L’évaluation sous tension : l’exemple des effets sur l’emploi des « 35 heures » Stéphane JUGNOT 1 L’évaluation des politiques publiques se développe à partir des années 1980 dans un contexte de rigueur budgétaire croissante. Comment cette évaluation est-elle censée s’articuler avec les processus de décision ? Quelle doit être la posture de l’évaluateur ? En se centrant sur l’évaluation des effets des « 35 heures » sur l’emploi, l’auteur répond à ces questions en examinant tour à tour les différentes études produites, leurs difficultés techniques, leurs limites, la posture des experts et la manière dont ces études ont pu être instrumentalisées par le politique. L ’évaluation des politiques publiques émerge comme une préoccupation de l’action publique à partir de la fin des années 1980. Le rapport Deleau, issu d’un travail du Commissariat général du Plan en 1986, le rapport Viveret, commandé par Michel Rocard en 1989, puis la création du Comité interministériel de l’évaluation et du conseil scientifique de l’évaluation en 1990, amorcent le mouvement. Les initiatives se succèdent, ainsi que les réflexions sur la façon de définir l’évaluation, sur les méthodologies à employer, sur les acteurs concernés et sur leurs positionnements respectifs (Corcuff, 1993). Faut-il observer de façon scientifique et neutre les résultats atteints ou faut-il les contextualiser, soit en les mettant en relation avec divers objectifs sociaux, soit, de façon plus restrictive, en les rapportant à leurs coûts ? L’évaluateur doit-il adopter une posture extérieure d’indépendance totale vis-à-vis des acteurs ? Doit-il, au contraire, les associer à son travail ; en amont, pour tenir compte de la complexité des politiques publiques, de la pluralité des points de vue et des objectifs ; en aval, pour chercher à parvenir à un diagnostic partagé ? 1.Économiste, chercheur associé à l’IRES. 39 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 La contrainte budgétaire croissante stimule le mouvement qui s’associe facilement aux discours de modernisation de l’État et de rationalisation des dépenses. Les demandes européennes jouent également un rôle, notamment dans le cadre de la gestion des fonds structurels. Mais l’enchaînement des rapports, des discours sur la méthode et des constructions institutionnelles ne signifie pas que l’évaluation des politiques publiques se systématise et qu’elle s’intègre réellement dans les processus de décision. Cet enchaînement, dont la promotion des expérimentations sociales est l’un des derniers exemples, suggère au contraire une maturation lente et difficile des pratiques. Pour Barbier (2010), il faudrait même y voir une spécificité française, caractérisée par l’absence d’un champ professionnel spécialisé homogène et autonome, c’est-à-dire sans communauté professionnelle identifiable, ni références professionnelles largement partagées. Le monopole des grands corps de l’État sur l’expertise contribuerait à cette situation en ne favorisant pas de distinction claire entre cette pratique émergente qu’ils préemptent, et leurs fonctions plus traditionnelles de contrôle, d’audit ou d’études. Dans ce paysage instable, la montée en puissance, depuis le début des années 2000, de ceux que Barbier appelle les « économistes d’État » contribuerait à une prééminence du raisonnement économique néoclassique et des outils de la microéconomie qui « offre[nt] des réponses réduites et simplifiées à de nombreuses interrogations des responsables politiques ». Le cas des « 35 heures » permet d’illustrer en partie ce propos. En prévoyant l’établissement de bilans sur les conditions de mise en œuvre et les effets de la réduction du temps de travail, la loi du 13 juin 1998, qui annonce la baisse prochaine de la durée légale du travail, et la loi du 19 janvier 2000, qui fixe le cadre « définitif » de la nouvelle durée légale, ont ouvert la voie à de multiples études, dont l’ampleur détonne au regard du manque d’attention porté à d’autres politiques engageant également beaucoup d’argent public, comme les allègements généraux de cotisations sociales, les actions du service public de l’emploi ou, plus récemment, le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE). De fait, cette importante activité analytique a été aux mains des experts d’État puisque c’est la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), service statistique du ministère en charge de l’Emploi, qui a d’abord joué un rôle central, en pilotant un programme d’études et de productions statistiques variées. Ce sont notamment ses travaux qui font principalement référence dans le débat public pour ceux qui défendent l’idée que les « 35 heures » ont créé des emplois, notamment son évaluation de 350 000 emplois créés. Dans un second temps, Crépon, Leclair et Roux ont conduit plusieurs analyses successives au sein du Centre de recherche en économie et statistique (Crest), alors dépendant de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ces derniers 40 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » servent de principal point d’appui aux remises en cause des évaluations des effets de la réduction du temps de travail sur l’emploi, au profit d’une promotion de dispositifs d’allègements généraux de cotisations sociales, plus conforme à la doxa. Dans les deux cas, c’est l’outillage microéconomique sur données longitudinales d’entreprises qui est mobilisé. L’accent sera mis sur l’évaluation ex post des effets sur l’emploi des « 35 heures » même si d’autres aspects ont fait l’objet de bilans et d’analyses ; d’une part, parce que la création d’emplois est l’objectif principal des lois de 1998 et 2000 ; d’autre part, parce que cette évaluation a été et reste au cœur des débats. Après quelques éléments de contextualisation historique et méthodologique (I), les travaux de la Dares et leurs limites seront abordés (II). Les travaux de Crépon et alii seront ensuite présentés (III). Une dernière partie replacera ces travaux sous le regard des politiques et sur l’instrumentalisation qu’ils en font (IV). Toutefois, cette instrumentalisation n’est pas une relation unilatérale qui pourrait peser sur les praticiens de l’évaluation car la responsabilité des chercheurs peut aussi être mise en cause. En mettant trop en avant les limites techniques et méthodologiques de leurs travaux, ils peuvent donner des raisons de rejeter des résultats qui ne seraient pas satisfaisants. À l’inverse, ils peuvent aussi occulter leur cadre hypothétique pour aboutir à des conclusions moins scientifiques que normatives, entrant alors dans le champ du politique. I. L’effet des 35 heures sur l’emploi est le principal objectif à évaluer Si, après le passage de 40 à 39 heures hebdomadaires, la question du temps de travail avait été abandonnée, elle émerge de nouveau dans la deuxième moitié des années 1990 dans un contexte de chômage de masse. Il s’agit alors de stimuler la création d’emplois (I.1). Cet objectif conduit à privilégier des dispositifs à géométrie variable : la baisse de la durée du travail ne se fait ni de manière uniforme, ni de manière simultanée dans toutes les entreprises (I.2). Ce contexte a conduit les économistes à des choix méthodologiques particuliers pour conduire leurs évaluations, qui privilégient les analyses microéconomiques sur données d’entreprises (I.3). I.1. Baisser la durée légale du travail pour créer des emplois La baisse de la durée légale du travail de 39 heures à 35 heures hebdomadaires à la fin des années 1990 constitue une nouvelle étape dans une tendance séculaire à la réduction du temps de travail après la journée de repos hebdomadaire obligatoire en 1906, la journée de huit heures en 1919, les 40 heures et deux semaines de congés payés en 1936… Alors que la durée hebdomadaire effective du travail, largement supérieure à la 41 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 durée légale dans les années 1950, converge vers 40 heures à la fin des années 1970, la question d’une nouvelle baisse de la durée légale s’inscrit à l’agenda des partenaires sociaux, notamment sous l’impulsion de la CFDT, relayée par certains courants du Parti socialiste. Le Gouvernement Barre incite également aux discussions. Jusqu’aux années 1970, l’amélioration des conditions de vie et la santé des travailleurs avaient été des arguments centraux mais désormais, l’argument de l’emploi émerge (Freyssinet, 1997 ; Mathiot, 2001). En 1981, les « 35 heures » figurent parmi les « 110 propositions » de François Mitterrand. Le rapport introductif de l’ordonnance du 16 janvier 1982, qui instaure les 39 heures et la cinquième semaine de congés payés, rappelle l’objectif d’atteindre 35 heures en 1985 dans le but « de lutter contre le chômage ; d’améliorer les conditions d’exercice des emplois ; de favoriser l’émergence d’une société où chacun maîtrisera mieux l’utilisation de son temps ». Le tournant de la rigueur et la priorité donnée aux discussions entre les partenaires sociaux, puis l’alternance législative, interrompent le mouvement. La réduction du temps de travail revient sur le devant de la scène au milieu des années 1990, alors que le chômage atteint un niveau record, que ni les politiques d’emploi ciblées, ni les allègements généraux de cotisations sociales ne parviennent à contenir. Si les positions des syndicats de salariés s’inscrivent dans la même lignée qu’auparavant, la création d’emplois devient l’argument principal du discours politique, d’autant que des accords d’entreprises ont montré l’exemple en Allemagne (Volkswagen notamment). Précurseur, Gilles de Robien fait ainsi voter la loi du 11 juin 1996 « tendant à favoriser l’emploi par l’aménagement et la réduction conventionnels du temps de travail ». Un an plus tard, le Parti socialiste fait de la généralisation des « 35 heures » le principal argument de son programme économique aux élections législatives qu’il remporte. En 1998, une première loi d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail, dite loi « Aubry 1 », est votée. Elle annonce la baisse de la durée légale, à partir du 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et du 1er janvier 2002 pour les autres. Dès sa première ligne, son exposé des motifs précise que : « Le présent projet de loi d’orientation et d’incitation à la réduction du temps de travail traduit la volonté du Gouvernement de recourir à tous les moyens possibles pour réduire le chômage, et en particulier la réduction du temps de travail. Une croissance plus forte est, bien sûr, la priorité, pour obtenir des créations d’emplois. Mais, même si celle-ci atteint ou dépasse les 3 % dans les années à venir, elle ne suffira pas à réduire très fortement le chômage, tout du moins à brève échéance. » Un an et demi plus tard, la loi du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail, dite loi « Aubry 2 », fixe le cadre « définitif » d’application des « 35 heures ». 42 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » Faire de l’emploi l’objectif principal de la baisse de la durée légale n’est pas sans conséquence : il implique un débat et des choix sur les compensations à mettre en place pour que la baisse de la durée puisse permettre un « partage de l’emploi ». Car pour cela, la baisse de la durée individuelle de travail doit se combiner à des actions sur le coût du travail et sur la productivité. La réduction du temps de travail n’est donc pas, dans ce cas, séparable de ses mesures d’accompagnement, certaines étant décidées centralement par l’État, comme la mise en place d’aides financières spécifiques ; d’autres devant être discutées à d’autres niveaux, par les partenaires sociaux, dans un cadre plus ou moins contraint : maintenir ou non le niveau des salaires mensuels, réorganiser les processus de travail, augmenter la durée d’utilisation des équipements… La négociation est donc également une dimension importante, tant sur le plan théorique que sur le plan politique. La place laissée ou non à la négociation collective fut d’ailleurs un enjeu important dans le positionnement des différentes organisations syndicales de salariés, comme dans le débat politique. I.2. Une succession de dispositifs à géométrie variable Contrairement aux baisses de la durée légale du travail antérieures, la réduction du temps de travail ne s’est pas faite en même temps, ni de la même manière, pour toutes les entreprises. Au contraire, plusieurs dispositifs législatifs se sont succédé, avec des contraintes et des contreparties différentes, et avec une place plus ou moins grande laissée à la négociation. Un dispositif incitatif précurseur de 1996 à 1998 : la loi « Robien » La loi « Robien » propose, sur la base du volontariat, d’importantes baisses de cotisations sociales patronales aux entreprises qui acceptent de s’engager dans une forte baisse de la durée du travail en créant parallèlement des emplois en nombre conséquent. Pour bénéficier des allègements, l’employeur doit s’engager à baisser la durée du travail d’au moins 10 %, donc passer aux 35 heures hebdomadaires s’il était aux 39 heures. Il doit aussi accroître ses effectifs dans les mêmes proportions pendant au moins deux ans. En échange, il perçoit des aides proportionnelles à ses cotisations sociales patronales pendant sept ans, correspondant à un allègement de 40 % la première année puis de 30 % les années suivantes. Les aides sont majorées si la baisse de la durée du travail et les créations d’emplois sont supérieures à 15 %. Un volet « défensif » est également proposé aux entreprises concernées par un plan social. Il restera très minoritaire en pratique. Un dispositif incitatif expérimental de 1998 à 2000 : la loi « Aubry 1 » La loi « Aubry 1 » annonce la baisse de la durée légale hebdomadaire à 35 heures. Elle met en place un dispositif incitatif pour encourager les entreprises à anticiper l’échéance. Ce dispositif incitatif reprend les grandes 43 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 lignes de la loi « Robien » : une baisse de la durée du travail hebdomadaire effective d’au moins 10 % et des engagements à créer des emplois en contrepartie d’allègements de cotisations sociales ; une majoration des aides dans certains cas ; l’existence d’un volet défensif. Les paramètres ne sont cependant pas tout à fait les mêmes : le seuil minimum de création d’emplois est abaissé à 6 % ; les allègements deviennent forfaitaires, par salarié, et dégressifs sur cinq ans ; les aides sont majorées en cas de réduction du temps de travail d’au moins 15 %, avec des créations d’emplois d’au moins 9 %. Les aides peuvent aussi être majorées si les créations d’emplois profitent aux jeunes, s’effectuent en CDI ou si l’entreprise est une entreprise de « main-d’œuvre ». Les grandes entreprises nationales ne sont pas « éligibles » aux aides. Comme le dispositif « Robien », le dispositif « Aubry 1 » est incitatif mais le contexte différent ne donne pas le même sens au volontariat puisque la loi « Aubry 1 » pose la baisse de la durée légale comme un horizon certain pour tous dans un avenir proche. Le dispositif normal « Aubry 2 » La loi « Aubry 2 » fixe le nouveau cadre de la durée légale. En pratique, elle précise les conditions de recours aux heures supplémentaires au-delà de 35 heures, ainsi que les critères à respecter pour bénéficier d’une aide structurelle pérenne. Pour les entreprises de 20 salariés et plus, elle ménage une transition qui permet aux entreprises qui souhaitent rester aux 39 heures de le rester encore quelques temps avec des surcoûts réduits. Le contingent d’heures supplémentaires est ainsi fixé à 130 heures par salarié et par an (il est moindre en cas d’accord de modulation). Toutefois, les heures ne sont décomptées sur le contingent qu’à partir de la 38e heure en 2000, la 37e en 2001, la 36e en 2002. Le durcissement est également progressif pour la majoration des heures supplémentaires. En l’absence d’accord négocié, la majoration se prend sous forme de repos compensateur. Sinon, elle peut prendre la forme d’un surplus de rémunération. Pour les entreprises de moins de 20 salariés, la baisse de la durée est repoussée de deux ans, conformément à l’annonce faite dès la loi « Aubry 1 ». L’aide structurelle pérenne prend la forme d’un allégement unique de cotisations sociales qui se substitue aux allégements généraux de cotisations sociales mis en place à partir du début des années 1990. Elle comprend une partie forfaitaire, d’un même montant pour tous les salariés quelle que soit leur rémunération, ainsi qu’une partie dégressive, maximale au niveau du salaire minimum (Smic) et nulle au-delà de 1,8 Smic. Les entreprises qui restent aux 39 heures conservent les allégements généraux antérieurs, moins favorables. Pour pouvoir bénéficier de l’aide structurelle, les entreprises doivent remplir deux conditions. Première condition, le passage aux 35 heures doit 44 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » être acté par un accord majoritaire ou un référendum auprès des salariés. Ce passage n’implique pas nécessairement une baisse mécanique de 10 % de la durée habituelle effective du travail parce que le mode de calcul des heures travaillées peut être modifié à cette occasion, par exemple pour exclure des temps de pause auparavant inclus dans le temps de travail. Deuxième condition, le niveau de rémunération mensuel des salariés au niveau du Smic ne doit pas diminuer lors du passage aux 35 heures. La loi ne garantit le maintien des rémunérations que pour les bas salaires mais la plupart des accords de réduction du temps de travail élargit cette garantie à tous. La loi organise enfin une modération salariale en n’indexant pas la garantie mensuelle de salaire sur le Smic mais seulement sur l’inflation, alors que la revalorisation annuelle du Smic tient aussi compte de la hausse du pouvoir d’achat du salaire moyen ouvrier. Ce principe de modération aboutit mécaniquement à un salaire minimum à plusieurs vitesses, selon la date de passage aux 35 heures ; la façon de sortir de ce système de « multiSmics » n’est pas réglée dans la loi « Aubry 2 », la question étant renvoyée à une loi ultérieure, qui ne viendra qu’avec la loi « Fillon » de janvier 2003. Des passages non aidés Les grandes entreprises nationales, financées majoritairement par l’État, ont été exclues des aides dès la mise en place des systèmes incitatifs (Électricité de France, Gaz de France, La Poste…). D’autres entreprises sont également passées aux 35 heures sans demander à bénéficier des aides incitatives de la loi « Aubry 1 », ni des aides structurelles de la loi « Aubry 2 ». Enfin, les aides ne concernent pas la fonction publique. Si les services de l’État passent aux 35 heures, les salaires mensuels sont maintenus si bien que la baisse de la durée de travail ne s’accompagne d’aucune création d’emploi, générant des difficultés dans certains secteurs, notamment les hôpitaux. La succession des dispositifs dans le temps est à la fois une opportunité et une difficulté pour les économistes qui souhaitent évaluer les effets de la réduction du temps de travail sur l’emploi. Une opportunité, parce qu’elle permet d’envisager, au moins pour les premières années, de comparer le comportement des entreprises passées à 35 heures à celui des entreprises restées à 39 heures. Une difficulté, parce que les entreprises qui ont fait le choix de passer à 35 heures n’ont pas les mêmes caractéristiques que celles qui ne l’ont pas fait. De même, les entreprises qui ont fait le choix de bénéficier des aides incitatives, avec des contraintes sur l’ampleur des créations d’emplois et sur l’ampleur de la baisse de la durée n’ont pas, non plus, les mêmes caractéristiques que celles qui ont préféré réduire la durée sans bénéficier des dispositifs incitatifs. Les comparaisons ne sont donc pas évidentes à conduire. La diversité des situations doit être prise en compte dans 45 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 les travaux d’évaluation, qui ne peuvent faire comme s’il n’y avait qu’une façon de réduire la durée du travail. Les analyses microéconomiques sur données d’entreprises se sont ainsi trouvées au cœur des travaux d’évaluations ex post des effets emploi de la réduction du temps de travail. I.3. Les analyses microéconomiques sur données d’entreprises au cœur des évaluations ex post des effets emploi Les aspects techniques ne doivent pas être négligés. Ce sont eux qui conditionnent la faisabilité des travaux d’évaluation et la robustesse de leurs résultats, quand ce ne sont pas les résultats eux-mêmes. Ils peuvent aussi servir d’arguments pour rejeter des résultats qui déplaisent, avec plus ou moins de bonne foi. Il est donc utile de ne pas laisser ces discussions aux seuls économistes. Brodaty et alii (2007) rappellent que le modèle causal de Rubin constitue le cadre statistique le plus approprié pour évaluer les effets d’un dispositif public en faveur de l’emploi, en l’absence d’une méthode expérimentale pure difficilement envisageable en la matière. On pourra s’y reporter pour une présentation pédagogique des méthodes, des conditions d’utilisation et des limites. En schématisant, cette démarche suppose de disposer de données individuelles longitudinales pour comparer les trajectoires d’individus bénéficiaires du dispositif de politique publique (ici des entreprises passées aux 35 heures) à d’autres individus comparables qui n’en ont pas bénéficié (ici les entreprises restées aux 39 heures). Les individus non bénéficiaires sont alors utilisés comme témoins des évolutions qu’auraient connues les individus passés par le dispositif en l’absence de celui-ci. Par comparaison, il est alors possible d’estimer l’effet du dispositif. Deux points sont essentiels à la mise en œuvre de cette démarche : la disponibilité d’une population témoin et la capacité à définir des individus comparables. En d’autres termes, pour qu’elles puissent servir de référence, il faut d’abord suffisamment d’entreprises restées aux 39 heures ; qu’elles ne soient pas trop spécifiques par rapport aux entreprises passées aux 35 heures et qu’elles n’aient pas évolué trop différemment de ce qu’elles l’auraient fait sans les lois « Aubry ». De ce point de vue, le passage progressif des entreprises aux 35 heures offre la possibilité d’échantillons témoins : un salarié sur cinq était passé aux 35 heures fin 1999 dans le champ concurrentiel non agricole, dont 30 % en dehors des dispositifs incitatifs. Un an plus tard, c’était un peu moins d’un salarié sur deux ; deux ans plus tard, fin 2001, c’était six salariés sur dix. Toutefois, les situations sont très diverses selon les secteurs d’activité et les tailles d’entreprises. Selon la Dares, en juin 2003, plus de la moitié des entreprises de 20 salariés avaient ainsi signé des accords de réduction du temps de travail. Elles regroupaient les trois quarts des salariés travaillant dans des entreprises 46 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » de cette taille. Pour les entreprises de plus de 200 salariés, ces deux proportions étaient supérieures à huit sur dix. À l’opposé, pour les petites entreprises de moins de 20 salariés, seulement un quart des salariés et un cinquième des entreprises étaient aux 35 heures en juin 2003. Concernant la comparabilité des entreprises, il faut tenir compte du fait que les entreprises qui ont fait le choix de passer à 35 heures dans le cadre d’un dispositif donné n’ont pas les mêmes caractéristiques que les entreprises restées aux 39 heures. Or certaines de ces caractéristiques peuvent expliquer des différences dans l’évolution de l’emploi qui sont indépendantes et préexistantes au changement de la durée du travail. C’est ce que l’on appelle des biais de sélection. Par exemple, le dynamisme de l’emploi, comme le taux de passage aux 35 heures, diffère selon le secteur d’activité et la taille des entreprises. Il faut donc en tenir compte pour effectuer une comparaison pertinente et éviter d’imputer aux « 35 heures » ce qui résulte de ces caractéristiques. La correction du biais de sélection suppose de choisir une méthode pour construire la comparaison. Dans les travaux présentés, elle s’appuie sur une équation de sélection, c’est-à-dire sur une modélisation de la probabilité de l’entreprise de passer ou non à 35 heures dans un dispositif donné, compte tenu de ses caractéristiques. Cette modélisation pose donc la question des informations pertinentes qu’il faut utiliser, sachant que certaines ne peuvent pas être utilisées faute d’être disponibles dans les sources utilisées. Les études multiples réalisées par la Dares s’inscrivent dans ce cadre. C’est aussi le cas d’une partie des travaux réalisés par Crépon et alii. Mobilisant des sources différentes, des méthodes différentes et des variables de caractérisation différentes, leurs résultats convergent. La convergence et la cohérence des résultats obtenus dans ces différentes études constituent d’une certaine manière un faisceau d’indices concordant qui leur donne une certaine robustesse. Leurs résultats concluent à un surcroît de création d’emplois dans les entreprises passées à 35 heures à moyen terme, surcroît plus important dans le cas des dispositifs « Robien » et « Aubry 1 » que dans le cas du dispositif « Aubry 2 » (tableau 1). Les effets de bouclage macroéconomique constituent un angle mort dans ces travaux d’évaluation, comme dans la plupart des travaux d’évaluation de quelque politique que ce soit. D’un côté, il faut financer les aides, avec un impact possible sur la fiscalité supportée par les entreprises, qu’elles soient passées à 35 heures ou non. De l’autre, si le dispositif crée des emplois, il génère des ressources fiscales et sociales nouvelles, tout en allégeant les dépenses sociales de soutien aux chômeurs. Ce problème se pose évidemment avec d’autant plus d’acuité quand on cherche à évaluer des effets sur un moyen terme qui laisse aux effets en retour le temps de se déployer, et lorsque les politiques publiques concernées sont de grande 47 48 // : dispositif non étudié. Crépon B., Leclair M., Roux S. (2004) // 6,6 % 6 % à 7 % Gubian A., Jugnot S., Lerais F., Passeron V. (2004) Fiole M., Roger M. (2002) 6 % à 7 % // 7,2 % Dispositif incitatif « Robien » Jugnot S. (2002) Passeron V. (2002) Fiole M., Passeron V., Roger M. (2000) Référence de l’étude 9,9 % // 6 % à 7 % 6 % à 7 % 7,3 % // Dispositif incitatif « Aubry 1 » 3,9 % // 3 % // // // Anticipatrice « Aubry 2 » 4,9 % // // // // // Dispositif général « Aubry 2 » Surplus d’emplois observés dans les entreprises à 35 heures par rapport aux entreprises restées à 39 heures Secteur d’activité, taille d’entreprise, structure de la main-d’œuvre en 1997 DADS, appariée aux BRN 1997-2000 1993-1999 Secteur d’activité, effectifs, productivité du travail, productivité du capital, coûts salariaux, rentabilité financière Unedic, apparié à Diane 3e trimestre 1996 au 3e trimestre 2001 4e trimestre 1996 au 4e trimestre 2001 Secteur d’activité, taille d’entreprise Enquêtes Acemo 4e trimestre 1998 au 4e trimestre 2000 Secteur d’activité, taille d’entreprise Secteur d’activité, taille d’entreprise Enquêtes Acemo 3e trimestre 1996 au 3e trimestre 1998 Période couverte Enquêtes Acemo Secteur d’activité, taille d’entreprise, proportion des effectifs à temps partiel, évolution antérieure des effectifs, niveau de salaire mensuel (2 tranches) Variables utilisées pour caractériser les entreprises qui se ressemblent (équation de sélection) Enquêtes Acemo Sources utilisées Caractéristiques principales de l’étude Tableau 1. Les résultats des modèles d’appariement LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » ampleur. Pour cela, Brodaty et alii (2007) suggèrent de réserver les méthodes d’appariement aux dispositifs concernant une faible proportion de la population car « dès lors que ces programmes ont une ampleur plus importante, on ne peut ignorer l’existence d’effets sur l’équilibre général du marché du travail ». D’une certaine manière, ces méthodes d’appariement demeurent « descriptives ». Leur prétention n’est que de dire comment les entreprises passées à 35 heures ont évolué par rapport aux autres, à caractéristiques comparables. Elles ne proposent aucune explication sur les leviers qui peuvent expliquer ces résultats. Elles ne disent rien des mécanismes en œuvre. D’autres méthodes, dites « structurelles », qui mobilisent également des données microéconomiques d’entreprises, tentent de répondre à ces limites en s’appuyant sur une modélisation du comportement économique des acteurs. L’autre partie des travaux réalisés par Crépon et alii (2004) s’inscrit dans ce deuxième cadre. Elle sert de point d’appui à ceux qui veulent isoler dans les créations d’emplois constatées un effet qui serait imputable aux seules aides. Elle ne résout cependant pas la question des effets de bouclage macroéconomique. II. Pour la Dares, 350 000 emplois créés… à court terme La Dares a réalisé plusieurs évaluations des effets sur l’emploi de la réduction du temps de travail en mettant en œuvre des modèles d’appariement. Elles aboutissent au chiffrage souvent repris dans les médias et dans le débat public de 350 000 emplois créés sur la période 1998-2002. Cette estimation se présente comme une estimation de « court terme », l’expression renvoyant ici au caractère daté de l’évaluation, de surcroît à une date où celle-ci restait inachevée. Les travaux d’évaluation réalisés par la Dares laissent ainsi explicitement hors champs deux points qui font partie du dispositif « Aubry » mais qui n’étaient pas encore mis en œuvre au moment de la réalisation des évaluations : la convergence des garanties mensuelles de rémunération et la généralisation aux petites entreprises. Or, la convergence des garanties mensuelles de rémunération, mise en œuvre par la loi « Fillon » de 2003, a entraîné une hausse du coût du travail. Quant aux petites entreprises, si le législateur avait prévu un report, c’est qu’il avait anticipé une plus grande difficulté à gérer leur transition. Comme la nouvelle majorité parlementaire amorce la déconstruction des « 35 heures », renouveler les analyses pour estimer les effets des lois « Aubry » avec plus de recul devient plus délicat. Sans cela, l’exercice n’aurait pas été forcément plus aisé, le nombre d’entreprises « témoin » diminuant avec le temps. On atteint ici une des limites des évaluations sur données individuelles d’entreprises et plus particulièrement des méthodes d’appariement. 49 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 Avant de les présenter et d’aborder leurs limites méthodologiques, il faut souligner que les évaluations des effets sur l’emploi s’inscrivent dans un ensemble de travaux multiples que la Dares a conduit en tant que service statistique du ministère en charge de l’Emploi, pour alimenter le débat public, les besoins du cabinet mais aussi les bilans prévus par les lois « Aubry » (encadré 1). Encadré 1 La pluralité des travaux engagés par la Dares La Dares a engagé des travaux nombreux et variés pour préparer l’évaluation des « 35 heures ». D’abord, il y a eu des évaluations ex ante, principalement basées sur des modèles macroéconomiques, qui ont montré que l’ampleur des effets sur l’emploi dépendait des conditions de mise en œuvre de la réduction du temps de travail et d’hypothèses relatives au fonctionnement du marché du travail et du marché des biens. Des formulaires administratifs spécifiques ont ensuite été mis en place et traités statistiquement pour suivre la montée en charge des différents dispositifs et repérer les entreprises concernées : accords de réduction du temps de travail déposés, conventions signées dans le cadre des dispositifs « Robien » et « Aubry 1 », déclarations effectuées pour bénéficier des allégements « Aubry 2 ». Quatre enquêtes statistiques ont été réalisées auprès des chefs d’entreprise pour connaître leurs stratégies vis-à-vis des « 35 heures » et les conditions de mise en œuvre de la réduction du temps de travail pour les entreprises concernées : l’enquête « Stratégies des entreprises face à la RTT » au printemps 1999 ; l’enquête « Projets, attitudes, stratégies et accords liés à la généralisation des 35 heures (Passage) », fin 2000-début 2001 ; l’enquête « Modalités de passage aux 35 heures en 2000 », au premier trimestre 2001 et l’enquête « Modalités de passage aux 35 heures dans les TPE », début 2003. Une enquête auprès de salariés concernés par la réduction du temps de travail a également été réalisée pour aborder les conditions de mise en œuvre de la réduction du temps de travail dans leur entreprise et les répercussions éventuelles sur leurs conditions de vie : l’enquête « RTT et Modes de vie », collectée entre novembre 2000 et janvier 2001. Réalisés tant par ses moyens propres que dans le cadre de marchés avec des chercheurs externes, ces travaux apportent des éclairages croisés sur la mise en œuvre des « 35 heures ». Ce faisant, ils permettent de contextualiser les évaluations des effets sur l’emploi en montrant comment, dans des situations très diverses, différents leviers ont été mobilisés ou non : nature des aménagements du temps de travail, ampleur de la baisse réelle de la durée travaillée, ampleur des réorganisations, évolution de la durée d’utilisation des équipements, etc. 1. Ils apportent donc des informations sur des paramètres centraux dans la perspective d’une réduction du temps de travail créatrice d’emplois. 1. Les résultats de ces travaux sont disponibles dans les publications de la Dares. Le numéro spécial qu’Économie et Statistique a consacré aux « 35 heures » en fournit également des synthèses (n° 376-377, 2004). 50 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » II.1. Les estimations des effets des « 35 heures » sur l’emploi à partir de modèles d’appariement Les formulaires administratifs ad hoc mis en place avec les différents dispositifs successifs contenaient des informations sur les emplois créés ou sauvegardés. Ces informations déclaratives, effectuées de surcroît avant la mise en œuvre effective de la réduction du temps de travail, ne permettent pas d’évaluer les effets réels des « 35 heures » sur l’emploi. Pour y arriver, la Dares a donc mis en œuvre des études spécifiques, en utilisant les modèles d’appariement déjà évoqués. Elle les a conduites d’abord sur le dispositif « Robien », puis sur les dispositifs « Aubry 1 » et « Aubry 2 », au fur et à mesure que les données nécessaires devenaient disponibles et qu’il existait un minimum de recul. L’enquête sur les conditions d’emploi de la main-d’œuvre (Acemo) a été privilégiée. Collectée trimestriellement par la Dares auprès d’un échantillon d’établissements de 10 salariés ou plus, cette enquête est réalisée pour suivre l’évolution du salaire horaire de base ouvrier nécessaire pour calculer la revalorisation du Smic. Chaque trimestre, de 20 000 à 30 000 entités, établissements ou entreprises, répondent à cette enquête. Des sources d’informations administratives, comme les déclarations annuelles de données sociales (DADS), fournissent des effectifs salariés exhaustivement, pour tous les établissements et entreprises, mais ces sources statistiques sont disponibles beaucoup moins rapidement que l’enquête Acemo. Parce qu’elle est trimestrielle, l’enquête Acemo permettait également d’approcher la date de réduction du temps de travail de chaque établissement plus précisément qu’avec une source annuelle. Elle présentait aussi l’intérêt de fournir plusieurs informations utiles pour évaluer les effets de la réduction du temps de travail : l’emploi (effectifs totaux, effectifs à temps partiel, en intérim), la durée du travail (durée habituelle du travail de catégories de postes) et les rémunérations 2. La disponibilité de la durée du travail était en particulier nécessaire pour constituer les échantillons témoin parce que des entreprises pouvaient passer aux 35 heures sans demander à bénéficier des aides. Dans ce cas, elles n’étaient pas repérables dans les remontées administratives sur les accords de réduction du temps de travail. En rapprochant ces remontées administratives avec l’enquête Acemo, il était ainsi possible de répartir les établissements et entreprises affichant une réduction du temps de travail entre les différents cadres possibles de réduction du temps de travail : « Robien », « Aubry 1 », « Aubry 2 », « Non aidés ». Fiole et alii (2000) proposent ainsi une première évaluation ex post des effets sur l’emploi du passage aux 35 heures pour le dispositif « Robien ». 2.La méthodologie utilisée pour évaluer les effets sur l’emploi des « 35 heures » a donc été déclinée pour voir l’effet de la réduction du temps de travail sur la précarité des emplois et sur l’évolution des salaires. C’est ainsi que l’existence d’une modération salariale dans les entreprises passées aux « 35 heures » a été mise en évidence et que son ampleur a pu être estimée. 51 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 L’équation de sélection utilisée dans la première phase pour modéliser la probabilité d’entrer dans le dispositif utilise comme variables explicatives le secteur d’activité agrégé (9 secteurs), la taille, la proportion des effectifs à temps partiel en quelques tranches, l’évolution antérieure des effectifs et le niveau du salaire mensuel. Sur plus de 2 800 unités présentes dans le fichier des conventions « Robien », l’étude n’est conduite que sur 350 à 410 unités du fait des pertes liées aux difficultés à retrouver toutes les entreprises dans tous les fichiers utilisés, ce qui illustre la forte attrition que les rapprochements de fichiers induisent. L’estimation aboutit à un surcroît de croissance de l’emploi dans les entreprises « Robien » de 7,2 % entre le troisième trimestre 1996 et le troisième trimestre 1998. L’estimateur naïf, obtenu par simple comparaison des entreprises entrées dans le dispositif aux autres, sans tenir compte des biais de sélection, s’établit à 11,1 %. Cette première étude a ensuite été renouvelée de façon régulière par la Dares, en intégrant au fur et à mesure plus de recul temporel, puis les nouveaux dispositifs « Aubry ». Elle a été déclinée avec une méthodologie simplifiée, sans recourir à une modélisation économétrique explicite de l’équation de sélection. Partant de la répartition des entreprises passées aux 35 heures dans les différents dispositifs ou sans aucune aide, selon la taille d’entreprises et le secteur d’activité, ces études comparent l’évolution de l’emploi observée dans ces entreprises à l’évolution qu’elles auraient connu si elles avaient évolué comme les entreprises de taille et secteur comparables restées aux 39 heures. Le calcul est effectué trimestre par trimestre, à partir des entreprises présentes dans les deux enquêtes trimestrielles Acemo successives concernées. Les évolutions sont ensuite chaînées. L’effet calculé est ensuite corrigé du différentiel de dynamisme antérieur. Pour le dispositif incitatif « Aubry 1 », Passeron (2002) aboutit ainsi à un effet de 10,6 %, avant correction de la dynamique antérieure et 7,3 % après correction, pour la période allant du quatrième trimestre 1998 au quatrième trimestre 2000. La même méthode appliquée au dispositif « Robien » aboutit avec plus de recul au même ordre de grandeur. Jugnot (2002) renouvelle l’exercice pour l’évolution de l’emploi entre le troisième trimestre 1996 et le troisième trimestre 2001. Il conclut à un surplus de créations d’emplois de 6 % à 7 % pour les entreprises aidées dans le cadre du dispositif « Robien », comme du dispositif « Aubry 1 ». Sur la même période, le surplus d’emplois est moitié moindre pour les entreprises passées aux 35 heures dans le cadre « Aubry 2 » (Bunel, Jugnot, 2003). S’intéressant au seul dispositif « Robien », Fiole et Roger (2002) préfèrent utiliser les statistiques annuelles de l’Unedic sur l’emploi salarié plutôt que l’enquête Acemo. Ces statistiques annuelles ont l’avantage d’être exhaustives mais elles ne proposent pas d’information sur les rémunérations, 52 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » ni sur la durée du travail 3. Les auteures utilisent également le panel Diane. Constitué à partir des bilans comptables des entreprises, ce panel permet de disposer d’informations de nature financière. Le rapprochement des deux bases de données permet donc de renouveler les analyses précédentes sur des données différentes, en prenant en compte de nouvelles informations pour définir les entreprises comparables, en particulier des indicateurs financiers, absents des précédentes études. L’équation de sélection retient ainsi la taille d’entreprises et le secteur d’activité parmi les caractéristiques observables, mais elle examine aussi la productivité du travail, la productivité du capital, les coûts salariaux et la rentabilité financière. L’effet sur l’emploi du dispositif « Robien » est estimé à 6 % en corrigeant des biais de sélection, le différentiel « naïf » de croissance de l’emploi entre les entreprises passées par le dispositif et les autres étant estimé à environ 8 %. L’équation de sélection montre que les entreprises entrées dans le dispositif « Robien » étaient en moyenne en meilleure situation financière et plus dynamiques. Elle montre aussi que le secteur d’activité et la taille d’entreprises sont les informations les plus déterminantes pour expliquer l’entrée dans le dispositif. Ce faisant, elle conforte les évaluations effectuées à partir des enquêtes Acemo, qui s’appuient essentiellement sur ces deux variables de caractérisation. Ces analyses microéconomiques permettent d’estimer le surplus d’emplois moyen observé pour les entreprises passées aux 35 heures dans les différents dispositifs successifs. Sous certaines hypothèses, présentées et discutées par les auteurs dans leurs articles, il est alors possible de proposer une estimation globale des effets sur l’emploi de la réduction du temps de travail en appliquant ces taux moyens calculés au niveau des entreprises aux effectifs des entreprises concernées par les différents dispositifs. C’est ainsi que la Dares aboutit à son estimation de 350 000 emplois créés par les « 35 heures », sur le champ des entreprises du secteur privé pour la période 1998-2002 (Jugnot, 2002 ; Gubian et al., 2004). C’est aussi avec cette méthode que la Dares fournit le chiffre de 265 000 emplois créés entre juin 1996 et décembre 2000 qui figure dans le rapport Rouilleault de juin 2001(Commissariat général du Plan, 2001), puis le chiffre de 300 000 emplois créés entre 1997 et 2001 dans le rapport remis par le Gouvernement au Parlement en septembre 2002. II.2. Les limites méthodologiques Ces méthodes rencontrent des limites de plusieurs ordres. Les premières, très générales, portent sur la disponibilité des informations pertinentes dans les sources disponibles, sur la taille des échantillons ou sur l’attrition 3.L’absence d’information sur la durée habituelle du travail dans l’entreprise oblige les auteures à proposer des variantes pour constituer l’échantillon témoin. 53 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 qui accompagne tout rapprochement de fichiers. En arrière-plan, les enjeux concernent la capacité à traiter correctement des biais de sélection, la robustesse des analyses tirées à partir des informations disponibles, tant sous l’angle de la précision des résultats que des biais possibles. Les deux autres limites sont spécifiques à l’évaluation des « 35 heures ». Premièrement, il faut rappeler que les accords de réduction du temps de travail pouvaient être signés à différents niveaux (entreprise ou établissement). L’utilisation des sources statistiques usuelles, calées selon les cas sur les établissements ou sur les entreprises, s’en trouve compliquée. Deuxièmement, l’hypothèse faite que le secteur d’activité et la taille d’entreprise rendent bien compte des processus de sélection est essentielle pour obtenir, avec des enquêtes pauvres en informations de caractérisation des entreprises, des résultats cohérents avec des bases de données plus riches en informations mais disponibles plus tardivement. L’absence de variables de contexte, relatives par exemple à l’opinion de l’employeur ou à la présence syndicale, qui ont pourtant joué un rôle sur la propension à entrer dans tel ou tel dispositif, reste toutefois une limite. Elle souligne l’intérêt d’articuler des sources existantes et des enquêtes ad hoc dans les exercices d’évaluation, au moins pour documenter cette situation. Savoir si les entreprises restées aux 39 heures sont des « bons témoins » de l’évolution que les entreprises passées aux 35 heures auraient connue en l’absence de réforme est une question plus fondamentale puisque cette hypothèse est une condition nécessaire à la mise en œuvre des méthodes d’appariement. Elle comporte deux aspects : les entreprises restées aux 39 heures ont-elles des caractéristiques spécifiques qui ne les rendraient pas comparables aux entreprises passées aux 35 heures, d’une part ? Les entreprises restées aux 39 heures ont-elles évolué comme elles l’auraient fait s’il n’y avait pas eu les lois « Aubry », d’autre part ? Pour plusieurs raisons, qui ne seront pas détaillées ici, cette hypothèse semble réaliste au moins jusqu’à une certaine date (Jugnot, 2013 ; Gubian et al., 2004). De ce fait, les évaluations réalisées sont datées. Gubian et alii (2004) parlent ainsi d’une estimation des effets de « court terme » qui ne dit rien des effets de long terme, même si l’analyse des conditions, équilibrées ou non, du financement du passage aux 35 heures peut apporter des informations sur le caractère soutenable de la réforme dans le long terme. Ces différents aspects montrent que l’évaluateur travaille sous des contraintes techniques fortes. Il doit faire avec les sources à sa disposition, qui comportent ou non les informations pertinentes qu’il souhaiterait. Il doit arbitrer entre le délai de mise à disposition des résultats de ses travaux, la richesse des données mobilisées, le degré de détail de l’analyse. Même lorsqu’il met en œuvre une méthodologie qui se veut « descriptive », il doit se faire une idée des mécanismes économiques en jeu, par exemple ici pour garantir que les entreprises « témoin » ne sont pas trop spécifiques. Une part de sa subjectivité 54 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » est également présente lorsqu’il choisit ses sources, ses variables de contrôle, le degré de détail de ces variables, le champ des entreprises étudiées, les entreprises « témoin », la période d’observation retenue… L’évaluateur est alors sur une ligne de crête. Il peut choisir d’occulter cette part de subjectivité au risque d’ouvrir la porte à des controverses entre spécialistes qui laissent à l’écart les utilisateurs non spécialistes. Il peut aussi faire le choix inverse de la pédagogie, au risque que les limites invoquées servent d’argument à ceux qui ne seraient pas satisfaits des résultats de l’évaluation pour les rejeter. III. La tentation des « économistes dominants » : condamner les « 35 heures » à tout prix L’introduction du discours normatif dans le discours scientifique est un autre risque des travaux d’évaluation souligné par Barbier (2010). Il peut fragiliser la frontière entre le champ scientifique et le champ politique. De ce point de vue, ceux qui recourent à une modélisation du comportement des agents sont particulièrement exposés tant le champ des résultats possibles est contraint par les choix de modélisation initiaux, l’impératif de calculabilité obligeant par ailleurs à des simplifications nombreuses. Là encore, l’évaluateur peut choisir entre la pédagogie et l’occultation, sous réserve qu’il soit conscient des limites de sa discipline et qu’il se positionne comme observateur plutôt qu’en prescripteur de normes de politiques publiques. Ce risque normatif oblige ainsi à prêter attention au positionnement de l’évaluateur parmi les différentes écoles de pensée en complément de son statut auquel renvoie la notion d’« économiste d’État ». L’évaluation ex post des « 35 heures » souligne l’importance de cette nuance : bien que les travaux de la Dares aient fait l’objet de publications dans des revues de référence comme Économie et Statistique ou la Revue économique, ils furent rapidement contestés par les économistes que nous désignons ensuite sous le terme d’« économistes dominants » parce qu’ils s’inscrivent dans les grilles de lecture de l’école de pensée néoclassique actuellement dominante. Leur contestation consiste moins en une mise en avant des limites méthodologiques des travaux de la Dares qu’en un déni de leur existence, au profit d’une partie des travaux réalisés au Crest par Crépon et alii. Pour les « économistes dominants », les résultats de ces derniers présentent l’intérêt d’être compatibles avec une promotion des politiques d’allègements généraux de cotisations sociales, politiques plus conformes à la doxa néoclassique que la politique d’aménagement et de réduction du temps de travail. III.1. Le déni des « économistes dominants » Le rapport qu’Artus et alii rédigent en 2007 au Conseil d’analyse économique, sous le titre Temps de travail, revenu et emploi, est symptomatique de 55 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 ce déni. Dans son introduction, de Boissieu souligne d’emblée qu’« aucune étude empirique ne permet de préciser qu’une réduction autoritaire de la durée du travail pourrait accroître l’emploi » (Artus et al., 2007:5). Pour Artus et alii, la création d’emplois dépend avant tout du coût du travail et de la productivité. « Entre le début des années 1980 et 2002, notre législation a été guidée par un objectif de partage du travail. Selon cette approche, la machine économique engendre un nombre fixe d’emplois que la réduction du temps de travail individuel permet de partager entre tous » (ibid.:7). Pour eux, cet objectif « repose sur une conception erronée du fonctionnement de l’économie, il doit être explicitement et résolument abandonné » (ibid.:8) car « soyons clairs : à l’heure actuelle, aucune 4 étude sérieuse n’a pu montrer qu’une réduction de la durée du travail se traduisait par des créations d’emplois. Comme on l’a vu précédemment, les études empiriques indiquent que les lois Aubry, qui ont institué le passage aux 35 heures, ont vraisemblablement créé des emplois. Mais, selon ces auteurs, ces créations seraient dues aux réductions de cotisations sociales sur les bas salaires et à l’introduction d’une flexibilité accrue de l’organisation du travail. La réduction de la durée légale hebdomadaire n’aurait joué, au mieux, qu’un rôle marginal » (ibid.:10). Si l’étude de Crépon et Kramarz (2002) sur le passage aux « 39 heures » en 1982 est largement présentée dans le corps du rapport, aucune des études citées précédemment sur les « 35 heures » n’est évoquée. En revanche, une étude de Crépon et Kramarz (2006), qui « précise un grand nombre de résultats établis précédemment dans Crépon et alii (2004) » (ibid.:63) est largement abordée. Dans son commentaire annexé au rapport, Godet salue ce rapport « qui enterre définitivement, semble-t-il, ce que l’histoire mettra sur le compte des fausses bonnes idées de l’exception française : la RTT et les 35 heures » (ibid.:107), tandis que Gilles Saint Paul trouve deux mérites aux auteurs : la remise en question du « dogme, encore répandu en France, d’après lequel la réduction du travail créerait des emplois » et la préconisation d’un retrait de l’État dans la réglementation du travail (ibid.:117). Seul Cette apporte un commentaire beaucoup plus nuancé, rappelant notamment que rien ne justifie « l’affirmation sans démonstration » selon laquelle ce sont les allègements qui auraient permis de créer des emplois tandis que la réduction du temps de travail n’aurait eu qu’un impact limité (ibid.:98). Il regrette également l’absence de regard sur les données macroéconomiques empiriques. Ferracci et Wasmer (2011) contestent quant à eux le sérieux des travaux de la Dares dans leur ouvrage consacré à l’évaluation des politiques publiques : « Un chiffre a longtemps circulé dans le débat public : le passage aux 35 heures serait à l’origine de la création ou de la sauvegarde de près de 350 000 emplois. […] Pourtant, ce résultat n’a pas été confirmé par de 4.En italique dans le rapport. 56 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » nombreux observateurs 5 du marché du travail, qui soulignèrent au contraire qu’aucune étude sérieuse n’avait pu établir que la réduction de la durée du travail se traduisait par des créations d’emplois », avec le rapport au Conseil d’analyse économique pour référence. D’expliquer ensuite que la divergence entre « l’état des connaissances empiriques » et les résultats favorables « mis en avant par la ministre » résulte de la complexité d’un dispositif qui associe baisse de la durée et allègements de charges. « Ainsi, les études empiriques indiquent que les lois Aubry ont vraisemblablement créé des emplois. Mais elles suggèrent aussi que ces créations sont dues principalement aux réductions des cotisations sociales sur les bas salaires et à l’introduction d’une flexibilité accrue dans l’organisation du travail. La réduction de la durée légale hebdomadaire n’aurait joué, au mieux, qu’un rôle marginal. » Cette remise en cause des « 35 heures » frôle parfois l’irrationnel comme lorsque le directeur du Crest, Francis Kramarz, semble suggérer que tant les entreprises restées aux 39 heures que celles passées aux 35 heures ont été fortement pénalisées par les lois « Aubry » 6. Il resterait alors à expliquer pourquoi, au niveau macroéconomique, les créations d’emplois salariés n’ont jamais été aussi nombreuses qu’entre 1998 et 2000 même mesurées à l’aune de la croissance économique. Cet excès accentue le caractère normatif des dénégations des « économistes dominants » qui prennent la forme d’un rappel de la préconisation néoclassique standard d’une simple baisse du coût du travail. Pour eux, si des emplois ont bien été créés, ce ne peut être le résultat des lois « Aubry » de réduction du temps de travail mais seulement le résultat des aides qui les ont accompagnées. Corrélativement, une politique d’extension des allègements généraux de cotisations sociales aurait été préférable. En phase avec eux, la Revue de Rexecode, l’institut d’études proche des milieux patronaux, publie d’ailleurs en 2004 un article au titre explicite : « Et si on avait baissé les charges sans faire les 35 heures ? » (Didier, Martinez, 2004). III.2. Les travaux initiés au Crest : du modèle d’appariement au modèle structurel Comme le montre le rapport au Conseil d’analyse économique de 2007, les travaux menés au sein du Crest par Crépon et alii 7 jouent un rôle central dans la remise en cause des « 35 heures » et la promotion corrélative 5.Souligné par nous. 6.« Les 35 heures furent un choc massif. […] Ses effets furent la plupart du temps non désirés, largement imprévisibles et, actuellement encore, incompris. » « Nous avons démontré que de nombreuses entreprises ayant décidé de rester aux 39 heures disparurent dans les années suivant la loi. […] Simultanément, de nombreuses entreprises passées aux 35 heures ont aussi été fermées après 2000. Et le rôle de la loi Aubry n’est certainement pas négligeable, même si la complexité de la loi empêche de démontrer leur causalité. »… « Les baisses de cotisations salariales employeurs – largement employées au moment des lois Aubry – ont permis de conserver des emplois qui, sinon, auraient disparu », Le Figaro, 15 décembre 2009. 7.Si les travaux effectués à la Dares engagent l’institution dès lors qu’elle a endossé leurs résultats dans ses propres publications, les travaux effectués au sein d’un centre de recherche n’engagent que leurs auteurs, c’est pourquoi nous parlons des travaux « de la Dares » et des travaux de Crépon et alii. 57 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 des politiques d’allègements généraux de cotisations sociales. En mettant en œuvre un modèle structurel pour évaluer les effets sur l’emploi des « 35 heures », ils ont proposé une décomposition des créations d’emplois observées entre différentes causes qui assigne un rôle négatif à la baisse de la durée, contrebalancé par un rôle positif des aides financières, donnant ainsi ses arguments à l’école de pensée dominante. Le recours à une modélisation structurelle n’a cependant pas été premier dans leurs travaux. Présentés au fur et à mesure de leur avancement dans divers colloques et séminaires, ils ont en réalité connu un cheminement méthodologique qui les a conduits à changer d’angle d’attaque au cours de route, Crépon et alii (2004) ne présentant qu’une synthèse succincte des résultats de ces différents travaux successifs. Les économistes hostiles aux « 35 heures » ne retiennent que la dernière partie. Le modèle d’appariement et ses raffinements successifs Initialement, dans la lignée de Crépon et Desplatz (2001), les premiers travaux mettent en œuvre des modèles d’appariement avec sélection sur des caractéristiques observables, où la modélisation de la probabilité de passer aux 35 heures effectuée pour éviter les biais de sélection s’appuie sur des variables observées et disponibles dans les fichiers. Le cadre méthodologique est alors le même que celui utilisé par la Dares mais les sources statistiques utilisées sont différentes. Crépon et alii utilisent ainsi les déclarations annuelles de données sociales, utilisées par les entreprises pour déclarer les salaires versés à leurs salariés aux administrations concernées, et les « BRN », document fiscal. Ces deux fichiers annuels, disponibles plus tardivement que les enquêtes Acemo, ont l’avantage d’être exhaustifs sur leur champ. Ces sources sont ensuite rapprochées des fichiers administratifs sur les accords de réduction du temps de travail pour distinguer les unités « Robien », « Aubry 1 » et « Aubry 2 ». Comme elles contiennent des informations sur les salaires perçus par chacun des salariés, les déclarations annuelles de données sociales (DADS) permettent d’estimer la masse salariale par établissement, mais aussi la structure des salaires et le montant théorique des aides incitatives ou des allégements généraux de cotisations sociales perçus, respectivement pour les entreprises à 35 heures et celles à 39 heures. Elles contiennent aussi des périodes d’emploi sur l’année civile et le nombre d’heures associé au salaire perçu. Il est donc possible d’estimer un effectif, un coût salarial horaire et une durée du travail hebdomadaire moyenne pour chaque établissement ou entreprise. Après contrôle des différences de caractéristiques observables, Crépon et alii estiment l’effet net sur l’emploi à la fin de l’année 2000 à 9,9 % pour les entreprises « Aubry 1 » aidées, 3,8 % pour les entreprises passées aux 35 heures avant 2000 sans aide (« Aubry 2 précurseurs ») et 4,9 % pour les entreprises « Aubry 2 ». En utilisant une méthodologie analogue à celle utilisée dans les travaux de 58 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » la Dares, les auteurs trouvent donc des résultats proches, à partir de données différentes et de variables de contrôle différentes. Dans un deuxième temps, Crépon et alii choisissent de perfectionner la méthode pour tenir compte de caractéristiques « inobservées ». Les entreprises qui font le choix de passer aux 35 heures diffèrent en effet des entreprises qui ne le font pas. Les études déjà citées ont montré des différences de taille, de secteur d’activité, de santé financière, de taux de création d’emplois antérieurement à la réduction du temps de travail (notamment Fiole et alii, 2000 ; Fiole et alii, 2002). Certaines variables de différenciation ne sont pas observées dans les fichiers utilisés, voire sont difficilement observables. Des enquêtes réalisées par la Dares auprès des employeurs ont par exemple montré un lien entre l’opinion de l’employeur sur les effets des « 35 heures » ou l’état du dialogue social dans l’entreprise et la probabilité de passer aux 35 heures. Certaines techniques économétriques permettent d’essayer de prendre en compte ces différences de caractéristiques inobservées (ou « hétérogénéité inobservée ») mais elles ne peuvent évidemment pas créer une information qui n’existe pas. L’outillage mis en œuvre s’appuie donc sur des hypothèses spécifiques. Il suppose notamment d’utiliser des variables dites « instrumentales », variables susceptibles d’expliquer la plus ou moins grande propension de l’entreprise à entrer dans le dispositif, mais pas l’effet du dispositif sur la variable d’intérêt, ici l’emploi. La principale variable instrumentale que Crépon et alii retiennent est le montant potentiel des aides « Aubry 2 », dont les auteurs reconnaissent qu’elle n’est pas très satisfaisante même si elle semble fonctionner : la plupart des entreprises ne connaissaient pas cette information lorsqu’elles ont opté pour le dispositif incitatif « Aubry 1 ». Finalement, la prise en compte de l’hétérogénéité inobservée ne modifie pas fondamentalement les résultats trouvés lorsque seules les caractéristiques observées sont prises en compte. Les résultats de la Dares s’en trouvent donc encore une fois confortés. Le modèle structurel et ses conclusions Dans un troisième temps, l’approche « descriptive » des effets sur l’emploi observés ex post est abandonnée au profit d’un modèle structurel. Présenté de façon préliminaire et provisoire en février 2003, lors d’un séminaire de recherche public que l’Insee a consacré aux « 35 heures », ce travail est aussi évoqué implicitement au cours des auditions de la mission parlementaire d’évaluation des « 35 heures » mise en place en 2003, la mission Novelli (voir infra, IV.2). La dernière partie de l’article d’Économie et Statistique en présente de façon succincte un aboutissement. Pour les auteurs, il s’agit de dépasser les difficultés des méthodes d’appariement, notamment en éludant la question de l’échantillon témoin, mais aussi de proposer une « interprétation économique » des résultats. 59 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 Encadré 2 Le modèle structurel de Crépon et alii Dans leur modèle, Crépon et alii se placent en équilibre partiel où seule la demande de travail est modélisée, à partir d’une fonction de production du type Cobb-Douglas, c’est-à-dire ayant la forme suivante : a b g Y=Ak L H Par rapport aux fonctions Cobb-Douglas usuelles, la spécificité consiste à décomposer le facteur travail en deux : un effectif (L) et une durée du travail (H). Un paramètre g est également introduit comme une mesure de l’élasticité de la production à la baisse de la durée du travail. Si g est inférieur à 1, la baisse de la durée induit une baisse de production d’ampleur moindre que la baisse de la durée. Il y a alors des gains de productivité horaires. g est supposé résumer l’ensemble des effets que la variation de la durée du travail peut avoir sur la production : efficacité des salariés, effets sur la productivité du travail ou la durée d’utilisation des réorganisations accompagnant la modification de la durée du travail… Pour mettre en pratique leurs estimations, les auteurs établissent une série d’hypothèses ou de simplifications complémentaires, comme l’utilisation d’une fonction de production à rendement d’échelle constant (a=1-b) et un calibrage de b. Par ailleurs les auteurs n’estiment pas g entreprise par entreprise, mais dispositif par dispositif, parce que les DADS ne permettent pas de connaître la durée réellement travaillée (du fait des heures supplémentaires non déclarées, par exemple), ni la baisse réelle de la durée du travail (notamment en cas de changement de mode de décompte des heures travaillées). Après différenciation de la fonction de production : D PGF=D ln(Y) - b.D ln(L) - (1-b).D ln(K) - g. D ln(H) D PGF = D y - b.D l - (1-b).D k - g. D h (en posant y=ln(Y), l=ln(L), etc). ð D PGF = X + gA1 1Aubry 1 + gA1nd 1Aubry 1 non aidé + gA2 1Aubry 2 X regroupe les variables de caractéristiques observables susceptibles d’expliquer la variation de la productivité globale des facteurs indépendamment de la réduction du temps de travail : secteur d’activité, taille d’entreprise, part des salaires dans la valeur ajoutée, etc. Par construction, toutes les entreprises passées à 35 heures dans le cadre d’un dispositif donné ont donc une même élasticité de la production à la baisse de la durée. 60 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » Mettre en œuvre un modèle structurel suppose de modéliser le comportement des acteurs économiques. Crépon et alii font le choix de ne modéliser que le comportement des entreprises en considérant comme donné celui des travailleurs. Ils partent d’une fonction de production selon laquelle les entreprises sont supposées choisir le nombre de travailleurs et le volume de travail. L’offre de travail, c’est-à-dire le comportement qui conduit les actifs à accepter ou non de travailler un volume d’heures donné dans les conditions proposées par l’entreprise, n’est pas modélisée : les arbitrages possibles pour les travailleurs sur l’ampleur des réorganisations du travail, l’évolution des salaires et la baisse réelle de la durée du travail (via les évolutions du mode de décompte des heures travaillées et la mise en place possible de l’annualisation du temps de travail) ne sont donc pas prises en compte dans le modèle. En d’autres termes, le fait que les conditions de mise en œuvre des « 35 heures » puissent faire l’objet de discussions entre les partenaires sociaux est hors du champ du modèle. Une fois estimés les paramètres de la fonction de production des entreprises (encadré 2), les auteurs définissent leur situation de marché : situation de demande contrainte (keynésienne) ou situation de demande classique. Dans le premier cas, le niveau de production de l’entreprise dépend de commandes peu sensibles à une variation des coûts. La baisse de la durée du travail est donc susceptible de stimuler la demande de travail par un effet de « partage du travail ». Dans le second cas, les volumes échangés sur les marchés sont très sensibles aux prix de marché. Le coût du travail est donc le principal levier pour créer des emplois. Les auteurs concluent alors que les entreprises passées à 35 heures dans le cadre du dispositif « Aubry 1 » et celles passées dans le cadre du dispositif général « Aubry 2 » sont en situation de « chômage classique », alors que les entreprises passées à 35 heures sans aide avant 2000, les « Aubry 2 précurseurs », seraient en situation de « partage du travail ». Dans ce cadre, pour la plupart des entreprises ayant réduit leur durée du travail, le coût du travail devient le levier principal des créations d’emplois, aucun effet « partage du travail » ne pouvant jouer. L’estimation des paramètres des fonctions de production attribuées aux entreprises observées rend aussi envisageable d’isoler, dans les surplus d’emplois créés, ceux qui seraient imputables aux seules aides financières. À l’occasion de la présentation de cette approche lors du séminaire recherche de février 2003, Cahuc, s’appuyant sur des données présentées par ses auteurs comme préliminaires et méthodologiques, était très explicite sur ce point : la baisse de la durée du travail avait détruit des emplois ; seules les aides associées étaient créatrices d’emplois. Les chiffrages explicites évoqués à cette occasion n’ont cependant pas été publiés. Dans leur article d’Économie et Statistique, les auteurs ne reprennent pas les simulations 61 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 réalisées auparavant, préférant rester prudents : « [Les développements méthodologiques proposés] poussent cependant les méthodes d’évaluation sur données microéconomiques en leurs limites extrêmes. Aussi ne faut-il pas en attendre davantage qu’un éclairage partiel. » Il n’en demeure pas moins que ces derniers travaux, prolongés par Crépon et Kramarz (2006), servent de point d’appui aux conclusions du rapport au Conseil d’analyse économique et plus largement à ceux qui considèrent que les effets sur l’emploi des « 35 heures » doivent être décomposés entre un effet positif des aides financières et un effet négatif de la réduction du temps de travail pure. III.3. Quand choisir ses hypothèses revient à choisir ses résultats Les modèles structurels permettent de faire l’économie de la question de l’échantillon témoin, voire des effets de bouclage s’ils intègrent cette dimension dans la modélisation. Ils supposent en revanche de partir d’un cadre théorique qui contraint le champ des possibles et évacue, ce faisant, d’autres réalités également possibles. La revue de la littérature faite par Gilles (2007) l’illustre assez bien. En cela, choisir ses hypothèses n’est pas qu’une simple question technique. L’opinion ou les préjugés du chercheur ne sont plus neutres. Même s’il n’a pas d’a priori idéologique, il doit simplifier, donc fausser l’observation, pour disposer d’un modèle mathématiquement soluble. Quelle fonction de production choisir ? Quelle situation de marché introduire ? Peut-on faire l’économie d’un modèle d’équilibre général ? Faut-il intégrer l’incertitude ou le cycle de la demande dans la modélisation ? Voilà quelques-unes des questions qu’il doit se poser et pour lesquelles les réponses qu’il apporte contraindront l’ampleur des effets sur l’emploi autorisé par le modèle retenu et les rouages de ces effets. La première hypothèse porte sur le choix de la fonction de production. Usuellement, la demande de travail de l’entreprise est exprimée sous la forme d’un volume global, sans distinction d’un effectif et d’une durée. La question du choix de la durée du travail se trouve alors exclue des programmes d’optimisation des acteurs. C’est pourquoi ces fonctions de production usuelles ne peuvent pas rendre compte d’un arbitrage possible entre l’emploi et la durée du travail. Pour rendre compte du choix de passer ou non aux 35 heures, un modèle structurel doit introduire ces deux variables de choix. Ce choix ne se réduit pas à une alternative simple entre deux durées possibles parce que les entreprises passant aux 35 heures peuvent aussi choisir l’amplitude de la baisse de la durée, au sein d’une fourchette des possibles permis par le mode de décompte initial des heures de travail 8. Des raffinements seraient aussi nécessaires si l’on considère 8.Par exemple pour Pham (2002), la baisse effective de la durée y est estimée à 6,8 % en moyenne pour les établissements passés à 35 heures en 2000 qui ont exclu du décompte des heures travaillées des temps de pause auparavant inclus. 62 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » que la question de la durée du travail ne se pose pas de la même façon selon les groupes de salariés, par exemple entre des salariés soumis au forfait et les autres. Décomposer le volume de travail en produit d’un effectif et d’une durée introduit deux variables de choix pour l’entreprise, associées à un seul prix : le salaire horaire. La mise en place d’une modélisation est alors difficile. Il est bien sûr possible d’introduire des coûts spécifiques associés aux effectifs, par exemple les coûts de recrutement, de formation, voire de licenciement dans une optique de raisonnement sur le long terme. Mais ces coûts ne sont pas un prix. Ils ne s’ajustent pas pour permettre un équilibre du marché. Crépon et alii éludent la question dans leurs travaux en développant un équilibre partiel où la seule variable de choix concerne l’emploi ; mais la fonction de production Cobb-Douglas qu’ils retiennent n’admet, sauf cas très particulier, aucune solution dans le cas où l’entreprise cherche à maximiser son profit en choisissant de façon optimale et de façon conjointe la durée du travail et l’emploi. La fonction de production choisie doit aussi permettre de rendre compte des gains de productivité permis par les réorganisations qui ont pu accompagner la réduction du temps de travail. Les enquêtes réalisées par la Dares auprès des employeurs montrent que des réorganisations du travail ont été effectuées, impliquant, selon les cas, des hausses ou des baisses de la durée d’utilisation des équipements (Aucouturier, Coutrot, 1999 ; Bunel et al., 2002 ; Pham, 2002). Par ailleurs, même si les salariés se sont montrés majoritairement satisfaits des « 35 heures », les degrés de satisfaction diffèrent selon les catégories, notamment parce que l’intensification du travail est cause de mécontentement pour certains. Les fonctions de production usuelles intègrent souvent une productivité marginale décroissante, avec un effet fatigue ou usure. Mais peut-on rendre compte de la même manière des réorganisations ? Cela peut-il se faire simplement en ajoutant un paramètre lié à la durée du travail dans la fonction de production ? C’est l’option retenue par Crépon et alii, avec leur paramètre g. Mais ne faudrait-il pas plutôt partir de l’idée qu’il existe des familles de fonction de production sans continuité fonctionnelle entre elles, les « 35 heures » pouvant être l’occasion de passer de l’une à l’autre ? L’exercice de modélisation peut alors devenir inaccessible. La deuxième hypothèse clé porte sur la situation du marché du travail et de l’économie. Une situation classique ou une situation de contrainte par la demande ? Chômage classique ou chômage keynésien ? Les études macroéconomiques ex ante comme les études théoriques microéconomiques montrent que le choix n’est pas neutre sur les effets que l’on peut attendre d’une réduction du temps de travail. On pourra se reporter par exemple à Askenazy (2008) ou Gubian et alii (2004), qui présentent une synthèse de 63 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 plusieurs études macroéconomiques réalisées. Crépon et alii ne veulent pas trancher : ils essaient d’intégrer dans la modélisation l’affectation à l’une ou l’autre des situations. Cette affectation est toutefois réalisée globalement, par génération de passage aux 35 heures sans faire intervenir la nature des entreprises. Leur secteur et leur taille déterminent pourtant en partie le segment de marché sur lequel elles évoluent, donc leur situation de marché. Cette simplification est réductrice. La troisième hypothèse porte sur les côtés du marché pris en compte. Crépon et alii proposent un modèle d’équilibre partiel qui exclut l’offre de travail, donc le pouvoir de négociation des salariés. Or cette exclusion est étrange dans le cas de l’évaluation des lois « Aubry » : la mise en place des 35 heures a été l’occasion d’une multiplication des discussions dans les entreprises. L’existence d’accords avec les représentants du personnel ou validés par des référendums d’entreprises est un préalable à l’obtention des aides. C’est même la principale condition pour bénéficier des aides structurelles mises en place par la loi « Aubry 2 ». Or ces négociations portent sur des paramètres clés pour l’entreprise comme l’amplitude de la baisse effective du travail, en lien avec des changements possibles de mode de décompte des heures travaillées, ou l’ampleur de la modération salariale et le principe du maintien du salaire mensuel, qui n’était garanti par la loi « Aubry 2 » que pour les bas salaires… Pour les deux parties, employeurs et salariés, il existait donc des espaces de négociation sur des contreparties, dont tous les travaux disponibles montrent qu’ils ont été exploités. Dès lors, un modèle structurel peut-il faire l’impasse sur l’un des deux côtés du marché du travail s’il veut rendre compte de la réalité de la politique de réduction du temps de travail ? En ignorant l’offre de travail, la modélisation feint en particulier d’ignorer que les gains de productivité induits par certaines réorganisations ne sont pas détachables de la baisse de la durée du travail alors que ces évolutions dans l’organisation n’avaient pas pu être obtenues avant. Une quatrième hypothèse porte sur l’absence de prise en compte de l’incertitude pesant sur la demande. L’examen des accords négociés montre que la réduction du temps de travail a souvent été l’occasion pour les employeurs d’obtenir l’adoption d’un principe de modulation du temps de travail, c’est-à-dire la possibilité de combiner des semaines de plus de 35 heures de travail et des semaines de durée moindre. La modulation est d’ailleurs, avec la modération salariale, l’un des points de mécontentement des salariés à propos des « 35 heures » (voir par exemple Cette et al., 2003) car, lorsque les délais de prévenance sont courts, la modulation est source d’imprévisibilité pour les salariés, ceux situés au bas de l’échelle salariale étant les plus concernés. Or, la possibilité de moduler l’activité au cycle des commandes peut être source de gains de productivité pour l’entreprise. Dès lors, une modélisation qui ne laisse pas de place à cette opportunité 64 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » prive la politique de réduction du temps de travail de l’un de ses intérêts pour les entreprises. Une dernière interrogation concerne les petites entreprises, même s’il est vrai que la plupart n’a finalement pas abaissé la durée du travail à la suite de la loi « Fillon » de 2003. Les outils mathématiques utilisés dans la modélisation pour calculer les situations d’équilibres optimaux supposent généralement des fonctions continues. Les fonctions discontinues ne rendraient-elles pas mieux compte de la situation des petites entreprises, avec l’existence d’effets de marches ? Si les hypothèses retenues pour obtenir un modèle structurel calculable contraignent les résultats, la volonté même de décomposer le surplus d’emploi mérite aussi d’être débattue. Est-il pertinent de chercher à isoler les effets des différents facteurs, indépendamment de tous les autres, d’une politique qui a fait le choix de combiner d’emblée plusieurs volets pour permettre des négociations donnant-donnant entre les deux côtés du marché du travail ? Est-il pertinent de ne voir que des effets négatifs des « 35 heures » au motif que les effets d’une baisse « pure » de la durée du travail seraient négatifs ? Ceux qui, depuis la fin des années 1970, soutiennent les « 35 heures » au nom de la lutte contre le chômage ont toujours affiché l’idée que cet objectif implique nécessairement l’existence de contreparties à la baisse de la durée. En réalité, la posture des « économistes dominants » revient à défendre une évaluation de politiques fictives que les législateurs n’ont pas envisagées. Elle feint d’ignorer que les entreprises auraient difficilement pu obtenir certaines contreparties sans la baisse de la durée du travail, comme la modération salariale, les réorganisations et les changements de mode de décompte des heures travaillées, contreparties que, de fait, elles n’avaient pas su obtenir auparavant. Par ailleurs, chercher à isoler dans le surplus d’emplois créés par la réduction du temps de travail la partie imputable aux allègements de cotisations sociales revient à suggérer qu’une politique pure d’allègements de cotisations sociales aurait pu s’appuyer sur les mêmes paramètres que ceux retenus pour les aides « Aubry » ou « Robien ». Or la demande de travail très qualifié est beaucoup moins réactive aux allègements que la demande de travail peu qualifié. De ce fait, le schéma des aides retenu pour accompagner les « 35 heures » n’aurait pas été pertinent pour une politique pure d’allègements de cotisations sociales. De ce point de vue, comparer les effets de deux politiques globales pertinentes au regard d’un même objectif de création d’emplois, voire de son impact pour les finances publiques, aurait beaucoup plus de sens que chercher à décomposer les effets d’une politique globale pour faire le tri entre ses composantes, dès lors que cellesci ne sont pas indépendantes. Mais l’exercice relèverait alors davantage d’un exercice prospectif ex ante que d’une évaluation ex post. 65 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 IV. Une évaluation sous le regard des politiques Dans le chapitre de son rapport annuel 2004 consacré à l’évaluation des politiques publiques en faveur de l’emploi, la Cour des comptes (2005) synthétise assez bien la place de l’évaluation en France et sa relation avec les autorités politiques et administratives. Le cas des emplois aidés et la réduction du temps de travail sont pris en exemple. La Cour des comptes y souligne notamment la faible culture de l’évaluation des politiques publiques en France qui n’émerge que depuis les années 1990, les lois « Aubry » étant citées parmi les rares exemples. Elle ne néglige ni les difficultés méthodologiques, ni le cadre restrictif de l’accès aux données pour les chercheurs. Elle regrette aussi le faible intérêt des centres d’études et de recherche pour le sujet et souligne que « le décalage entre le rythme de l’évaluation et celui de la décision politique constitue, en l’état actuel, un frein réel à l’intérêt pour les travaux évaluatifs lourds ». Tous ces facteurs externes ne l’empêchent pas de regretter une relation distante entre le pouvoir politique et la culture de l’évaluation, qui pousserait les autorités politiques et les administrations à privilégier les évaluations ex ante. Le fait que le législateur ait inscrit la nécessité de travaux d’évaluation dans les deux lois « Aubry » ne témoigne pas forcément d’un progrès. En la matière, l’hypothèse d’une instrumentalisation de l’évaluation des « 35 heures » à des fins de communication politique apparaît plus vraisemblable. Avant d’y revenir, notons que, si depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, la Cour des comptes a, parmi ses rôles, d’assister le Parlement et le Gouvernement dans l’évaluation des politiques publiques 9, sa méthode de travail consiste davantage à synthétiser des travaux existants et à préconiser, le cas échéant, la nécessité pour tel ou tel de lancer des travaux que de chercher à construire un cadre méthodologique ou proposer un cadre organisationnel à ces exercices d’évaluation. IV.1. Première période : une promotion de l’évaluation inscrite dans les lois « Aubry » Dès le départ, la loi « Aubry 1 » inscrit dans la loi l’importance d’en dresser le bilan. Dans son article 13, elle prévoit qu’un bilan de son application sera présenté au Parlement avant le 30 septembre 1999. La loi donne même des indications sur les sujets d’études et d’évaluations à réaliser : « Ce bilan portera sur le déroulement et les conclusions des négociations […] ainsi que sur l’évolution de la durée conventionnelle et effective du travail et [son impact] sur le développement de l’emploi et sur l’organisation des entreprises. » Ce bilan doit officiellement servir à construire le cadre définitif de la nouvelle durée légale en tenant compte de l’expérience des entreprises qui 9.Article 47-2 de la Constitution. 66 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » auront anticipé l’échéance. Mais le temps de l’évaluation n’est pas le temps des politiques. Les délais laissés à l’évaluation sont particulièrement courts. Promulguée mi-1998, la loi demande des résultats pour décider d’un cadre définitif qui doit entrer en application un an et demi après, sur la base d’accords que les entreprises doivent négocier entre-temps. Ce délai est juste suffisant pour dresser des premiers constats sur les modalités des négociations et de mise en œuvre de la réduction du temps de travail dans les entreprises anticipatrices. Il permet d’envisager des travaux prospectifs ex ante. En revanche, ce délai n’est pas réaliste pour espérer évaluer des effets sur la base d’observations ex post, notamment sur l’emploi. D’une part, parce qu’en dehors de l’enquête trimestrielle Acemo, la plupart des sources et enquêtes qui ont été mobilisées n’étaient disponibles qu’un à deux ans après la période d’observation. D’autre part, parce qu’il faut s’assurer d’une durée d’observation suffisante pour s’assurer d’un minimum de pérennité des effets observés. De fait, les premiers travaux d’évaluation ex post de la Dares ont porté sur la loi « Robien », promulguée deux ans avant et relativement proche du dispositif « Aubry 1 » dans ses principes à une nuance près, non négligeable : l’existence d’une baisse annoncée de la durée légale pour tous qui n’était pas dans le paysage de la loi « Robien ». La faiblesse de la culture de l’évaluation dans la conduite des politiques publiques peut sans doute expliquer en partie le caractère peu réaliste des commandes passées par la loi « Aubry 1 », mais l’affichage d’une évaluation est aussi un outil de communication politique. Commander une évaluation est alors aussi important que disposer de ses résultats, d’autant plus quand ces derniers ne sont disponibles que tardivement. Or, cette première commande permettait de répondre à une exigence politique majeure : donner des gages à ceux qui, comme la CFDT, préconisaient la négociation collective décentralisée pour optimiser les effets sur l’emploi. En prévoyant un bilan d’étape, le Gouvernement affichait sa volonté de prendre le temps de regarder les conditions négociées dans les entreprises anticipatrices pour s’en inspirer et répondre ainsi aux critiques nombreuses de ceux qui fustigaient une loi imposée d’en haut, ignorant la réalité du terrain. Il affichait aussi que sa politique n’était pas celle d’une simple réduction de la durée du travail mais une politique qui voulait favoriser l’emploi. Une fois le cadre définitif des « 35 heures » voté, le souci d’une évaluation reste affiché dans la loi, avec des objectifs plus restreints, ciblés sur l’emploi. L’article 36 de la loi « Aubry 2 » précise ainsi que : « Chaque année, le Gouvernement présente au Parlement un rapport sur la mise en œuvre de l’allégement de cotisations prévu à l’article L. 241-13-1 du Code de la sécurité sociale. Ce rapport porte notamment sur l’impact sur l’emploi de la réduction du temps de travail et de cet allégement. Il présente les enseignements et les orientations à tirer du bilan de la situation. » Là encore, 67 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 la motivation politique n’est pas absente : ce rapport annuel répond, sous une forme symbolique, aux demandes d’une partie de la majorité parlementaire, notamment communiste, qui aurait souhaité que les aides structurelles pérennes ne soient octroyées aux entreprises qu’en échange d’engagements sur l’emploi, comme c’était le cas dans le dispositif incitatif. Aucune contrainte n’est finalement posée mais le Gouvernement s’engage à regarder quand même comment les choses évoluent. IV.2. Deuxième période : l’évaluation mise en accusation après l’alternance parlementaire Après les élections législatives de 2002, le changement de majorité parlementaire remet en cause la réduction du temps de travail. Plusieurs lois se succèdent pour assouplir les règles de recours aux heures supplémentaires, en abaissant leurs coûts 10, voire en les subventionnant 11. Cette activité législative de déconstruction résulte moins d’une nécessité économique que les premiers travaux d’évaluation de la réduction du temps de travail auraient confortée, que d’un impératif idéologique alors que les « 35 heures » sont devenues un marqueur important dans le discours politique de la nouvelle majorité. Il n’est alors plus question de prolonger les évaluations. Les priorités changent et le programme de travail de la Dares en tient compte. Les travaux déjà réalisés ne sont pas pour autant remisés dans les tiroirs. Ils sont au contraire replacés sur le devant de la scène dans une mise en accusation publique symbolique destinée à leur nier toute pertinence scientifique, afin de conforter un rejet des « 35 heures » essentiellement idéologique. Un premier moment significatif de cette tentation a lieu à l’automne 2002, quand François Fillon, ministre en charge du Travail, présente devant l’Assemblée nationale le projet de loi « relatif aux salaires, au temps de travail et au développement de l’emploi ». Destiné à régler la question des garanties mensuelles de rémunération, il amorce également le détricotage des « 35 heures » en exonérant définitivement les petites entreprises de la baisse de la durée légale et en augmentant le contingent d’heures supplémentaires. Les estimations de la Dares sont citées à plusieurs reprises dans les débats, pour les remettre en cause du côté de la nouvelle majorité parlementaire et comme référence pour l’opposition, notamment communiste. Le ministre critique les évaluations réalisées alors que quelques semaines plus tôt, ses propres services avaient remis très officiellement au Parlement le rapport prévu par la loi « Aubry 2 », rapport qui reprenait les résultats des travaux d’évaluation antérieurs sans les remettre en cause. Cette sortie du ministre entraîne alors une vive réaction des syndicats du ministère, 10.Notamment la loi « Fillon » du 17 janvier 2003. 11. Loi « Tepa » du 21 août 2007. 68 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » évoquée ensuite, elle aussi dans les débats (séance du 8 octobre 2002 de l’Assemblée nationale). La mise en place par les députés de la nouvelle majorité de la mission d’information « sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales » des « 35 heures » est symboliquement plus significative. Cette mission, dont Hervé Novelli est le rapporteur, mène ses travaux d’octobre 2003 à avril 2004, multipliant les auditions de fonctionnaires, chercheurs, experts, chefs d’entreprise, syndicalistes. Martine Aubry elle-même est auditionnée. Ce travail débouche sur un rapport de plusieurs centaines de pages très critique contre les « 35 heures ». La structure du rapport final en résume assez bien la teneur, comme la nature et les objectifs de l’exercice. La première partie aborde l’aspect législatif « complexe ». La deuxième partie porte sur « des effets macroéconomiques difficiles à évaluer ». La troisième partie aborde les « lourdes conséquences sur l’organisation et la gestion des entreprises et des administrations ». La quatrième partie conclut sur « les conséquences sociales des “35 heures” : une France à plusieurs vitesses ». Cette articulation entre des effets sur l’emploi jugés incertains et des effets sociaux jugés inégaux, parce que les « 35 heures » privilégieraient le bien-être des cadres au détriment de celui des bas salaires, résonne en écho au point de vue d’« économistes dominants » hostiles aux « 35 heures » 12. Concernant plus particulièrement l’évaluation des « 35 heures », les titres des sousparties de la deuxième partie sont tout aussi évocateurs et suffisent à résumer leur contenu : « lourd impact pour les finances publiques », « des effets sur l’emploi net difficiles à évaluer », « fragilité des modèles ex ante », « insuffisance des évaluations ex post : les 35 heures ne connaissent que les prémices de l’évaluation », « le regret unanime de l’absence de source autre que la Dares »… Lors des auditions, les travaux de la Dares sont l’une des cibles du président de la mission et de son rapporteur. Les économistes interrogés, dont le directeur général de l’Insee, Jean-Michel Charpin, et le directeur de la prévision, Jean-Luc Tavernier, sont pressés de questions sur les limites et les défauts des travaux de la Dares. Tout en soulignant les difficultés de l’exercice, ils les défendent, les jugeant plus rigoureux que d’autres. La directrice de la Dares, Annie Fouquet, est également longuement interrogée. Les questions posées (voir annexe) illustrent le jeu des missionnaires, qui alternent entre le reproche de l’unicité de l’évaluateur, la Dares, et la mise sur le même plan des travaux de la Dares et de ceux de Rexecode, dont l’estimation des effets emploi est pourtant « rustique », pour reprendre les mots de Charpin et Tavernier. Tout en regrettant que les travaux disponibles n’aient été produits que par la Dares, la nouvelle majorité se garde de stimuler des travaux d’études 12.La même articulation se retrouve dans les propos de Cahuc au séminaire recherche de l’Insee de 2003 ou dans l’article de Kramarz au Figaro. 69 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 et de recherche alternatifs sur ce sujet, suggérant que là encore, la posture l’emporte sur la volonté d’évaluer. IV.3. Le rôle central des experts d’État en question Comme nous l’avons vu, la Dares s’est fortement impliquée par de multiples travaux pour alimenter le suivi et l’évaluation des « 35 heures ». La Cour des comptes (2005) a d’ailleurs souligné cette « mobilisation importante » : « Pour étudier la mise en place de la loi du 13 juin 1998, notamment dans la perspective du bilan prévu par la loi, la Dares a commandé 32 études (soit 43,2 % du nombre total des études qu’elle a sous-traitées de 1998 à 2003). Elles portent sur des sujets importants, leur intérêt pour l’établissement du bilan est réel et elles ont été publiées ». L’appartenance du service producteur des évaluations au ministère responsable de la mise en œuvre de la politique concernée peut évidemment soulever des questions quant à l’indépendance des travaux réalisés. Sans entrer dans les détails, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette spécificité française, dont certains dépassent largement notre sujet, comme la place de l’État et le rôle des grands corps dans l’expertise publique en France. Parmi ces raisons, l’organisation du service public de la statistique français rendait naturel qu’au sein de la statistique publique, la Dares prenne en charge les travaux d’études et d’évaluation des « 35 heures ». De rares travaux d’évaluation autres que ceux de la Dares En dehors de la sphère de la statistique publique, dans laquelle il faut aussi ranger le Crest, quelques chercheurs ont aussi proposé des travaux d’évaluation. Husson (2002) aborde ainsi l’exercice de façon macroéconomique, en partant de plusieurs variantes d’une équation reliant l’évolution de la productivité à celle des salaires. En estimant les paramètres sur la période antérieure aux lois « Aubry » et en simulant ce qui ce serait passé ensuite si les relations n’avaient pas changé, il estime que l’enrichissement de la croissance en emplois a été de l’ordre de 450 000 à 510 000 emplois. Utilisant une approche microéconomique, de Coninck (2004) conclut à l’absence de création d’emplois en comparant l’évolution de l’emploi des entreprises juste au-dessus du seuil des 20 salariés à celle des entreprises juste en dessous. L’idée est astucieuse mais elle ne peut éluder la question de la généralisation des résultats aux entreprises de plus grande taille. À partir de l’enquête Emploi, Chemin et Wasmer (2009) proposent de comparer l’évolution de la situation de l’emploi en Alsace-Moselle par rapport au reste de la France en postulant, sans l’étayer de façon solide, que la spécificité du droit local aurait entraîné une baisse de la durée moindre qu’ailleurs. Gianella (2006), chercheur à l’OCDE, propose d’utiliser une maquette du comportement des agents pour un réexamen des effets sur 70 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » l’emploi des « 35 heures » qui le conduit à isoler un effet négatif de la réduction du temps de travail « seule » et un effet positif des aides publiques. Sa maquette structurelle, calibrée à partir de données réelles de nature plutôt macroéconomique, rapproche toutefois davantage cet exercice des exercices prévisionnels ex ante que des évaluations ex post. L’auteur reconnaît par ailleurs que cette maquette ne dit rien sur les effets de court terme, ne parlant que d’un long terme à l’horizon incertain. Indépendamment des critiques méthodologiques que certains de ces travaux peuvent soulever, ces quelques exemples sont peu nombreux et souvent tardifs par rapport aux travaux de la Dares et du Crest. Ils ne s’appuient pas sur des données aussi détaillées et n’ont pas non plus joué le même rôle dans le débat public. En cela, l’évaluation des effets sur l’emploi des « 35 heures » conforte le diagnostic d’une place centrale des experts d’État de la statistique publique et des institutions qui gravitent autour. Tant la Cour des comptes (2005) que la mission Novelli l’ont d’ailleurs souligné, pour le regretter. Certains chercheurs aussi, comme Askenazy (2005), qui considère que « compte tenu de l’ampleur des difficultés économétriques, l’État devrait organiser une diffusion plus large, voire à l’étranger, des bases de données anonymisées dont il dispose pour permettre au maximum de chercheurs de tenter des approches variées et concurrentes ». Signe de la sensibilité de la question de l’accès aux données sur les « 35 heures », Crépon et alii (2004) jugent utile de préciser dans leur article que « la plupart des données utilisées dans cette étude sont d’une façon ou d’une autre, accessibles aux chercheurs souhaitant effectuer une analyse du même ordre », allant même jusqu’à préciser les portes d’entrée : le ministère du Travail pour les fichiers des accords de « 35 heures », l’Insee pour les sources fiscales (les DADS, source centrale de l’étude, n’est cependant pas mentionnée). De telles précisions sont plutôt rares, tant dans la revue que dans les autres articles des auteurs. Pourquoi une telle rareté ? Pour autant, la difficulté d’accès aux données évoquée par Azkenazy, mais aussi par la Cour des comptes ou le rapport Novelli ne doit pas être exagérée. Certes, le « secret statistique » met des contraintes à la diffusion des données individuelles sur les entreprises ou sur les personnes physiques pour garantir une certaine confidentialité. Toutefois, les données d’entreprises mobilisées par la Dares dans ses travaux d’évaluation des « 35 heures » étaient juridiquement accessibles aux chercheurs via une procédure spécifique prévue par la loi, procédure élargie depuis la loi du 15 juillet 2008. En particulier, les enquêtes Acemo, les fichiers des accords de réduction du temps de travail ou les enquêtes ad hoc réalisées par la Dares étaient mobilisables en dehors de la sphère de la statistique publique. Pour 71 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 expliquer le faible investissement des chercheurs, il faut donc chercher ailleurs. Lorsque la Cour des comptes (2005) dresse son constat d’une « implication insuffisante des organismes de recherche », notamment de ceux qui bénéficient de financements principalement publics, elle met ainsi l’accent sur la liberté de programmation de ces organismes. Pour elle, « la séparation entre la recherche et l’étude d’une part, la décision politique et administrative de l’autre, est trop grande ». Citant le Crest (le diagnostic pourrait être étendu), elle remarque que « les chercheurs [du centre] s’auto-saisissent en général des thèmes de leurs recherches, la seule exigence étant qu’elles débouchent sur des publications dans des revues d’audience internationale. […] Contrairement à ce que l’on observe à l’étranger, les centres d’études ou les laboratoires de recherche universitaires sont peu présents dans le domaine de l’évaluation des politiques d’aides à l’emploi, même si cette situation semble en train d’évoluer. Ils interviennent surtout dans l’exécution d’études commandées par la Dares. » Deux nouvelles pistes d’explication à la faiblesse de regards externes sont ainsi proposées. D’une part, l’intérêt professionnel des chercheurs, qui peuvent préférer les investigations méthodologiques novatrices aux travaux appliqués utilisant des outils déjà bien exploités. D’autre part, l’existence ou non d’appels d’offres avec des financements à la clé pour inciter les chercheurs à s’orienter sur les terrains de l’économie appliquée si leur centre d’intérêt professionnel ne les y conduit pas naturellement. Pour autant, une implication accrue des chercheurs externes à l’expertise d’État ne doit sans doute pas être une priorité absolue. Elle ne suffirait pas à garantir une transparence et une indépendance que l’on peut attendre des travaux évaluatifs. D’une part, parce que la relation de commanditaire à commandité n’introduit pas davantage d’indépendance fonctionnelle que le lien hiérarchique entre un ministre et ses services. La mobilisation des personnels, notamment syndicale, peut aussi contribuer à garantir le respect des principes déontologiques professionnels. Les syndicats du ministère du Travail sont d’ailleurs montés au créneau à deux reprises à propos des travaux d’évaluation des « 35 heures », une fois sous Martine Aubry, une fois sous François Fillon. D’autre part, ces questions organisationnelles ne répondent pas à la question plus centrale de la confusion possible des discours scientifiques et normatifs, notamment de la part des « économistes dominants ». Le risque existe pour tous mais les glissements sont plus faciles pour eux, car les argumentations sont moins attendues quand elles s’intègrent à la pensée dominante. L’évaluation des « 35 heures » a ainsi fait l’objet de nombreuses critiques et de dénis alors même que les travaux sur cette politique ont été largement nourris sur une courte période. Par comparaison, les initiatives sur les allègements généraux de cotisations sociales 72 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » restent peu nombreuses. Contrairement aux « 35 heures », les allègements généraux de cotisations sociales sont compatibles avec les préconisations de la théorie néoclassique dominante – qui parle souvent d’allègement de « charges ». Ce n’est sans doute pas étranger à cette situation. Conclusion L’évaluation ex post des effets sur l’emploi des « 35 heures » illustre le double diagnostic de Barbier (2010) sur le rôle prépondérant des experts d’État et sur la montée en puissance des évaluations microéconomiques. Il confirme le caractère simplificateur et normatif qui peut découler de ces nouvelles méthodes. Il montre surtout combien l’exercice s’effectue sous tension, à la fois pratique, théorique et politique. En sciences économiques et sociales, l’expérimentation en laboratoire n’est guère possible, alors que de multiples facteurs interagissent dans un contexte en perpétuel changement. Trouver des limites aux travaux réalisés n’est donc pas la chose la plus difficile, offrant alors des arguments de disqualification légitimés par la science pour ceux qui souhaitent récuser les études dont les résultats ne vont pas dans le sens souhaité par leur posture idéologique. De ce fait, le peu d’intérêt pour l’évaluation des acteurs politiques et son instrumentalisation à d’autres fins peuvent trouver un allié dans les limites des méthodes utilisées. Mais les chercheurs ont aussi une responsabilité dans le maintien d’une sous-culture de l’évaluation dans l’exercice des politiques publiques en France dès lors qu’ils tendent eux-mêmes des armes de récusation en multipliant les formules de précaution ; en surlignant les limites des autres études, avec le souci légitime et nécessaire de transparence parfois ; mais aussi, par excès de prudence ou pour survendre l’intérêt de leurs propres travaux. Leur responsabilité est encore plus grande lorsqu’ils adoptent une posture normative sous le vernis du discours scientifique. Sur ce point, une analyse détaillée de textes publiés serait à conduire pour étudier la place accordée à l’explicitation des limites méthodologiques et des précautions d’usage, puis pour contextualiser cette place, en fonction des publics destinataires et du positionnement des résultats trouvés parmi les postulats de la pensée économique dominante. Il ne faut pas pour autant en prendre prétexte pour rejeter l’exercice. Il faut au contraire l’encourager et le légitimer en multipliant, sur un sujet donné, les regards croisés, les approches et les méthodes, comme le suggère Fouquet (2010) ; d’une part, pour contextualiser les analyses sans se limiter à une dimension unique ; d’autre part, pour voir si des résultats convergents et cohérents émergent de la diversité des sources utilisées et des méthodes. Une telle démarche est un préalable mais ne suffira pas à 73 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 garantir une acceptation suffisamment partagée des résultats pour qu’ils puissent être mobilisés dans le débat public. Sur ce point, l’indépendance fonctionnelle des évaluateurs n’est pas la solution dès lors qu’ils ne sont pas exempts de discours normatifs. Une association des différentes parties prenantes au pilotage d’une évaluation plurielle est sans doute plus essentielle, sur le modèle de ce que furent certaines commissions du Commissariat général du Plan. Encore faut-il que toutes soient disposées à y participer. En 2000, le Medef refusa de participer à la commission « Réduction du temps de travail, les enseignements de l’observation » mis en place par le Commissaire au Plan pour « rassembler les nombreux éléments d’observation d’ores et déjà disponibles sur le processus » et « chercher à établir un diagnostic le plus partagé possible ». 74 L’ÉVALUATION SOUS TENSION : L’EXEMPLE DES EFFETS SUR L’EMPLOI DES « 35 HEURES » Références bibliographiques Artus P., Cahuc P., Zylberberg A. (2007), Temps de travail, revenu et emploi, rapport au Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française. Askenazy P. (2005), Les effets emploi des 35 heures : une rapide revue critique des évaluations ex post, version préliminaire, Paris, Lise, Cnam. Askenazy P. (2008), « A Primer on the 35-Hour in France, 1997-2007 », Discussion Paper Series, n° 3402, Bonn, IZA. Aucouturier A.-L., Coutrot T. 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À Michel Didier (Rexecode) : « M. le directeur, vous vous êtes livré à une analyse assez critique de la méthode qui a été retenue par la Dares. […] Or, il semble que cette méthode soit la seule employée par les pouvoirs publics. […] Cette méthode consiste, rappelons-le, à procéder à une généralisation à partir de données recueillies sur un échantillon d’entreprises ayant opté pour les 35 heures. Pouvez-vous nous dire si d’autres évaluations publiques, reposant sur une méthode différente, ont été réalisées, à l’époque ou actuellement ? » À Jean-Michel Charpin (directeur général de l’Insee) : « J’ai beaucoup apprécié votre exposé. J’ai noté les critiques méthodologiques que vous aviez adressées aux recherches de la Dares, même si vous avez noté qu’aucune recherche n’en était exempte. Si j’ai bien compris, l’Insee s’est inspiré des travaux de la Dares pour quantifier les créations d’emplois dues aux 35 heures. Pouvez-vous nous le confirmer ? L’Insee prévoit-il […] d’apporter une contribution plus lourde ne reprenant pas la méthodologie de la Dares ? » « Les évaluations sur le nombre d’emplois créés par les 35 heures sont divergentes. M. Didier, directeur de Rexecode, avance le chiffre de 150 000 emplois. Il nous a montré un tableau très intéressant mettant en parallèle l’évolution du chômage en France et dans la zone euro. Le décrochage qui apparaît correspond à ce nombre de 150 000. Les estimations de la Dares semblent sujettes à caution. À combien estimez-vous, en tant que directeur général de l’Insee, le nombre d’emplois créés par les 35 heures ? » À Jean-Luc Tavernier (directeur de la Prévision, ministère des Finances) : « Vous avez indiqué qu’il n’existait qu’une seule source officielle de production des chiffres, à savoir la Dares. Toutefois, nous avons reçu M. Michel Didier, directeur de Rexecode, qui est un institut reconnu. […] M. Didier nous a cité un chiffre de 150 000 emplois créés à la suite de la RTT. Comment faire pour connaître la réalité des données, c’est-à-dire une réalité fondée sur plusieurs sources qui se recoupent et qui permettent d’obtenir le vrai chiffre ? En effet, il est difficile pour notre mission de procéder à une évaluation au regard de deux sources, aussi crédibles l’une que l’autre. […] » 77 LA REVUE DE L’IRES N° 77 - 2013/2 « Ma première question prolonge celle de M. le président. Depuis le début de cette mission, nous remarquons que nos différents interlocuteurs s’appuient tous sur une source unique, la Dares. N’y a-t-il pas là, compte tenu de l’extraordinaire complexité de la matière, une incertitude majeure qui pèse sur l’évaluation globale ? » À Henri Rouilleault (auteur du rapport du Plan) : « […] Vous avez également noté que la méthodologie de la Dares dans la détermination du nombre d’emplois créés pouvait présenter un biais. […] Il me semble que ce constat doit être précisé, car il conditionne en partie l’évaluation du coût net de la réduction du temps de travail. » À Annie Fouquet (Directrice de la Dares) : « Merci, Mme la directrice, de cet exposé assez complet, qui a commencé et s’est conclu avec un regret, le même que le nôtre : votre direction est source unique de chiffres sur les effets de la réduction du temps de travail. À l’évidence, cela vous place dans une situation inconfortable, compte tenu de la charge politique qui en résulte. Je regrette tout à fait cette situation […], car la pluralité des réflexions aurait pu apporter plus de sérénité dans le débat. […] « [Concernant les créations d’emplois censées résulter des 35 heures], nous sommes tous embarrassés par le fait que de cette évaluation va très logiquement se déduire le coût. Selon que nous estimons les chiffres à 400 000, 300 000 ou 150 000 emplois, les effets nets sont tout à fait différents. » « J’en viens à vos évaluations et à leurs biais, censés être appréhendés et corrigés. Ils ont été relevés tant par M. Charpin que par M. Didier. Je souhaitais savoir si, à votre avis, les biais de sélection, tels qu’ils ont été analysés, sont véritablement pris en compte par vos études. Par ailleurs, pouvez-vous dénombrer ces biais et indiquer comment vous avez pu les corriger ? » À Jean-Paul Fitoussi (OFCE) : « Notre mission est, en particulier, très étonnée par les écarts existant entre les estimations du nombre d’emplois créés par la réduction du temps de travail. Celles-ci vont de 150 000 à 385 000, voire 400 000 emplois. Nous aimerions savoir si l’OFCE s’est livré à une telle estimation ? » « Je voudrais vous interroger sur les travaux d’évaluation du nombre d’emplois créés par les 35 heures. […] Vous avez souligné la grande difficulté à évaluer ce nombre. À ma connaissance, seule la Dares, rattachée au ministère des Affaires sociales, a procédé régulièrement à une telle estimation. La directrice de la Dares a d’ailleurs regretté devant nous son isolement dans cette évaluation, ce qui révèle sans doute un certain malaise. Elle-même, et certains autres de nos interlocuteurs, ont relevé des biais dans l’analyse de la Dares. Je souhaiterais connaître votre avis sur ces travaux. » 78