L’Asie et la démocratie : entre blocage et transition ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Asie du Sud-Est . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Australie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 Chine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Inde, Pakistan, Afghanistan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Japon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 Péninsule coréenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170 4 Asie-Pacifique Sous la direction de Valérie Niquet Asie L’Asie et la démocratie : entre blocages et transition ? L ’Asie a connu entre 2007 et 2008 plusieurs échéances politiques importantes. Les élections législatives et présidentielles à Taiwan et en Corée du Sud se sont traduites par une alternance politique qui confirme la vitalité des démocraties régionales. La République populaire de Chine (RPC) se situe de plus en plus dans un statut intermédiaire, entre le statu quo et la crainte d’une ouverture mal contrôlée, particulièrement en cette année olympique. De même, au Pakistan, le retour à la démocratie est amorcé. Les signes positifs sont donc nombreux en dépit des deux exceptions nord-coréenne et birmane qui, en dépit de soubresauts politiques ou naturels, demeurent au moins en apparence fermées à toute évolution politique. Cependant la transition n’est pas achevée et de nombreuses incertitudes subsistent. Des démocraties solides LES ÉCHÉANCES ÉLECTORALES Les élections qui se sont déroulées en 2007 et 2008 à Taiwan et en Corée du Sud, deux des plus jeunes démocraties d’Asie, ont confirmé la stabilité des systèmes et leur capacité à l’alternance en dépit des inquiétudes qui s’y expriment régulièrement. Au-delà des enjeux politiques internes, en partie liés aux incertitudes sur la poursuite de la croissance, l’alternance s’est également traduite par une réorientation significative sur la scène internationale. Dans le cas de la Corée du Sud, la visite du président Lee Myung-bak aux États-Unis en avril 2008 a entériné la volonté de rapprochement avec Washington et la réactivation de l’alliance trilatérale avec le Japon et les États-Unis. Loin du discours plus nationaliste sur l’unité coréenne du président Roh Moo-hyun, on assiste donc à un rééquilibrage au niveau régional, qui ne sera pas sans conséquence sur l’évolution des pourparlers à six sur la Corée du Nord (voir l’article de Marianne Peron-Doise). À Taiwan, la victoire législative du Kuomintang et l’élection de Ma Ying-jeou s’inscrivent dans le jeu démocratique de l’alternance, qui sanctionne la présidence de Chen Shui-bian, dont la politique intérieure et la stratégie de tension avec Pékin ont déçu. Grande puissance aux marges de l’Asie, l’Australie a également connu des échéances électorales importantes en novembre 2007 (voir l’article de Régine Serra). Les conséquences de l’alternance sur la stratégie extérieure de Canberra sont significatives. La recherche de l’équilibre entre les États-Unis, le Japon et la Chine caractérise la politique 143 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Introduction du nouveau gouvernement australien, dont les ressources naturelles intéressent tout particulièrement Pékin. Si la RPC a pu se réjouir de l’arrivée au pouvoir d’un Premier ministre qui maîtrise le chinois, signe fort de l’ancrage asiatique de l’Australie, cette dernière veut préserver sa liberté de partenariat, avec Pékin mais également Washington, Tokyo et les pays de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (Association of Southeast Asian Nations, ASEAN). En Inde, aucune échéance électorale nationale n’a remis en cause le parti du Congrès, mais la victoire du Parti du peuple indien (BJP) aux élections locales dans certains États est là aussi venue confirmer la maturité et la stabilité de la démocratie indienne en dépit des défis considérables de développement qui accompagnent, comme en Chine, la croissance (voir l’article de Jean-Luc Racine). Plus qu’à une transition politique, on assiste davantage à une véritable transition réussie dans le domaine économique, qui s’est traduite par une croissance proche de 10 %, et la reconnaissance sur la scène internationale du poids des géants de l’économie indienne. Amorcées en 1991 par le parti du Congrès à la suite de l’effondrement de l’URSS, principal partenaire économique de l’Inde, puis considérablement approfondies sous le gouvernement plus libéral du BJP, les réformes économiques indiennes, la politique d’ouverture sur l’extérieur et la stratégie d’équilibre (si ce n’est de rapprochement) avec les États-Unis n’ont pas été fondamentalement remises en cause avec le retour au pouvoir du parti du Congrès. C’est donc l’émergence d’un véritable consensus national sur les priorités du développement qui apparaît aujourd’hui comme l’élément essentiel du processus de transformation que le pays a connu depuis plus de 15 ans. L’inconnue japonaise LE GOUVERNEMENT EN SUSPENS Le cas du Japon, démocratie ancienne dont les prémices remontent à l’ère Taisho, se distingue bien entendu de celui de la Chine, régime autoritaire qui peine à accomplir les premiers pas d’une transition démocratique. La question du blocage du système peut toutefois être posée à la suite de la défaite du Parti libéral démocrate (PLD) à la Chambre haute au mois de juillet 2007 et de la démission du Premier ministre Shinzo Abe, remplacé par Yasuo Fukuda en septembre (voir l’article de Céline Pajon). La question du blocage se pose avec d’autant plus d’acuité que les insuffisances et les divisions du parti d’opposition, le Parti démocratique japonais (PDJ), notamment en ce qui concerne la clarification de ses positions sur les engagements extérieurs de l’archipel, sont loin d’avoir été surmontées. Pourtant, les attentes internationales vis-à-vis de Tokyo et les ambitions internationales du Japon lui-même, dont le statut marginalisé en Asie et à l’Organisation des Nations unies (ONU) ne correspond pas à 144 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Introduction celui de deuxième puissance économique mondiale, demeurent importantes. C’est le cas en Asie du Nord-Est, où le rôle et l’engagement du Japon sont un des facteurs incontournables d’évolution régionale en raison du poids économique de l’archipel. LA TENTATION DU REPLI Les incertitudes politiques qui pèsent sur le gouvernement Fukuda et les perspectives d’alternance politique contribuent à renforcer une attitude de repli plus favorable à un apaisement des relations au niveau régional que la stratégie plus active et ambitieuse adoptée par ses prédécesseurs. Ce repli, après une tentation néonationaliste interrompue par la démission du Premier ministre Abe, se traduit également par un recentrage sur les niches traditionnelles de la politique étrangère de l’archipel que sont l’environnement et l’aide au développement. Le montant de cette aide attribuée à l’Afrique a été doublé lors de la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (Tokyo International Conference on African Development, TICAD) qui s’est tenue en mai 2008. La thématique de l’environnement, essentielle pour Tokyo, constitue également un des fondements sur lesquels a pu se reconstruire une relation sino-japonaise encore très ambiguë. Le discours sur les valeurs communes d’un « camp des démocraties » en Asie, mis en avant par Shinzo Abe au cours de son bref mandat, a suscité des réactions plus prudentes qu’enthousiastes, notamment en Inde. En raison de leurs engagements économiques et stratégiques, les États-Unis demeurent toutefois le premier partenaire –allié ou adversaire – de l’ensemble des États de la région. Les incertitudes électorales et les aléas de la politique étrangère de Washington contribuent toutefois à prolonger une période d’attentisme quant à l’évolution future des équilibres stratégiques en Asie. Des blocages persistants LES EXCEPTIONS BIRMANE ET NORD-CORÉENNE À l’inverse d’un processus qui s’est étendu à l’ensemble de l’Asie, toute perspective de transition démocratique semble rejetée en Birmanie comme en Corée du Nord. En dépit de l’unanimité des critiques et du coût économique de l’isolement, le choix de la répression demeure le seul valide, comme l’a démontré la gestion brutale des manifestations de septembre 2007 en Birmanie. Mais le réseau d’alliances qui autorise la survie de ces deux cas extrêmes tend à se déliter, alors que le régime chinois, très engagé sur la scène internationale, est lui-même soumis à des pressions de plus en plus fortes de la part de ses partenaires. Pékin a ainsi participé activement à la gestion de la crise nucléaire nord-coréenne. Dans le cas de la Birmanie, si la Chine a soutenu avec prudence le régime lors des émeutes 145 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Introduction de septembre, elle a adopté une attitude radicalement différente de celle de Rangoon à la suite du tremblement de terre de mai 2008, condamnant implicitement la stratégie de fermeture imposée par la junte birmane au lendemain du cyclone Nargis (voir l’article de Nathalie Hoffmann). L’isolement idéologique et la marginalisation des régimes de Rangoon comme de Pyongyang s’en trouvent d’autant plus aggravés. LES ÉVOLUTIONS MESURÉES DU SYSTÈME CHINOIS En Chine, une évolution sensible se fait jour en dépit des blocages persistants du système, au travers notamment des progrès de la couverture médiatique et des réseaux de communication plus autonomes. La Chine compte aujourd’hui plus de 250 millions de téléphones portables, 210 millions d’utilisateurs d’Internet et 35 millions de blogs. En dépit d’un contrôle strict des échanges sur la Toile, les informations circulent. Cette évolution se traduit par un engagement, toujours prudent mais croissant, de la société civile composée d’une classe moyenne urbaine. Loin d’un jeu politique focalisé sur une dissidence organisée qui rencontre peu d’écho, celle-ci se recentre aujourd’hui sur des actions bien organisées dans les domaines de l’éducation, de l’urbanisme et surtout de l’environnement. Ces évolutions se sont encore amplifiées à la suite du tremblement de terre du 12 mai 2008, qui a provoqué un vaste élan d’unité et de solidarité au niveau national. Le XVIIe congrès du Parti communiste chinois (PCC), en octobre 2007, avait été l’occasion pour la direction du parti et le président Hu Jintao de poser avec une urgence renouvelée le diagnostic des difficultés auxquelles le régime doit faire face. En mars 2008, l’Assemblée populaire nationale (APN) a fait la même analyse concernant les réformes nécessaires, y compris les réformes politiques qui font l’objet d’un véritable débat en Chine aujourd’hui (voir l’article d’Hélène Le Bail). Le Premier ministre Wen Jiabao, comme Hu Jintao devant le XVIIe congrès, a appelé à une « libération de la pensée », slogan aux résonances quasi maoïstes qui peut être aussi interprété comme un appel à la critique des cadres les plus corrompus. C’est la question de l’efficacité du système qui est ainsi posée, non seulement face au défi des nécessaires ajustements économiques, mais également face aux contraintes brutalement révélées par les événements du Tibet et leur gestion chaotique en mars 2008, puis surtout par le tremblement de terre de Wenchuan – véritable choc pour la population, mais également pour les dirigeants menacés de perdre, s’ils ne renforcent pas leur légitimité, le « mandat du ciel ». Un ensemble de questions non résolues se posent en effet. La sélection d’un personnel compétent est d’autant plus vitale que l’environnement économique international de la Chine s’est dégradé avec la crise économique qui frappe les États-Unis – un des premiers marchés pour les produits chinois – et l’augmentation du prix de l’énergie et des matières premières. Ceci dépend pour une large part de la lutte contre une corruption 146 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Introduction rampante qui menace les performances du système et compromet la volonté de réduction des inégalités, rendues plus insupportables à la suite du tremblement de terre. La mise en œuvre des décisions du pouvoir central passe aussi par la reconnaissance de relais institutionnalisés dans la société civile qui trouve un intérêt direct à la prise en compte plus efficace des enjeux sociaux, environnementaux et de développement économique qui la touchent directement. L’acceptation de ce processus de transition, qui témoignerait des qualités de pragmatisme et d’adaptabilité du régime chinois, demeure toutefois loin d’être certaine. La crainte du chaos, qui évoque le double contre-exemple de l’effondrement de l’URSS et du scénario classique des cycles dynastiques, ne plaide pas en faveur d’une évolution rapide. L’organisation des Jeux olympiques, qui permet de mobiliser l’opinion publique autour d’une thématique fortement unitaire, a continué à focaliser l’ensemble des énergies. La volonté d’éviter tout débordement incontrôlable, notamment après les événements du Tibet, l’a au moins pour un temps emporté sur la prise en compte de la nécessité d’étendre les réformes au domaine politique. La rationalisation des institutions, avec la création en mars 2008 de « grands ministères » dotés de pouvoirs accrus, demeure cependant limitée en l’absence notamment d’un véritable ministère de l’Énergie. La Chine est par ailleurs confrontée aux évolutions d’une société civile internationale de plus en plus vigilante, au-delà de la question des droits de l’homme, sur les questions de qualité, de pollution et de déséquilibre des échanges. Véritable reconnaissance de la montée en puissance de la Chine en cette année olympique, les attentes se sont multipliées vis-à-vis du rôle de Pékin sur la scène internationale en Birmanie, en Corée du Nord, en Iran et au Soudan. L’évolution politique du régime, ou au moins la manifestation de signes positifs en la matière, s’est en effet trouvée au cœur du débat sur l’attribution des Jeux olympiques à la RPC. Dans ce contexte, on a assisté à une nette évolution de la politique chinoise vis-àvis du Japon et de Taiwan. Dans les deux cas, la transition politique à Tokyo comme à Taipei a facilité cette ouverture. La reprise des contacts au plus haut niveau, avec la visite du Premier ministre Shinzo Abe à Pékin à l’automne 2007, puis celle du président Hu Jintao à Tokyo au printemps 2008, a confirmé cette volonté, au moins provisoire, d’apaisement à l’heure où l’isolement diplomatique menaçait la Chine à la veille des Jeux. Le Japon est apparu comme un partenaire relativement conciliant, privilégiant une stratégie d’apaisement avec le grand voisin chinois. À Taiwan, la victoire du Kuomintang aux élections législatives puis présidentielle, et l’attitude équilibrée de Ma Ying-jeou, nouveau président de la République, ont favorisé la reprise des contacts sur la base du statu quo. Si l’ensemble des scénarios demeurent possibles, celui d’une transition démocratique maîtrisée, sur le modèle de ce qui s’est produit à Taiwan, en Corée du Sud, aux Philippines puis en Indonésie entre les années 1980 et les années 1990 ne peut donc être exclu. 147 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Introduction LE RETOUR À LA DÉMOCRATIE DANS UN PAKISTAN DÉCHIRÉ ? De la même manière, au Pakistan, les élections de février 2008 ont ouvert la perspective d’une transition démocratique avec l’échec du président Moucharraf mais également des partis islamistes les plus radicaux. La situation pakistanaise demeure tendue, comme l’a tragiquement mis en évidence la disparition de Benazir Bhutto à la veille des élections. La transition démocratique ne garantit en rien une véritable stabilisation régionale, ni l’apaisement des tensions religieuses exploitées par les groupes les plus radicalisés. Elle témoigne en revanche, en dépit de difficultés considérables, de la vitalité là aussi de la société civile urbanisée, dont les aspirations à plus de démocratie ne se sont pas démenties. Comme dans le cas chinois, le poids du facteur international ne peut être ignoré. Tant la Chine que le Pakistan dépendent, à des degrés bien entendu divers, d’un monde extérieur qui attend des signes d’engagement positif. Dans le cas du Pakistan, et en dépit de limites considérables, un engagement plus convaincant des autorités dans la « guerre contre le terrorisme », notamment en Afghanistan, passant sans doute par une « civilisation » du système interne, est attendu – à commencer par les États-Unis qui demeurent le principal soutien d’Islamabad. Progression inéluctable de la démocratie en Asie ? Alors qu’au début des années 1980 la mise en œuvre des processus démocratiques dans l’ensemble de la région, au-delà du Japon, de l’Australie et de l’Inde, apparaissait comme très lointaine, elle s’est considérablement étendue en moins de deux décennies, démontrant la validité du principe qui conditionne la transition démocratique au développement économique et à l’émergence d’une classe moyenne plus dynamique et plus ouverte. Des exceptions en apparence irréductibles semblent toutefois subsister, en Corée du Nord et en Birmanie, qui demeurent hermétiques à toute évolution qui viendrait mettre en danger la survie et les intérêts du groupe dirigeant. La situation de la Chine ou celle du Vietnam n’est pas comparable, alors que les pressions provoquées par le choix de l’ouverture économique s’accroissent et proviennent autant de la société civile que de la communauté internationale. Il s’agit moins ici d’interdire toute transition que d’en maîtriser le rythme au nom d’une stabilité que les régimes en place ont de plus en plus de mal à garantir. Ainsi, entre le verre à moitié plein et le verre à moitié vide, la vitalité des sociétés asiatiques plaide en faveur d’une évolution inéluctable de l’ensemble de la région vers une organisation politique qui éloigne un peu plus la région du particularisme de la thèse des « valeurs asiatiques ». Valérie Niquet 148 Asie du Sud-Est Vers un poids croissant des menaces non conventionnelles Durant l’année écoulée, les pays d’Asie du Sud-Est ont été confrontés, une fois encore, à de nombreuses difficultés récurrentes (menace terroriste, opposition armée, dérive autoritariste, instabilité sociale et politique, etc.) que leurs gouvernements ne parviennent pas à enrayer. sécurité régionales seront-elles à même de maintenir la stabilité de la zone ? Autant de défis qui attendent l’Asie du Sud-Est. Des transitions politiques porteuses d’incertitude Ainsi, l’organisation d’élections en Thaïlande a certes marqué la fin de la confiscation du pouvoir par les militaires (issue du coup d’État du 19 septembre 2006) et le retour d’un régime démocratique, mais de nombreuses incertitudes continuent à peser sur l’avenir de ce pays. Quelle coalition sera à même de le stabiliser ? Quelle politique engager vis-à-vis des rebelles musulmans du Sud du pays ? Parallèlement, la Birmanie (Myanmar) divise toujours les membres de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (Association of Southeast Asian Nations, ASEAN) sur l’attitude à adopter pour favoriser l’ouverture du régime. • Stabilité et transition : une équation impossible ? Après avoir contrôlé l’ensemble des travaux de la Convention nationale chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, et réprimé les manifestations qui ont suivi l’augmentation du cours des matières premières (en février puis septembre 2007), la junte birmane a renforcé son contrôle sur l’ensemble de la société. Les travaux de la Convention, entamés en 1993, ont été interrompus plusieurs fois. Selon la junte, de nouvelles élections « démocratiques et multipartites » devraient suivre en 2010. Les dispositions de ce texte interdisent toutefois à plusieurs membres de l’opposition de s’y présenter. Dans ce contexte, la dégradation de la situation économique (hausse des cours du pétrole et des matières premières agricoles) constitue un défi majeur pour les gouvernements de la région. En Indonésie, en Malaisie et aux Philippines, les gouvernements vont devoir gérer le mécontentement de populations promptes au repli identitaire (ethnique ou religieux). Parviendront-ils à faire face à cette situation ou devront-ils affronter l’émergence de nouvelles contestations, peut-être armées ? Les instances de La tenue du référendum sur la nouvelle Constitution annoncé en février 2008 a été maintenue en mai, en dépit de la catastrophe humanitaire provoquée par le cyclone Nargis. Arguant de possibles atteintes à la sécurité nationale et cherchant à se prémunir contre une présence gênante d’observateurs étrangers, le régime a interdit l’acheminement de l’aide internationale ne provenant pas des États voisins. Il a ensuite proclamé le succès du « oui » au référendum avec plus de 92 % des suffra- 149 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Asie du Sud-Est ges exprimés (et un taux de participation irréaliste de quelque 99 % du corps électoral). Désormais, l’ASEAN va devoir se positionner clairement afin de ne pas perdre sa crédibilité devant une communauté internationale quasi unanime à condamner les dérives du pouvoir birman. Au Laos, la situation n’a pas connu d’évolutions notables. Le régime du Parti révolutionnaire populaire lao maintient la population sous contrôle étroit en éradiquant toute opposition potentielle. Pour ce faire, Vientiane bénéficie de l’aide de ses voisins (Vietnam, Chine, Thaïlande) très impliqués dans le développement du pays (barrages hydroélectriques, complexes hôteliers, infrastructures). La question de la communauté hmong continue quant à elle à provoquer quelques remous au plan tant régional (des milliers de ses membres demeurent ballottés entre le Laos et les pays voisins, Thaïlande principalement, où ils vivent le plus souvent dans des camps ou en détention) qu’international (plusieurs centaines de milliers d’entre eux sont installés en Occident). Cette minorité ethnique s’est rangée dès 1945 aux côtés de la monarchie laotienne contre le mouvement communiste du Pathet Lao et son allié, le Viet Minh. Elle s’est successivement alliée aux Français puis aux Américains durant la guerre du Vietnam. Au Vietnam, l’assainissement de la vie politique (lutte contre la corruption notamment) et la modernisation des instances de l’État (désengagement de l’armée, de la police et du parti communiste des structures économiques) s’accompagnent d’un très net durcissement de la lutte contre les trafics (stupéfiants, œuvres d’art, etc.). Les succès annoncés par les autorités dans ce domaine ne font pourtant pas oublier la politique extrêmement dure du régime à l’encontre de toute source potentielle de contestation. En Malaisie, les divisions affectant le Front national (Barisan Nasional), coalition au pouvoir, se sont amplifiées après les élections générales de mars 2008 – suite à la perte de la majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale et au passage à l’opposition de cinq des 13 États de la fédération. Par ailleurs, la levée de l’interdiction d’activité politique du principal adversaire du pouvoir, Anwar Ibrahim, le 15 avril 2008, donne une visibilité plus grande à l’opposition. Si celle-ci reste fractionnée en plusieurs courants de pensée sur les grands sujets de société qui divisent le pays depuis son indépendance en 1957 (maintien ou réforme de la politique de discrimination positive, place de l’islam dans la société malaisienne), elle bénéficie toutefois du ralliement de nombreux électeurs déçus par la coalition gouvernementale. Ainsi, la décision des autorités de répercuter l’augmentation du prix du carburant fait d’ores et déjà l’objet dans la population d’importantes critiques relayées par une opposition encline à fustiger les orientations gouvernementales. Face aux tensions ethniques et aux difficultés économiques que rencontre le Premier ministre Abdullah Ahmad Badawi, Anwar Ibrahim a déjà pronostiqué qu’il pourrait s’emparer du pouvoir assez rapidement. Aux Philippines, les scandales et appels à la démission de la présidente Gloria Macapagal Arroyo se poursuivent. Les tentatives de coup d’État rappellent les fractures qui minent ce pays et les difficultés auxquelles sont confrontées les 150 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Asie du Sud-Est forces armées dans la réalisation de leurs missions. La question de leur statut et des moyens alloués continue à poser de nombreux problèmes en dépit d’importants changements à la tête de la hiérarchie militaire. Pour tenter de satisfaire les forces armées, le gouvernement a d’ailleurs proclamé l’amnistie des responsables de la mutinerie de 2003 et accordé aux militaires une augmentation de solde de 10 %. Le Timor-Leste, indépendant depuis 2002, demeure extrêmement fragile, comme le démontre la succession des troubles politiques et socioéconomiques qui agitent le pays. Le blocage institutionnel qui avait suivi le scrutin du 30 juin 2007 n’a pu être levé qu’après la désignation du président sortant Xanana Gusmao au poste de Premier ministre début août. L’hostilité en a été accrue entre le pouvoir et le Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor oriental de Mari Alkatiri (Frente Revolucionario do Timor Leste Independente [FRETILIN], mouvement politique constitué en mai 1974 dans le sillage du Mouvement des forces armées lisboète qui réclamait l’indépendance de l’ensemble des possessions portugaises). Les divisions affectant la classe politique n’ont pas manqué de générer de nouveaux soubresauts : manifestation d’hostilité de partisans du FRETILIN à l’égard du Premier ministre et des forces internationales présentes sur le territoire (Force de stabilisation internationale présente depuis juin 2006 et sous commandement australien, et Mission intégrée des Nations unies au Timor-Leste [MINUT] instaurée en août 2006 et composée de policiers), tentative d’attentat contre le président et le Premier ministre en février 2008. Les différents facteurs d’instabilité (grande pauvreté, chômage, déplacements de personnes, discriminations ethniques, criminalité importante, revendications des forces de l’ordre, etc.) rendent impossible la formation d’un État stable et justifient la prolongation de la présence de forces étrangères. • Pas de solution au problème de la violence ? La mise en place d’un nouveau gouvernement élu en Thaïlande n’a pas fondamentalement changé la situation sécuritaire. Les provinces musulmanes du Sud du pays (de fond ethnique majoritairement malais) demeurent confrontées à de nombreux actes de violence et à des attentats terroristes dus aux éléments islamistes radicaux (fin mars 2008, le bilan des violences causées par les séparatistes a dépassé les 3 000 morts), et il est toujours impossible d’amener les différents protagonistes à négocier. De même, en dépit de la politique de fermeté de la présidente Gloria Macapagal Arroyo, la situation sécuritaire aux Philippines n’a pas non plus connu d’amélioration. Le déploiement d’importants moyens militaires destinés à contrer la guérilla communiste (Nouvelle armée du peuple) et les mouvements musulmans, tel le groupe Abou Sayyaf, ne connaît que des résultats mitigés. La volonté affichée d’éradiquer ces menaces d’ici la tenue des prochaines élections en 2010 se heurte tout autant à des difficultés opérationnelles dans la lutte contre des mouvements de guérilla qu’à des complications politiques, dues notamment à une difficulté à mener en parallèle des négociations avec les autres mouvements musulmans dans le Sud de l’archipel et aux critiques persistantes, voire systématiques, de toutes les 151 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Asie du Sud-Est actions menées par la présidente ou son entourage. En Indonésie, la tendance est toutefois à l’amélioration. Ainsi, la situation sécuritaire s’est stabilisée dans plusieurs régions en crise (à Aceh et en Papouasie). Par ailleurs, une contestation populaire a surgi contre les actions violentes menées par des groupes radicaux ou leurs « milices » (Front Pembela Islam par exemple). Cependant, des tentatives individuelles ou collectives pour contrôler l’exploitation des ressources naturelles, ainsi que la multiplication des trafics transnationaux, engendrent des violences nouvelles sur le territoire de l’archipel. • Les risques d’une « internationalisation » de la violence. La question des mouvances terroristes transnationales (telle la Jemaah Islamiyah) n’a toujours pas trouvé de solution. Malgré l’hostilité de la majorité des populations de la zone au phénomène terroriste et le renforcement de la coopération régionale, des cellules radicales continuent à s’implanter. La plupart s’appuient sur les réseaux nationaux existants (madrasas). D’autres bénéficient, à des degrés différents, de l’aide de cellules basées à l’étranger. Ainsi, les islamistes indonésiens Agus Purwantoro et Abdul Rohim ont-ils été arrêtés en Malaisie : les deux hommes sont, entre autres, impliqués dans des actes de terrorisme ainsi que la décapitation d’écolières chrétiennes dans l’île de Célèbes. Les financements dont peuvent bénéficier ces structures terroristes restent difficiles à appréhender dans leur globalité pour les États de la région. Cette problématique des cellules transnationales est rendue encore plus complexe par l’ampleur du phénomène djihadiste dans le monde. Les possibilités de mobilisation de petites cellules autonomes voire d’individus isolés doivent désormais être prises en compte. Procédant par contacts humains directs (rendez-vous, fréquentation de lieux communs, formations), les nouveaux modes de recrutement de djihadistes posent aux autorités de nouveaux défis sécuritaires, accentués par la nature archipélagique de plusieurs États de la région (Indonésie et Philippines). Les questions de développement, facteurs clés de la stabilité Les États de la région accordent désormais une importance de plus en plus grande aux facteurs de déstabilisation « non conventionnels ». À la lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive s’ajoutent désormais des problématiques plus larges (sécurité alimentaire, des approvisionnements et des réserves énergétiques, protection de l’environnement et des espèces, etc.). • Un développement lent à mettre en place. Parmi les principaux problèmes auxquels sont confrontés les pays d’Asie du Sud-Est sortant de périodes de conflits ou traversant de grandes difficultés de développement figurent la démographie, l’alimentation et l’éducation. L’exemple du Timor-Leste est à ce titre particulièrement éloquent : un taux de fécondité de plus de sept enfants par femme, une dépendance de l’ordre de 60 % en matière d’approvisionnement en riz et seulement 20 % des jeunes disposant d’une formation scolaire du niveau du lycée. Plusieurs populations de la région sont également affectées à 152 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Asie du Sud-Est des degrés variables par des problèmes de malnutrition ou de santé qui, faute de moyens, ne sont pas pris en charge par les gouvernements. L’augmentation importante des prix des matières de première nécessité (alimentation et carburant) est dans ce contexte susceptible de déboucher, comme précédemment en Indonésie ou en Birmanie, sur des contestations des pouvoirs en place. • Le poids croissant des menaces non traditionnelles. Les sources potentielles de déstabilisation sont diverses et nombreuses. La période qui a suivi la crise financière de 1997 avait ainsi donné lieu à des tensions sur des sujets aussi variés que la pêche, les feux de forêt ou la prise en charge des problèmes de pollution qui ont contribué à une détérioration des relations entre plusieurs membres de l’ASEAN. tiers les plus défavorisés de Manille. Dans le même temps, le chef d’état-major philippin a appelé les habitants à consommer des pommes de terre pour réduire la pression sur le riz, dont le prix a doublé. En Indonésie, où l’élection présidentielle doit se tenir en 2009, le gouvernement a fourni des subventions sur l’huile de cuisson et organisé des distributions de riz. Enfin, au Vietnam, malgré une croissance annuelle de plus de 8 %, des mouvements sociaux ont surgi suite à la flambée des prix des produits de première nécessité. De fait, les mois à venir pourraient s’avérer extrêmement délicats à gérer pour la plupart des gouvernements de la région qui, outre les facteurs de déstabilisation traditionnels, risquent de devoir faire face à de nouveaux troubles sociaux. N. H. L’actuelle dégradation de la situation économique découlant de catastrophes naturelles et d’une mise en valeur anarchique des zones d’exploitation (minière, forestière, halieutique, etc.) risque à terme d’avoir des effets déstabilisants sur les pays. Déjà, aux Philippines, la tension a contraint l’armée à assigner des troupes, début avril 2008, à la distribution de riz dans les quar- 153 Pour en savoir plus Hoffmann, N. (2000), « Les questions d’environnement en Asie du Sud-Est et leurs répercussions en matière de sécurité régionale », La Revue internationale et stratégique, n° 39, automne. Lacroze, L. (1998), L’aménagement du Mékong : 1957-1997, l’échec d’une grande ambition ?, Paris, L’Harmattan. 4 Australie Un nouvel acteur asiatique ? Après une décennie d’administration conservatrice sous la direction du Premier ministre John Howard, Kevin Rudd, le chef du plus vieux parti australien, le Parti travailliste (Labor Party), remportait les élections fédérales le 24 novembre 2007, devenant le 26e Premier ministre. Bien que les électeurs aient largement sanctionné John Howard pour sa politique nationale, et notamment industrielle, en optant pour le Labor Party, ils permettaient aussi un réajustement de la politique étrangère australienne, largement amarrée à la politique étrangère américaine sous le mandat de John Howard, et ce, particulièrement après le 11 septembre 2001. Construire avec la Chine Originaire du Queensland et diplômé en langues et civilisations orientales (mandarin) de l’Australian National University (ANU), grande université australienne, Kevin Rudd n’allait en effet pas tarder à lancer de nouvelles grandes orientations diplomatiques. Au sommet de l’Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) qui se tenait à Sydney en septembre 2007, Kevin Rudd avait déjà brillé par sa conversation en mandarin avec le président Hu Jintao. Il réitérait l’exercice lors de la dernière étape chinoise de sa tournée internationale en mars-avril 2008, lorsqu’il prononça devant un parterre d’étudiants de l’Université de Pékin (Beida) un discours dans un mandarin parfait. L’ensemble des médias inter- nationaux en ont souligné la prouesse ; les médias chinois en faisaient de leur côté usage pour servir la grandeur chinoise et souligner le rapprochement sino-australien, n’hésitant pas à gommer les allusions courageuses de Kevin Rudd aux difficultés persistantes de la Chine, notamment en matière de droits de l’homme. C’était oublier que Kevin Rudd avait rédigé sa thèse de doctorat sur un des plus grands dissidents chinois, Wei Jinsheng… Lors de son discours de politique générale, Kevin Rudd avait ainsi défini ce que devait être la relation de l’Australie avec les États-Unis et la Chine. Selon lui, tous deux étaient de « grands amis », mais les États-Unis étaient bien l’« allié » stratégique lorsque la Chine en était le « partenaire » naturel. La réaffirmation des relations spéciales australo-américaines nouées depuis le traité de sécurité conclu par l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis (Australia, New Zealand, United States Security Treaty [ANZUS]) de 1951 était d’autant plus nécessaire que les premières actions diplomatiques engagées par Kevin Rudd tendaient à démarquer Canberra de Washington. Le 3 décembre 2007, l’Australie rejoignait les signataires du protocole de Kyoto, laissant les États-Unis dans la situation inconfortable de seul État industrialisé refusant ces directives environnementales. Plus symboliquement encore, Kevin Rudd annonçait le retrait des 550 hommes des unités de 154 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Australie combat stationnées en Irak. Ce mouvement allait de soi, puisqu’en 2003, alors qu’il était ministre des Affaires étrangères du Shadow Cabinet du Labor Party, Kevin Rudd avait déjà invité John Howard à ne pas s’engager auprès des États-Unis sur le terrain irakien. Cependant, l’annoncer dès son investiture marquait un revirement brutal de la politique étrangère australienne. Préserver la relation avec les États-Unis Après le retrait quelques mois plus tôt des forces d’autodéfense japonaises, les États-Unis perdaient un nouvel allié de taille dans la bataille irakienne et étaient encore davantage isolés dans les choix stratégiques promus au Moyen-Orient. En privilégiant le déploiement de troupes de sécurité, probablement aux frontières, et de reconstruction, Canberra plaçait sa politique étrangère au Moyen-Orient dans le sillage des options promues également par les Nations unies. La présence australienne en Afghanistan, reconfirmée – de même que la reconnaissance du Kosovo indépendant –, participait de ce même engagement dans la coopération multilatérale onusienne. Enfin, le mouvement amorcé en direction de l’Inde par John Howard, après le rapprochement nucléaire indo-américain de 2007, visant à inscrire l’Australie dans un processus de consolidation des relations stratégiques entre grandes puissances de l’Asie-Pacifique, était tempéré par Kevin Rudd : une diplomatie articulée autour de valeurs démocratiques – comme le souhaitait très publiquement l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe – n’était pas à son goût et risquait d’envoyer des signaux de containment à Pékin. Dans ce contexte, il était essentiel pour le gouvernement australien de rassurer l’allié de toujours, pour garantir l’engagement américain dans une région qui reste instable du fait de multiples crises sécuritaires irrésolues (péninsule coréenne, Taiwan) et de catastrophes naturelles déstabilisatrices (tsunamis, typhons, tremblements de terre). Ce fut le sens de la visite de Kevin Rudd aux États-Unis, première étape de sa tournée internationale. Au cours de celle-ci, l’accent fut surtout mis sur le rôle de médiateur que pourrait jouer Canberra dans les affaires asiatiques, de par la connaissance inédite chez un Premier ministre australien des questions politiques chinoises – le président Bush n’a pas caché son admiration pour l’expertise chinoise de Kevin Rudd – mais aussi du fait de l’implication continue de l’Australie auprès de grands acteurs régionaux. En effet, Tokyo, premier allié régional des États-Unis, occupe une place ancienne dans la diplomatie australienne et a signé avec Canberra, en mars 2007, un traité de coopération militaire historique – le deuxième accord de ce type pour le Japon. L’implication australienne au Timor-Leste dès 1999 par l’envoi de troupes de maintien de la paix, puis à partir de 2004 par une action diplomatique soutenue, fait de Canberra un interlocuteur clé de l’Indonésie, acteur stratégique subrégional. En février 2008, un accord de sécurité était signé entre Djakarta et Canberra. La coopération militaire dans les eaux régionales pour lutter contre les actes de piraterie a également fait de l’Australie un partenaire fiable pour plusieurs pays de la région. De même, sa présence maritime dans le Pacifique-Sud contribue à freiner les velléités expansionnistes chinoises. L’invitation faite en 2006 à l’Australie par 155 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Australie plusieurs pays de la région pour qu’elle rejoigne le Sommet de l’Asie de l’Est consacrait son rôle grandissant et stabilisateur dans la région. Initialement contestée par la Chine – l’Australie de John Howard était avant tout un allié américain –, l’Australie de Kevin Rudd dans cette nouvelle instance de dialogue régional pourrait désormais servir les intérêts chinois. Devenir un médiateur régional En se positionnant comme une puissance moyenne sans autre ambition stratégique que la stabilité de son environnement asiatique, avec lequel elle opère plus de la moitié de ses échanges commerciaux en forte augmentation annuelle (+ 15 % par an), l’Australie se projette comme un médiateur régional crédible. Bien que plusieurs analystes aient souligné la baisse du budget du ministère des Affaires étrangères alors que Kevin Rudd engageait le pays dans une politique diplomatique active de repositionnement régional et international, la formation des élites asiatiques, qui viennent en nombre important et croissant remplir les rangs des meilleures universités australiennes, devrait contribuer à terme à renforcer la place de l’Australie dans la région, de même que l’accueil de migrants en provenance d’Asie du Sud-Est en particulier. « Australie 2020 », grande réflexion sur l’avenir de l’Australie engagée par le gouvernement Rudd, participait aussi à cette quête de positionnement pour un pays à l’histoire récente. Réunissant 1 000 figures pensantes australiennes à Canberra les 19 et 20 avril 2008, Kevin Rudd lançait une vaste campagne nationale autour de plusieurs thèmes majeurs pour l’avenir de la nation australienne. Son mouvement historique en direction des aborigènes en février 2008 et les excuses qu’il leur présentait au nom de l’État pour des générations volées furent un geste politique majeur, même si aucune compensation financière pour les actions commises contre ce peuple n’était encore délivrée. De même, pour la première fois dans l’histoire politique australienne, la nomination de deux femmes à des postes clés, Julia Gillard comme vicePremier ministre et surtout Quentin Bryce au poste de gouverneur général – en qualité de représentante de la couronne britannique –, augurait également un tournant dans la société et la vie politique australiennes. Ces mouvements à l’échelle nationale confirmaient l’engagement international de Kevin Rudd dans la lignée des valeurs onusiennes. R. S. 156 Chine Accueillir les Jeux olympiques Pour la Chine, 2008 est une année clé, marquée par l’accueil en août des Jeux olympiques (JO) de Pékin, qui ont soulevé des attentes importantes dans la société civile tant chinoise qu’internationale. Des promesses de réformes avaient été formulées lors de l’attribution des Jeux mais, à la veille de la tenue de l’événement, la question de l’évaluation de son impact est posée. Au cours de l’année qui a précédé les JO, l’orientation vers plus de réformes sociales a été confirmée, mais dans le même temps l’approche des Jeux semble avoir renforcé les craintes des autorités et la répression dans divers domaines. Les attentes déçues et l’opportunité créée par la surmédiatisation des Jeux ont encouragé les critiques à l’égard du régime. La Chine a ainsi dû faire face à des émeutes dans la région autonome du Tibet ainsi qu’aux tensions diplomatiques engendrées par le passage mouvementé de la flamme olympique dans les pays occidentaux. Un séisme meurtrier est encore venu marquer cette année 2008 hors norme pour la Chine. Tous ces événements ont constitué autant de tests quant à la légitimité du régime en place, sa capacité à protéger sa population et la réalité du sentiment d’unité nationale. Un impact sociopolitique ambivalent L’octroi des JO de 2008 à la ville de Pékin, décidé par le Comité international olympi- que (CIO) en 2001, avait soulevé un débat intense sur l’impact que pouvait avoir un tel événement sur les réformes politiques. Prenant pour exemple le cas de la Corée du Sud qui avait accueilli les Jeux de 1988, certains considéraient que l’organisation d’un tel événement international aurait immanquablement un impact positif en termes d’intégration dans le système-monde et par conséquent d’acceptation de normes dites universelles. D’autres au contraire considéraient que ce choix signait l’abandon de toute volonté de faire réellement pression sur les caractéristiques les plus répressives du régime. À la veille des Jeux, le bilan est mitigé. Si le manque d’évolution politique en termes de protection des droits de l’homme et de liberté d’expression est dénoncé, le duo formé du président Hu Jintao et du Premier ministre Wen Jiabao continue à donner aux décisions politiques une tournure plus humaniste. • Poursuite de la politique de rattrapage social. Les autorités chinoises sont conscientes du fait que les déséquilibres sociaux et le mécontentement croissants sont des facteurs d’instabilité pour le pays. Les grands rendez-vous politiques de l’année qu’ont été le Congrès du Parti communiste chinois (PCC) en novembre 2007 et l’Assemblée populaire nationale (APN) en mars 2008 ont confirmé la volonté des autorités d’opérer un rattrapage social pour contrebalancer les réformes économiques menées depuis deux décennies. Les principales avancées ont concerné l’extension 157 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Chine d’un système de sécurité sociale mutualisé dans les zones rurales, l’entrée en application d’une loi sur le contrat de travail (qui pose les bases pour la négociation de conventions collectives) et la reconnaissance des travailleurs migrants qui pour la première fois ont été représentés à l’APN. Dans son discours d’ouverture de la session inaugurale de la 11e APN, Wen Jiabao a annoncé la présentation prochaine d’un projet de réforme longtemps attendu visant à créer une assurance santé. Il a également annoncé l’allocation par le gouvernement central de 83,2 milliards de yuans pour la réforme et le développement du secteur de la santé (16,7 milliards de plus que l’année précédente). Le gouvernement central est aussi conscient du fait que les aspirations à une libération de la pensée se font de plus en plus pressantes, portant souvent sur des questions moins politiques que liées à l’environnement ou au droit de propriété, qui engage fondamentalement les intérêts d’une société civile naissante. C’est précisément ce terme de « libération de la pensée » que Wen Jiabao a utilisé dans son discours devant l’APN, en écho au discours du président Hu Jintao lors du XVIIe congrès, faisant référence à un débat plus large qui se développe au sein du PCC sur la nécessité d’accepter l’émergence, tout en la canalisant, d’une « société civile moderne » basée sur une multitude d’organisations non gouvernementales (ONG) et de groupes religieux. • Travailleurs exploités et militants réprimés. Malgré ces évolutions, nombreux sont les ONG et militants étrangers ou chinois qui soulignent que la préparation de la Chine aux JO a pu avoir un impact négatif sur le respect des personnes et de leurs droits. Les chantiers pharaoniques lancés à Pékin, tel le village olympique, ont certes été l’occasion de prouesses architecturales, mais n’ont pas eu d’effet positif sur les droits des travailleurs, en particulier des travailleurs migrants (les mingong venus des zones rurales) qui n’ont toujours pas obtenu un statut égal aux résidents des villes. D’autre part, avant d’accueillir des milliers de touristes, la ville a tenté de rejeter les individus les plus démunis vers les périphéries, voire vers les campagnes dont ils étaient originaires, quand ils ne disposaient pas d’un « permis de séjour » officiel en ville. En outre, les poursuites pénales à caractère politique à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme, voire des militants écologistes, se sont accrues au cours des mois qui ont précédé les Jeux. Le cas le plus médiatisé a été celui de Hu Jia, connu pour son implication en faveur des porteurs du VIH et jugé le 18 mars 2008 pour incitation à la subversion. De toute évidence, avec l’arrivée des JO, les autorités chinoises sont sur la défensive. Elles veulent éviter que la tenue de cet événement mondial ne soit l’occasion d’un débordement alors que les inégalités et le mécontentement sociaux s’expriment plus ouvertement. Avec la croissance, le fossé entre riches et pauvres se creuse et la Chine, avec un cœfficient de Gini de 0,5, est devenue un des pays les plus inégalitaires d’Asie. La reprise de l’inflation, qui a touché particulièrement les produits alimentaires de première nécessité, est venue renforcer ces inégalités et les attentes de la population, y compris dans les zones urbaines les plus développées. 158 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Chine La légitimité du régime mise à rude épreuve l’extérieur par le régime tibétain en exil ou s’agit-il de manifestations spontanées ? Face à ces attaques, le pouvoir chinois a dans un premier temps réagi par la fermeture de la région aux médias étrangers et par le contrôle d’Internet sur l’ensemble du territoire. La priorité pour Pékin était de contrôler tout mouvement touchant à la question essentielle de l’unité nationale. • Revendications indépendantistes. Difficile de savoir encore exactement ce qui s’est passé au Tibet. Le 14 mars, des émeutes explosent à Lhassa puis dans d’autres régions chinoises habitées par des Tibétains. Alors que les médias chinois insistent sur les violences perpétrées par les Tibétains contre les Han, les médias occidentaux mettent en avant la répression par l’armée chinoise. La polémique concernant l’origine de ce soulèvement est également vive : a-t-il été fomenté de • Tensions diplomatiques. Le relais de la flamme olympique, partie d’Olympie le 25 mars pour arriver à Pékin le 8 août, a été l’occasion, dans la première partie de son parcours, de nombreuses manifestations en faveur du peuple tibétain et du respect des droits de l’homme en Chine. La cérémonie de passage a été particulièrement perturbée durant les étapes de Londres, Paris et San Francisco. La polémique autour des émeutes tibétaines a ainsi pris de l’ampleur et la question de la participation des dirigeants La question de la légitimité du régime en place est aujourd’hui centrale en Chine. La nécessité de renforcer cette légitimité permet de comprendre en grande partie la gestion des crises qui ont frappé la Chine cette année. Reprise du dialogue avec le Tibet et Taiwan du retour au dialogue, d’une part, avec les représentants du peuple tibétain en exil et d’autre part, avec Taiwan. Dans les deux cas, la Chine craint les forces proindépendantistes de ces régions qui sont pour elle des provinces inaliénables de la nation. Toutefois l’attitude des autorités chinoises vis-à-vis de ces deux cas semble contradictoire. Du côté tibétain, la Chine se montre réticente à faire avancer le dialogue et le discours officiel à l’égard du dalaï-lama reste extrêmement critique. Si une nouvelle rencontre entre représentants des deux parties a eu lieu à Shenzhen le 4 mai, les pressions internationales suite aux événements de Lhassa semblent y être pour beaucoup. Du côté taiwanais, au contraire, les deux parties semblent désireuses de faire évoluer la situation depuis l’élection du président Ma Ying-jeou en mars. Le dialogue qui avait connu son apogée en 1993 avait été suspendu en 1995 en opposition au discours considéré comme pro-indépendantiste du président taiwanais de l’époque, Li Teng-hui. Lors de son investiture, Ma Yingjeou a insisté sur sa volonté d’accélérer la normalisation des relations économiques et culturelles avec la Chine. Celle-ci y est favorable, mais le dialogue devrait être plus délicat concernant le désir taiwanais d’une plus grande visibilité sur la scène internationale et le retrait partiel des missiles dans le détroit. 159 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Chine occidentaux à la cérémonie d’ouverture des Jeux a été posée. La réaction des autorités, mais aussi de la population, et les appels au boycott des produits français ont révélé combien cet événement était hautement symbolique de la réussite économique et de l’émergence de la nation chinoise. Les résultats économiques et la stabilité nationale, indéniables succès, ainsi que la reconnaissance de la Chine sur la scène internationale, sont précisément au cœur de la légitimité du régime aujourd’hui. • Catastrophes naturelles. Troisième épreuve pour la stabilité politique et sociale de la Chine à la veille de l’ouverture des JO, le tragique tremblement de terre du 12 mai. Ce séisme dans la région du Sichuan a fait près de 80 000 victimes. Dans un contexte politique tendu, son impact a été important. Au niveau des relations extérieures, il a permis d’apaiser le dialogue et de réaffirmer l’intégration de la Chine dans la société internationale suite à l’ouverture de ses portes à l’aide étrangère. L’accueil très médiatisé de l’aide japonaise et taiwanaise a été aussi le moyen de confirmer la volonté d’apaisement de Pékin à la suite de la visite du président Hu Jintao à Tokyo début mai et de la reprise du dialogue avec la nouvelle direction taiwanaise plus favorable au statu quo. Sur le plan intérieur, les autorités ont répondu de manière efficace et émotionnelle, soulignant la proximité des dirigeants avec le peuple chinois et la solidarité nationale. Cet événement tragique qui pouvait être source de déstabilisation a plutôt resserré les liens nationaux et semble, au contraire des événements tibétains, avoir libéralisé l’accès à l’information et donné une plus grande place à la société civile. Cette année exceptionnelle a souligné combien la politique de réformes et d’ouverture menée par la Chine est un exercice difficile pour les autorités, de même que la question non résolue de la transition politique maîtrisée. S’il y a eu un durcissement à l’égard de la liberté d’opinion et d’expression, la gestion du séisme a laissé entrevoir une plus grande attention à l’égard de l’opinion publique. Une fois la tension des Jeux passée, la tendance générale vers plus de réformes sociales pourrait se confirmer, l’impact politique tant attendu n’étant que différé. Cette année d’expression des dissensions et de la solidarité nationale a souligné à la fois la volonté chinoise de rester maîtresse de sa trajectoire et son immanquable intégration dans le système mondial. 160 H. L. B. Pour en savoir plus Amnesty International (2008), Droits humains en Chine. Le revers de la médaille, Paris, Autrement. Politique étrangère (2008), dossier « Chine », n° 2/2008. Vermander, B. (2007), Chine brune ou Chine verte ?, Paris, Presses de Sciences-Po. Inde, Pakistan, Afghanistan À la recherche de la stabilité Un changement important s’est produit ces dernières années sur le plan stratégique dans le continuum territorial courant de l’Afghanistan à l’Inde : désormais cible du terrorisme, le Pakistan doit inventer une nouvelle politique de voisinage où l’instrumentalisation des partisans du djihad n’est plus de règle. Les enjeux de cette inflexion dépassent le cadre d’une région qui est, de longue date, un des points chauds du globe, entre le Moyen-Orient, l’Asie centrale et les puissances émergentes que sont l’Inde et la Chine. L’héritage : les logiques de tension Deux paradigmes dominaient jusque-là. Le premier, depuis 1947, était défini par l’antagonisme entre l’Inde et le Pakistan. Trois guerres avaient opposé les deux pays, en 1948, 1965 et 1971. L’insurrection au Cachemire, à compter de 1989, fut soutenue par les services pakistanais qui infiltrèrent côté indien des combattants du djihad dès 1993. Avec la nucléarisation ouverte des deux pays en 1998, le sentiment d’incertitude ne fit que croître. Il s’accrut encore avec la courte guerre de Kargil en 1999, le retrait pakistanais sous pression américaine étant bientôt suivi par le coup d’État du général Moucharraf. L’attentat contre le Parlement indien à New Delhi en décembre 2001 raviva la tension entre les deux pays, qui mobilisèrent leurs troupes le long de leur frontière commune jusqu’à l’automne 2002. Au terme de ces années tendues, il apparut aux deux parties que l’hypothèse d’une guerre limitée sous parapluie nucléaire était décidément très risquée. En 2003, des contacts secrets et des propositions ouvertes (dont un cessezle-feu sur la ligne de contrôle) ouvrirent la voie au dialogue, qui dure désormais depuis 2004 de façon très structurée. Le deuxième paradigme était défini par l’intérêt majeur que le Pakistan portait à l’Afghanistan à deux égards : d’une part, l’Afghanistan n’avait jamais reconnu formellement la « ligne Durand », frontière coloniale tranchant les terres pachtounes ; d’autre part, Islamabad a toujours cherché à éviter la prise en tenailles entre New Delhi et Kaboul. C’est pourquoi le général Zia-ul-Haq avait fait du Pakistan un « État du front » contre les Soviétiques entrés en Afghanistan en 1979. On sait ce qu’il en advint : une décennie de lutte des moudjahidin appuyés à la fois par Islamabad, Washington et Riyad, puis, pour reprendre la main à l’heure post-soviétique des conflits entre moudjahidin, l’injection par Islamabad de nouveaux combattants, afghans, mais largement sortis des madrasas pakistanaises : les Talibans. Le nouveau contexte post-11 septembre Les contrecoups du 11 septembre 2001 ont bouleversé ce scénario, en poussant le général Moucharraf à changer de ligne 161 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Inde, Pakistan, Afghanistan vis-à-vis des Talibans. Le Pakistan redevenait un « État du front » pour Washington, dans la lutte contre Al-Qaida cette fois. Islamabad avait laissé les Talibans afghans (et leurs compagnons arabes ou ouzbeks) trouver des sanctuaires dans les zones tribales pakistanaises jouxtant la frontière afghane, en concentrant ses coups, avec de notables succès, contre les cellules d’AlQaida actives dans les grandes villes du pays. Côté Cachemire, Pervez Moucharraf avait été ambigu, en jugulant les réseaux du djihad sans les démanteler – une politique risquée à l’heure où il « mettait de côté » les vieilles résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) appelant à un référendum au Cachemire, et entrait dans un dialogue de longue haleine avec l’Inde. L’enlisement afghan Presque sept ans après la rapide victoire de la coalition mandatée par les Nations unies sur le régime taliban, l’incertitude prévaut en Afghanistan. Les espoirs formulés lors de la conférence de Bonn fin 2001, renouvelés avec le maintien au pouvoir d’Hamid Karzaï (élu président en 2004) et la conduite des élections législatives de 2005, ont fait place à de grandes inquiétudes. Le nouvel appareil d’État (armée, police, justice, administration, structures de développement) demeure inachevé. Ni les tractations avec les « chefs de guerre », ni les « équipes de reconstruction provinciales » n’ont permis à Kaboul d’imposer sa loi sur tout le territoire national. La culture de l’opium (93 % de la production mondiale en 2007) équivaut à la moitié d’un produit national brut (PNB) officiel en forte hausse, mais insuffisant pour vaincre la pauvreté. Les forces d’élite de l’opération « Liberté immuable », conduites par les commandos américains, n’ont pas capturé Oussama Ben Laden, et l’entrée en lice de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui coordonne les opérations de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) depuis 2003, n’a pas suffi à stabiliser le pays. Dans la ceinture pachtoune, les Talibans ont réapparu dès 2003, et surtout à compter de 2005-2006, menant des opérations dans les provinces proches de la frontière pakistanaise et dans celles du Sud, tout en conduisant des actions localisées vers le nord. Face à 52 700 soldats étrangers (dont 23 500 Américains), ces « néo-Talibans » ont adopté une tactique de guérilla et marquent leur présence, discrètement ou pas, dans les villages où la pression des insurgés se conjugue à la déception vis-à-vis du régime en place et aux jeux de pouvoirs locaux. L’instabilité persistante de l’Afghanistan n’est pas due à de seules défaillances internes, ou à l’emprise corruptrice de l’opium. Les divisions au sein de la communauté internationale sont patentes, tant dans les modes d’engagement militaire que dans la lutte contre la drogue. L’hégémonie américaine suscite des remous, et le faible engagement de certains membres de la FIAS pose problème, comme l’a rappelé le sommet de l’OTAN de Bucarest en 2008. Certains pays clés, comme le Canada, appellent à la relève. En mai 2008, le Royaume-Uni, qui considère qu’un engagement international civil et militaire plus fort est indispensable, a concédé le bienfondé des « efforts de réconciliation » qu’entendent mener Kaboul et Islamabad avec les insurgés. 162 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Inde, Pakistan, Afghanistan Le Pakistan dans la tourmente Le Pakistan doit faire face lui aussi à de graves problèmes. Le sursaut des talibans afghans après 2005 avait poussé Washington et l’OTAN à demander davantage d’efficacité à Islamabad. L’intrusion, nouvelle, de l’armée pakistanaise en zones tribales et les dommages collatéraux causés par les drones américains n’ont fait que renforcer les groupes combattants radicaux, dont le Mouvement des Talibans pakistanais (Tehrik-e Taliban Pakistan) de Baitullah Mehsud. Les forces armées (80 000 à 100 000 hommes) ont perdu plus de 800 soldats, les accords signés en 2004 et 2005 avec les chefs tribaux n’ayant pu ramener le calme. Aux attaques contre les militaires se sont ajoutés en 2007 les attentats suicides à travers le pays, en forte hausse après la prise sanglante de la Mosquée rouge d’Islamabad, haut lieu du radicalisme au cœur de la capitale pakistanaise, investi par l’armée en juillet 2007. Après avoir encouragé le djihad tant au Cachemire qu’en Afghanistan, le Pakistan a vu ses obligés se retourner contre le pouvoir d’État, au moment même où les relations avec l’Inde tendent à se stabiliser. Pervez Moucharraf l’a d’ailleurs concédé après les premiers attentats contre sa personne en 2003 : le défi majeur auquel le pays est confronté n’est plus extérieur, mais intérieur. La poussée de l’insurrection, étendue hors des zones tribales avec les troubles de la vallée de Swat en octobre 2007, et la multiplication des attentats suicides qui ont fait un millier de victimes en un an, ont affaibli le général Moucharraf. Celui-ci a par ailleurs perdu la main en 2007, en démettant en mars Iftikar Chaudhry, pré- sident de la Cour suprême, puis en imposant l’état d’urgence le 3 novembre afin de reconstituer une Cour à sa main (les juges risquant d’invalider sa réélection à la présidence de la République en octobre). Contraint d’abandonner ses fonctions de chef d’état-major des armées, le président affaibli a dû accepter le retour d’exil des anciens Premiers ministres Nawaz Sharif (Ligue musulmane du PakistanNawaz [Pakistan Muslim League-Nawaz, PML-N]) et Benazir Bhutto (Parti du peuple pakistanais, PPP) à la veille des élections législatives et provinciales. L’assassinat de Benazir Bhutto le 27 décembre a scellé le sort des élections du 18 février 2008, remportées par une coalition menée par le PPP et la Ligue, grossie du Parti national Awami, vainqueur des élections contre la coalition islamiste dans la très sensible Province de la frontière du Nord-Ouest, qui inclut les zones tribales. L’installation d’un gouvernement civil mené par Youssouf Raza Gilani (PPP) à Islamabad, en mars 2008, est-elle promesse de stabilité ? Les divergences sur la question du retour des juges démis affaiblissent la coalition des deux partis jadis adversaires résolus, pour un enjeu d’importance : le départ du président Moucharraf, si l’armée dirigée désormais par le général Kayani décidait de rester neutre. Sur le front de l’extrémisme, le nouveau gouvernement joue la carte de l’apaisement : des négociations sont engagées avec Baitullah Mehsud, et Washington s’en inquiète – le tout sur fond d’incertitude économique nourrie par l’inflation, le prix du pétrole et celui des grains. Dans un contexte difficile, le nouveau pouvoir devra démontrer que les civils gèrent mieux les crises que les militaires, tout en s’entendant avec eux. 163 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Inde, Pakistan, Afghanistan L’Inde, facteur de stabilité Dans un tel contexte, l’Inde apparaît comme un pôle de stabilité sur la frange sud de l’Asie. Son régime démocratique, l’ouverture graduée de son économie, son taux de croissance prometteur (9 % par an de 2003 à 2007), le dynamisme de ses entreprises au-delà des seules technologies de l’information, les ambitions en matière de défense d’un pays émergent où les civils commandent clairement aux militaires : tout cela n’a pas échappé à Washington qui a clairement déclaré « vouloir aider l’Inde à devenir une puissance positive dans le monde ». En témoigne la volonté de la Maison-Blanche de faire de l’Inde, pourtant non signataire du Traité de nonprolifération (TNP), une exception, en lui proposant une coopération forte dans le domaine du nucléaire civil, quitte à modifier la loi américaine fin 2006 et à convaincre plus tard les pays du Groupe des fournisseurs nucléaires. L’accord est toutefois en suspens depuis 2007, car, en Inde même, les partis communistes et l’opposition jugent que son prix est trop lourd et qu’au-delà des implications civiles ou militaires du projet, New Delhi perdrait des marges de manœuvre diplomatique et s’engagerait dans un partenariat stratégique trop marqué avec Washington. Mais le signal est clair. La façon dont l’Inde monte en puissance lui a valu de marquer des points dans sa politique de « regard vers l’Est ». Plus présente en Asie du Sud-Est, activant sa politique à l’égard du Moyen-Orient (Iran, pays du Golfe mais aussi Israël), cherchant à normaliser ses relations avec la Chine devenue son deuxième partenaire commercial en 2007 derrière l’Union européenne (UE), gardant ses liens avec Moscou (défense, technologie), vivifiant le nouvel axe IndeBrésil-Afrique du Sud (IBSA), organisant en 2008 un premier sommet Inde-Afrique, active à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre la politique agricole américaine et européenne (échec des négociations de Postdam en juin 2007), mais demandant avec l’Allemagne, le Brésil et le Japon un élargissement du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Inde mène plus que jamais, en parallèle au rapprochement avec Washington, une diplomatie tous azimuts, tout en cherchant à calmer le jeu dans son environnement régional immédiat où elle plaide pour une fructueuse « connectivité » avec ses voisins, au premier chef le Pakistan. L’Inde a certes des problèmes : une inflation croissante, une croissance trop inégalitaire, une sécurité énergétique affaiblie par le cours du brut ; une crise agraire marquée à la fois par la vague de suicides de paysans ruinés et par l’extension des zones agitées par les naxalites, insurgés maoïstes ; enfin un défi environnemental entre droit à la croissance et nécessité du développement durable. Mais elle reste optimiste pour l’avenir. L’enjeu afghanopakistanais est dès lors clair pour elle. La déstabilisation de ses deux voisins de l’ouest la desservirait pour deux raisons : le risque de contamination terroriste et la difficulté d’établir des liens terrestres avec l’Asie centrale et le Moyen-Orient, essentiels à sa sécurité énergétique. Si le projet de gazoduc Iran-Pakistan-Inde se concrétisait comme prévu en 2009, un signal serait donné, mais resterait une question de fond : la montée en puissance de l’Inde en Asie et dans l’océan Indien – où sa marine 164 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Inde, Pakistan, Afghanistan se renforce – n’est pas encore telle qu’elle puisse être un acteur de poids au MoyenOrient et en Afghanistan – pays qu’elle a cependant fait entrer à l’Association de l’Asie du Sud pour la coopération régionale (South Asian Association for Regional Cooperation, SAARC) en 2007, et où elle marque des points pour l’avenir. Du moins, l’amélioration des relations indo-pakistaFaits et dates naises, que devrait poursuivre le nouveau gouvernement Gilani, redéfinit-elle les paramètres de la stabilité régionale dans des pays qui n’oublient ni leur passé, ni leurs intérêts stratégiques respectifs, mais qui ont désormais des intérêts communs, face au défi posé par les insurgés afghans et pakistanais, que ni la communauté internationale ni les États concernés ne savent réduire pour l’heure. J.-L. R. • 3 août 2007 : Publication de l’accord indo-américain « 123 » sur le nucléaire civil : les communistes et l’opposition accentuent leurs pressions contre le projet. • 3 novembre 2007 : Le général Moucharraf, réélu président en octobre, impose l’état d’urgence au Pakistan. • 27 décembre 2007 : Assassinat de Benazir Bhutto en campagne électorale. • 18 février 2008 : L’opposition à Pervez Moucharraf gagne les élections pakistanaises. Le 25 mars, Youssouf Raza Gilani prend la tête d’un gouvernement de coalition. • 29 février 2008 : À New Delhi, le ministère des Finances confirme que le PNB indien a passé la barre des 1 000 milliards de dollars en 2007. • 26 mars 2008 : Tata Motors rachète Jaguar-Land Rover pour 2,3 milliards de dollars. • 3 avril 2008 : Sommet de l’OTAN à Bucarest : l’Afghanistan, dossier prioritaire. • 27 avril 2008 : À Kaboul, le président Karzai échappe à un attentat qui fait 11 morts. • 12 juin 2008 : À Paris, conférence internationale de soutien à l’Afghanistan. Pour en savoir plus International Crisis Group (2008), Afghanistan : la communauté internationale doit rester déterminée, rapport Asie n° 145, 6 février, Bruxelles, Kaboul, ICG. Kamdar, M. (2008), Planet India. L’ascension turbulente d’un géant démocratique, Arles, Actes Sud. Mukherjee, R. (2007), India’s Economic Transition. The Politics of Reforms, New Delhi, Oxford University Press. OCDE (2007), Economic Survey of India, Paris, OCDE. Racine, J.-L. (2007), « Le Pakistan et l’hypothèse démocratique », Études, n° 12, p. 585-596. Tellis, A. J. (2008), Pakistan and the War on Terror. Conflicted Goals, Compromised Performance, Washington, D.C., Carnegie Endowment for International Peace Sites Internet : Portail sur l’Asie du Sud : <www.southasianmedia.net> Gouvernement indien : <www.goidirectory.org> Gouvernement pakistanais : <www.pakistan.gov.pk> Présidence afghane : <www.president.gov.af> OTAN en Afghanistan : <www.nato/int/isaf>. 165 4 Japon L’impossible réforme ? L’échec historique du Parti libéral démocrate (PLD) à la Chambre haute lors des élections de juillet 2007 et la démission du Premier ministre Shinzo Abe en septembre ont sonné le glas de l’expérience néoconservatrice au Japon. L’arrivée au pouvoir d’un cacique du PLD, Yasuo Fukuda, a signifié le retour d’une politique réaliste, davantage centrée sur les problématiques de politique intérieure et sur les attentes de la population. Néanmoins, la quasi-paralysie institutionnelle entretenue par l’opposition systématique du Parti démocrate japonais (PDJ) lors du vote des lois à la Diète et le budget déficitaire de l’État contraignent fortement la poursuite des réformes. Au-delà de la crise conjoncturelle se pose la question de la réforme du système politique japonais après l’expérience iconoclaste du Premier ministre Koizumi (2001-2006). Échec de l’expérience néoconservatrice Le 1er janvier 2007, le gouvernement Abe fêtait l’arrivée d’une année prometteuse pour la réalisation de son projet phare : la construction d’un « beau Japon ». La transformation, ce même jour, de l’Agence de défense en ministère, contribuait à renforcer le profil plus martial de l’archipel et participait ainsi à la liquidation du legs de l’après-guerre. À cet effet, la réforme de la loi fondamentale sur l’éducation, insti- tuant l’amour de la patrie comme un des objectifs de l’instruction publique, devait précéder une prochaine révision de l’article 9 de la Constitution qui permettrait de transformer les forces d’autodéfense (FAD) en une armée constitutionnelle. Un an plus tard, l’Administration Fukuda a remplacé le gouvernement Abe, qui s’est effondré sous le coup des multiples affaires de corruption, mais surtout du scandale lié aux pensions de retraites impayées : 50 millions de dossiers de cotisations ont disparu, révélant des dysfonctionnements administratifs sans précédent et affectant durement l’électorat traditionnel du PLD, les nombreux retraités et ruraux. À ce climat délétère se sont ajoutées des performances économiques insuffisantes, des difficultés à mener les réformes nécessaires et l’impatience de la population face aux inégalités sociales croissantes. En juillet 2007, le PLD a enregistré une défaite historique aux élections sénatoriales. Le PDJ, emmené par Ichiro Ozawa, a su capitaliser sur l’inquiétude de l’opinion publique en donnant la priorité à la gestion des problèmes économiques et sociaux. Le renouvellement de la loi autorisant les FAD à intervenir dans l’océan Indien, en appui à l’intervention américaine en Afghanistan, a poussé Shinzo Abe à la démission. Échouant à persuader l’opposition démocrate, majoritaire à la Chambre haute, de voter cette loi, il a finalement annoncé son départ le 12 septembre 2007. 166 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Japon Faiblesse du gouvernement Fukuda et paralysie institutionnelle défis stratégiques sur la scène internationale. Yasuo Fukuda, candidat modéré élu chef du PLD, prend la tête du gouvernement. Il abandonne les discours teintés d’idéologie de son prédécesseur pour se concentrer sur les réformes économiques et sociales. Sur le plan intérieur, l’obstruction du PDJ, qui refuse toute coopération, l’a contraint à faire passer en force la loi permettant la reprise de la mission navale des FAD dans l’océan Indien ; 60 jours après son rejet par la Chambre haute, le projet de loi repasse devant la Chambre basse, où il est adopté à la majorité des deux tiers d’après l’article 59 de la Constitution, expérimenté pour la première fois. Cette méthode, peu populaire, a été par la suite employée à plusieurs reprises. La division de la Diète, dont les chambres relèvent de majorités différentes (nejirekokkai ou Diète « tordue »), paralyse le fonctionnement des institutions et l’action politique. Dans ce contexte, le PDJ exige l’organisation d’élections législatives anticipées, normalement programmées pour septembre 2009. Les jours du gouvernement Fukuda sont donc comptés, et le soutien dont il bénéficiait s’est considérablement réduit. Au sein même du PLD, des voix s’élèvent pour appeler à sa démission avant les prochaines élections. S’il est peu probable que le PDJ remporte la majorité à la Chambre basse, l’obtention d’un tiers des sièges suffirait à mettre en péril l’adoption des projets de loi de la coalition PLD-Komeito. La faiblesse de l’exécutif japonais est problématique alors que le pays accueille le sommet du G8 début juillet et fait face à de nombreux Réchauffement des relations en Asie et tentative de leadership au G8 Sur le front de la politique extérieure, Yasuo Fukuda, à l’image de son père Takeo – Premier ministre de 1976 à 1978, connu pour sa doctrine d’engagement pacifique du Japon en Asie –, réoriente les efforts diplomatiques nippons en direction de ses voisins asiatiques. La visite officielle de Hu Jintao au Japon en mai 2008, première visite d’un chef d’État chinois depuis 10 ans, a constitué le point d’orgue d’une série de voyages diplomatiques destinés à montrer le « nouveau printemps » des relations sino-japonaises. L’attitude plus conciliante des dirigeants japonais et chinois sur les querelles liées à l’interprétation de l’histoire a permis un réchauffement politique important, qui vise à la mise en place d’un partenariat stratégique. Le tremblement de terre qui a frappé la Chine en mai a été l’occasion de mettre en œuvre la nouvelle amitié entre Tokyo et Pékin. Toutefois, les relations restent fragiles, soumises aux aléas de la politique interne des deux pays et conditionnées au règlement de plusieurs différends non résolus comme l’exploitation des hydrocarbures en mer de Chine orientale. Le rapprochement entre Tokyo et le nouveau gouvernement sud-coréen de Lee Myung-bak, reléguant au second plan les querelles historiques, met en avant un partenariat renforcé, symbolisé notamment par la reprise des négociations sur un accord de libre-échange bilatéral. En 167 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Japon outre, la coopération économique pourrait se doubler d’une politique commune vis-à-vis de la Corée du Nord, et d’une dimension stratégique avec le renforcement du triangle Séoul-Tokyo-Washington. Concernant la dénucléarisation de la Corée du Nord, le Japon s’est retrouvé relativement isolé au sein des pourparlers à six. Tokyo accorde une très grande importance à la résolution de la question des citoyens japonais kidnappés par Pyongyang dans les années 1970-1980. Par ailleurs, l’archipel craint que les négociations directes avec Washington conduisent à la réhabilitation de l’« État voyou ». Ce différend s’ajoute aux autres sujets de tension avec Washington. Les liens de sécurité et de défense se renforcent depuis 2005, mais les deux alliés doivent redéfinir leur partenariat, Tokyo se contentant de moins en moins d’un rôle subalterne. Par ailleurs, l’accueil du G8 dans l’île d’Hokkaido du 7 au 9 juillet est l’occasion pour le Japon de démontrer sa capacité de leadership politique sur la scène internationale. Dans cette perspective, le gouvernement a décidé de consacrer le sommet à la lutte contre le réchauffement climatique, domaine dans lequel le pays possède des points forts. Le Japon est toutefois souvent critiqué pour sa posture attentiste, comme à l’occasion du sommet de Bali en décembre 2007, où il avait refusé de s’engager sur des objectifs chiffrés concernant la baisse de ses émissions de carbone. Le Premier ministre Yasuo Fukuda a donc multiplié les déclarations pour manifester la nouvelle détermination japonaise. Tokyo, qui s’est engagé à réduire de 60 à 80 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, veut convaincre les pays du G8 de s’entendre sur un objectif de réduction chiffré dans le cadre post-Kyoto. Obtenir l’engagement des deux plus grands pollueurs mondiaux – les États-Unis et la Chine – reste toutefois une gageure. Redressement économique mais persistance des inégalités Sur le plan intérieur, si la reprise économique s’affirme, des défis restent à relever. Plusieurs éléments positifs laissent penser que la situation de l’archipel connaît une embellie, qui doit toutefois être nuancée. Les exportations vers les marchés asiatiques à forte demande restent un moteur important de la croissance, qui s’est stabilisée autour de 2 % en 2007. Tokyo mise également sur l’innovation pour améliorer les résultats de ses entreprises, et consacre 3,3 % de son produit national brut (PNB) à la recherche et développement. La déflation persistante tend à s’effacer sous l’influence conjoncturelle de la flambée des prix des matières premières et du pétrole. La réduction du déficit budgétaire depuis 2002 n’a pas freiné l’accroissement de la dette publique (180 % du PIB en 2007), et le plan d’assainissement des finances publiques doit se poursuivre. Par ailleurs, les partenaires commerciaux, notamment les Européens, ont demandé au Japon de libéraliser son marché et de l’ouvrir aux investissements étrangers. La lenteur des réformes structurelles pèse sur la relance économique, et les réformes du système fiscal et du marché du travail sont nécessaires pour relever les défis d’une société de plus en plus inégalitaire et vieillissante. On assiste à l’apparition d’une précarité de masse : les « freeters », qui enchaînent les petits boulots peu rémunérateurs (un 168 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Japon travailleur sur trois), et les « neets » (not in education, employment or training), complètement sortis du système, seraient plus de 3 millions. Par ailleurs, la crise démographique a entraîné une réflexion sur la promotion de l’emploi des femmes et sur les modalités du recours à l’immigration dans une société encore très peu ouverte aux étrangers. Un système réformable ? La remise en cause du modèle social se double d’un questionnement sur la capacité de réforme du système politique d’après 1955. Après la révolution Koizumi, qui avait fait exploser le système traditionnel des factions au sein du PLD, le parti conservateur peine à se restructurer. Le Premier ministre iconoclaste avait alors dénoncé le vieux parti, fondé en 1955, comme étant un obstacle à la fondation d’un nouveau Japon débarrassé d’un système sclérosé reposant sur les collusions d’intérêts et le clientélisme électoral. Yasuo Fukuda semblait avoir fait marche arrière en attribuant les postes ministériels aux factions les plus puissantes, les réintégrant ainsi dans le jeu politique. Il s’agissait en réalité d’une tentative d’unification des différentes composantes du parti, révélant la profonde division du PLD. Les néoconservateurs font maintenant face aux réalistes prudents, qui souhaitent préserver le parti sous sa forme actuelle et suivre une politique consensuelle afin de ménager l’électorat traditionnel. Toutefois, de telles politiques fondées sur l’attribution de subventions aux fiefs locaux ne sont plus viables dans un contexte de déficit budgétaire chronique. Le vote PLD enregistre un récent recul dans les zones rurales. À terme, l’éclatement du parti et une recomposition majeure du paysage politique constituent un scénario à ne pas écarter. L’éventualité d’une relative victoire du PDJ aux prochaines élections ne constitue pas pour autant une alternative confortable. Ses membres sont issus de sensibilités diverses, et sa capacité à proposer une politique cohérente reste à vérifier. Il pourrait s’allier à une aile du PLD ou à un autre parti. Les prochaines élections seront décisives pour l’avenir du Japon. L’évolution du système politique national en dépendra très largement. Les électeurs devront choisir entre un retour vers le traditionalisme des factions, le pari sur une nouvelle génération d’hommes politiques, ou l’évolution vers un système bipartisan qui accorde une place plus importante à l’opposition. En tout état de cause, la situation économique toujours fragile, le sentiment de perte des valeurs dans la vie politique ainsi que la difficulté à réformer le modèle social sont autant de sources d’inquiétude qui conditionneront le prochain résultat électoral. 169 C. P. Pour en savoir plus Questions internationales (2008), dossier « Le Japon », n° 30, mars-avril. OCDE (2008), Étude économique du Japon 2008, Paris, OCDE. 4 Péninsule coréenne Entre turbulences et résiliences La victoire à l’élection présidentielle de la République de Corée, le 19 décembre 2007, de Lee Myung-bak – ancien maire de Séoul et candidat du Grand parti national (Grand National Party [GNP], parti conservateur) – et l’affichage des nouvelles ambitions de Séoul sont au cœur des recompositions en cours autour de la péninsule. L’apparente bonne volonté dont la Corée du Nord semble faire preuve dans la mise en œuvre des accords des 13 février et 3 octobre 2007 sur la déclaration et la neutralisation de ses programmes nucléaires constitue l’autre élément susceptible d’enclencher une nouvelle dynamique régionale. Toutefois, ce renouvellement apparent du paysage stratégique s’avère fragile. D’une part, le désir du nouveau président sud-coréen de resserrer les liens avec les États-Unis est mal perçu par une opinion publique volontiers antiaméricaine, comme en témoigne la crise politique provoquée par la levée de l’embargo de 2003 sur la viande de bœuf américaine. D’autre part, le revirement tactique de Pyongyang pourrait n’être dû qu’à la pusillanimité d’une Administration républicaine finissante, peu susceptible de procéder in fine au retrait de la Corée du Nord de la liste des États terroristes, tant espéré par Kim Jong-il. La marge de manœuvre politique du nouveau président apparaît de surcroît fortement entamée par une conjoncture mondiale incertaine. Si les indicateurs économiques de la Corée sont favorables, avec une croissance de l’ordre de 4,7 % en 2007, la poursuite de la hausse du cours du pétrole et par conséquent l’alourdissement de la facture énergétique pourraient entraîner un ralentissement de l’activité économique, compliquant la tâche du nouveau gouvernement et pesant sur un climat social déjà compromis. Une alliance avec les États-Unis sous forte contrainte Durant sa campagne électorale, Lee Myung-bak n’a pas caché son intention de revigorer les relations américano-coréennes. Si un regain de sérénité et de confiance mutuelle est possible, Washington ne saurait remettre en cause son agenda politicomilitaire ni le choix du Japon comme plateforme stratégique en Asie orientale. Le président Lee court ainsi le risque de s’exposer politiquement en vain à un allié dont les concessions seront limitées et à une opinion publique qui craint une influence américaine trop grande sur la vie politique nationale. Lors de sa première visite officielle à Washington en avril 2008, Lee Myung-bak a soulevé deux questions stratégiques majeures dont la portée sur les relations bilatérales n’est pas neutre : la réorganisation militaire américaine en Corée et le transfert du commandement aux forces coréennes en temps de guerre. Contrairement à son prédécesseur qui souhaitait hâter l’autonomisation stratégique de la défense sud-coréenne, et reflétant en cela les positions du GNP, plus enclin 170 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Péninsule coréenne à ménager l’allié américain, le président Lee ne souhaite pas voir le commandement combiné des forces américano-sud-coréennes s’achever en 2012, pour laisser la place à un état-major entièrement « coréanisé » et interarmées. Répondant partiellement à ces inquiétudes, Washington a accepté un gel du retrait de ses troupes (l’effectif reste fixé à 28 500 hommes) mais escompte en contrepartie un effort financier supplémentaire dans la prise en charge des frais liés à la présence militaire américaine (déjà supportés à plus de 40 %), aux opérations de dépollution des bases restituées et à la réinstallation de certaines unités à la périphérie de Séoul. Outre cette contrepartie financière, qui n’ira pas sans susciter les critiques d’une population déjà échaudée par la baisse du pouvoir d’achat due au renchérissement du prix des matières premières, le président Lee devra vraisemblablement s’attendre à des demandes de soutien sur les théâtres d’opération irakien et afghan. Pour l’heure, le Parlement vient d’approuver la prolongation de la présence du contingent militaire sud-coréen en Irak jusqu’en décembre 2008, même si ses effectifs ont été réduits de moitié (de 1 200 à 600 hommes). L’intérêt manifesté depuis deux ans par la Corée du Sud vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pourrait en revanche trouver un avantage au rapprochement avec les ÉtatsUnis. Séoul voit dans l’Alliance atlantique la possibilité de prendre part à des opérations de maintien de la paix et d’améliorer les capacités de réaction de ses forces armées à des situations humanitaires d’urgence. Au-delà d’un scénario anticipant une nouvelle catastrophe naturelle en Asie, la Corée du Sud recherche une préparation à la gestion d’une crise qui affecterait la péninsule, dans l’hypothèse d’un effondrement du Nord. Les limites d’un redéploiement cardinal de la politique extérieure sud-coréenne Soucieux de ne pas s’enfermer dès le début de son mandat dans des problématiques régionales où le positionnement de Séoul est incertain (relations avec la Chine, foucades nord-coréennes), le président Lee a revendiqué des responsabilités internationales pour son pays sur le thème « A global Korea ». On peut y déceler une volonté de s’impliquer davantage dans la gestion de la sécurité internationale en prenant une part plus active dans les opérations de maintien de la paix, notamment en Afrique, nouveau champ de rivalité entre grandes puissances asiatiques. La Corée envisage d’ailleurs de se porter candidate à un siège de membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies pour la période 2013-2014, et entend utiliser son aide publique au développement comme un outil de rayonnement plus visible. A contrario, le choix apparent d’un rapprochement avec Washington laisse craindre que Séoul soit contraint d’adopter le registre d’une complémentarité diplomatique susceptible de limiter ses ambitions de puissance globale. Les relations avec Pékin semblent ainsi largement liées au nouvel équilibre stratégique que Lee Myung-bak saura recréer avec Washington. Sa visite en Chine en mai 2008 a souligné qu’au-delà d’une proximité apparente, les points de friction ne 171 4 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Péninsule coréenne manquent pas entre les deux pays. Les relations économiques entre la Corée du Sud et la Chine sont perçues comme déséquilibrées en faveur de cette dernière. De la même façon, la place de Pékin en tant que premier partenaire commercial de la Corée du Nord et la part croissante des entreprises chinoises dans l’économie de ce pays inquiètent Séoul, qui y voit un levier susceptible de nuire au renforcement des relations intercoréennes. Lee Myungbak, ancien chef d’entreprise, ne saurait être insensible aux risques inhérents à la pénétration économique de Pékin sur la péninsule et aux délocalisations en Chine de nombreuses entreprises coréennes. L’ambivalence qui se fait jour dans les relations sino-coréennes ne devrait pas pour autant profiter au Japon, dont l’accroissement des capacités militaires et les programmes d’équipement, notamment naval, sont suivis avec attention par les responsables politiques et militaires sudcoréens. Même si le Premier ministre japonais Yasuo Fukuda a annoncé qu’il renonçait à se rendre au temple shinto de Yasukuni, contrairement à ses prédécesseurs, le nationalisme coréen reste prompt à s’enflammer face à l’ancien colonisateur. Les revendications par les deux pays des îlots Tokdo constituent un irritant récurrent que Lee Myung-bak devra contrôler tant au sein de la population que de son propre parti. L’inconnue nord-coréenne Fortement critiquée par les conservateurs du GNP car jugée trop complaisante avec le régime de Pyongyang, la politique nordcoréenne adoptée jusqu’ici par les deux prédécesseurs du président Lee connaît des réajustements sensibles. Épousant en cela la position américaine, ce dernier a fait de la dénucléarisation de la Corée du Nord un de ses objectifs prioritaires. Les pourparlers à six constituent à ses yeux l’enceinte appropriée pour traiter cette question. La dénucléarisation et les garanties que la Corée du Nord apportera sur la réalité du processus conditionnent cependant tout mouvement ultérieur des partenaires, notamment les aides économique et énergétique promises. Lee Myung-bak entend par là imposer au Nord une logique de réciprocité dans les échanges. Le nouveau président n’en est pas moins convaincu de la nécessité d’aider au développement économique de la Corée du Nord et a expliqué sa démarche dans un plan intitulé « dénucléarisation, ouverture, 3000 », qui ambitionne de porter le revenu par habitant en Corée du Nord de 500 à 3 000 dollars. Il envisage à cet effet de collecter 40 milliards de dollars (y compris auprès de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement) pour financer la réhabilitation d’une économie en faillite, promouvoir l’éducation et poursuivre l’établissement de zones économiques franches. Tout en mettant en œuvre, à son rythme dilatoire, le processus de neutralisation des installations nucléaires de Yongbyon, la Corée du Nord n’a pas manqué de fustiger les propos du président sud-coréen à son encontre. Sa rhétorique belliqueuse s’est accompagnée, à partir de mars 2008, d’un gel des principaux canaux de dialogue tandis que seuls les projets économiques conjoints lui rapportant des devises étaient maintenus (exploitation de la zone indus- 172 RAMSES 2009 > Asie-Pacifique > Péninsule coréenne trielle de Kaesong et visites touristiques au mont Kumgang). Ce net refroidissement des relations intercoréennes est intervenu dans un contexte d’intensification des contacts bilatéraux avec l’Administration américaine qui, tout en affichant une logique « donnant-donnant », fait preuve d’une flexibilité qui s’apparenterait de plus en plus à une fuite en avant. Soufflant à son habitude le chaud et le froid, Pyongyang, après cinq mois de tergiversations, a fini par remettre, début mai, la déclaration de ses installations et programmes nucléaires. Aucune information claire n’a filtré sur un éventuel programme d’enrichissement d’uranium, ni sur des activités proliférantes qui auraient fait l’objet d’une déclaration confidentielle. Cette diplomatie du secret se heurte cependant à la publicité faite autour de la destruction par l’aviation israélienne, en septembre 2007, du site syrien d’Al-Kibar, soupçonné d’avoir été construit avec l’aide de Pyongyang, et à la mise en évidence de transferts illicites de technologies et d’équipements nucléaires du régime de Kim Jong-il. Organisées ou pas, ces révélations, qui témoignent de résistances à une absolution trop hâtive de la Corée du Nord, pourraient considérablement perturber le processus de règlement en cours si un triangle de la prolifération était établi entre Pyongyang, Damas et Téhéran. Les effets combinés des inondations et de la pénurie de riz que connaît l’Asie pourraient dramatiquement accentuer la situation de précarité alimentaire que connaissent les Nord-Coréens. Bien qu’étranger aux souffrances de sa population, le régime, réfugié dans sa terrifiante opacité, sait qu’il pourra faire appel à l’aide humanitaire pour affronter la crise qui s’annonce. Ses calculs sont simples : entre les gains escomptés à travers les avancées savamment menées des pourparlers à six et l’aide alimentaire et énergétique qu’il peut obtenir, il pourra sans peine gagner un nouveau sursis. Toute la question est de savoir pour combien de temps encore. Sur le plan interne, des informations alarmantes évoquent une menace de famine. 173 M. P.-D. Pour en savoir plus Jenkins, C. R. (2007), The Reluctant Communist : My Desertion, Court-martial and Forty-year Imprisonment in North Korea, Washington, University of California Press. Jung-par, H. (2007), Looking Back and Looking Forward : North Korea, Northeast Asia and the ROK-US Alliance, Brooking Institution, Washington, DC. Haggard, S. et M. 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