Synthèse Aspects cliniques de la dépression du sujet âgé PATRICK FRÉMONT Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Centre Hospitalier de Lagny, Marne-la-Vallée [email protected] Résumé. La dépression est la pathologie psychiatrique la plus fréquente du sujet âgé. Elle représente une cause importante de dépendance. Son pronostic spontané est marqué par une importante morbidité physique, le risque suicidaire et la chronicité. La dépression retentit de manière importante sur la qualité de vie des patients. Elle représente aussi un facteur important de coût en matière de dépense de santé. En effet, les patients déprimés sont plus souvent hospitalisés et recourent plus souvent aux services médicaux que les autres, sans toutefois être mieux traités pour leur dépression. Tous les auteurs insistent sur la nécessité d’améliorer son diagnostic afin de proposer une prise en charge adaptée. Une des causes du sous-diagnostic actuel tient moins à la spécificité de la dépression du sujet âgé qu’à l’attitude des cliniciens face au vieillissement. Si les différents guidelines récents insistent tous sur le caractère indépendant de l’âge des critères diagnostiques de la dépression, sa présentation chez le sujet âgé et des facteurs propres au vieillissement interfèrent avec sa reconnaissance. Parmi ces facteurs, il faut souligner l’importance des plaintes somatiques, des troubles cognitifs et des troubles anxieux. Enfin, si la dépression ne fait pas partie du processus normal de vieillissement, vieillir s’accompagne de situations favorisant sa survenue comme, en particulier, le deuil. La distinction entre ce qui relève du deuil et ce qui est de l’ordre d’une dépression nécessite une approche clinique rigoureuse. Mots clés : sujet âgé, dépression, guideline, deuil pathologique Summary. Depression is the most frequent psychiatric disorder in the aged and a major cause of dependence. Its prognosis is poor on account of its consequences on physical health, the risk of suicide and of chronic evolution. It severely impairs the quality of life of the patients and makes a major contribution to the cost of public health since depressed subjects are hospitalized and use medical care more frequently than non depressed patients. However, they do not receive proper treatment for their depression. There is a large agreement on the necessity to improve the diagnosis of depression in the aged and to provide its adequate management. The difficulty of its diagnosis is not related to some specificity of depression but to the attitude of physicians toward aging. The recent guidelines for the diagnosis of depression insist on the indepency of the criteria regarding to age. The specificity of depression in the aged is only related to some clinical aspects and factors related to aging which interfer with its recognition, especially significant somatic complaints, cognitive disturbances and anxiety. Depression is no part of normal aging, but many risk factors are associated with aging, especially bereavement. A close clinical approach is required to distinguish depression from bereavement. Key words: elderly, depression, guideline, patholgical bereavement L es troubles cognitifs interviennent pour une large part dans la dépendance des sujets âgés, d’où l’intérêt actuel qui leur est porté. Mais au-delà des troubles cognitifs, les symptômes psychiatriques représentent eux aussi un poids extrêmement important et constituent un des facteurs principaux motivant l’entrée en institution. Ils sont également un motif fréquent de demande de soins et d’intervention spécialisée. Dans ce contexte, la dépression est la pathologie psychiatrique la plus fréquemment rencontrée. Elle est pourtant largement sous-diagnostiquée et sous-traitée comme le confirme l’ensemble des études [1, 2]. La dépression retentit de manière importante sur la qualité de vie. La personne âgée déprimée tend à s’isoler, à éviter les contacts sociaux, ce qui ne fait qu’aggraver ses troubles. Le pronostic de la dépression, lorsqu’elle n’est pas traitée, est mauvais. Il est marqué par le risque important de passage à l’acte suicidaire, l’augmentation de la morbidité physique et une évolution associée à une grande fréquence de chronicité ou de rechutes [3, 4]. La méconnaissance de la dépression doit également être mise en parallèle avec son poids économique et ses conséquences. Les patients déprimés sont en effet plus Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 S19 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. P. Frémont souvent hospitalisés et ils utilisent plus fréquemment les services médicaux que les autres, mais ils ne sont pas mieux traités pour leur dépression pour cela [5]. Ces dernières années, une importante littérature et plusieurs guidelines [6, 7] ont été consacrés à ce sujet. Par exemple, un article récent y consacre une revue de 295 publications [4]. Les questions posées par la dépression du sujet âgé, en dehors du traitement, portent essentiellement sur sa définition clinique et sur sa spécificité. Il est à noter que la nouvelle édition révisée du DSM-IV, le DSM-IV-TR [8], tient compte de cette évolution et introduit des remarques particulières concernant le sujet âgé. Nous présenterons d’abord les grands cadres diagnostiques en nous référant essentiellement au DSM-IV et aux guidelines parus sur le sujet [6, 7]. Nous aborderons ensuite la clinique de la dépression et ses particularités chez le sujet âgé. Les cadres diagnostiques de la dépression La dépression majeure La plupart des auteurs soulignent actuellement le caractère indépendant de l’âge des critères de la dépression majeure (ou caractérisée). Les guidelines sont affirmatifs : « La dépression majeure est le même trouble à tous les moments de la vie, les critères sont donc identiques » [6, 7]. Ils renforcent le propos en affirmant : « Il y a peu d’arguments pour l’existence d’un sous-type de dépression majeure spécifique du sujet âgé ». La nuance porte plus sur les facteurs susceptibles d’interférer avec la présentation clinique comme l’expression moins spontanée de la tristesse, la place des plaintes somatiques, l’importance de l’anxiété associée, l’apathie et la démotivation ainsi que les troubles cognitifs. La définition de la dépression majeure reste donc la même (encadré 1), nécessitant l’existence de deux symptômes de premier rang et de quatre symptômes de deuxième rang persistant pendant au moins deux semaines. La qualification en modérée ou sévère est indépendante de l’âge, si le sujet âgé n’a pas de pathologie somatique associée susceptible d’interférer. Le DSM-IV-TR [8] souligne toutefois : « Il semble que les caractéristiques mélancoliques soient plus fréquentes chez le sujet âgé. » Cette propension à délirer du sujet âgé et l’association fréquente du délire avec la dépression ont été rapportées dans de nombreuses études [4]. La dépression délirante serait présente chez 20 à 45 % des sujets âgés déprimés hospitalisés et 3,6 % S20 des patients déprimés ambulatoires [9]. La question reste néanmoins entière de savoir si le délire doit être considéré comme un critère de gravité, comme chez le sujet plus jeune. Dépression mineure, dépression sub-syndromique La dépression mineure ne fait pas, à proprement parler, partie des critères diagnostiques du DSM-IV. Elle est intégrée dans les critères utiles pour la recherche et dans la catégorie « trouble dépressif non spécifié ». Le trouble dépressif mineur est défini par l’existence de moins de cinq symptômes de la dépression majeure, mais exige la présence d’au moins deux d’entre eux et une durée d’au moins deux semaines. Cette notion de dépression mineure a été reprise par la plupart des auteurs et par tous les guidelines [4, 6, 7], car elle est considérée comme particulièrement pertinente en ce qui concerne le sujet âgé. Elle serait la forme la plus fréquente des dépressions du sujet âgé (2 fois sur 3). Elle connaît les mêmes facteurs de risque et le même retentissement négatif que la dépression majeure et entraîne les mêmes complications. Elle est fréquemment associée à des pathologies somatiques. Toutefois, elle peut présenter des symptômes particuliers au sujet âgé comme la démotivation, les troubles de la concentration et les difficultés cognitives. Dépression majeure et dépression mineure ne constitueraient pas deux sous-types différents, mais feraient partie d’un continuum. Certains auteurs [10] ont proposé la notion de dépression sub-syndromique, qui est plus floue puisqu’il s’agit de distinguer des situations cliniques dans lesquelles les symptômes dépressifs ne remplissent pas les critères DSM-IV de dépression ma- Points clés + Les critères diagnostiques de dépression majeure (ou caractérisée) sont indépendants de l’âge. En revanche, les présentations mélancoliques et délirantes sont beaucoup plus fréquentes chez le sujet âgé. + La notion de trouble dépressif mineur (défini par l’existence de moins de cinq symptômes de la dépression majeure) semble particulièrement pertinente chez le sujet âgé. + Contrairement à une idée trop largement répandue, l’obstacle principal au diagnostic de la dépression tient probablement moins à ses particularités cliniques qu’à l’attitude des médecins face au vieillissement, surtout après 80 ans. Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 Aspects cliniques de la dépression Encadré 1 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Critères de diagnostic de l’épisode dépressif majeur [8] A – Au moins cinq des symptômes suivants doivent être présents pendant une période d’une durée de deux semaines et avoir représenté un changement par rapport au fonctionnement antérieur ; au moins un des symptômes est soit (1) une humeur dépressive, soit (2) une perte d’intérêt ou de plaisir. NB : ne pas inclure des symptômes qui sont imputables à une affection médicale générale, à des idées délirantes ou à des hallucinations non congruentes à l’humeur. 1. Humeur dépressive présente pratiquement toute la journée, presque tous les jours, signalée par le sujet (par exemple, se sent triste ou vide) ou observée par les autres (par exemple, pleurs). 2. Diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour toutes ou presque toutes les activités pratiquement toute la journée, presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres). 3. Perte ou gain de poids significatifs en l’absence de régime ou diminution ou augmentation de l’appétit presque tous les jours. 4. Insomnie ou hypersomnie presque tous les jours. 5. Agitation ou ralentissement psychomoteur presque tous les jours (constaté par les autres, non limité à un sentiment subjectif de fébrilité ou de ralentissement intérieur). 6. Fatigue ou perte d’énergie presque tous les jours. 7. Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (qui peut être délirante) presque tous les jours. (Pas seulement se faire grief ou se sentir coupable d’être malade). 8. Diminution de l’aptitude à penser ou à se concentrer ou indécision presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres). 9. Pensées de mort récurrentes (pas seulement une peur de mourir), idées suicidaires récurrentes sans plan précis ou tentative de suicide ou plan précis pour se suicider. B – Les symptômes ne répondent pas aux critères d’épisodes mixtes. C – Les symptômes induisent une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants. D – Les symptômes ne sont pas imputables aux effets physiologiques d’une substance (par exemple, une substance donnant lieu à abus, un médicament) ou d’une affection médicale générale (par exemple, hypothyroïdie). E – Les symptômes ne sont pas mieux expliqués par un deuil, c’est-à-dire après la mort d’un être cher, les symptômes persistent pendant plus de deux mois ou s’accompagnent d’une altération marquée du fonctionnement, de préoccupations morbides, de dévalorisation, d’idées suicidaires, de symptômes psychotiques ou de ralentissement psychomoteur. jeure ou de dysthymie. En maison de retraite, ces situations auraient une prévalence de 50 %. Ces dépressions sub-syndromiques sont associées à un risque important d’évolution vers une dépression majeure, une dépendance physique, une maladie somatique et une utilisation importante des services de santé. Elles comportent également le risque d’évoluer vers la chronicité. Dépression sub-syndromique et dépression mineure recouvrent les mêmes réalités, mais il faut se garder d’une approche trop extensive. Certains auteurs évoquent ainsi une dépression sans tristesse associant uniquement apathie, retrait et perte d’énergie [4]. La question de l’intérêt et de la pertinence de ce type d’approche repose sur la mise en route et le choix d’un traitement. Par ailleurs, il existe un risque important de confusion, notamment avec l’apathie des affections démentielles. La dysthymie La dysthymie est à mettre à part : elle est caractérisée dans le DSM-IV par sa durée, au moins deux ans, et par la présence de deux des symptômes caractérisant la dépression majeure. La définition insiste sur son caractère de trouble chronique au long cours. Il était habituel de considérer qu’elle débutait rarement chez le sujet âgé, mais plutôt chez un sujet d’âge mûr et évoluant de manière chronique lors de son vieillissement [11]. Cette notion doit cependant être révisée [4]. La dysthymie serait, en fait, plus fréquemment observée chez les patients âgés avec comme caractéristiques : l’âge avancé, le sexe masculin, le tabagisme, un bas niveau d’éducation, une consommation de plus de deux médicaments et un niveau de fonctionnement affaibli. La grande majorité des sujets dysthymiques se présentent au médecin généraliste avec des symptômes anxiodépressifs et sont donc vus en priorité par celui-ci et non par le spécialiste. Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 S21 P. Frémont La dysthymie constitue un facteur de risque important de dépression majeure [6, 7] et est fréquemment associée aux pathologies somatiques. Dépression et trouble bipolaire Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. La pathologie bipolaire débute rarement chez le sujet âgé. La dépression s’inscrit le plus souvent dans une pathologie connue et évoluant depuis plusieurs années. Elle a, le plus souvent, les caractéristiques d’un épisode dépressif majeur. La plupart des auteurs soulignent sa gravité en termes de morbidité associée et de pronostic [4, 6, 7]. Clinique de la dépression et ses particularités chez le sujet âgé Les obstacles au diagnostic de la dépression chez le sujet âgé Contrairement à une idée trop largement répandue [12], l’obstacle principal au diagnostic de la dépression chez le sujet âgé tient probablement moins à ses particularités cliniques qu’à l’attitude des médecins face au vieillissement qui ont tendance à assimiler tristesse à vieillesse, surtout après 80 ans. C’est pourquoi tous les guidelines commencent par cette affirmation : « La dépression ne fait pas partie du processus normal de vieillissement » [6, 7]. L’attitude projective qui tend à considérer un sentiment de tristesse, voire un désir de mort, comme normal lorsqu’il est exprimé par un sujet âgé qui présente par ailleurs des troubles somatiques ou des conditions de vie difficiles, doit donc être largement remise en question. D’autres signes cliniques sont aussi souvent mis sur le compte du vieillissement : ainsi l’asthénie devient une fatigue largement compréhensible qui explique le ralentissement, et l’insomnie est considérée comme une perturbation du sommeil « banale » chez le sujet âgé. La perte de poids est attribuée au grand âge, beaucoup de sujets âgés négligeant les courses, perdant l’habitude de se faire à manger, n’ayant plus de plaisir à manger, ayant des problèmes dentaires. Les plaintes somatiques [13], si elles sont trop importantes, risquent d’être banalisées et la source de contreattitudes négatives. Quant aux plaintes cognitives, elles sont soit mises sur le compte d’une démence débutante soit considérées comme normales ! La dépression doit donc faire partie des diagnostics qui doivent être systématiquement évoqués et recherchés [4, 6, 7]. S22 Spécificités cliniques de la dépression chez le sujet âgé Le tableau clinique de la dépression majeure après 65 ans est souvent caractéristique. L’humeur est triste en intensité et en durée, le ralentissement domine, mais une agitation anxieuse peut apparaître. On observe une altération de l’appétit, du sommeil et de la libido, des difficultés de concentration, un vécu pénible et douloureux, une péjoration de l’existence avec une fréquente idéation suicidaire, une importante anhédonie et une perte de l’élan vital. Il existe aussi une asthénie intense dans un contexte de douleur morale. Il faut également souligner l’importance des fréquentes variations nycthémérales qui constituent une bonne aide au diagnostic. La symptomatologie est plus marquée le matin et tend à s’améliorer en fin de journée, tout particulièrement l’asthénie. Les deux signes fondamentaux de la dépression, la douleur morale et le ralentissement, posent cependant souvent des problèmes de reconnaissance. En effet, le ralentissement peut être lié au vieillissement et la douleur morale est moins souvent spontanément exprimée. Elle est aussi parfois confondue avec des positions existentielles sur la mort, la vieillesse. Pour mieux préciser les spécificités de la présentation clinique de la dépression du sujet âgé, il est habituel Tableau I. Symptômes de la dépression du sujet âgé. Table I. Clinical symptoms of depression in the elderly. Symptômes indépendants de l’âge Désespoir, pessimisme, perte de l’anticipation Troubles de l’humeur, anxiété Mésestime de soi Anhédonie Anorexie, amaigrissement, troubles du sommeil Ralentissement psychomoteur Symptômes plus souvent présents chez le sujet jeune Culpabilité Expression de la douleur morale Baisse de l’efficacité dans les actes de la vie sociale et professionnelle Baisse de la libido Idéation suicidaire Symptômes spécifiques à la personne âgée Instabilité, agressivité, colère Somatisations, hypocondrie Démotivation, ennui, sensation douloureuse de vide intérieur Repli sur soi, isolement Angoisse matinale Confusion Dépendance Troubles mnésiques allégués Impression d’inutilité, suicides programmés et réussis Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Aspects cliniques de la dépression [14] de séparer les symptômes en trois catégories : ceux qui sont présents indépendamment de l’âge, ceux qui sont observés surtout chez les sujets jeunes et ceux qui sont plus particuliers au sujet âgé. Ces catégories sont résumées dans le (tableau I). sans aucune réticence. L’examen clinique doit donc rechercher systématiquement les signes de la dépression : humeur dépressive, douleur morale, trouble du sommeil et de l’appétit, auto-dépréciation, idées suicidaires. L’importance des plaintes somatiques La place de l’anxiété Parmi les symptômes entrant dans le cadre du syndrome dépressif chez le sujet âgé, la dimension somatique est à mettre au premier plan. Il existe un consensus [13, 15-17] pour dire que la dépression du sujet âgé se présente souvent avec une dimension somatique importante : 60 % des patients âgés déprimés ont des plaintes somatiques qui peuvent se substituer à l’expression de la tristesse. La dépression peut, dans certains cas, prendre le masque d’une pathologie organique et donner lieu à des examens divers. Seules 6 % des dépressions « masquées » seraient identifiées. Les plaintes les plus fréquemment rencontrées sont la fatigue, les douleurs tenaces, rebelles, diffuses (articulaires, digestives, abdominales ou touchant la sphère anogénitale), les troubles de la mémoire et du sommeil. On observe également des symptômes cardiaques et/ou respiratoires, une constipation, une anorexie. L’absence d’amélioration durable est la règle, même avec un traitement bien conduit. Cette présentation somatique fréquente des états dépressifs a amené les cliniciens à proposer la notion de « dépression masquée » [18] ou d’équivalent dépressif pour décrire les situations dans lesquelles la plainte physique est au premier plan du tableau clinique. Cette notion de dépression masquée est néanmoins fortement remise en cause aujourd’hui. Beaucoup d’auteurs insistent, en effet, sur le fait que la souffrance psychologique est plutôt méconnue que masquée chez le sujet âgé déprimé. Il s’agit plus d’un problème d’attitude que de spécificité clinique. L’interférence avec la reconnaissance de la dépression se produit dans deux circonstances : lorsque les symptômes physiques ne sont accompagnés d’aucun symptôme psychique ou lorsque l’on hésite à les attribuer à la dépression ou à une maladie somatique associée. Par ailleurs, l’expression de la dépression chez le sujet âgé diffère de celui du sujet plus jeune par la difficulté que les patients ont à exprimer spontanément leur souffrance morale. L’effet génération est ici important : la culture « psy » a commencé avec le baby-boom. Pour les générations précédentes, la dépression est perçue comme folie. On parle donc facilement de son corps à son médecin, beaucoup moins de ses préoccupations psychiques. Par contre, si les bonnes questions sont posées, les patients y répondent le plus souvent L’anxiété est très fréquemment associée [4, 6, 7], sous forme d’anxiété généralisée et de troubles phobiques. Elle peut toutefois être masquée et évoquer une agitation hostile chez un vieillard caractériel ou dément. Le patient ne tient pas en place, va et vient, s’accroche à ce qui se passe, cherche en vain une réassurance. Cette prééminence des signes anxieux ne doit pas être un obstacle au diagnostic. Trop souvent, le clinicien oublie de rechercher les signes de la dépression et se contente, devant un tel tableau clinique, d’une prescription d’anxiolytique. Les présentations cliniques de la dépression du sujet âgé La dépression du sujet âgé peut prendre différents aspects cliniques, dont certains sont particulièrement caractéristiques. Dépression mélancolique Au premier rang des présentations cliniques de la dépression du sujet âgé, on trouve les dépressions mélancoliques qui imposent une hospitalisation en urgence. Elles sont caractérisées par une symptomatologie sévère avec prostration et mutisme pouvant évoquer, pour certains, un syndrome de glissement. Elles peuvent se manifester, au contraire, par une agitation et des troubles du caractère importants. Elles peuvent représenter l’évolution d’un trouble bipolaire connu ou en constituer un épisode inaugural. Elles constituent une urgence thérapeutique du fait du retentissement somatique rapide et du risque suicidaire. Dépression délirante Il faut également insister sur le fait que les dépressions délirantes peuvent être de diagnostic difficile car elles sont masquées par le délire. Le risque est d’évoquer, à tort, une pathologie délirante tardive et de prescrire des neuroleptiques. Les idées délirantes les plus fréquentes sont les idées d’incurabilité, qui se présentent plutôt comme une perte d’espoir, ou les idées de ruine. Souvent, le vécu délirant peut être persécutif et congruent à l’humeur car il a une tonalité triste. Cepen- Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 S23 P. Frémont dant, il faut souligner que ces caractéristiques peuvent être absentes et que les idées délirantes peuvent être très variées. L’âge constitue, en effet, un facteur de risque du délire. La dépression est, avec les syndromes démentiels, la première étiologie du délire chez le sujet âgé [9]. Il faut donc systématiquement y penser devant un tableau délirant et en rechercher les signes spécifiques. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Dépression hostile Les dépressions hostiles sont caractéristiques du sujet âgé [19]. Elles se manifestent par de l’agressivité et une anxiété accompagnée d’une agitation hostile. Les patients sont parfois catalogués comme « caractériels ». Des changements importants et récents du comportement doivent faire évoquer la dépression. Dépression anxieuse La dépression anxieuse va de l’apragmatisme, dû à l’inhibition de l’action, à l’agitation anxieuse et brouillonne, voire à la confusion. Le patient verbalise en général son anxiété qui est au premier plan de la pathologie. Pseudo-démence La notion de « pseudo-démence » [20] évoque l’intrication fréquente entre dépression et symptômes démentiels. Ces dépressions ne s’expriment que sur un mode déficitaire, les troubles cognitifs se trouvant au premier plan. Le traitement antidépresseur améliore la symptomatologie et permet de faire le diagnostic. L’évolution tardive de ces pseudo-démences reste toutefois marquée par la fréquence de survenue d’une démence authentique, justifiant un suivi régulier de ces patients au plan cognitif. Dépression à début tardif La notion de dépression à début tardif correspond à une distinction entre deux classes de dépression en fonction de l’âge de survenue. Les dépressions à début tardif, définies par un début après 65 ans ou après 60 ans suivant les auteurs, sont des dépressions survenant chez un patient jusque-là sans antécédent. Ces dépressions représentent la situation clinique la plus fréquemment rencontrée chez les sujets âgés. Leur isolement a un intérêt sur le plan clinique et sur le plan thérapeutique. Sur le plan clinique, beaucoup d’auteurs soulignent le risque évolutif des dépressions dites S24 tardives vers un syndrome démentiel et leur forte association à des facteurs vasculaires [21, 22]. Au-delà de ce point de vue clinique, d’autres auteurs développent une approche dimensionnelle de ces dépressions associées à des atteintes du système nerveux central. Les dépressions tardives sont caractérisées par une fréquence élevée d’anomalies à l’examen neuropsychologique et en imagerie cérébrale, une dépendance accrue, une morbidité physique plus grande et une mortalité augmentée. Par ailleurs, les antécédents familiaux de dépression seraient moins fréquents chez ces patients. Leur réponse au traitement serait moins bonne, leur évolution marquée par une plus grande chronicité avec un risque plus important de rechutes. Dépression vasculaire Une entité tend actuellement à être isolée parmi les dépressions tardives, la dépression vasculaire. Le DSMIV-TR [8] au chapitre : « Caractéristiques liées à la culture, à l’âge et au sexe » fait explicitement mention des dépressions vasculaires chez le sujet âgé et en précise les caractéristiques : « Elles sont associées à des troubles neuropsychologiques importants et à une moins bonne réponse au traitement ». C’est en 1997 qu’Alexopoulos [22] a proposé le terme de dépression vasculaire pour désigner une forme particulière de dépression associée aux pathologies vasculaires ou aux facteurs de risque vasculaire chez les sujets âgés. Il en a défini les critères cliniques. L’intérêt de cette sous-classe de dépression repose essentiellement sur la possibilité de sa prévention et sur des approches thérapeutiques spécifiques. L’imagerie cérébrale tient une place importante dans leur diagnostic, notamment l’IRM, en mettant en évidence des anomalies de la substance blanche. Blazer [4] a même récemment introduit l’idée que l’imagerie cérébrale fait partie des examens utiles dans la dépression du sujet âgé afin de mettre en évidence le caractère vasculaire de la dépression. Il faut toutefois garder une certaine prudence, car l’approche thérapeutique de ce sous-type de dépression est loin d’avoir fait la preuve de sa spécificité. Situations particulières au sujet âgé Nous rassemblons dans ce paragraphe des situations cliniques fréquemment rencontrées chez les sujets âgés et qui sont souvent des sources de confusion pour le clinicien. Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 Aspects cliniques de la dépression Apathie et dépression Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Le diagnostic différentiel est difficile à faire. En présence de lésions cérébrales, quelles qu’en soit leurs causes, l’apathie est un symptôme prééminent et la distinction entre apathie et dépression doit être faite car la dépression peut elle aussi se rencontrer dans les mêmes situations et l’approche thérapeutique n’est pas du tout la même. Il est donc important d’insister sur le fait que le diagnostic de dépression suppose l’existence d’une tristesse, d’une douleur morale, même si elle n’est pas spontanément exprimée et que la dépression ne se limite pas au ralentissement. Certains auteurs rappellent, pour aider à les distinguer, que l’apathie s’accompagne d’une démotivation, d’un émoussement affectif, mais pas d’une anhédonie [4]. La mise en évidence de cette dernière serait un bon argument en faveur de la dépression. Alcool et dépression comme l’hydrocéphalie à pression normale, un hématome sous-dural chronique, des tumeurs cérébrales frontales ou médianes, une pathologie endocrinienne (dysthyroïdie, maladie de Cushing, hyperparathyroïdie), mais aussi au cours d’une anémie, d’une arythmie, d’un bas débit, d’une insuffisance respiratoire, d’une intoxication au CO, d’une carence vitaminique (en B1, B6, B12, PP, chez l’alcoolique dénutri), d’une hypoglycémie, etc. Il est donc parfois nécessaire de faire un bilan biologique approfondi (NFS, VS, CRP, ionogramme sanguin, glycémie, TSH, calcémie, vitamine B12, folates sériques), un scanner cérébral ou une IRM. Toutes ces dépressions évoluent pour leur propre compte, même après traitement de la maladie causale. On trouve également des dépressions secondaires à certains traitements médicamenteux [24]. L’existence de cette association entre dépression et maladies somatiques souligne l’intérêt de l’approche pluridisciplinaire en gériatrie et l’importance de la place que doit y prendre le psychiatre. Le syndrome de glissement Parmi les retentissements possibles de la dépression, il en est un souvent méconnu, l’alcoolisme [23]. La personne âgée isolée et déprimée découvre l’aspect apaisant de l’alcool et s’installe progressivement dans une dépendance. Cette dépendance va masquer le syndrome dépressif en en modifiant la symptomatologie. C’est parfois à l’occasion d’une chute ou d’une complication somatique que le diagnostic est envisagé. L’alcoolisme compulsif avec des phases aiguës d’intoxication récentes doit faire évoquer un syndrome dépressif. La difficulté réside dans le fait que la dépendance à l’alcool s’accompagne d’une labilité émotionnelle qu’il ne faut pas confondre avec la dépression. Il est conseillé d’attendre un temps minimum de deux semaines de sevrage afin d’évaluer la persistance des signes importants comme la tristesse ou la douleur morale chez les sujets dépendants et de pouvoir ainsi affirmer le diagnostic de dépression. Dépression et maladies somatiques Les dépressions secondaires à des maladies somatiques posent le problème du défaut de leur diagnostic car elles sont insuffisamment évoquées et donc soustraitées. Elles s’inscrivent souvent dans le cadre d’une maladie grave comme le diabète, le cancer, la maladie de Parkinson ou dans des contextes douloureux et invalidants comme les pathologies rhumatismales. À l’inverse, elles peuvent apparaître comme le principal symptôme de la maladie dans diverses affections Ce syndrome est assimilé par certains à un état mélancolique grave [25]. Il peut être la conséquence d’une maladie somatique, d’un traumatisme ou d’une institutionnalisation non acceptée. Après un intervalle de temps suivant l’événement causal, il réalise une véritable catastrophe vitale avec anorexie, refus de soins, agitation, agressivité. Le décès survient dans la plupart des cas en dépit d’un traitement bien conduit. Dépression et deuil Les études épidémiologiques mettent toutes en avant l’existence de facteurs de risque de dépression chez le sujet âgé [4]. Outre la différence liée au sexe (la dépression touche en moyenne deux femmes pour un homme), on retrouve la solitude, l’isolement social, les conflits interpersonnels et surtout la perte d’un proche. Le veuvage semble particulièrement déterminant dans l’installation de symptômes dépressifs. Observés dans 30 à 60 % des cas un mois après la perte du conjoint, ils persistent encore dans 15 % des cas après 2 ans, plus fréquemment chez les « jeunes vieux » (65-74 ans) que chez les sujets plus âgés. Le clinicien est parfois en difficulté pour faire la différence entre un deuil normal et un authentique syndrome dépressif réactionnel. En effet, tous les deuils ne doivent pas être médicalisés : seuls ceux qui s’accompagnent d’une dépression justifient un traitement. Il faut ici se garder d’attitudes projectives et d’interprétations trop hâtives ! La mise en évidence de facteurs de risques de deuil pathologique peut être une bonne aide pour analyser Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 S25 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. P. Frémont correctement une situation. Il est habituel de les regrouper en trois groupes : 1. les facteurs antérieurs au deuil : existence d’une relation ambivalente ou de dépendance entre la personne décédée et le survivant, notion de deuils répétés, mais aussi présence, dans l’histoire du patient, de liens parentaux fragiles dans l’enfance, d’antécédents psychiatriques (en particulier dépressifs ou suicidaires), d’une mauvaise estime de soi et le fait d’avoir soigné la personne décédée plus de six mois ; 2. les facteurs liés au deuil lui-même : proximité du lien avec le sujet décédé (époux, enfant, fratrie), décès vécu comme prématuré (enfant), circonstances du décès (mort violente ou inattendue, homicide volontaire ou non), mort à signification particulière (par exemple, suicide), impossibilité de rituel religieux ; 3. les facteurs après le décès : niveau d’aide sociale, isolement familial, absence de stimulations par de nouvelles activités, stress surajouté d’autre nature (entrée en institution, déménagement). Plus ces facteurs sont associés, plus le risque de dépression est grand, et ils sont particulièrement fréquents chez les sujets âgés. Faire la différence entre deuil normal et deuil pathologique En ce qui concerne la clinique elle-même, il faut rappeler que, dans le deuil, on peut observer des symptômes caractéristiques d’un épisode dépressif majeur (tristesse associée à une insomnie, perte d’appétit, perte de poids). Mais le sujet considère son humeur dépressive comme normale et il garde des capacités d’anticipation de l’avenir. La durée de ce tableau après un décès est très dépendante du contexte culturel. Le DSM-IV propose, pour parler de deuil pathologique, un critère de temps : la persistance des symptômes au moins deux mois après la perte. Il souligne aussi la valeur d’autres symptômes : une culpabilité inadaptée, des idées de mort ne correspondant pas au souhait d’être mort avec la personne décédée, un sentiment morbide de dévalorisation, un ralentissement psychomoteur marqué, une altération profonde et prolongée du fonctionnement avec, parfois, des hallucinations autres que celles d’entendre la voix ou de voir transitoirement l’image du défunt. Dépression réactionnelle à distance du deuil C’est une situation fréquente chez les sujets âgés ; sa caractéristique est son apparition fréquente en différé. S26 En effet, il est habituel de voir réapparaître à distance d’un deuil que l’on croyait bien vécu et dépassé, un tableau dépressif sévère. Certains moments semblent particulièrement fragilisants : la date anniversaire du deuil, mais aussi celle de moments heureux (mariage, naissance des enfants). Il faut souligner auprès des familles l’importance d’une présence et d’un soutien à distance du veuvage. Trop souvent, l’entourage se mobilise au moment du décès puis, petit à petit, ayant l’impression que la période aiguë est dépassée, il reprend ses distances et le sujet âgé retrouve alors son isolement. Dans ce contexte, il est important de rappeler que si être en deuil signifie avoir perdu un être cher, cette situation peut se rencontrer lors de la perte d’un animal de compagnie. Dans ces circonstances, le risque de dépression est le même et il est, là encore, largement sous-estimé. Conclusion S’il existe un consensus [4, 6, 7] pour affirmer que les critères diagnostiques de la dépression chez le sujet âgé sont indépendants de l’âge, qu’il s’agisse de dépression majeure, mineure ou de dysthymie, il est important de rappeler que c’est la présentation clinique qui lui confère des spécificités qui rendent parfois la démarche diagnostique difficile. Ces spécificités sont liées à la personne âgée. La dépression ne fait pas partie du vieillissement normal, mais plusieurs facteurs liés au vieillissement peuvent en modifier la présentation : la tristesse est moins souvent spontanément exprimée, les plaintes hypocondriaques et somatiques remplaçant son expression. Les troubles subjectifs de la mémoire sont souvent au premier plan, l’anxiété est marquée. Enfin, l’apathie et la démotivation fréquemment rencontrées posent des questions difficiles en termes de diagnostic différentiel. On ne peut pas, non plus, parler du sujet âgé sans évoquer la question des co-morbidités. Maladies somatiques et dépression sont en effet souvent intriquées. Les conséquences en termes de diagnostic et surtout de prise en charge thérapeutique sont importantes. Une bonne collaboration entre psychiatres et somaticiens est indispensable pour les cas difficiles et bénéfique pour les patients. Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2 (Suppl. 1) : S19-S27 Aspects cliniques de la dépression Références 1. NIH consensus conference. Diagnosis and treatment of depression in late life. JAMA 1992 ; 268 : 1018-24. 2. Steffens DC, Skoog I, Norton MC. Prevalence of depression and its treatment in an elderly population : the Cache County study. Arch Gen Psychiatry 2000 ; 57 : 601-7. 3. Cole M, Bellavance F, Mansour A. Prognosis of depression in elderly community and primary care populations : a systematic review and meta-analysis. Am J Psychiatry 1999 ; 156 : 1182-9. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. 4. Blazer DG. Depression in late life : review et commentary. J Gerontol A Biol Med Sci 2003 ; 58 : 249-65. 5. Unutzer J, Patrck DL, Simon G, Grembowski D, Walker E, Rutter C, et al. Depressive symptoms and the cost of health services in HMO patients aged 65 and over : a 4-year prospective study. 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