L`évaluation sous tension : l`exemple des effets sur l`emploi des « 35

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L’évaluation sous tension : l’exemple des effets
sur l’emploi des « 35 heures »
Stéphane JUGNOT 1
Lévaluation des politiques publiques se développe à partir des années1980 dans
un contexte de rigueur budgétaire croissante. Comment cette évaluation est-elle
censée s’articuler avec les processus de décision? Quelle doit être la posture de
l’évaluateur?
En se centrant sur l’évaluation des eets des «35 heures» sur l’emploi, l’auteur
répond à ces questions en examinant tour à tour les diérentes études produites,
leurs dicultés techniques, leurs limites, la posture des experts et la manière dont
ces études ont pu être instrumentalisées par le politique.
L’évaluation des politiques publiques émerge comme une préoccu-
pation de l’action publique à partir de la n des années 1980. Le rapport
Deleau, issu d’un travail du Commissariat général du Plan en 1986, le rap-
port Viveret, commandé par Michel Rocard en 1989, puis la création du
Comité interministériel de l’évaluation et du conseil scientique de l’éva-
luation en 1990, amorcent le mouvement. Les initiatives se succèdent, ainsi
que les réexions sur la façon de dénir l’évaluation, sur les méthodologies
à employer, sur les acteurs concernés et sur leurs positionnements respec-
tifs (Corcuff, 1993). Faut-il observer de façon scientique et neutre les
résultats atteints ou faut-il les contextualiser, soit en les mettant en relation
avec divers objectifs sociaux, soit, de façon plus restrictive, en les rappor-
tant à leurs coûts ? L’évaluateur doit-il adopter une posture extérieure d’in-
dépendance totale vis-à-vis des acteurs ? Doit-il, au contraire, les associer
à son travail ; en amont, pour tenir compte de la complexité des politiques
publiques, de la pluralité des points de vue et des objectifs ; en aval, pour
chercher à parvenir à un diagnostic partagé ?
1. Économiste, chercheur associé à l’IRES.
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LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2
La contrainte budgétaire croissante stimule le mouvement qui s’associe
facilement aux discours de modernisation de l’État et de rationalisation des
dépenses. Les demandes européennes jouent également un rôle, notam-
ment dans le cadre de la gestion des fonds structurels. Mais l’enchaînement
des rapports, des discours sur la méthode et des constructions institution-
nelles ne signie pas que l’évaluation des politiques publiques se systé-
matise et qu’elle s’intègre réellement dans les processus de décision. Cet
enchaînement, dont la promotion des expérimentations sociales est l’un
des derniers exemples, suggère au contraire une maturation lente et difcile
des pratiques. Pour Barbier (2010), il faudrait même y voir une spécicité
française, caractérisée par l’absence d’un champ professionnel spécialisé
homogène et autonome, c’est-à-dire sans communauté professionnelle
identiable, ni références professionnelles largement partagées. Le mono-
pole des grands corps de l’État sur l’expertise contribuerait à cette situation
en ne favorisant pas de distinction claire entre cette pratique émergente
qu’ils préemptent, et leurs fonctions plus traditionnelles de contrôle, d’au-
dit ou d’études. Dans ce paysage instable, la montée en puissance, depuis
le début des années 2000, de ceux que Barbier appelle les « économistes
d’État » contribuerait à une prééminence du raisonnement économique
néoclassique et des outils de la microéconomie qui « offre[nt] des réponses
réduites et simpliées à de nombreuses interrogations des responsables poli-
tiques ». Le cas des « 35 heures » permet d’illustrer en partie ce propos.
En prévoyant l’établissement de bilans sur les conditions de mise en
œuvre et les effets de la réduction du temps de travail, la loi du 13 juin
1998, qui annonce la baisse prochaine de la durée légale du travail, et la loi
du 19 janvier 2000, qui xe le cadre « dénitif » de la nouvelle durée légale,
ont ouvert la voie à de multiples études, dont l’ampleur détonne au regard
du manque d’attention porté à d’autres politiques engageant également
beaucoup d’argent public, comme les allègements généraux de cotisations
sociales, les actions du service public de l’emploi ou, plus récemment, le
crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE).
De fait, cette importante activité analytique a été aux mains des experts
d’État puisque c’est la Direction de l’animation de la recherche, des études
et des statistiques (Dares), service statistique du ministère en charge de
l’Emploi, qui a d’abord joué un rôle central, en pilotant un programme
d’études et de productions statistiques variées. Ce sont notamment ses tra-
vaux qui font principalement référence dans le débat public pour ceux qui
défendent l’idée que les « 35 heures » ont créé des emplois, notamment
son évaluation de 350 000 emplois créés. Dans un second temps, Crépon,
Leclair et Roux ont conduit plusieurs analyses successives au sein du Centre
de recherche en économie et statistique (Crest), alors dépendant de l’Insti-
tut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ces derniers
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L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES »
servent de principal point d’appui aux remises en cause des évaluations des
effets de la réduction du temps de travail sur l’emploi, au prot d’une pro-
motion de dispositifs d’allègements généraux de cotisations sociales, plus
conforme à la doxa. Dans les deux cas, c’est l’outillage microéconomique
sur données longitudinales d’entreprises qui est mobilisé.
L’accent sera mis sur l’évaluation ex post des effets sur l’emploi des
« 35 heures » même si d’autres aspects ont fait l’objet de bilans et d’ana-
lyses ; d’une part, parce que la création d’emplois est l’objectif principal des
lois de 1998 et 2000 ; d’autre part, parce que cette évaluation a été et reste
au cœur des débats. Après quelques éléments de contextualisation histo-
rique et méthodologique (I), les travaux de la Dares et leurs limites seront
abordés (II). Les travaux de Crépon et alii seront ensuite présentés (III).
Une dernière partie replacera ces travaux sous le regard des politiques et
sur l’instrumentalisation qu’ils en font (IV). Toutefois, cette instrumentali-
sation n’est pas une relation unilatérale qui pourrait peser sur les praticiens
de l’évaluation car la responsabilité des chercheurs peut aussi être mise en
cause. En mettant trop en avant les limites techniques et méthodologiques
de leurs travaux, ils peuvent donner des raisons de rejeter des résultats qui
ne seraient pas satisfaisants. À l’inverse, ils peuvent aussi occulter leur cadre
hypothétique pour aboutir à des conclusions moins scientiques que nor-
matives, entrant alors dans le champ du politique.
I. L’effet des 35 heures sur l’emploi est le principal objectif
à évaluer
Si, après le passage de 40 à 39 heures hebdomadaires, la question du
temps de travail avait été abandonnée, elle émerge de nouveau dans la deu-
xième moitié des années 1990 dans un contexte de chômage de masse.
Il s’agit alors de stimuler la création d’emplois (I.1). Cet objectif conduit
à privilégier des dispositifs à géométrie variable : la baisse de la durée du
travail ne se fait ni de manière uniforme, ni de manière simultanée dans
toutes les entreprises (I.2). Ce contexte a conduit les économistes à des
choix méthodologiques particuliers pour conduire leurs évaluations, qui
privilégient les analyses microéconomiques sur données d’entreprises (I.3).
I.1. Baisser la durée légale du travail pour créer des emplois
La baisse de la durée légale du travail de 39 heures à 35 heures heb-
domadaires à la n des années 1990 constitue une nouvelle étape dans
une tendance séculaire à la réduction du temps de travail après la jour-
née de repos hebdomadaire obligatoire en 1906, la journée de huit heures
en 1919, les 40 heures et deux semaines de congés payés en 1936… Alors
que la durée hebdomadaire effective du travail, largement supérieure à la
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durée légale dans les années 1950, converge vers 40 heures à la n des
années 1970, la question d’une nouvelle baisse de la durée légale s’inscrit à
l’agenda des partenaires sociaux, notamment sous l’impulsion de la CFDT,
relayée par certains courants du Parti socialiste. Le Gouvernement Barre
incite également aux discussions. Jusqu’aux années 1970, l’amélioration des
conditions de vie et la santé des travailleurs avaient été des arguments cen-
traux mais désormais, l’argument de l’emploi émerge (Freyssinet, 1997 ;
Mathiot, 2001). En 1981, les « 35 heures » gurent parmi les « 110 propo-
sitions » de François Mitterrand. Le rapport introductif de l’ordonnance
du 16 janvier 1982, qui instaure les 39 heures et la cinquième semaine de
congés payés, rappelle l’objectif d’atteindre 35 heures en 1985 dans le but
« de lutter contre le chômage ; d’améliorer les conditions d’exercice des em-
plois ; de favoriser l’émergence d’une société chacun maîtrisera mieux
l’utilisation de son temps ». Le tournant de la rigueur et la priorité donnée
aux discussions entre les partenaires sociaux, puis l’alternance législative,
interrompent le mouvement.
La réduction du temps de travail revient sur le devant de la scène au
milieu des années 1990, alors que le chômage atteint un niveau record, que
ni les politiques d’emploi ciblées, ni les allègements généraux de cotisations
sociales ne parviennent à contenir. Si les positions des syndicats de salariés
s’inscrivent dans la même lignée qu’auparavant, la création d’emplois de-
vient l’argument principal du discours politique, d’autant que des accords
d’entreprises ont montré l’exemple en Allemagne (Volkswagen notam-
ment). Précurseur, Gilles de Robien fait ainsi voter la loi du 11 juin 1996
« tendant à favoriser l’emploi par l’aménagement et la réduction conven-
tionnels du temps de travail ». Un an plus tard, le Parti socialiste fait de la
généralisation des « 35 heures » le principal argument de son programme
économique aux élections législatives qu’il remporte.
En 1998, une première loi d’orientation et d’incitation relative à la -
duction du temps de travail, dite loi « Aubry 1 », est votée. Elle annonce la
baisse de la durée légale, à partir du 1er janvier 2000 pour les entreprises de
plus de 20 salariés et du 1er janvier 2002 pour les autres. Dès sa première
ligne, son exposé des motifs précise que : « Le présent projet de loi d’orien-
tation et d’incitation à la réduction du temps de travail traduit la volonté
du Gouvernement de recourir à tous les moyens possibles pour réduire le
chômage, et en particulier la réduction du temps de travail. Une croissance
plus forte est, bien sûr, la priorité, pour obtenir des créations d’emplois.
Mais, même si celle-ci atteint ou dépasse les 3 % dans les années à venir,
elle ne sufra pas à réduire très fortement le chômage, tout du moins à
brève échéance. » Un an et demi plus tard, la loi du 19 janvier 2000 relative
à la réduction négociée du temps de travail, dite loi « Aubry 2 », xe le cadre
« dénitif » d’application des « 35 heures ».
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Faire de l’emploi l’objectif principal de la baisse de la durée légale n’est
pas sans conséquence : il implique un débat et des choix sur les compensa-
tions à mettre en place pour que la baisse de la durée puisse permettre un
« partage de l’emploi ». Car pour cela, la baisse de la durée individuelle de
travail doit se combiner à des actions sur le coût du travail et sur la producti-
vité. La réduction du temps de travail n’est donc pas, dans ce cas, séparable
de ses mesures d’accompagnement, certaines étant décidées centralement
par l’État, comme la mise en place d’aides nancières spéciques ; d’autres
devant être discutées à d’autres niveaux, par les partenaires sociaux, dans
un cadre plus ou moins contraint : maintenir ou non le niveau des salaires
mensuels, réorganiser les processus de travail, augmenter la durée d’utilisa-
tion des équipements… La négociation est donc également une dimension
importante, tant sur le plan théorique que sur le plan politique. La place
laissée ou non à la négociation collective fut d’ailleurs un enjeu important
dans le positionnement des différentes organisations syndicales de salariés,
comme dans le débat politique.
I.2. Une succession de dispositifs à géométrie variable
Contrairement aux baisses de la durée légale du travail antérieures, la
réduction du temps de travail ne s’est pas faite en même temps, ni de la
même manière, pour toutes les entreprises. Au contraire, plusieurs dispo-
sitifs législatifs se sont succédé, avec des contraintes et des contreparties
différentes, et avec une place plus ou moins grande laissée à la négociation.
Un dispositif incitatif précurseur de 1996 à 1998 : la loi « Robien »
La loi « Robien » propose, sur la base du volontariat, d’importantes
baisses de cotisations sociales patronales aux entreprises qui acceptent de
s’engager dans une forte baisse de la durée du travail en créant parallèle-
ment des emplois en nombre conséquent. Pour bénécier des allègements,
l’employeur doit s’engager à baisser la durée du travail d’au moins 10 %,
donc passer aux 35 heures hebdomadaires s’il était aux 39 heures. Il doit
aussi accroître ses effectifs dans les mêmes proportions pendant au moins
deux ans. En échange, il perçoit des aides proportionnelles à ses cotisations
sociales patronales pendant sept ans, correspondant à un allègement de
40 % la première année puis de 30 % les années suivantes. Les aides sont
majorées si la baisse de la durée du travail et les créations d’emplois sont
supérieures à 15 %. Un volet « défensif » est également proposé aux entre-
prises concernées par un plan social. Il restera très minoritaire en pratique.
Un dispositif incitatif expérimental de 1998 à 2000 : la loi « Aubry 1 »
La loi « Aubry 1 » annonce la baisse de la durée légale hebdomadaire à
35 heures. Elle met en place un dispositif incitatif pour encourager les en-
treprises à anticiper l’échéance. Ce dispositif incitatif reprend les grandes
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