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Développements
d’analyse des jeux d’acteurs por-
teurs de la croissance organisation-
nelle, il m’avait en effet été attribué
pour mission d’explorer les capa-
cités relationnelles susceptibles de
fonder l’expérience des jeux straté-
giques de l’acteur dans les rapports
de pouvoir découverts par Michel
CROZIER au cœur du fonctionne-
ment social des bureaucraties. J’en-
gageais alors une longue recherche,
inspirée de l’école des relations
humaines américaine, dont j’avais
perçu l’ampleur des propos en tra-
duisant le manuel de TIFFIN et MC
CORNICK(3),sur le rôle des motiva-
tions et formes d’autorité dans le
développement des organisations.
Par observation participante en
usine, entretiens auprès d’ouvriers
et employés,et questionnaires sur la
manière de vivre les relations de tra-
vail entre collègues,chefs, et subor-
donnés j’aboutis à la découverte,
progressivement vérifiée dans une
cinquantaine d’ateliers et services
de sept entreprises(4), de l’existence
de plusieurs façons de vivre les rela-
tions de travail dans les milieux
d’usines,de bureaux, de techniciens
et de cadres. La fusion collective,
l’expérience stratégique de la négo-
ciation de groupe, la dynamique
des affinités psycho-affectives et,
enfin, le choix du retrait des rela-
tions interpersonnelles et de la
soumission aux règles formelles de
l’organisation(5) exprimaient des
manières d’être avec les autres radi-
calement différentes au sein de
chacun de ces groupes socioprofes-
sionnels. Plusieurs façons de se
définir et surtout de se différencier,
ou de s’identifier, aux chefs, aux
collègues et aux leaders, dessinaient
clairement les contours d’une véri-
table pluralité identitaire venant
contredire toute prétendue homo-
généité culturelle des groupes
sociaux dans la vie de travail.
Ce constat empirique remettait en
question l’analyse marxiste de la
division sociale du travail défendue
alors par P. NAVILLE,P.R
OLLE,
C. DURAND,G.BENGUIGUI… Mes
recherches prouvaient que l’aliéna-
tion des personnels ouvriers et
employés,due à la domination capi-
taliste relayée par les contraintes de
l’organisation taylorienne des
tâches, ne pouvait conduire à une
révolte commune de classes domi-
nées, puisque une telle variété de
comportements relationnels et de
motivations mettait en cause toute
hypothèse de mobilisations collec-
tives fondée sur le seul critère d’ex-
ploitation capitaliste des travailleurs
de tout grade.
Dix années après les travaux de
G. FRIEDMAN, d’ANDRIEUX et
LIGNON, de A. TOURAINE(6), mes
enquêtes empiriques, proches de la
psychologie industrielle,montraient
ainsi que la conscience ouvrière –
celle des salariés, dirait-on en 1990,
pour reprendre la formule de la
société salariale de R. CASTEL –
n’était en fait portée que par une
culture minoritaire de l’action col-
lective.Une grande majorité d’indi-
vidus au travail était en réalité
portée par des motivations et des
capacités relationnelles les rendant
très difficilement mobilisables pour
toute intervention collective sur la
situation de travail.Du même coup,
la thèse de l’élite ouvrière idéologi-
quement consciente de la nécessité
historique de renverser l’exploita-
tion capitaliste, que R. LINHART
reprenait à son compte dans
“l’établi”, achoppait sur une plura-
lité d’expériences identitaires des
salariés. La dénonciation justifiée
des contraintes pesant sur les tra-
vailleurs mal payés et soumis aux
“cadences infernales” de la produc-
tion ne suffisait pas à produire les
mobilisations collectives espérées
pour changer le cours de l’histoire.
Les Trente Glorieuses de la crois-
sance avaient ainsi eu raison des
identités de classe issues des analyses
antérieures sur le monde ouvrier de
la première révolution industrielle,
renouvelées par les luttes politiques
de la guerre froide d’après guerre.
Mais un tel morcellement des
modalités de définition dans les rap-
ports de travail signifiait-il pour
autant l’avènement d’une vaste
classe moyenne nécessairement
intégrée à l’entreprise pour en tirer
les bénéfices salariaux indispensables
à l’entrée dans la société de
consommation de Welfare et
d’abondance comme le percevaient
les sociologues S.MALLET et P.BEL-
LEVILLE en France, GOLDTHOYE et
LOCKWOOD en Angleterre(7) dans
(3). TIFFIN et MCCORNICK,
“La psychologie industrielle”.Traduction
et adaptation R. SAINSAULIEU, PUF, 1964.
(4). SNCF, Merlin Gérin (électromécanique),
EDF-distribution, Gauthier (peinture et bâti-
ment), Phénix assurances, UNCAF (assurance
familiale).
(5). Les enquêtes effectuées sur plus de 8000
personnes (ouvriers, employés, techniciens et
cadres) au cours des années 1964 à 1973, ont
été présentées dans deux ouvrages :“Les relations
de travail à l’usine”, édit. Organisations, 1973;
“L’identité au travail”, Presses de Sciences Po,
1977 (1ère édition).
(6). G. FRIEDMAN,“Le travail en miette”,
Gallimard ;A. TOURAINE,“La conscience
ouvrière”, Le Seuil, 1965;ANDRIEUX et
LIGNON,“L’ouvrier français” ; R. LINHART,
“L’établi”.
(7). P. BELLEVILLE,“Une nouvelle classe
ouvrière” ; S. MALLET,“La nouvelle classe
ouvrière”.