RÉGIONALISME ET PROBLÈMES D’INTÉGRATION ÉCONOMIQUE Aléna, Mercosur, Union européenne, Union africaine Collection « Géopolitique mondiale » Dirigée par Mwayila TSHIYEMBE L’objet de la collection « Géopolitique mondiale » est de susciter les publications dont la vocation est double : d’une part, donner un sens aux mutations provoquées par la mondialisation, étant donné la perte des repères du monde ancien et la nécessité d’inventer des repères du monde nouveau ; d’autre part, analyser la complexité des enjeux territoriaux, des rivalités d’intérêt et de stratégies qui pousse les acteurs à user de la force ou de la diplomatie, pour modifier ou tenter de modifier le rapport de force (ressources naturelles, humaines, culturelles), selon des idéologies qui les animent. A cette fin, la prospective et la pluridisciplinarité sont des approches privilégiées. Déjà parus Évelyne GARNIER-ZARLI, Les risques de la fragmentation de la recherche scientifique sur les enjeux sociétaux, 2011. Théophile YUMA KALULU, Géopolitique de la violence des jeunes dans la ville de Kinsagani, 2011. Philémon MUAMBA MUMBUNDA, Géopolitique identitaire en RDC. Cas de l’identité kasaïenne, 2011. Mwayila TSHIEMBE, Stephan TUBENE, Migration, mondialisation, développement. L’exemple de la RDC, 2011. Benjamin MULAMBA MBUYI, Droit des Organisations Internationales, Notes de cours à l’usage des étudiants en droit, 2011. Thérèse Osenga BADIBAKE, Pouvoir des organisations internationlales et souveraineté des Etats. Le cas de l'Union africaine, 2010. Didier NZAPASEZE TIMBA, La Cour pénale internationale et la lutte contre l'impunité en RDC, 2010. Nissé Nzereka MUGHENDI, Guerres récurrentes en République démocratique du Congo, 2010. Evelyne GARNIER-ZARLI, Le doctorat scientifique dans le monde scientifique, 2010. MWAYILA TSHIYEMBE RÉGIONALISME ET PROBLÈMES D’INTÉGRATION ÉCONOMIQUE Aléna, Mercosur, Union européenne, Union africaine Du même auteur Migration, mondialisation, développement (sous la direction) Paris, L’Harmattan, 2011 La politique étrangère des grandes puissances, Paris, L’Harmattan, 2010 Droit de la sécurité internationale, Paris, L’Harmattan, 2010 La politique étrangère de la République Démocratique du Congo, Paris, L’Harmattan, 2009 L’avenir de la question noire en France, (sous la direction) Paris, L’harmattan, 2008 Refondation de la nation et nationalité en République Démocratique du Congo, Paris, L’Harmattan, 2007 Le défi de l’armée républicaine en République Démocratique du Congo, Paris, L’Harmattan, 2005 Géopolitique de paix en Afrique médiane, Paris, L’harmattan, 2003 Etat multinational et démocratie africaine. Sociologie de la renaissance politique, Paris, L’Harmattan, 2001 © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96680-2 EAN : 9782296966802 AVANT-PROPOS Dans le cursus universitaire des étudiants de Relations internationales (Licence 1 ou équivalent Master 1) en République Démocratique du Congo, la réforme a introduit un nouvel enseignement intitulé « Problèmes d’intégration économique régionale » ou « Régionalisme et problèmes d’intégration économique », dont il sied, ex nihilo, d’imaginer le contenu, faute de manuels spécifiques. Ce contenu est, au demeurant, conditionné par l’objectif même de la réforme à savoir : donner un enseignement de qualité aux jeunes universitaires congolais, soit pour les former à une carrière diplomatique, soit pour leur fournir les clefs d’analyse (recherche des causes) et de compréhension (recherche de sens) des enjeux et défis liés aux processus et stratégies d’intégration économique régionale dans le monde d’une part ; et les problèmes de l’arrimage du régionalisme à la globalisation, c’est-à-dire au multilatéralisme et au développement durable d’autre part. Et ce, d’autant plus que face aux difficultés économiques et politiques inhérentes tantôt à la seconde guerre mondiale, tantôt à la décolonisation, nombre d’Etats à travers le monde, anciens et nouveaux, ont opté pour la régionalisation de l’économie comme catalyseur de progrès économique et social d’une part ; instrument de paix entre les nations d’autre part. Abordée sous cet angle, la régionalisation de l’économie est pensée comme un outil de création des richesses entre les Etats, c’est-à-dire source de prospérité chez eux et de puissance entre eux, par-delà les territoires et les souverainetés, au nom du principe « l’Union fait la force ». Néanmoins, la pertinence de ce postulat de régionalisation contraste étrangement avec les conditions de sa réalisation. En effet, dans les pays industrialisés d’Europe, détruits par la seconde guerre mondiale, l’intégration économique régionale est conçue comme un outil pour la paix et la reconstruction nationale, alors que dans les pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique 5 décolonisés, où l’économie est encore à l’étape préindustrielle, l’intégration économique régionale est un instrument de lutte contre la misère et le sous-développement, et son ambition est également la création des richesses et le développement (au sens de la théorie libérale : la prospérité et la paix par le marché). Alors, il n’est pas sans intérêt de se poser la question suivante : comment intégrer à l’échelle régionale des économies préindustrielles ? Autrement dit, le régionalisme fermé est-il une stratégie optimale pour éradiquer le sous-développement dont la pré-industrialisation est un goulot d’étranglement dans une économie globalisée ? Sinon, quels sont les préalables ? Par-delà la question vitale de l‘industrialisation des pays pauvres par le régionalisme économique, la prolifération des organisations d’intégration économique régionale au cours des années 199801990, a-t-elle contribué à la structuration du système international ? Régionalisme économique et mondialisation : que nous apprennent les théories ? Inspirée du modèle d’intégration économique européenne, la typologie de Balassa est-elle applicable ailleurs ? Quels problèmes l’intégration régionale et la mondialisation de l’économie posent-elles au commerce international ? Quelles sont les spécificités de l’ALENA et du MERCOSUR par rapport à l’Union européenne et à ses succédanés (CEDEAO, UEMOA, SADC) ? Qu’apporte le néorégionalisme lorsqu’il introduit dans sa problématique la sécurité complexe et les réseaux ? S’agit-il d’un alibi pour dissimiler l’échec de l’intégration économique ? Pourquoi le processus d’intégration économique et politique a-t-il échoué en Afrique ? Quel est l’impact des pays émergents sur le partenariat Europe/Afrique à l’épreuve de la globalisation ? Quelle est l’incidence du processus régionalisation/décentralisation sur le basculement géopolitique des provinces frontalières en République Démocratique du Congo ? Somme toute, le choix de ces problèmes d’intégration économique régionale, est toujours sujet à caution, car il se fait par élimination. L’approche pédagogique associant le cours magistral, les travaux 6 pratiques et les lectures personnalisées, permettra aux bénéficiaires de compléter leur bagage intellectuel. Pour ce faire, la présentation de cet ouvrage est en rupture avec l’ordonnancement classique par chapitres. Nous avons opté pour un alignement séquentiel des problèmes traités un à un, afin de respecter cette spécificité. Je ne saurais terminer cet avant-propos, sans remercier Monsieur Cédric LUHITO, Assistant au Département de Relations internationales (Faculté des Sciences sociales, politiques et administratives, Université de Lubumbashi), d’avoir accepté de saisir le texte de cet ouvrage. 7 PROBLEME N°1 CLARIFICATION CONCEPTUELLE 1. Régionalisme et régionalisation Le mot régionalisme contient le suffixe – isme, dérivé de la terminaison grecque – ismos, et fait ainsi référence à la dimension théorique du processus de développement d’une région. En relations internationales, écrit Christian Deblock, « le régionalisme désigne toute forme de coopération institutionnelle entre deux ou plusieurs pays1 ». Il met en présence une forme de pluralisme ordonné qui ne se distingue du multilatéralisme que par le nombre d’acteurs et par la portée des règles. Le concept a été pendant longtemps d’un usage limité en économie internationale. Il s’est généralisé à partir des années 1980, au point de supplanter progressivement celui de l’intégration régionale, pour désigner « toute forme d’arrangement institutionnel qui vise à libéraliser ou à faciliter le commerce à un niveau autre que multilatéral ». Tel est, du reste, la définition très restrictive que retient l’Organisation mondiale du commerce : elle n’envisage que le cas de la libéralisation des échanges et laisse ouverte la question des raisons qui peuvent pousser deux ou plusieurs pays à rechercher une « intégration étroite » de leur économie. Christian D. Deblock, “Régionalisme économique et mondialisation : que nous apprennent les théories », Cahier de recherche CEIM, n°05-07, octobre 2005, pp.3-16 1 9 En revanche, le mot régionalisation a pour terminaison – tion, dérivée du latin – tio et se réfère donc à une action ou à un résultat de cette action. Il désigne le processus et la dynamique même de l’interaction régionale voire le processus de développement d’une région. Selon Figuière et Guilhot, la régionalisation est une concentration des flux économiques au sein d’une région géographique donnée tandis que le régionalisme est une construction politique menée par les Etats et matérialisée par un accord, en vue d’organiser les relations entre les pays et favoriser la coopération de ces derniers dans divers domaines. Quant à l’intégration économique régionale, elle est une combinaison de régionalisme et de régionalisation. Alors, un espace sera qualifié d’intégré régionalement, « si et seulement s’il enregistre une concentration des flux entre les nations qui le constituent et s’il révèle une coordination institutionnelle instaurant durablement des règles communes2 ». Selon ces deux auteurs, il se dégage trois degrés d’intégration économique régionale à savoir : intégration aux frontières (coordination visant l’instauration et l’application de règles communes portant sur les relations entre les nations ou régulation des flux) ; intégration en profondeur (coordination visant l’harmonisation des pratiques au sein de chacune des nations partenaires ou instauration des règles communes) ; gouvernance régionale (coordination dotant une institution régionale de pouvoirs supranationaux). Pour Deblock, Dorvalle et Rioux3, on peut distinguer trois modèles d’intégration économique régionale : le modèle européen dur (autonomie des marchés et coopération institutionnalisée) ; le régime régional (souveraineté des Etats et coopération 2 Catherine Figuière et Laetitia Guilhot, “caractériser les processus régionaux : les apports d’une approche en termes de coordination », in Mondes en développement, n°135, 3ème trimestre, 2006, p.80 3“Mondialisation, concurrence et gouvernance : Emergence d’un espace juridique transnational dans les Amériques”, Cahier de Recherche du CEIM, n°2-3, 2002 10 institutionnalisée) ; gouvernance néo-libérale (autonomie des marchés et souveraineté des Etats). Deblock pense que si la libéralisation des échanges constitue sa raison d’être, le régionalisme relève avant tout de l’ordre de la « construction politique », résultant d’un choix stratégique appuyé sur la conviction des acteurs, fondée ou non, que leurs intérêts seront mieux défendus, et leurs objectifs plus facilement atteints, à l’intérieur d’un groupement qu’en dehors. Une telle construction politique repose sur un triptyque : un corps d’idées, de valeurs et d’objectifs en vue de créer plus de sécurité, de richesses ou d’autres finalités dans une région donnée ; un programme formel orienté vers la construction d’institutions ; une stratégie de régionalisation qui sera poursuivie par des acteurs publics et privés. Ce type de régionalisme relève de l’ordre de la gouvernance collective et la construction de ses institutions devient un enjeu politique selon les uns, une solution au problème d’action collective selon les autres. Le terme région trouve son origine dans le mot latin regio qui désigne, entre autre, une aire géographique ou même administrative. Par ailleurs, regio est dérivé du verbe regere qui signifie en français diriger ou gouverner. De ce fait, s’ajoute à la dimension géographique, une dimension politique. Dès lors, le concept de région recouvre plusieurs caractéristiques : • Soit la régularité et l’intensité des interactions entre les membres comme moyen de mettre en évidence la cohésion et l’intégration internes ; • Soit la perception qu’ont les membres qui composent une région. Dès lors, la région est comprise comme un construit social, émanant de la volonté des acteurs d’une société de constituer ou fonder un ensemble (existence d’une idée cognitive). 11 • Soit la dimension institutionnelle d’une région, conçue comme un ensemble d’Etats interdépendants dans un grand nombre de domaines d’actions politiques, économiques, militaires. Dans cette acception, la région se définit en fonction des Etats qui la composent et des buts qu’ils veulent poursuivre. En fonction des buts à atteindre, les Etats peuvent, s’ils y trouvent l’intérêt, se soumettre aux décisions communes, c’est-à-dire accepter la gestion commune d’une partie des souverainetés nationales et non le transfert des souverainetés comme l’on disait jadis. • Soit la dimension structure d’ordre, car la région est un système d’action qui guide et règlemente les activités des acteurs qui en font partie et les transforme. Au fur et à mesure que le processus de régionalisation avance et s’intensifie, cette transformation se manifeste par une redistribution des champs de compétences et de pouvoir entre les différents niveaux d’action, et, par conséquent l’érosion du monopole et de l’exclusivité des Etats au profit du niveau communautaire ou supranational. Dans cette perspective, la région devient un acteur social à l’intérieur d’un système international, capable de prendre des décisions, de formuler des politiques, de conduire des politiques et d’entrer en négociation avec d’autres acteurs internationaux. Dans cette logique, la région s’exprime par les actes qu’elle pose et par les normes qu’elle édicte, sous forme des traités, des décisions ou des institutions qu’elle crée. • Soit une nouvelle forme d’entité politique multiculturelle, multidimensionnelle et dynamique, dont les pouvoirs sont partagés entre différents niveaux d’actions : le national et le supranational. 12 2. Champ théorique du régionalisme Quatre théories classiques au moins s’intéressent à l’intégration : théories fédéraliste, fonctionnaliste, transactionnaliste, néofonctionnaliste. • Théorie fédéraliste Pour les tenants de la théorie fédéraliste comme GoudenhoveKalergi : « les nations européennes, qui venaient juste de se dévaster mutuellement dans une guerre fratricide absurde, appartenaient naturellement à une entité, qui, si elle était dotée d’une constitution fédérale, pouvait devenir une force globale4 ». Après la seconde guerre mondiale, Altiero Spinelli5 observait que les Etats-nations avaient perdu leur raison d’être, puisqu’ils ne pouvaient plus garantir la sécurité politique et économique de leurs citoyens, et devaient donner place à une fédération appelée « Union européenne », basée sur une constitution préparée par une assemblée constituante et approuvée par un référendum paneuropéen. Ce projet a été repris quelques années plus tard par la Convention, présidée par V. Giscard d’Estaing, avec mission de doter l’Europe d’une constitution. La constitution européenne est rédigée et signée à Rome le 29 octobre 2004, mais son entrée en vigueur est conditionnée par sa ratification par chacun des Etats membres. Le dimanche 29 mai 2005, le peuple français se prononce contre (55% des suffrages). Trois jours plus tard, le 1er juin, les Néerlandais la rejettent à leur tour. Ces votes négatifs renvoient aux calendes grecques l’idée même d’une constitution européenne. Goudenhove-Kalergi Richard, Pan Europe, New York, Knopf, 1926 Spinelli Altiero « The Growth of the European Movement since the second world war », in M. Hodges Edition, European integration, Harmondsworth, Penguin, 1972 4 5 13 • Théorie fonctionnaliste Elle est fondée par Mitrany6 et Taylor7 sur l’idée que les organisations internationales ne sont pas un but en soi, mais elles sont les instruments de gestion des priorités dictées par les besoins humains. Pour ce faire, elles doivent donc être flexibles, en modifiant leurs tâches (fonctions), selon les besoins du moment. Si la création d’une toile d’araignée des organisations internationales spécialisées chacune dans une fonction globale est un moyen, la construction d’un marché universel par le bas est la perspective fonctionnaliste, selon Deblock. En effet, les accords commerciaux constituent pour les économistes libéraux une entorse doctrinale dangereuse et leur reconnaissance juridique est vue comme un vice congénital au système commercial multilatéral. Cette vision classique, peu pertinente face aux faits, a été rapidement contournée par les théoriciens de l’intégration, dans deux directions : d’une part, le libre-échange à l’échelle régionale peut être considéré comme une option de deuxième rang ; d’autre part, les accords régionaux sont des constructions intermédiaires sur la route menant au libreéchange universel. Néanmoins, la dernière vague de régionalisme (1980-1990) oriente la recherche vers une démarche plus institutionnelle, préoccupée par l’avenir du système commercial mondial et la fragmentation de l’économie mondiale. Mitrany David, A working peace system, Chicago, Quadrangle Books, 1966 7 Taylor Paul, Functionalism : the approach of David Mitrany, in A.J.R. Groom and P. Taylor (eds), Frameworks for international cooperation, London, Pinter, 1994 6 14 - Régionalisme et multilatéralisme : deux faces d’une même réalité Le système commercial mondial reste marqué, dans son orientation comme dans son fonctionnement, par l’esprit de ses origines. Il n’est plus adapté aux réalités nouvelles de la mondialisation et le mandat de l’OMC est trop limitatif pour aborder de nouvelles questions comme celles des standards ou de la protection des droits. Le régionalisme ne serait-il pas, dans ces conditions, un moyen de faire bouger les lignes « du bas vers le haut », s’interroge Christian Deblock. C’est ainsi que, faisant appel à la théorie des dominos, Baldwin (1997) développe un argument articulé autour de quatre points : Primo, les pays dont les marchés sont déjà largement ouverts et qui disposent des systèmes de protection des droits étendus, ne peuvent que souhaiter l’ouverture de leurs partenaires ; - Secundo, à défaut de pouvoir obtenir satisfaction dans le cadre du système du commerce international, ceux-ci auront tendance à s’adresser à des pays, en général les pays en voie de développement, en principe réfractaires et leur proposer des arrangements institutionnels sur une base bilatérale ; - Tertio, l’offre est d’autant plus alléchante qu’elle présente de nombreux avantages, dont celui d’un accès préférentiel ; - Quarto, si de tels arrangements sont mutuellement avantageux, ils ont aussi pour effet d’inciter les pays laissés de côté d’obtenir les mêmes avantages ; - Quinto, par « effet de dominos », c’est la cause du libre-échange qui sort gagnante. Parallèlement, le régionalisme peut être conçu comme un « laboratoire institutionnel ». Le nombre d’acteurs publics étant plus limité et les intérêts plus convergents que dans le cadre multilatéral, il serait possible d’aller plus loin dans le cadre régional, notamment, dans un contexte d’intégration en profondeur, d’harmoniser les politiques et d’établir des standards communs. 15 A défaut d’aboutir aux règles universelles et de répondre aux demandes institutionnelles des entreprises, le régionalisme deviendrait un terrain d’expérimentation et d’avancées normatives. - Régionalisme et construction des blocs La multiplication des accords régionaux a fait surgir dans les années 1990, le spectre d’une nouvelle division du monde en blocs rivaux. Pour les uns, il s’agit d’une menace, pour les autres, il s’agit d’un avantage. Selon la première approche, le régionalisme et la régionalisation doivent être associés, car la polarisation des échanges serait une tendance lourde de l’économie mondiale dont l’explication est soit dans la géographie économique, soit dans les stratégies d’entreprises. Dans le premier cas, les effets de gravité s’exerceraient autour des grands marchés, d’autant plus fortement que la taille des autres pays est petite et les distances rapprochées. L’émergence de « blocs naturels » serait une conséquence de la géographie. Selon la seconde approche, l’économie mondiale s’oriente dans deux directions : l’une centrifuge, c’est-à-dire la globalisation ; l’autre centripète, c’est-à-dire la régionalisation. De ces deux chemins, c’est le second qui s’impose, les multinationales ayant tendance à œuvrer dans leur environnement immédiat et à coller à leurs marchés. Dès lors, le régionalisme s’inscrirait dans une dynamique de régionalisation en venant consacrer sur le plan juridique ce qui existait déjà de fait. En revanche, si l’on aborde la dynamique d’intégration dans son versant Nord-Sud, c’est la recherche de la sécurité économique qui motive les pays en voie de développement à se tourner vers les pays développés et à rechercher de nouvelles formes de partenariats avec ces derniers. Bien qu’inégal, le partenariat nord-sud peut être mis à profit par les deux parties, à condition que chacune sache jouer sa partition, car les Etas n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. 16 Somme toute, le régionalisme et le multilatéralisme sont les deux faces d’une même réalité : la rationalité économique. Au nom de cette rationalité économique, le fonctionnalisme instrumentalise le politique et en réduit le rôle à celui de producteur des normes et facilitateur d’une intégration passant par les seules voies du marché. Autrement dit, le fonctionnalisme ne jauge le régionalisme qu’à l’aune d’un type idéal à atteindre : la paix par le marché universel dans un monde sans frontières. Encore faut-il expliquer pourquoi la raison devrait finalement l’emporter. • Théorie néo-fonctionnaliste Conçue par Ernst Haas8, dans la continuité de la méthode Monet, la théorie néo-fonctionnaliste repose sur l’idée selon laquelle, c’est l’action commune qui est l’essence de la communauté et c’est l’action qui justifie le rejet du fédéralisme. Haas fait descendre le fonctionnalisme de Mitrany de ses hautes sphères internationales au niveau régional concret de certains Etats. Pour Robert Schuman, disciple de Monet, l’Europe ne pourra se faire que par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait. L’intégration sera un processus dans lequel les fonctions constructives des acteurs principaux, les institutions communes, inciteraient des réactions positives des élites politiques et économiques, influenceraient le comportement d’autres groupes sociétaux et rapprocheraient les citoyens des différentes nations. Dès lors, la logique néo-fonctionnaliste est construite sur l’effet multiplicateur ou l’effet de propagation « Spill over effect ». Selon ce postulat, l’effet multiplicateur signifie que l’intégration économique devrait graduellement créer une solidarité parmi les nations participantes, laquelle à son tour, créerait le besoin pour une institutionnalisation supranationale plus avancée. Haas Ernst, The uniting of Europe : political, social and economic forces 1950-1957, 2nd edition, Stanford CA, Stanford University Press, 1968 8 17 En termes économiques, la création d’une union douanière engendrerait des pressions pour l’établissement d’un marché commun et d’une union monétaire. En outre, une intégration économique approfondie exigerait une capacité régulatrice supranationale. Ainsi, l’intégration politique suivrait l’intégration économique. Il s’ensuit la formulation, le développement et la multiplication des politiques communes, à l’instar de la politique agricole commune. A ces théories classiques, vient se greffer l’idée que l’intégration régionale ne porte pas seulement sur les échanges commerciaux. Elle concerne les flux de capitaux et de travailleurs, la mise en place d’un environnement institutionnel commun ou la coordination des politiques permettant des convergences des économies et un ancrage des politiques économiques. L’analyse de la régionalisation s’en trouve renouvelée dans le cadre de l’économie institutionnelle mettant en avant le rôle des organisations et des règles, de la nouvelle géographie économique ou de la nouvelle économie internationale en concurrence imparfaite et de l’économie politique internationale. L’espace régional est ainsi un lieu de recomposition des pouvoirs publics et privés et des stratégies des acteurs nationaux et internationaux dans un contexte de mondialisation. • Théorie transactionnaliste Cette théorie est élaborée par Karl Deutsch9 qui définit l’intégration internationale comme la création, dans un territoire, d’un sentiment de communauté et des institutions et des pratiques assez fortes pour assurer les attentes d’un changement pacifique au profit de sa population. 9 Deutsch Karl, Nationalism and social communication, 2nd edition, Cambridge, MA, MIT Press, 1966 18 Les affirmations selon lesquelles, le sentiment de communauté entre nations dépendrait du niveau de communication entre elles et, donc de l’établissement d’un réseau multinational de transactions sont corroborées par l’expérience de l’Union européenne, appelée jadis communautés européennes. En outre, Deutsch soutient que le développement de liens fonctionnels par les interactions économiques et sociales informelles des différents peuples, pousserait l’élite politique à institutionnaliser et à formaliser les liens initiaux. • Théorie structuraliste : la diplomatie commerciale à l’épreuve de la mondialisation Au lieu de voir dans le régionalisme un facteur de rapprochement entre les peuples, souligne Christian Deblock, certains y voient la marque des Etats, et dans la généralisation du phénomène, la conséquence d’une nouvelle dynamique de système. Le nouveau structuralisme, précise-t-il, partage avec son prédécesseur deux idées centrales : primo, la place relative des Etats-nations est déterminée par les structures de l’économie mondiale et ce sont leurs capacités économiques qui les différencient les uns des autres ; secundo, les groupements économiques permettent d’apporter collectivement plus de sécurité, d’accroître le potentiel économique et d’élargir le pouvoir de négociation. Ce néo-structuralisme se démarque de l’ancien sur deux points au moins : d’une part, les lignes de fracture de l’économie mondiale ne sont plus entre le centre et la périphérie, mais entre les grands blocs économiques ; d’autre part, le régionalisme cherche à établir un modus opérandi entre deux types d’acteurs, les multinationales d’un côté, les Etats de l’autre. Partant de cette grille, trois perceptions du régionalisme se dégagent : régionalisme dilemme de sécurité, régionalisme enjeu économique, régionalisme compétitivité. 19 3. Néorégionalisme et dilemme de sécurité • Recours au cadre théorique néo-réaliste Pour les réalistes, la mondialisation est à la fois une menace et un facteur de vulnérabilité. Ils considèrent que la sécurité des Etats est indissociable de leur positionnement dans l’économie mondiale, lequel dépend de la capacité de leur économie à rester dynamique et compétitive. Dans cet ordre d’idées, le régionalisme en tant que forme particulière d’alliance, devient un objet central du réalisme. Non seulement les réalistes réaffirment la primauté de l’Etat sur la scène internationale, et qui plus est, ils pensent que les facteurs politiques prédominent les facteurs économiques. Et pour cause. D’un côté, aucune puissance ne peut renoncer aux questions aussi vitales que la distribution des richesses, le développement industriel, l’autonomie économique, la sécurité, etc., au seul profit de l’économie globale ; de l’autre, si l’efficacité économique et les ambitions nationales constituent les deux forces motrices de l’économie globale, la sécurité demeure, du point de vue de la stabilité, la plus importante. En outre, l’économie mondiale autant que l’économie nationale ne peut se développer sans institutions. Non seulement les institutions doivent être créées, mais elles doivent être soutenues. Avec la mondialisation, cependant, la distribution des capacités entre les Etats est tellement diffuse et inégale qu’elle génère des tensions. Aucune puissance ne peut ni les gérer seule ni faire évoluer les institutions à sa guise. Les nouveaux équilibres de puissance demandent au contraire une gestion en coresponsabilité de la stabilité du système. Autrement dit, au lieu de voir dans le régionalisme une alternative au système des Etats, il faut y voir un « dilemme de sécurité » qui engage la responsabilité de tous, les grands comme les petits, sur la 20