Emmanuel GABELLIERI Raison et Foi dans la philosophie moderne – Séquence 1
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a) D’abord, l’idée de Dieu comme idée en moi d’un infini et d’une perfection dont je ne
suis pas la source (Méditation III), ne soumet-elle pas le rationalisme cartésien à un
élément qui le dépasse ?
b) Ensuite, la double démonstration dans le système cartésien de l’immortalité de l’âme et
de l’existence de Dieu ne constitue-t-elle pas un élément médiateur contredisant l’idée
d’une séparation entre raison et foi, philosophie et théologie ?
c) Il faut répondre que, paradoxalement, cette situation ne contredit pas le séparatisme,
mais s’y juxtapose. Il est vrai que l’affirmation de Dieu oppose bien à la dualité du sujet et
de l’objet dans le monde un Infini transcendant, lequel limite radicalement, de ce point de
vue, l’anthropocentrisme cartésien 6. Mais cette affirmation ne présente aucune médiation
entre cet infini d’une part, le monde et le sujet d’autre part. Ainsi :
- L’infinité et la « toute-puissance » du Dieu créateur le rendent totalement
« incompréhensible » à la raison. Ni la science du monde ni la connaissance des
« vérités éternelles » (mathématiques par exemple) ne peut nous ouvrir à la pensée
divine car ces vérités sont créées par un libre et insondable décret de sa volonté7.
- L’homme est à l’image de Dieu moins par la pensée que par l’infini de la volonté et
du libre-arbitre8. Mais cette « image » est statique, elle n’implique pas le rapport à un
don de la vie divine pouvant transformer l’homme par la grâce.
C’est pourquoi, comme l’a formulé J.-L. Marion, à une « ontologie grise » où le monde ne présente
aucun mystère à la raison, répond chez Descartes une « théologie blanche » ne livrant aucun objet de
connaissance. La métaphysique cartésienne se réduit ainsi, soit à une théologie négative, soit à une
théorie des principes de la connaissance et de la science du monde9. Elle n’entraîne aucune
philosophie religieuse.
D. Mise en perspective
Deux textes, l’un de M. Blondel, l’autre de J. Chevalier, peuvent résumer la perception
critique de ce qu’on appellera souvent après Descartes la « philosophie séparée » :
« Le vice profond de son christianisme, c’est de mettre d’un côté le mystère absolu que la volonté
atteint seule par grâce, et de l’autre la clarté absolue de la pensée qui se repose, pleinement
souveraine chez elle ; c’est de supprimer toute préparation rationnelle à la foi, tout travail de la
raison dans la foi, toute intelligence de la foi ; c’est d’établir une radicale hétérogénéité entre
l’entendement divin et l’entendement humain, entre notre entendement et notre vouloir ; c’est
d’admettre la suffisance de l’homme purement homme ».
6 L’ouvrage par exemple de Ferdinand ALQUIÉ, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, (PUF, 1950,
rééd. 1987, 1991), met très bien ce point en lumière.
7 Sur Dieu « incompréhensible », lié à la thèse de la création des vérités éternelles, voir J.-L. MARION, Sur la théologie
blanche de Descartes, PUF, 1981.
8 Voir par exemple Méditation IV (Vrin, 1978, p. 57).
9 Ce qui éclaire la définition de la philosophie dans la Préface aux Principes de la philosophie de 1644 : « la vraie
philosophie, dont la première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est
l’explication des principaux attributs de dieu, de l’immortalité de nos âmes, et de toutes les notions claires et simples qui
sont en nous (…). Ainsi, toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la
Physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à
savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale », (Principes, Vrin, 1978, p. 42 ; A T, IX-2, 14, 7-28).