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POUR UN QUÉBEC DE
TOUTES LES
COULEURS
Yvon Poitras,
dans Appoint, vol. XLIII,
No 230, novembre 2008, page 3-9.
Publié du 6 au 20 mars 2011
1. Nous devons d’abord apprendre à distinguer
Un Arabe n'est pas toujours un musulman. Il y a, par exemple, des Arabes chrétiens, des Arabes
juifs, des Arabes incroyants. Être Arabe, c'est appartenir à un peuple qui parle la langue arabe;
être musulman, c'est appartenir à une religion, l'islam, fondée par Mahomet au VIIe siècle; le
Coran, révélé par Dieu à Mahomet est, avec la tradition, le fondement de la religion musulmane.
Et il faut bien distinguer islam et islamisme. L'islam est la religion de l'ensemble des musulmans;
l'islamisme est le mouvement politico-religieux qui préconise l'islamisation complète du droit,
de la morale, des institutions et du gouvernement, par exemple en Iran à l’heure actuelle. Jean-
René Milot, spécialiste de l'islam nous prévient: «Il importe de bien distinguer le tout de la
partie, de ne pas imputer à l'islam ce qui relève d'une idéologie particulière, tel l'islamisme, de
ne pas projeter sur l'ensemble des musulmans ce qui appartient à un groupe particulier, les
islamistes. L'islamisme est une idéologie dérivée de l'islam, un découpage, un montage qui
privilégie certains aspects de l'islam en laissant de côté d'autres aspects que l’ensemble des
croyants musulmans considèrent comme essentiels ».
Pour les musulmans radicaux, la violence révolutionnaire devient facilement un impératif
religieux. Tous les moyens sont bons, y compris le terrorisme, pour mener une lutte qui devient
une guerre sainte, le djihad. Les musulmans extrémistes - qui renient la démocratie, la liberté
d'expression, les droits de la personne, l'égalité de la femme et qui confondent l'État et la
mosquée - sont minoritaires dans le monde et ils sont quasi absents au Québec. Il est bon de
nous rappeler que ceux qui ont le plus souffert du terrorisme islamiste sont les musulmans eux-
mêmes. Pensons à l'Algérie et à l'Irak.
La culture québécoise, laïque et sécularisée, rejette toute violence inspirée par la religion. Cette
question est toujours en débat dans la culture musulmane, «même si une fatwa de l'ayatollah
Ali Al-Sistani interdit à tout musulman de commettre des actes terroristes dans son pays de
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résidence; bien plus, tout musulman doit agir dans l'intérêt de ce pays et même contribuer à le
protéger. La fatwa condamne toute forme de violence qui instrumentalise la religion.» (Sami
Aoun)
La grande majorité des musulmans sont modérés. Ils observent plus ou moins fidèlement les
cinq devoirs fondamentaux de l'islam: la profession de foi en Allâh et en son prophète
Mahomet, la prière cinq fois par jour, le jeûne du ramadan, l'aumône, le pèlerinage à La Mecque
une fois dans la vie. Pour les modérés, l'islam est avant tout une religion de tolérance et de paix.
Ils invitent les autres à suivre la voie divine en combattant l'athéisme, l'injustice sociale et la
corruption. Ils mènent volontiers une action sociale auprès des plus démunis, surtout dans les
secteurs de la santé et de l'éducation. Ils visent à la fois à secourir et à convertir.
Nous devons éviter de simplifier la réalité en appliquant uniformément l'étiquette de
musulmans à des personnes très différentes les unes des autres, puisqu'elles ont amené dans
leurs bagages une culture dont les coutumes divergent fortement selon leurs pays d'origine. Le
fait d'être musulman ne décrit pas l'identité intégrale de ces personnes. Il ne faut pas confondre
foi et identité. Il y aurait là un manque de reconnaissance et de respect qui nuirait à la fois à la
qualité de notre accueil et à l'intégration des immigrants musulmans, qui peuvent être
Marocains, Pakistanais, Indonésiens... Le problème existe aussi chez les musulmans: les
islamistes voudraient créer une union de tous les croyants musulmans, qui s'étendrait
finalement à toute la planète, sans tenir compte de leur appartenance à des cultures et à des
pays très variés.
Les musulmans du Québec n'y sont pas venus pour faire la violence ou convertir la société d'ici.
Ils sont plutôt venus comme des hommes et des femmes en quête de sécurité, de paix, de
liberté, de bonheur pour eux et leurs enfants. Il est évident qu'on ne quitte pas son pays, parce
qu'on y est trop heureux et que tout va trop bien. On quitte son pays, ses amis, sa parenté,
quand on espère trouver ailleurs la solution à ses problèmes. Et il faut une forte dose de
courage pour émigrer et s'adapter. Après avoir vu plusieurs de ses amis retourner au Maroc,
parce qu'ils n'ont pu trouver ici un emploi, Abdelkader Mellouki témoigne avec tristesse:
«Lorsque des gens qualifiés frappent aux portes, les employeurs ne les utilisent pas. Nous avons
immigré pour travailler dans nos champs de compétence, pas pour recevoir des prestations
d'aide sociale. Au Québec, il y a des ingénieurs hautement qualifiés, qui travaillent aujourd'hui
comme chauffeurs de taxi.» Heureusement, Abdelkader est actuellement conseiller au ministère
des Affaires sociales et propriétaire d'un restaurant qui lui donne bonheur et prospérité, tout en
demeurant croyant, pacifiste et Québécois.
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2. Nous avons aussi à mieux comprendre les musulmans
Nous nous reconnaîtrons peut-être dans cet aveu de Mathieu-Robert Sauvé, après qu'il eut
constaté que son voisin musulman n'allait pas plus souvent à la mosquée que
Lui à l‘église: « Je ne connais pas grand chose de la religion musulmane. Je ne vois que des
barbes et des regards sombres là où je devrais voir des humains venus d'ailleurs, qui apportent
ici une partie de leur culture... Je vois des groupes d'hommes en prière, déchaussés, prosternés
en direction de la Mecque. On ne voit jamais les femmes prier. Je vois les terroristes d'al-Qaida
qui foncent sur New York et Washington en criant Allâh Akbar (Allâh est le plus grand). Je suis
conscient d'être victime de l'image que les médias véhiculent. En réalité, la grande maiorité des
108 000 musulmans du Québec ont honte de savoir que les auteurs des attentats d u 11
septembre 2001 se réclamaient de leur Dieu. Ça leur fait mal.
En guérissant notre ignorance au sujet des musulmans, nous éviterons de tomber dans
l'intolérance que nous reprochons aux islamistes. Nous devons en particulier nous libérer du
traumatisme causé par les événements tragiques de septembre 2001, qui portent à associer
musulmans et terroriste. L'attentat contre les tours jumelles de New York surexploité par les
médias, a en effet été le catalyseur d'une vision manichéenne ., paranoïaque du monde
arabomusulman. Il a durci les préjugés et les stéréotypes. Musulmans et arabes sont devenus
des mots qui font peur. Or la peur est souvent la fin de la sagesse.
Pensons un instant à notre attitude devant une femme musulmane qui porte le voile. Prenons
lucidement conscience de nos préjugés probables... Écoutons maintenant les témoignages de
deux femmes du Québec. Celui d'une journaliste, Claire-Andrée Cauchy, laïque et féministe, qui
a revêtu le voile pendant quelques jours en 2006. Elle résume ainsi son aventure : « Cette
expérience a changé ma façon de percevoir les musulmanes d'ici. J'ai rencontré d'authentiques
féministes voilées. Des femmes qui, tout en pratiquant leur culte, tentent de faire avancer la
religion dans le sens d'une plus grande égalité. » Puis celui de Geneviève Lepage, une
Québécoise convertie à l’Islam depuis 2002 : « Je devais me sentir convaincu avant le voile
définitivement, mais une fois ma décision prise, je ne l'ai plus quitté. Porter le hidjab pour moi
est un acte d'adoration, d'affirmation et de libération. J'ai noté un changement positif dans la
façon dont les hommes interagissent avec moi, soit un plus grand respect pour ma personne
dans leurs regards et leurs propos. Je suis consciente de ma valeur en tant que femme et je
désire une relation fondée sur ce qui compte vraiment. Dans l'islam, la sexualité n'est
aucunement taboue; elle est seulement réservée au couple. Si je porte le hidjab, ce n'est pas
par crainte, mais par conviction religieuse et confiance en moi. Le droit de montrer mon corps
n'appartient qu'à moi. Ces deux femmes ont-elles réussi à ébranler nos préjugés?
Si nous identifions les causes profondes de la violence de certains musulmans, nous réaliserons
que les pays occidentaux ne sont pas innocents. L'islamisme est en effet une réaction à une
situation de domination, de pauvreté, de sentiment d'infériorité, une situation largement
façonnée par l’Occident au XXe siècle. L'échec des États-nations - mis en place par les pouvoirs
coloniaux à procurer le bien-être des populations a fait naître l'idée de l'islam comme base de
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l’État et promesse d'un mieux-être général. De plus, dans la plupart des pays musulmans, des
régimes politiques dictatoriaux ont pris la relève des pays colonisateurs après la conquête de
l'indépendance. Ces régimes acceptent la modernisation pour les avantages matériels qu'elle
apporte, mais ils rejettent les valeurs de la modernité: les droits de la personne, la démocratie,
l'égalité des hommes et des femmes. « Pour justifier ce refus », note Jean-René Milot, « ils
invoquent des motifs culturels et religieux. L'islam devient alors un alibi commode. »
La position des pays occidentaux a été parfois fort ambiguë: ils ont soutenu les dictatures de
pays musulmans, pour qu'ils répriment l'islamisme et le terrorisme, tout en cherchant à
favoriser d'abord leurs propres intérêts économiques. Quelques beaux exemples: l'Égypte et le
Pakistan, et aussi l'Afghanistan, où les Américains et leurs alliés se sont servis de l’islamisme
pour combattre le totalitarisme soviétique; ils ont ainsi favorisé l'avènement d'un régime
encore plus totalitaire, celui des talibans, qu'ils s'exaspèrent maintenant à combattre.
3. Nous devons enfin apprendre à vivre avec les musulmans d’ici
Voici les conditions qui me paraissent essentielles pour I 'avènement d'un vivre ensemble
harmonieux entre Québécois et musulmans.
1. Nous devons nous éduquer à écouter la majorité silencieuse des musulmans, qui est
modérée, et pas seulement les provocateurs de controverse qui font monter les cotes
d’écoute des médias.
2. Nous devons convertir nos regards intolérants, nés de l’ignorance. La connaissance de
l’autre est préalable à la reconnaissance de sa valeur, de sa dignité »Tant que nous ne
verrons pas que l’autre a autant de valeur que nous et qu’il est notre égale, nous resterons
figés dans notre intolérance. Il incombe à chacun de nous d’aller vers l’autre, puisque
l’autre c’est moi ».(Sonia Djelidi)
3. Le regard des uns et des autres doit s'ouvrir : « Un citoyen qui choisi le Canada n’est pas un
colonisé, mais un citoyen à part entière. Il a donc les mêmes devoirs et les mêmes libertés.
Défendre une culture et promouvoir certaines valeurs musulmanes doivent se faire dans le
respect des valeurs fondamentales qui unissent les québécois » (Sadri Mokni)
4. Nous devons nous libérer de la peur irrationnelle des musulmans, en nous informant mieux
sur leur histoire, leur culture, leur art, leur littérature, leur origine, leur religion. Nous
découvrirons des auteurs, des penseurs et des artistes qui parlent ouvertement et librement
des problèmes de l’islam. Le dialogue soutenu et ouvert est plus fécond que I 'apologie
sectaire et violente. La suspicion mutuelle doit être dépassée par l’acceptation mutuel le.
Le succès du dialogue entre Québécois et musulmans dépend largement du dialogue à
l'intérieur même de la communauté musulmane, qui est plurielle.
5. Les musulmans doivent assumer leurs responsabilités : « C’est à nous, musulmans d’éviter
de nous ghettoïser. C'est aussi à nous de nous intégrer, de nous harmoniser, sans
toutefois perdre nos cul tures. » (Jamil Azzaoui) Que toutes les femmes et tous les hommes
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de bonne volonté entrent dans le débat « pour faire taire tous les obscurantistes, qui disent
parler au nom de la communauté musulmane! Il y va de l’avenir de nos enfants et de la
place qu'ils tiendront dans le Québec de demain. Ne laissons pas les fondamentalistes
mener le jeu en notre nom! » (Rachid Tridi)
6. Les musulmans doivent avoir la possibilité de participer activement à l'évolution sociale,
culturelle et politique de la société québécoise. Cela signifie « avoir accès à un logement, à
une éducation, à un emploi décent, à la langue, à l’expression de la vie démocratique. »
(Amir Khadir)
7. Les médias devront donner de la visibilité aux croyants musulmans sincères et modérés
plutôt qu'aux quelques imams qui dressent leurs fidèles contre leurs concitoyens de
croyances différentes. Que les responsables des associations musulmanes interdisent aux
charlatans et aux aventuriers de diriger les prières! ». (Rachid Tridi)
8. Le gouvernement doit initier les nouveaux arrivants de régimes dictatoriaux politiques ou
religieux aux concepts de laïcité ouverte, de diversité culturelle, d'égalité entre hommes et
femmes.
Je conclus. L'expérience historique de Cordoue devrait nous inspirer et nous donner espérance.
Pendant plusieurs siècles (711-1492), dans le royaume d'Andalousie (au sud de I 'Espagne),
« cohabitaient harmonieusement chrétiens, juifs, arabes. Ils partageaient les fruits de la terre
et du commerce, tout en gardant intacts leur foi et leurs us. La magnificence de leurs arts,
l’inestimable savoir de leurs savants et l'impressionnante étendue de leurs richesses attiraient
l’envie et l’admiration du monde entier. La Convivencia avait un nom : Cordoue » (Sophie
Giroux)
Tous les Québécois et tous les musulmans devraient méditer les paroles suivantes de sagesse,
de vie et d’espérance :
« La terre entière, dans sa diversité, est une, et les hommes sont tous frères et voisin »
(Al. Zubaidi, Xe siècle)
« O hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle, et nous avons fait de
vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre connaissiez » (Ie Coran 49)
« Aime ton prochain comme toi même ». (Jésus de Nazareth)
J’ajoute cette lumineuse pensée de Fabrice Blée, théologien québécois « En tant que chrétien,
je suis appelé à entrer en relation avec I 'autre. Le dialogue devient alors pratique de
l'hospitalité et expression de cet te foi en I 'amour du prochain ». Le sage et poète algérien
Idir souhaite, dans son dernier livre, l'avènement d'une France de toutes les couleurs.
J'ai confiance que nous saurons créer un Québec de toutes les couleurs, qui intégrera dans
l’accueil, la compréhension et I 'harmonie, la couleur musulman
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