Les Nuits de Paris et projette de créer un journal en 1789… Mais la presse n’est ici que le
symptôme d’un nouveau rapport au lecteur et, par lui, à la diffusion des écrits, qui dépasse
désormais largement les cercles feutrés des salons parisiens et les loisirs solitaires des oisifs
provinciaux : l’Encyclopédie se constitue d’abord comme une société de gens de lettres,
pour s’adresser ensuite à une communauté de lecteurs éclairés ; elle interpelle la société
tout entière et, comme en témoigne les scandales que produit la sortie de chacun des 7
premiers volumes, ladite société réagit vivement ; la campagne de Voltaire contre l’Infâme,
autour des grandes affaires judiciaires des années 1760, vise et réussit efficacement à
mobiliser une opinion publique qui obtient la réhabilitation de Calas ; la retraite même
d’un Rousseau3, qui refuse ce qu’il considère comme une compromission avec la
corruption du monde, témoigne de l’émergence inédite et décisive de ce nouvel espace
public, par rapport auquel l’ensemble de la littérature des lumières se définit désormais.
Le nouvel espace public favorise la diffusion des lumières et l’émergence de la
liberté, qui devient la nouvelle valeur fondamentale. La question qui se pose alors est celle
de la limitation de cette liberté, qu’exigent l’officier à l’armée, le percepteur au moment de
percevoir l’impôt, le prêtre exigeant la foi, et Dieu même qui commande obéissance :
« Dans tous ces cas, il y a limitation de la liberté. Or quelle limitation fait obstacle aux
lumières ? Quelle autre ne le fait pas, mais les favorise peut-être même ? — Je réponds : l’usage
public de notre raison doit être toujours libre, et lui seul peut répandre les lumières parmi les
hommes ; mais son usage privé peut souvent être étroitement limité, sans pour autant
empêcher sensiblement le progrès des lumières. Or j’entends par usage public de notre propre
raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage
privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans tel ou tel poste civil, ou fonction, qui nous
est confié. » (P. 211.)
Par usage public, Kant entend donc la communication savante des idées à un public, c’est-
à-dire une liberté abstraite, d’opinion, permettant la publication libre d’ouvrages, la liberté
de la presse. Par usage privé, il faut comprendre au contraire l’application pratique de ces
idées, au niveau individuel, dans le travail ou la charge qui nous est confiée : l’usage privé de
la liberté comporte la désobéissance civile, et ne saurait être toléré.
On est frappé ici de l’usage pour ainsi dire paradoxal que Kant fait des termes
« public » et « privé ». L’usage public touche à la réflexion personnelle que le citoyen
développe chez lui ou avec des amis, ou dans telle ou telle société savante, en dehors de
toute fonction politique, de tout travail. C’est que nous appellerions aujourd’hui la sphère
privée, mais Kant porte tout l’accent sur la liberté de publier, de livrer à l’opinion publique
ce qui a été élaboré dans cette sphère privée.
A contrario, l’engagement du citoyen dans la société, par son travail, par ses fonctions,
délimite ce que nous appellerions aujourd’hui la sphère publique. Mais Kant porte tout
l’accent sur la marge de manœuvre individuelle dans cette sphère, c’est-à-dire bel et bien
sur l’usage privé qu’on en peut faire, et qui se trouve légitimement, selon lui, limité.
Cette distinction du public et du privé, absolument centrale dans la description du
processus de diffusion des lumières, paraît en tous cas pour le moins embrouillée : derrière
la nette séparation posée par Kant entre un usage public absolument libre et un usage privé
nécessairement limité, nous voyons se dessiner un entrelacement beaucoup plus complexe
entre sphère privée et usage public, entre sphère publique et usage privé. Tout porte à
3 Tout commence en avril 1756, lorsque Mme d’Épinay offre à Rousseau un ermitage au fond de sa propriété
de la Chevrette.