Repères et Perspectives - Numéro 6 3
L‟analyse économique du retard et de la stagnation économiques a fourni, depuis les années 1940 et 1950,
des explications pertinentes à ces phénomènes (Krugman, 1992). Néanmoins, c‟est la vision mécaniste qui
a dominé la littérature portant sur les problèmes de croissance et de développement. Ainsi, si
l‟introduction d‟autres facteurs explicatifs, comme le capital humain, a permis d‟améliorer analytiquement
la compréhension des vrais ressorts du processus de croissance économique, les attitudes et les schémas
interprétatifs demeurent fondamentalement mécanistes en supposant qu‟une fois ces facteurs en place la
croissance et la prospérité seront aux bouts des doigts. Cette vision, qualifiée d‟accumulationniste,
constitue encore le paradigme dominant dans le domaine des études portant sur le développement ou
l‟analyse des différentes expériences de croissance économique (Nelson and Pack, 1999).
Les théories accumulationnistes tiennent pour suffisante l‟accumulation ou l‟acquisition des actifs
matériels et immatériels pour le déclenchement du cercle vertueux de la croissance économique.
L‟hypothèse centrale dans ces théories est le fait que pour produire, il suffit d‟utiliser les inputs selon les
meilleures pratiques et technologies disponibles sans coût et sans effort (Lall, 1990, 1994). En fait, ces
théories tiennent pour donnée et accessible la fonction de production la plus efficace dans le monde
(Nelson and Pack, 1999). Toutefois, l‟examen approfondi des expériences d‟industrialisation2 montre
qu‟elle se fait à travers des efforts épuisants d‟apprentissage en vue de s‟approprier des capacités
technologiques (Nelson and Pack, 1999 ; Lall, 1990, 1994 ; Wade, 1992 ; Sid Ahmed, 1996, Banque
mondiale, 1993).
En effet, il s‟avère que le développement et la croissance ne sont pas de simples corollaires de
l‟accumulation des capitaux physiques et humains (Nelson and Pack, 1999). Dans le processus de
développement, ce qui est important c‟est plutôt l‟assimilation des procédures et des capacités innovatrices
en matière des changements technologiques, d‟organisation, de marketing et de préparation des décisions
(Hirshman, 1958 ; Nelson and Pack, 1999, Hoff and Stiglitz, 2000). L‟accumulation des capitaux sera de
peu d‟utilité si l‟économie manque de capacités d‟absorption et d‟assimilation des technologies qui sous-
tendent les processus productifs les plus compétitifs (Nelson and Pack, 1999).
Vu de cette perspective, l‟investissement dans le capital humain et le capital physique est nécessaire mais
risque d‟être sans effet en l‟absence d‟un environnement propice à « l‟entreprenariat, à l‟innovation et à
l‟apprentissage » (Nelson and Pack, 1999, p. 418). Ainsi, la seconde vision qualifiée d‟assimilationniste par
R. Nelson et H. Pack (1999) contraste avec la première en supposant que l‟existence d‟un environnement
adéquat et la mise en place de politiques intelligentes susceptibles de faciliter l‟apprentissage, par toutes les
voies possibles, sont plus importantes que la simple accumulation des ressources. Cet environnement et
ces politiques favoriseront l‟émergence de compétences technologiques dynamiques et permettront, en
conséquence, d‟exploiter les ressources accumulées d‟une manière efficace et compétitive.
La seconde vision est fort utile pour l‟étude et l‟élaboration de politiques de croissance et de
développement. Ainsi, pour atteindre un rythme de croissance économique élevé, il faut à la fois
l‟accumulation des capitaux et l‟existence d‟un environnement incitatif pour l‟apprentissage et
l‟assimilation des technologies de production les plus efficaces (Sala-i-Martin, 2001).
En concordance avec ces éléments analytiques, les recherches empiriques ont permis de revoir les priorités
en matière des sources d‟impulsion de la croissance économique3. En effet, la plupart des travaux
empiriques ont montré que le facteur déterminant de la croissance économique n‟est pas l‟accumulation
des capitaux physiques (Easterly and Levine, 2001 ; Solow, 2001). Pour mieux explorer ce sujet, les
chercheurs utilisent la technique de la comptabilité de la croissance4. Ils partent du fait que la croissance
2 Techniquement, nous tenons pour équivalents le processus de développement et le processus d‟industrialisation. Pour se rendre
compte de cette équivalence, il suffit de remarquer que seule l‟industrialisation s‟accompagne de la maîtrise des capacités
technologiques et des savoir-faire y afférents et de l‟appropriation de l‟esprit rationnel.
3 Le lecteur peut consulter avec intérêt le numéro 2 du volume 15 (2001) de The World Bank Economic Review où sont publiés
les travaux du colloque “ What we have learned from a decade of empirical research on growth?”
4 La comptabilité de la croissance (growth accounting) permet de repérer les parts de chacune des deux sources de
croissance économique. Ainsi, le taux de croissance économique g est expliqué par l‟accroissement du stock du
capital productif gK, l‟accroissement de la quantité utilisée du travail gL et l‟amélioration du progrès technique. Les
chercheurs qui ont contribué à élaborer cette comptabilité de la croissance (Solow, Jorgensen, Denison …) ont
désigné la part qui n‟est expliquée ni par le capital ni par le travail par l‟expression : productivité totale des facteurs