La mesure de la température corporelle par

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Ann Fr Anesth Réanim 2001 ; 20 : 833-7
© 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés
S075076580100507X/FLA
Article original
La mesure de la température corporelle par thermomètre tympanique
infrarouge est-elle reproductible ?
L.M. Joly1*, B. Giraudeau2, M. Monchi3, A.M. Oswald1
1
Département de neuro-anesthésie-réanimation, hôpital Sainte-Anne, rue Cabanis, 75014 Paris, France ; 2centre de recherche
clinique, faculté de médecine de Tours, 2, bis boulevard Tonnellé, 37032 Tours ; et Épidémiologie et Sciences de l’Information,
Inserm U444, Université, Paris 7, France ; 3soins intensifs généraux, CHU, 4000 Liège, Belgique
RÉSUMÉ
Objectif : Évaluer la reproductibilité de la température corporelle mesurée par thermomètre tympanique infrarouge.
Type d’étude : Étude prospective.
Patients et méthode : 71 patients en réanimation neurochirurgicale. 393 triplets de mesures ont été réalisés : oreille
droite, oreille gauche et de nouveau oreille droite.
Résultats : Les limites d’agrément entre les deux oreilles
sont de [–1 ; +1 °C] et pour deux mesures successives sur
l’oreille droite de [–0,6 ; +0,7 °C]. L’observation du graphique de Bland et Altman montre que l’imprécision de la
mesure porte surtout sur les valeurs de température comprises entre 36 et 37 °C.
Conclusion : La précision de la mesure de température
par thermomètre infrarouge First Temp Genius parait
acceptable en pratique clinique pour les températures
supérieures à 37 °C. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS
reproductibilité
tympanique
/
température
/
thermomètre
reproductibility of results / thermometer / tympanic /
temperature
/
ABSTRACT
Is body temperature estimated by infrared tympanic
thermometry reproductible?
Objective: To assess the reliability of body temperature
estimated by infrared tympanic thermometry.
Study design: Prospective study.
Reçu le 12 mars 2001 ; accepté le 1er septembre 2001.
*Correspondance et tirés à part.
Patients and methods: 71 patients in a neurosurgical
intensive care unit. 393 triplets of measurements were performed: right ear, left ear and right ear again
Results: Limits of agreements are [–1, +1 °C] between
both ears, and [–0.6, +0.7 °C] for two consecutive measurements in the right ear. The Bland and Altman diagram show
that most of the points responsible for the lack of accuracy
are between 36 and 37 °C.
Conclusion: These values give an estimation of the technique’s accuracy. In our point of view, such a reproductibility is adequate for daily clinical practice. The accuracy of
infrared tympanic thermometry with the First Temp Genius
seems reasonable for the clinical practice when the temperature is over 37 °C. © 2001 Éditions scientifiques et
médicales Elsevier SAS
La mesure de la température corporelle (T°) est réalisée dans de nombreux services hospitaliers par thermomètre tympanique infrarouge (TTI). L’un des critères de qualité d’une technique de mesure est sa
bonne reproductibilité. Il existe toujours une erreur
aléatoire liée à la procédure de mesure (liée à l’appareil, à ses conditions d’utilisation…). Il est essentiel
que l’importance de ces erreurs soit négligeable en
regard des variations physiologiques et pathologiques
de la mesure chez un sujet donné. La reproductibilité s’évalue en mesurant un paramètre chez un même
sujet deux fois de suite dans des conditions identiques. La différence entre les deux mesures (qui
devraient être en théorie identiques) doit être la plus
faible possible. Nous avons calculé la reproductibi
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L.M. Joly et al.
Tableau I. Biais, limites d’agrément et coefficients de corrélation pour le calcul de la reproductibilité.
Biais
Reproductibilité inter-oreilles
(OD versus OG)
Reproductibilité intra-oreille
(OD versus 2e mesure OD)
0,03 °C
0,04 °C
Limites d’agrément [IC95%]
Inférieure : –1,01°C [–1,1 ; –0,92]
Supérieure : 1,06°C [0,97 ; 1,15]
Inférieure :–0,62°C [–0,68 ; –0,56]
Supérieure : 0,7°C [0,64 ; 0,76]
Corrélation intraclasse [IC 95 %]
0,802 [0,711 ; 0,930]
0,898 [0,842 ; 0,930]
OD : oreille droite, OG : oreille gauche, IC 95 % : intervalle de confiance à 95 %.
lité de la mesure de T° par TTI sur une série de
patients hospitalisés en réanimation neurochirurgicale.
MATÉRIEL ET MÉTHODES
Cette étude prospective a été réalisée en mars 1999
en réanimation neurochirurgicale. Le personnel infirmier avait été formé à l’usage du TTI lors de son
introduction dans le service en 1997 et une vérification du respect de la procédure de mesure a été effectuée en 1998. Le personnel infirmier n’a cependant
pas été spécialement de nouveau formé avant de réaliser cette étude. Les TTI (First Temp Genius, laboratoires Kendall – Sherwood, Davis and Geck) ont
été recalibrés par l’ingénieur biomédical de l’hôpital
avant le début de l’étude. La T° était affichée en équivalence centrale. Cette technique repose sur la
mesure du rayonnement infrarouge émis par tout
corps physique, qui est directement proportionnel à
sa température. Le tympan est irrigué par du sang à
la même température que le cerveau, ce qui permet
une mesure non-invasive de cette température. Le
TTI sélectionne la température la plus élevée d’une
série de 32 mesures, correspondant à un rayonnement émis directement par le tympan sans réflexion
sur les parois du conduit auditif externe plus froides.
Pour chaque patient présent en réanimation, la T°
a été d’abord mesurée dans l’oreille droite, puis dans
l’oreille gauche puis de nouveau dans l’oreille droite.
Ces mesures ont été réalisées matin et soir. La technique de mesure était conforme aux recommandations du fabriquant, en dirigeant le thermomètre vers
l’œil opposé à l’oreille monitorée.
La concordance de température entre les deux
oreilles (reproductibilité inter-oreilles) et entre les
deux mesures successives dans l’oreille droite (reproductibilité intra-oreille) a été étudiée au moyen du
graphique de type Bland et Altman [1]. Le biais (noté
D√ ) représente la moyenne des différences entre deux
mesures de la température. Les limites d’agrément
(définies comme D√ ± 1,96 SD, où SD est l’écart type
des différences) expriment la précision de la mesure.
Étant donné que plusieurs mesures avaient été réalisées chez chaque patient, les limites d’agrément ont
été estimées par bootstrap non paramétrique (technique de ré-échantillonnage permettant de prendre
en compte la corrélation entre les mesures d’un même
patient) [2]. Des coefficients de corrélation intraclasse (inter- et intra-oreilles) ont été estimés par
maximum de vraisemblance [3]. Les intervalles de
confiance à 95 % de ces coefficients de corrélation
ont été estimés par ré-échantillonnage. De même, la
comparaison du coefficient inter-oreilles et du coefficient intra-oreille a été réalisée au moyen d’un test
par ré-échantillonnage.
RÉSULTATS
Trois cent quatre-vingt-treize triplets de mesure ont
été réalisés chez 71 patients. Les biais systématiques,
limites d’agréments et coefficients de corrélation
intraclasse sont présentés pour les reproductibilités
inter et intra-oreille (tableau I). Les nuages de point
correspondants sont représentés selon le graphe de
Bland et Altman (figures 1 et 2).
Le coefficient de corrélation intraclasse intra-oreille
est statistiquement meilleur que le coefficient de corrélation intraclasse inter-oreilles (0,898 vs 0,802 ;
p < 0,001).
L’importance pratique de cette imprécision de la
mesure peut être évaluée en dénombrant les couples
de température qui tombent de part et d’autres des
valeurs limites habituellement utilisées dans les
protocoles de réalisation d’hémocultures (températures ≤ 36 °C ou ≥ 38,5 °C) : 10 % des couples de
température inter-oreilles et 5 % des couples de température intra-oreille sont à cheval sur ces valeurs
limites.
Reproductibilité de la thermométrie tympanique
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Figure 1. Graphes de Bland et Altman pour la reproductibilité inter-oreilles et intra-oreille.
Dans la représentation de Bland et Altman, chaque point représente un couple de mesures. On trouve en abscisse la moyenne des deux mesures
et en ordonnées la différences qui les sépare. Par exemple pour un couple de mesure (37 °C, 38 °C), on obtient un point d’abscisse 37,5 °C et
d’ordonnée 1 °C.
La ligne centrale représente le biais, qui est la moyenne des différences algébriques de chacun des couples de mesure. Quand elle est proche
de zéro comme dans nos figures, cela signifie qu’il n’y a pas de dérive entre la première et la deuxième mesures.
Les deux lignes en pointillé sont les limites d’agrément à 95 %. Cela signifie que 95 % des couples de points sont compris entre ces deux
lignes. Plus ces limites d’agrément sont resserrées autour de la ligne du biais, meilleure est la précision de la mesure. Cela traduit en effet que
la différence entre deux mesures successives est faible dans la majorité des cas (95 % des cas en l’occurrence). L’observation du nuage de point
est intéressante pour repérer les points extérieurs aux limites d’agrément. Ces points correspondent aux couples de mesures séparés par une
différence importante. On voit dans nos figures que la majorité de ces points se trouvent dans une zone d’abscisse comprise entre 36 et 37 °C.
C’est donc bien dans cette tranche de température que la précision de la mesure semble la moins bonne.
Les lecteurs qui souhaiteraient des informations plus détaillées sur la méthode de Bland et Altman et sur ses conditions d’application sont
invités à se reporter à l’article didactique publié à ce sujet dans les Afar 2000 [9].
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L.M. Joly et al.
DISCUSSION
La mesure de la T° est une procédure réalisée de façon
pluriquotidienne en réanimation. Sa fiabilité est
essentielle car une T° anormale conditionne bien souvent la mise en route de bilan recherchant une pathologie infectieuse, avec des examens parfois invasifs
ou nécessitant le déplacement du patient hors de
l’unité de réanimation. Il est donc essentiel de disposer d’une mesure fiable. Cette fiabilité repose à la
fois sur sa reproductibilité et sur sa validité. La reproductibilité évalue la précision intrinsèque de la technique en regardant si deux mesures successives de la
température donnent effectivement des valeurs très
proches. L’étude de validité cherche à savoir si la T°
donnée par l’appareil est correcte en comparaison à
une mesure de référence censée mesurer la « vraie »
température (par exemple la thermistance du cathéter artériel pulmonaire ou d’une sonde urinaire). La
validité de la mesure de la T° par TTI a été évaluée
dans plusieurs études avec des résultats variables [48]. Dans une comparaison du TTI avec la thermistance du cathéter artériel pulmonaire, les auteurs
montrent que la différence entre les deux mesures est
supérieure à 0,5 °C dans près de 25 % des cas [5].
En revanche, la comparaison d’un TTI avec un thermocouple auriculaire en contact avec le tympan montre l’absence de biais et une précision satisfaisante,
quoique moins bonne pour détecter les hypothermies
inférieures à 36 °C [7].
Nous n’avons pas pu trouver d’études de reproductibilité chez l’adulte, méthodologiquement correcte
dans la littérature référencée sur la base de donnée
Medline [4-6]. Le traitement statistique des données
est souvent imparfait car le calcul de coefficients de
corrélations de Pearson ne peut remplacer les limites
de concordances fournies par la méthode de Bland et
Altman [9]. La prise en compte de la corrélation
entre les mesures d’un même patient par
ré-échantillonnage n’est jamais effectuée [4, 5].
Une étude de reproductibilité apporte une information sur la précision intrinsèque de la technique de
mesure. Elle permet également de répondre à la question : « la mesure que je viens d’effectuer chez mon
patient est-elle réellement différente de celle que
j’avais effectuée précédemment ? » ou en d’autres
termes de se faire une idée de la plus petite différence significative sur le plan clinique. On peut par
exemple penser d’après nos résultats qu’une augmentation de température de 37,8 °C à 38,3 °C (soit
0,5 °C), quand bien même elle franchit la barre fatidique des 38 °C définissant la fièvre, ne constitue pas
forcément une différence significative sur le plan clinique puisqu’elle est inférieure à 1 °C (qui est la
limite d’agrément supérieure). Dans notre étude de
reproductibilité, les biais sont quasiment nuls et les
limites d’agrément sont donc symétriques autour de
la moyenne. Ceci est, en théorie, attendu dans une
mesure de reproductibilité et prouve que les conditions des trois mesures ne diffèrent pas. Les limites
d’agrément montrent que la différence entre les
mesures des deux oreilles dépasse 1 °C dans 5 % des
cas, et que la différence entre deux mesures successives dans l’oreille droite dépasse 0,7 °C dans 5 %
des cas. L’observation des nuages de points montre
que la précision est moins bonne pour les valeurs de
température comprises entre 36 et 37 °C. La précision semble en revanche correcte au dessus de 37 °C,
ce qui est conforme à une autre étude sur une petite
série d’enfants fébriles [10]. Ceci est important car
les problèmes diagnostiques et thérapeutiques sont
bien plus souvent liés à une hyperthermie qu’à une
hypothermie. Le très faible nombre de valeurs de
température inférieure à 36 °C dans notre étude nous
empêche d’apporter une information sur la précision
de la mesure en cas d’hypothermie vraie.
La technique de ré-échantillonnage tenant compte
de la corrélation des mesures réalisées chez un même
sujet ne modifie quasiment pas les résultats par rapport au calcul ne tenant pas compte de cette corrélation (résultats non présentés). Ceci suggère que les
erreurs de mesures (fluctuations aléatoires) ne sont
pas sujet-dépendantes, qu’il y a la même imprécision dans la mesure quand on considère deux sujets
différents ou deux mesures réalisées chez un même
sujet à quelques heures d’intervalle. Il n’y a donc pas
« d’effet sujet ».
La reproductibilité est meilleure pour deux mesures successives dans une même oreille que pour des
mesures entre les deux oreilles. Il y a donc un effet
« oreille » qui s’ajoute à l’erreur de mesure, ce qui
conduit donc à conseiller de prendre la température
systématiquement dans la même oreille pour un
patient donné. Dans le cas de la reproductibilité intraoreille, les deux mesures étaient effectuées à environ
30 secondes d’intervalle. L’absence de biais montre
que le refroidissement du tympan créé par l’introduction du TTI dans le conduit auditif externe lors
de la première mesure est négligeable. Si l’on trouve
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Reproductibilité de la thermométrie tympanique
un écart important entre deux températures successives, il faut vérifier le bon positionnement du thermomètre et l’état du conduit auditif externe.
La population de patients de cette étude est assez
hétérogène sur le plan de la gravité. Il s’agit aussi
bien de patients surveillés après une craniotomie sans
complication que de patients admis pour une pathologie neurochirurgicale en urgence. Environ un tiers
des mesures de T° ont été effectuées chez des patients
comateux et ventilés artificiellement. Cette hétérogénéité nous semble garantir une extrapolation de nos
résultats à un large éventail de patients de réanimation médicale ou chirurgicale.
CONCLUSION
Nous avons calculé la reproductibilité de la mesure
de T° par TTI First Temp Genius sur une série de
patients. Les limites d’agrément entre les deux
oreilles sont de [–1, +1 °C], et pour deux mesures
successives sur l’oreille droite de [–0,6, +0,7 °C].
Cette relative imprécision de la mesure porte surtout
sur les valeurs de température comprises entre 36 et
37 °C, que qui n’est pas très gênant en pratique clinique. La précision acceptable pour les températures
supérieures à 37 °C nous semble bien adaptée aux
problèmes cliniques diagnostiques et thérapeutiques
qui sont plus souvent liés à une hyperthermie qu’à
une hypothermie. On se souviendra que la méthode
a de solides qualités en termes de rapidité de mesure,
de facilité d’utilisation et tout en étant parfaitement
non-invasive.
RÉFÉRENCES
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10 Childs C, Harrison R, Hodkinson C. Tympanic membrane temperature as a measure of core temperature. Arch Dis Child 1999 ;
80 : 262-6.
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