une France à plusieurs vitesses ». Cette
articulation entre des effets sur l’emploi jugés incertains et des effets sociaux jugés inégaux, parce que les « 35 heures » privilégieraient le bien-être
des cadres au détriment de celui des bas salaires, résonne en écho au point
de vue d’« économistes dominants » hostiles aux « 35 heures » 12. Concernant plus particulièrement l’évaluation des « 35 heures », les titres des sousparties de la deuxième partie sont tout aussi évocateurs et suffisent à résumer leur contenu : « lourd impact pour les finances publiques », « des
effets sur l’emploi net difficiles à évaluer », « fragilité des modèles ex ante »,
« insuffisance des évaluations ex post : les 35 heures ne connaissent que les
prémices de l’évaluation », « le regret unanime de l’absence de source autre
que la Dares »… Lors des auditions, les travaux de la Dares sont l’une des
cibles du président de la mission et de son rapporteur. Les économistes
interrogés, dont le directeur général de l’Insee, Jean-Michel Charpin, et le
directeur de la prévision, Jean-Luc Tavernier, sont pressés de questions
sur les limites et les défauts des travaux de la Dares. Tout en soulignant les
difficultés de l’exercice, ils les défendent, les jugeant plus rigoureux que
d’autres. La directrice de la Dares, Annie Fouquet, est également longuement interrogée. Les questions posées (voir annexe) illustrent le jeu des
missionnaires, qui alternent entre le reproche de l’unicité de l’évaluateur,
la Dares, et la mise sur le même plan des travaux de la Dares et de ceux
de Rexecode, dont l’estimation des effets emploi est pourtant « rustique »,
pour reprendre les mots de Charpin et Tavernier.
Tout en regrettant que les travaux disponibles n’aient été produits que
par la Dares, la nouvelle majorité se garde de stimuler des travaux d’études
12.La même articulation se retrouve dans les propos de Cahuc au séminaire recherche de l’Insee
de 2003 ou dans l’article de Kramarz au Figaro.
69
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
et de recherche alternatifs sur ce sujet, suggérant que là encore, la posture
l’emporte sur la volonté d’évaluer.
IV.3. Le rôle central des experts d’État en question
Comme nous l’avons vu, la Dares s’est fortement impliquée par de
multiples travaux pour alimenter le suivi et l’évaluation des « 35 heures ». La
Cour des comptes (2005) a d’ailleurs souligné cette « mobilisation importante » : « Pour étudier la mise en place de la loi du 13 juin 1998, notamment dans la perspective du bilan prévu par la loi, la Dares a commandé
32 études (soit 43,2 % du nombre total des études qu’elle a sous-traitées
de 1998 à 2003). Elles portent sur des sujets importants, leur intérêt pour
l’établissement du bilan est réel et elles ont été publiées ». L’appartenance
du service producteur des évaluations au ministère responsable de la mise
en œuvre de la politique concernée peut évidemment soulever des questions quant à l’indépendance des travaux réalisés. Sans entrer dans les détails, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette spécificité française, dont
certains dépassent largement notre sujet, comme la place de l’État et le rôle
des grands corps dans l’expertise publique en France. Parmi ces raisons,
l’organisation du service public de la statistique français rendait naturel
qu’au sein de la statistique publique, la Dares prenne en charge les travaux
d’études et d’évaluation des « 35 heures ».
De rares travaux d’évaluation autres que ceux de la Dares
En dehors de la sphère de la statistique publique, dans laquelle il faut
aussi ranger le Crest, quelques chercheurs ont aussi proposé des travaux
d’évaluation. Husson (2002) aborde ainsi l’exercice de façon macroéconomique, en partant de plusieurs variantes d’une équation reliant l’évolution
de la productivité à celle des salaires. En estimant les paramètres sur la
période antérieure aux lois « Aubry » et en simulant ce qui ce serait passé
ensuite si les relations n’avaient pas changé, il estime que l’enrichissement
de la croissance en emplois a été de l’ordre de 450 000 à 510 000 emplois.
Utilisant une approche microéconomique, de Coninck (2004) conclut à
l’absence de création d’emplois en comparant l’évolution de l’emploi des
entreprises juste au-dessus du seuil des 20 salariés à celle des entreprises
juste en dessous. L’idée est astucieuse mais elle ne peut éluder la question
de la généralisation des résultats aux entreprises de plus grande taille. À
partir de l’enquête Emploi, Chemin et Wasmer (2009) proposent de comparer l’évolution de la situation de l’emploi en Alsace-Moselle par rapport
au reste de la France en postulant, sans l’étayer de façon solide, que la
spécificité du droit local aurait entraîné une baisse de la durée moindre
qu’ailleurs. Gianella (2006), chercheur à l’OCDE, propose d’utiliser une
maquette du comportement des agents pour un réexamen des effets sur
70
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
l’emploi des « 35 heures » qui le conduit à isoler un effet négatif de la réduction du temps de travail « seule » et un effet positif des aides publiques.
Sa maquette structurelle, calibrée à partir de données réelles de nature
plutôt macroéconomique, rapproche toutefois davantage cet exercice des
exercices prévisionnels ex ante que des évaluations ex post. L’auteur reconnaît par ailleurs que cette maquette ne dit rien sur les effets de court terme,
ne parlant que d’un long terme à l’horizon incertain.
Indépendamment des critiques méthodologiques que certains de ces
travaux peuvent soulever, ces quelques exemples sont peu nombreux et
souvent tardifs par rapport aux travaux de la Dares et du Crest. Ils ne
s’appuient pas sur des données aussi détaillées et n’ont pas non plus joué le
même rôle dans le débat public. En cela, l’évaluation des effets sur l’emploi
des « 35 heures » conforte le diagnostic d’une place centrale des experts
d’État de la statistique publique et des institutions qui gravitent autour.
Tant la Cour des comptes (2005) que la mission Novelli l’ont d’ailleurs souligné, pour le regretter. Certains chercheurs aussi, comme Askenazy (2005),
qui considère que « compte tenu de l’ampleur des difficultés économétriques, l’État devrait organiser une diffusion plus large, voire à l’étranger, des bases de données anonymisées dont il dispose pour permettre
au maximum de chercheurs de tenter des approches variées et concurrentes ». Signe de la sensibilité de la question de l’accès aux données sur les
« 35 heures », Crépon et alii (2004) jugent utile de préciser dans leur article
que « la plupart des données utilisées dans cette étude sont d’une façon ou
d’une autre, accessibles aux chercheurs souhaitant effectuer une analyse du
même ordre », allant même jusqu’à préciser les portes d’entrée : le ministère du Travail pour les fichiers des accords de « 35 heures », l’Insee pour
les sources fiscales (les DADS, source centrale de l’étude, n’est cependant
pas mentionnée). De telles précisions sont plutôt rares, tant dans la revue
que dans les autres articles des auteurs.
Pourquoi une telle rareté ?
Pour autant, la difficulté d’accès aux données évoquée par Azkenazy,
mais aussi par la Cour des comptes ou le rapport Novelli ne doit pas être
exagérée. Certes, le « secret statistique » met des contraintes à la diffusion des données individuelles sur les entreprises ou sur les personnes
physiques pour garantir une certaine confidentialité. Toutefois, les données d’entreprises mobilisées par la Dares dans ses travaux d’évaluation
des « 35 heures » étaient juridiquement accessibles aux chercheurs via une
procédure spécifique prévue par la loi, procédure élargie depuis la loi du
15 juillet 2008. En particulier, les enquêtes Acemo, les fichiers des accords
de réduction du temps de travail ou les enquêtes ad hoc réalisées par la Dares
étaient mobilisables en dehors de la sphère de la statistique publique. Pour
71
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
expliquer le faible investissement des chercheurs, il faut donc chercher
ailleurs.
Lorsque la Cour des comptes (2005) dresse son constat d’une « implication insuffisante des organismes de recherche », notamment de ceux qui
bénéficient de financements principalement publics, elle met ainsi l’accent
sur la liberté de programmation de ces organismes. Pour elle, « la séparation entre la recherche et l’étude d’une part, la décision politique et administrative de l’autre, est trop grande ». Citant le Crest (le diagnostic pourrait
être étendu), elle remarque que « les chercheurs [du centre] s’auto-saisissent
en général des thèmes de leurs recherches, la seule exigence étant qu’elles
débouchent sur des publications dans des revues d’audience internationale.
[…] Contrairement à ce que l’on observe à l’étranger, les centres d’études
ou les laboratoires de recherche universitaires sont peu présents dans le
domaine de l’évaluation des politiques d’aides à l’emploi, même si cette situation semble en train d’évoluer. Ils interviennent surtout dans l’exécution
d’études commandées par la Dares. » Deux nouvelles pistes d’explication
à la faiblesse de regards externes sont ainsi proposées. D’une part, l’intérêt professionnel des chercheurs, qui peuvent préférer les investigations
méthodologiques novatrices aux travaux appliqués utilisant des outils déjà
bien exploités. D’autre part, l’existence ou non d’appels d’offres avec des
financements à la clé pour inciter les chercheurs à s’orienter sur les terrains de l’économie appliquée si leur centre d’intérêt professionnel ne les y
conduit pas naturellement.
Pour autant, une implication accrue des chercheurs externes à l’expertise d’État ne doit sans doute pas être une priorité absolue. Elle ne suffirait
pas à garantir une transparence et une indépendance que l’on peut attendre
des travaux évaluatifs. D’une part, parce que la relation de commanditaire
à commandité n’introduit pas davantage d’indépendance fonctionnelle que
le lien hiérarchique entre un ministre et ses services. La mobilisation des
personnels, notamment syndicale, peut aussi contribuer à garantir le respect
des principes déontologiques professionnels. Les syndicats du ministère
du Travail sont d’ailleurs montés au créneau à deux reprises à propos des
travaux d’évaluation des « 35 heures », une fois sous Martine Aubry, une
fois sous François Fillon. D’autre part, ces questions organisationnelles ne
répondent pas à la question plus centrale de la confusion possible des discours scientifiques et normatifs, notamment de la part des « économistes
dominants ». Le risque existe pour tous mais les glissements sont plus faciles pour eux, car les argumentations sont moins attendues quand elles
s’intègrent à la pensée dominante. L’évaluation des « 35 heures » a ainsi fait
l’objet de nombreuses critiques et de dénis alors même que les travaux sur
cette politique ont été largement nourris sur une courte période. Par comparaison, les initiatives sur les allègements généraux de cotisations sociales
72
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
restent peu nombreuses. Contrairement aux « 35 heures », les allègements
généraux de cotisations sociales sont compatibles avec les préconisations
de la théorie néoclassique dominante – qui parle souvent d’allègement de
« charges ». Ce n’est sans doute pas étranger à cette situation.
Conclusion
L’évaluation ex post des effets sur l’emploi des « 35 heures » illustre le
double diagnostic de Barbier (2010) sur le rôle prépondérant des experts
d’État et sur la montée en puissance des évaluations microéconomiques. Il
confirme le caractère simplificateur et normatif qui peut découler de ces
nouvelles méthodes. Il montre surtout combien l’exercice s’effectue sous
tension, à la fois pratique, théorique et politique.
En sciences économiques et sociales, l’expérimentation en laboratoire
n’est guère possible, alors que de multiples facteurs interagissent dans un
contexte en perpétuel changement. Trouver des limites aux travaux réalisés
n’est donc pas la chose la plus difficile, offrant alors des arguments de disqualification légitimés par la science pour ceux qui souhaitent récuser les
études dont les résultats ne vont pas dans le sens souhaité par leur posture
idéologique. De ce fait, le peu d’intérêt pour l’évaluation des acteurs politiques et son instrumentalisation à d’autres fins peuvent trouver un allié
dans les limites des méthodes utilisées.
Mais les chercheurs ont aussi une responsabilité dans le maintien d’une
sous-culture de l’évaluation dans l’exercice des politiques publiques en
France dès lors qu’ils tendent eux-mêmes des armes de récusation en multipliant les formules de précaution ; en surlignant les limites des autres
études, avec le souci légitime et nécessaire de transparence parfois ; mais
aussi, par excès de prudence ou pour survendre l’intérêt de leurs propres
travaux. Leur responsabilité est encore plus grande lorsqu’ils adoptent une
posture normative sous le vernis du discours scientifique. Sur ce point, une
analyse détaillée de textes publiés serait à conduire pour étudier la place
accordée à l’explicitation des limites méthodologiques et des précautions
d’usage, puis pour contextualiser cette place, en fonction des publics destinataires et du positionnement des résultats trouvés parmi les postulats de
la pensée économique dominante.
Il ne faut pas pour autant en prendre prétexte pour rejeter l’exercice.
Il faut au contraire l’encourager et le légitimer en multipliant, sur un sujet
donné, les regards croisés, les approches et les méthodes, comme le suggère Fouquet (2010) ; d’une part, pour contextualiser les analyses sans se
limiter à une dimension unique ; d’autre part, pour voir si des résultats
convergents et cohérents émergent de la diversité des sources utilisées et
des méthodes. Une telle démarche est un préalable mais ne suffira pas à
73
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
garantir une acceptation suffisamment partagée des résultats pour qu’ils
puissent être mobilisés dans le débat public. Sur ce point, l’indépendance
fonctionnelle des évaluateurs n’est pas la solution dès lors qu’ils ne sont pas
exempts de discours normatifs. Une association des différentes parties prenantes au pilotage d’une évaluation plurielle est sans doute plus essentielle,
sur le modèle de ce que furent certaines commissions du Commissariat
général du Plan. Encore faut-il que toutes soient disposées à y participer.
En 2000, le Medef refusa de participer à la commission « Réduction du
temps de travail, les enseignements de l’observation » mis en place par le
Commissaire au Plan pour « rassembler les nombreux éléments d’observation d’ores et déjà disponibles sur le processus » et « chercher à établir un
diagnostic le plus partagé possible ».
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L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
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76
L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
Annexe
La pertinence des évaluations de la Dares à la question
Extraits des questions adressées par le président et le rapporteur de la Mission Novelli
à l’occasion de diverses auditions.
À Michel Didier (Rexecode) : « M. le directeur, vous vous êtes livré à
une analyse assez critique de la méthode qui a été retenue par la Dares. […]
Or, il semble que cette méthode soit la seule employée par les pouvoirs
publics. […] Cette méthode consiste, rappelons-le, à procéder à une généralisation à partir de données recueillies sur un échantillon d’entreprises
ayant opté pour les 35 heures. Pouvez-vous nous dire si d’autres évaluations publiques, reposant sur une méthode différente, ont été réalisées, à
l’époque ou actuellement ? »
À Jean-Michel Charpin (directeur général de l’Insee) : « J’ai beaucoup apprécié votre exposé. J’ai noté les critiques méthodologiques que
vous aviez adressées aux recherches de la Dares, même si vous avez noté
qu’aucune recherche n’en était exempte. Si j’ai bien compris, l’Insee s’est
inspiré des travaux de la Dares pour quantifier les créations d’emplois dues
aux 35 heures. Pouvez-vous nous le confirmer ? L’Insee prévoit-il […]
d’apporter une contribution plus lourde ne reprenant pas la méthodologie de la Dares ? » « Les évaluations sur le nombre d’emplois créés par les
35 heures sont divergentes. M. Didier, directeur de Rexecode, avance le
chiffre de 150 000 emplois. Il nous a montré un tableau très intéressant
mettant en parallèle l’évolution du chômage en France et dans la zone euro.
Le décrochage qui apparaît correspond à ce nombre de 150 000. Les estimations de la Dares semblent sujettes à caution. À combien estimez-vous,
en tant que directeur général de l’Insee, le nombre d’emplois créés par les
35 heures ? »
À Jean-Luc Tavernier (directeur de la Prévision, ministère des Finances) : « Vous avez indiqué qu’il n’existait qu’une seule source officielle
de production des chiffres, à savoir la Dares. Toutefois, nous avons reçu
M. Michel Didier, directeur de Rexecode, qui est un institut reconnu. […]
M. Didier nous a cité un chiffre de 150 000 emplois créés à la suite de
la RTT. Comment faire pour connaître la réalité des données, c’est-à-dire
une réalité fondée sur plusieurs sources qui se recoupent et qui permettent
d’obtenir le vrai chiffre ? En effet, il est difficile pour notre mission de
procéder à une évaluation au regard de deux sources, aussi crédibles l’une
que l’autre. […] »
77
LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
« Ma première question prolonge celle de M. le président. Depuis le début
de cette mission, nous remarquons que nos différents interlocuteurs s’appuient tous sur une source unique, la Dares. N’y a-t-il pas là, compte tenu
de l’extraordinaire complexité de la matière, une incertitude majeure qui
pèse sur l’évaluation globale ? »
À Henri Rouilleault (auteur du rapport du Plan) : « […] Vous avez
également noté que la méthodologie de la Dares dans la détermination du
nombre d’emplois créés pouvait présenter un biais. […] Il me semble que
ce constat doit être précisé, car il conditionne en partie l’évaluation du coût
net de la réduction du temps de travail. »
À Annie Fouquet (Directrice de la Dares) : « Merci, Mme la directrice, de cet exposé assez complet, qui a commencé et s’est conclu avec un
regret, le même que le nôtre : votre direction est source unique de chiffres
sur les effets de la réduction du temps de travail. À l’évidence, cela vous
place dans une situation inconfortable, compte tenu de la charge politique
qui en résulte. Je regrette tout à fait cette situation […], car la pluralité des
réflexions aurait pu apporter plus de sérénité dans le débat. […] « [Concernant les créations d’emplois censées résulter des 35 heures], nous sommes
tous embarrassés par le fait que de cette évaluation va très logiquement se
déduire le coût. Selon que nous estimons les chiffres à 400 000, 300 000 ou
150 000 emplois, les effets nets sont tout à fait différents. »
« J’en viens à vos évaluations et à leurs biais, censés être appréhendés et
corrigés. Ils ont été relevés tant par M. Charpin que par M. Didier. Je souhaitais savoir si, à votre avis, les biais de sélection, tels qu’ils ont été analysés,
sont véritablement pris en compte par vos études. Par ailleurs, pouvez-vous
dénombrer ces biais et indiquer comment vous avez pu les corriger ? »
À Jean-Paul Fitoussi (OFCE) : « Notre mission est, en particulier, très
étonnée par les écarts existant entre les estimations du nombre d’emplois
créés par la réduction du temps de travail. Celles-ci vont de 150 000 à
385 000, voire 400 000 emplois. Nous aimerions savoir si l’OFCE s’est livré
à une telle estimation ? »
« Je voudrais vous interroger sur les travaux d’évaluation du nombre d’emplois créés par les 35 heures. […] Vous avez souligné la grande difficulté à
évaluer ce nombre. À ma connaissance, seule la Dares, rattachée au ministère des Affaires sociales, a procédé régulièrement à une telle estimation. La
directrice de la Dares a d’ailleurs regretté devant nous son isolement dans
cette évaluation, ce qui révèle sans doute un certain malaise.
Elle-même, et certains autres de nos interlocuteurs, ont relevé des biais dans
l’analyse de la Dares. Je souhaiterais connaître votre avis sur ces travaux. »
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