Emmanuel GABELLIERI Raison et Foi dans la philosophie moderne – Séquence 1
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1. INTRODUCTION ET PROBLEMATIQUE INITIALE
Remarques introductives
Un cours sur les rapports entre raison et foi dans l’histoire de la philosophie devrait en
bonne logique commencer par une étude du passage de la pensée antique à la pensée
médiévale. Le fait qu’il commence par la période moderne tient à des raisons purement
contingentes et académiques dues à la création de ce cours, et serait, dans l’idéal, à
équilibrer par un autre parcours allant de la Grèce à la Renaissance.
Mais un avantage de cette situation est de nous mettre d’emblée dans un climat familier,
qui est celui du débat souvent conflictuel, dans la pensée moderne, entre raison et foi. Dans
l’Antiquité grecque, en effet, cette question ne se posait pas, du moins explicitement, ceci
par absence d’un des partenaires, à savoir la foi au sens biblique du terme1. Mais dans la
période médiévale cette question ne se posait pas non plus, en tout cas pas de la manière
typiquement moderne, dans la mesure où le Moyen-Âge est un espace historique où le
dialogue de fait entre raison et foi irrigue la pensée et la culture ambiantes2. C’est en
revanche à partir notamment de la double rupture à l’égard de la scolastique opérée, d’un
point de vue théologique par la Réforme, et d’un point de vue philosophique par le
cartésianisme, que le problème se pose dans les termes qui sont encore souvent les nôtres,
à savoir celui d’un horizon philosophique et culturel baigné par l’idée d’une séparation,
d’une alternative ou d’un conflit entre raison et foi.
Ce cours de philosophie renverra quand ce sera nécessaire aux sources théologiques du
concept de foi ou à certains travaux théologiques, mais sa tâche propre sera d’introduire à
quelques-unes des problématiques philosophiques fondamentales de la modernité. Le
nombre de « séquences » obligeant à faire des choix, on partira, pour les éléments
d’introduction de cette première séquence, du cadre de pensée ouvert par le rationalisme
cartésien, dont on verra ensuite en quoi il éclaire les « inversions successives » du rapport
entre raison et foi chez Spinoza et Pascal (séquence 2), puis de Kant (séquence 3) à Hegel
(séquence 4), et Kierkegaard (séquence 5), ce qui permettra un premier bilan rétrospectif
(séquence 6). On se centrera ensuite sur la recherche, dans la philosophie contemporaine,
d’une interaction nouvelle entre raison et foi, en donnant une place particulière à Blondel
(7 et 8), puis à travers un parcours qui ira de S. Weil (9), E. Stein (10), à M. Henry (11). La
dernière séance tentera un bilan typologique de ce parcours, en le confrontant notamment
aux enseignements contenus dans l’encyclique Fides et Ratio de 1998.
1 Ce qui ne signifie, ni que la philosophie grecque ait été fermée à la foi religieuse, ni que sa conception de la raison ait
exclu des vérités supérieures à elle. On aura à revenir sur ce point dans la deuxième partie du cours.
2 Parmi les ouvrages récents sur ce point, voir par exemple Raison et Foi de Jacques ATTALI (BNF, 2005), consacré au
parallèle entre Maïmonide, Averroès, Thomas d'Aquin.
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I. La séparation cartésienne entre raison et foi
Que ce soit à travers le judaïsme, le christianisme ou l’Islam, la longue période médiévale
a créé un climat de pensée et de culture où non seulement il va de soi de reconnaître deux
types et deux sources de vérité (raison et foi), mais où cela implique, de multiples
manières, d’une part un travail de la raison sur le donné révélé (théologie), d’autre part une
stimulation de la raison par celui-ci (philosophie inspirée par la foi), ce jeu d’interaction
formant comme une sorte d’horizon commun à la pensée et à la foi.
C’est ce climat que l’épistéme cartésienne va modifier en profondeur, mais moins en
opposant raison et foi, qu’en les séparant de telle manière qu’elles n’aient rien de commun
à partager, chacune étant cantonnée dans son domaine propre.
A. La détermination cartésienne de la raison
Une première condition de cette séparation est la détermination cartésienne de la
raison, comme puissance d’ « auto-fondation » du sujet et de l’objet. Avec le cogito
cartésien réduisant l’être à la pensée, en effet :
- la conscience de soi devient la mesure de l’être subjectif (écartant par exemple toute idée
d’inconscient),
- l’évidence des « idées claires et distinctes » devient la mesure de l’être objectif (écartant
une vérité de l’être qui n’y serait pas réductible).
Dans les deux cas, la raison est ainsi un pouvoir d’adéquation total à son objet :
- d’abord, parce que
« Les objets dont il faut nous occuper sont ceux-là seuls que nos esprits paraissent suffire à connaître
d’une manière certaine et indubitable ».
- ensuite parce que le mode de certitude en question prenant modèle sur celui des
mathématiques,
« on ne doit s’occuper d’aucun objet sur lequel on ne puisse avoir une certitude aussi grande que
celle des démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie ».
Règles pour la direction de l’esprit, Règle II, Vrin, 1970, p. 5 et 10.
Descartes fonde ainsi un modèle où, soit la connaissance est totale et uniforme, soit elle
n’existe pas, modèle qui rompt notamment avec la théorie de la connaissance d’Aristote et
Thomas d’Aquin, laquelle reposait :
- sur la reconnaissance d’une pluralité de modes de connaissance (mathématique, physique,
métaphysique) correspondant à une pluralité d’« objets » (nombres, objets sensibles,
formes substantielles),
- et sur la distinction entre l’être « connaissable en soi » et l’être « connaissable pour
nous » en fonction de nos modes de connaissance.
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À l’inverse, la raison cartésienne, loin d’avoir à s’adapter à divers objets, doit réduire ceux-
ci aux idées claires et distinctes qu’elle peut en concevoir. La question du rapport à l’être
en soi disparaît, la raison ne pouvant avoir pour objet que ce qui a pour elle une valeur
opératoire3.
B. La détermination de la foi
La deuxième condition concerne la foi.
Si DESCARTES ne voit pas de rapport possible entre philosophie et théologie, ce n’est pas
seulement pour revendiquer une autonomie totale de la raison philosophique, mais parce
que
« croire ce qui a été objet de révélation divine (…) portant dans tous les cas sur des choses cachées,
n’est pas un acte de l’esprit, mais de la volonté ».
Règles pour la direction de l’esprit, op.cit., p. 17.
Ainsi, la foi est une obéissance à des vérités sur lesquelles la raison n’a pas de prise :
« Je révérais la théologie, et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel ; mais ayant appris
(…) que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les
soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner
et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d’être plus
qu’homme »4,
alors qu’à l’inverse le développement des sciences fait surgir
«… de telles espérances pour l’avenir que si, entre les occupations des hommes, purement
hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante, j’ose croire que c’est celle
que j’ai choisie »5.
L’extrinsécisme posé entre raison et foi en recouvre donc au moins deux autres, d’une part
entre raison (science) et volonté (foi), d’autre part entre nature « purement » humaine et
« surnaturel ». Ce qui peut éclairer la manière avec laquelle la religion est rapportée, non à
la métaphysique mais à une obéissance rattachée à la « morale provisoire » dans la 3ème
partie du Discours de la Méthode : « obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant
constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon
enfance » (première maxime). Une telle foi ne peut offrir de prise à une raison en quête de
connaissance.
C. Métaphysique du Dieu « incompréhensible » et « théologie blanche »
Des dimensions essentielles du cartésianisme sembleraient pourtant s’opposer à ce qui
précède.
3 Sur cette destruction systématique de l’ordre et des catégories aristotéliciennes par la méthode cartésienne, cf. J.-L.
MARION, Sur l’ontologie grise de Descartes, Vrin, 1975.
4 Discours de la méthode, Œuvres, Edition Adam et Tannery, reprint, Vrin, 1996, AT VI , 8 : nous soulignons.
5 Ibid., AT VI 3 : nous soulignons à nouveau.
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a) D’abord, l’idée de Dieu comme idée en moi d’un infini et d’une perfection dont je ne
suis pas la source (Méditation III), ne soumet-elle pas le rationalisme cartésien à un
élément qui le dépasse ?
b) Ensuite, la double démonstration dans le système cartésien de l’immortalité de l’âme et
de l’existence de Dieu ne constitue-t-elle pas un élément médiateur contredisant l’idée
d’une séparation entre raison et foi, philosophie et théologie ?
c) Il faut répondre que, paradoxalement, cette situation ne contredit pas le séparatisme,
mais s’y juxtapose. Il est vrai que l’affirmation de Dieu oppose bien à la dualité du sujet et
de l’objet dans le monde un Infini transcendant, lequel limite radicalement, de ce point de
vue, l’anthropocentrisme cartésien 6. Mais cette affirmation ne présente aucune médiation
entre cet infini d’une part, le monde et le sujet d’autre part. Ainsi :
- L’infinité et la « toute-puissance » du Dieu créateur le rendent totalement
« incompréhensible » à la raison. Ni la science du monde ni la connaissance des
« vérités éternelles » (mathématiques par exemple) ne peut nous ouvrir à la pensée
divine car ces vérités sont créées par un libre et insondable décret de sa volonté7.
- L’homme est à l’image de Dieu moins par la pensée que par l’infini de la volonté et
du libre-arbitre8. Mais cette « image » est statique, elle n’implique pas le rapport à un
don de la vie divine pouvant transformer l’homme par la grâce.
C’est pourquoi, comme l’a formulé J.-L. Marion, à une « ontologie grise » où le monde ne présente
aucun mystère à la raison, répond chez Descartes une « théologie blanche » ne livrant aucun objet de
connaissance. La métaphysique cartésienne se réduit ainsi, soit à une théologie négative, soit à une
théorie des principes de la connaissance et de la science du monde9. Elle n’entraîne aucune
philosophie religieuse.
D. Mise en perspective
Deux textes, l’un de M. Blondel, l’autre de J. Chevalier, peuvent résumer la perception
critique de ce qu’on appellera souvent après Descartes la « philosophie séparée » :
« Le vice profond de son christianisme, c’est de mettre d’un cô le mystère absolu que la volonté
atteint seule par grâce, et de l’autre la clarté absolue de la pensée qui se repose, pleinement
souveraine chez elle ; c’est de supprimer toute préparation rationnelle à la foi, tout travail de la
raison dans la foi, toute intelligence de la foi ; c’est d’établir une radicale hétérogénéité entre
l’entendement divin et l’entendement humain, entre notre entendement et notre vouloir ; c’est
d’admettre la suffisance de l’homme purement homme ».
6 L’ouvrage par exemple de Ferdinand ALQUIÉ, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, (PUF, 1950,
rééd. 1987, 1991), met très bien ce point en lumière.
7 Sur Dieu « incompréhensible », lié à la thèse de la création des vérités éternelles, voir J.-L. MARION, Sur la théologie
blanche de Descartes, PUF, 1981.
8 Voir par exemple Méditation IV (Vrin, 1978, p. 57).
9 Ce qui éclaire la définition de la philosophie dans la Préface aux Principes de la philosophie de 1644 : « la vraie
philosophie, dont la première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est
l’explication des principaux attributs de dieu, de l’immortalité de nos âmes, et de toutes les notions claires et simples qui
sont en nous (…). Ainsi, toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la
Physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à
savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale », (Principes, Vrin, 1978, p. 42 ; A T, IX-2, 14, 7-28).
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Maurice BLONDEL, « Le christianisme de Descartes », 1898, Œuvres complètes, Tome II, PUF,
1997, p. 192).
Descartes « accentue les séparations, il établit entre la philosophie et la religion positive, comme
entre l’entendement humain et l’entendement divin (…) une cloison étanche, un dualisme ou une
hétérogénéité qui lui permet, sans doute, de les concilier en les juxtaposant, mais qui semble
interdire tout mouvement de la pensée pour passer d’un domaine à l’autre. Cette forme d’esprit
éminemment dualiste enfermait en elle, en dépit de sa valeur et de sa vérité profonde, un principe
dangereux qui au 18è siècle parut autoriser la coupure entre les deux domaines (…) on se débarrassa
de l’infini, qui est mystère, pour ne retenir que le côté positiviste de la doctrine et de la méthode ; on
garda le mécanisme, mais on prétendit l’étendre à l’esprit, et on le sépara de son principe qui est
Dieu ».
J. CHEVALIER, Descartes, Plon, 1921, p. 342-43.
On verra lors de la prochaine séance comment des penseurs comme Spinoza et Pascal, à la
fois hériteront de ce séparatisme, et chercheront à y réagir, mais de manière strictement
opposée.
*****
© Faculté de Théologie de Lyon, 2008.
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