L`ARME DU CRIME : LA RÉFÉRENCE MÉDICALE CHEZ PLATON1

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L'ARME DU CRIME :
LA RÉFÉRENCE MÉDICALE CHEZ PLATON
1
Laurent AYACHE
Le débat que Platon engage avec la sophistique prend
régulièrement appui sur un tiers, absent du dialogue mais
cependant déterminant dans la tournure et la conclusion du
débat. Il s'agit de l'homme de l'art, le plus souvent
médecin, invoqué pour contester, par comparaison, les
prétentions du sophiste à instituer un art oratoire
indépendant de la vérité philosophique.
Ce recours privilégié au modèle médical dans la
contestation de la sophistique pose plusieurs problèmes.
Premièrement : quel est le rôle exact de ces évocations du
médecin dans la démarche dialectique ? Deuxièmement :
pourquoi la médecine est-elle évoquée plus souvent et plus
longuement que les autres arts ? Troisièmement : cet usage
récurrent, mais polémique, de la référence à la médecine
suppose-t-il un accord entre la philosophie de Platon et la
pensée et la pratique médicales de son époque ?
Le modèle médical sert d'abord, chez Platon, à contester
la prétention sophistique à instituer un art oratoire
autonome. Cette prétention est exprimée dans les Δισσοι
λόγοι par la proposition suivante : « Celui qui possède le
savoir de 1 art oratoire saura parler correctement de tout »
Contre cette prétendue compétence rhétorique à tout
propos, Platon invoque les arts véritables qui, tous, portent
sur un objet particulier :
2
Quand on a appris la charpenterie, on a compétence de
1
. Cet article reprend en partie des éléments développés dans une
conférence prononcée au département de philosophie de l'Université de
Provence le 14 février 1996, dont la version intégrale a été diffusée par le
Centre d'études sur la pensée antique“kairoskai logos”.
. 90 D.-K. 8, 3 (trad. J.-P. Dumont, in Les Sophistes. Fragments et
témoignages, traduits et présentés par J.-P. Dumont, Paris, 1969, p. 245).
2
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Noésis n°2
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charpentier [...] et compétence de musicien aussi quand on a
appris la musique [...] et la compétence de médecin quand on a
appris la médecine ,
3
précise-t-il par exemple dans le Gorgias, en 460 b. Le
même tour est inlassablement repris. Ainsi, dans le Cratyle,
en 416 d :
Le travail du médecin est de produire les choses médicales,
celui du constructeur de produire des ouvrages de construction.
Ces tautologies répétées conduisent à la même conclusion,
exprimée par le Charmide, 171 a :
Le moyen de définir chaque savoir [...] [est] de dire quel en
est l'objet.
Dès lors, un technicien qui prétend savoir parler de tout
dévoile par là même qu'il n'est un technicien de rien.
Plus précisément, la compétence oratoire découle pour
Platon du savoir de l'objet dont on parle, et ne constitue
donc pas un art autonome, comme le montre le Gorgias, en
450 a:
La médecine aussi a [...] rapport à des discours [...], ceux
qui ont rapport aux maladies. [...] La gymnastique elle aussi se
rapporte à des discours [...], ceux qui ont rapport au bon état
des corps ainsi qu'à leur mauvais état. [...] Il en va de même
pour les autres arts : chacun d'eux a rapport aux discours qui
précisément se rapportent à la chose dont chacun d'eux est l'art.
Dis-moi donc alors [...] quel est, dans la réalité, cet objet
que concernent les discours [...] dont use l'art oratoire ?
La faculté d'une parole à chaque fois opportune, loin
d'être fondée sur la connaissance des choses mêmes, relève
de la production du simulacre qui, séparé de tout rapport
logique à son modèle, ne renvoie plus qu'à lui-même,
comme l'enseigne le Sophiste en 236 c. La condamnation
de la parole sophistique n'est donc qu'un cas particulier de
3
. Les traductions de Platon sont, sauf mention contraire, tirées de
Platon, Œuvres complètes, traduction nouvelle et notes établies par
L. Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, Paris, 1950.
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L'arme du crime : la référence médicale chez Platon
la condamnation de toutes les figurations, oratoires,
picturales ou graphiques, tirées d'un savoir-faire qui ignore
l'essence de ce qui est représenté pour se concentrer sur les
modalités du vraisemblable.
Au livre X de la République, en 599 b, Platon adresse
ainsi un reproche similaire aux poètes :
Ne demandons pas de comptes à Homère, ni à n 'importe
quel autre parmi les poètes, ne leur posons pas la question de
savoir si tel d'entre eux était capable de pratiquer la médecine et
si, plutôt, il ne fait pas qu'imiter le langage du médecin.
L'opposition de l'acte médical à la parole sophistique
dépend donc d'une opposition plus générale des arts
véritables, fondés sur un savoir objectif, aux prétendus arts
des Φαντάσματα . Les arts du pilote de navire, du
musicien, du charpentier, de l'architecte, du sculpteur, du
dramaturge, de l'archer, etc. côtoient donc celui du
médecin parmi les arts véritables, de même que les poètes
et les critiques littéraires côtoient les rhéteurs parmi les
faiseurs de simulacres. Cependant, la rhétorique
sophistique est manifestement la cible privilégiée de Platon,
et, de même, la médecine occupe une place prépondérante
du côté des arts véritables. Comme le remarque Robert
Joly, la plupart du temps, la médecine « est évoquée seule,
ou le développement qui lui est consacré est le plus
ample » .
4
Or, ce privilège de la médecine est paradoxal. En effet,
quand il utilise la médecine pour contester la rhétorique
sophistique, Platon met en avant deux caractères propres à
tout art véritable : d'une part, la limitation de ses
compétences à un objet particulier, d'autre part, l'exactitude
qui découle de ce savoir qui porte sur l'être et non sur les
apparences. Et pourtant, lorsqu'il envisage la médecine
pour elle-même, hors de toute polémique contre la
sophistique, Platon n'a de cesse de contester ces deux
4
. R. Joly, «Platon et la médecine», Bulletin de l'association
Guillaume Budé. Lettres d'humanité, 20, 1961, 435-451.
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points.
Ainsi, dans la République notamment, il regrette le
champ démesuré qu'investissent progressivement les
directives médicales. « Si l'on n'est point malade, un
médecin est inutile » affirme-t-il par exemple au livre I, en
332 e. L'importance excessive des médecins dans une cité
est un indice de sa déchéance. Elle témoigne « d'une
éducation vicieuse et laide ». Au livre III, en 406 a, Platon
s'en prend ainsi à Hérodicos, non en tant que gymnaste,
mais pour avoir eu « l'idée d'allier la gymnastique à la
médecine », « passant son existence à se soigner, [vivant]
sans s'occuper d'autre chose ». La poursuite de la santé ne
saurait constituer le but constant de la vie, comme en
témoignent, en 406 c, les protestations du charpentier
atteint d'une maladie chronique :
Il a tôt fait de dire qu'il n'a pas le loisir d'être malade et
qu 'il n 'a pas d'avantage à vivre comme cela, en donnant au mal
toute son attention. [...] Mais, si son corps n'a pas une
résistance suffisante, c 'est la mort qui le débarrasse des tracas !
Platon conteste donc la prétention de la médecine à régir
durablement la vie d'un homme. Il refuse l'intrusion de la
médecine dans le domaine éthique.
Ce dépassement des compétences propres de la
médecine est d'autant plus inacceptable que le savoir du
médecin porte sur cet objet dégradé qu'est la maladie. Il y a
quelque chose de honteux à s'appliquer à « cataloguer des
maladies sous les noms de "flatulence" et de "catarrhe" »,
comme le souligne Platon en 405 b, non seulement parce
que de tels maux n'émergent que dans une cité décadente,
mais surtout, par là même, parce que le médecin applique
alors son esprit à l'étude de productions secondes qui n'ont
guère plus de teneur ontologique que les simulacres. La
connaissance des maux ainsi acquise ne saurait produire
des normes pour régir la vie humaine. La médecine est
« l'art qui nous débarrasse des maladies », selon la
définition du Gorgias, 477e. Elle n'est rien de plus. A
l'extension de la médecine dans le domaine de l'hygiène,
Platon préfère donc, au contraire, l'extension de la
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gymnastique dans le domaine de la thérapeutique, comme
en témoigne le Timée, en 89 a :
De tous les moyens de purger et de restaurer le corps, le
meilleur est la gymnastique. [...] [Quant à] la médication par
des drogues purgatives, [...] elle peut rendre de grands services
en cas de nécessité, mais en dehors de là, un homme sensé n 'y
a jamais recours.
La médecine n'est nécessaire qu'exceptionnellement,
dans les cas où la norme naturelle ne peut être rétablie sans
qu'on détourne un moment son regard de l'ordre naturel
pour considérer le désordre de la maladie.
La nature dégradée de l'objet médical : le corps malade,
explique le défaut d'exactitude irrémédiable de la médecine,
défaut souligné par le Philèbe, en 55 e. La médecine y est
rangée dans la classe des arts empiriques qui ignorent la
triade du nombre, de la mesure et du poids : άριθμος
μέτρον, σταθμός , laquelle fonde les arts les plus exacts
comme celui de la construction.
Il est donc curieux de constater que Platon, pour
disqualifier la rhétorique sophistique sous la double
accusation de l'inexactitude d'un art qui s'attache aux
apparences sans envisager l'essence de son objet, et de
l'inconsistance d'un art qui prétend s'appliquer à toutes les
circonstances de la vie, lui oppose la médecine dont il
dénonce par ailleurs des travers similaires : une
inexactitude découlant de la nature dégradée de son objet et
une propension injustifiée à régir tous les moments de la
vie.
Deux raisons expliquent, selon moi, cet usage
privilégié, mais paradoxal, de la médecine.
Le premier est l'amertume des drogues. L'art médical
met à jour la différence du bien et du plaisir. C'est la
fameuse allégorie du médecin accusé par le cuisinier et jugé
par des enfants, mise en scène dans le Gorgias, en 521 e :
,
Enfants, voici un homme qui vous a fait quantité de
misères ; [...] il vous donne à boire tout ce qu'il y a de plus
amer ; il vous force à avoir faim et soif! Ce n'est pas comme
moi, qui vous régalais de quantité de douceurs variées !
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Le médecin est incapable de répondre de façon
persuasive à ces accusations :
Suppose qu'il dise la vérité: "tout cela, enfants, je le
faisais pour votre santé ! " Quelles clameurs de protestation
[...] de pareils juges ne pousseraient-ils pas !
Comme on le sait, l'image du médecin préfigure ici
l'impuissance de Socrate face à ses juges. Que l'illusion
puisse être à la fois malfaisante, douce et appétissante alors
que la vérité est bonne, mais amère et répugnante, est un
travers du sensible auquel Socrate a été confronté sans
avoir su trouver de réponse. Ainsi, la référence médicale,
en mettant à jour la séparation tragique du bien et de
l'agréable, illustre le problème de l'efficacité de la vérité,
moindre que celle des apparences.
Mais cet argument n'est pas déterminant. Au pilote aussi
il peut arriver d'avoir à prendre des décisions désagréables
pour le bien de ses passagers. Une seconde raison, plus
fondamentale, justifie le recours privilégié à la médecine
chez Platon. En effet, comme toute polémique, le débat
entre la philosophie et la sophistique suppose un accord
préalable des protagonistes relatif à la position du problème
en discussion. La médecine, conçue comme technique des
soins du corps malade, fait partie de ce terrain d'entente
paradoxal, ou, de façon peut-être plus exacte, de ce champ
de bataille mutuellement agréé.
En effet, le sophiste comme le philosophe use de
l'analogie entre les soins du corps et ceux de l'âme pour
définir sa discipline. Cette analogie est exprimée
notamment par Gorgias dans l'Éloge d'Hélène :
Il existe une analogie entre la puissance du discours à
l'égard de l'ordonnance de l'âme et l'ordonnance des drogues à
l'égard de la nature des corps .
5
Dans le Théétète, en 167 a, Platon prête à Protagoras un
usage similaire de l'analogie :
On doit opérer un changement, d'une disposition donnée à
5
. 82 D.-K. B 11 § 14 (trad. J.-L. Poirier in J.-P. Dumont, Les
Présocratiques, Paris, 1988, p. 1034), Gallimard, coll. Pléiade.
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L'arme du crime : la référence médicale chez Platon
celle qui est meilleure. Mais opérer un changement, le médecin
le fait à l'aide de drogues, tandis que le sophiste, c'est par des
paroles .
6
Le sophiste établit donc l'efficacité du λόγος par
analogie avec l'efficacité du Φάρμακον médical. Pourtant,
dans un deuxième temps, le sophiste prive le médecin de
toute efficacité propre, sans le secours du discours
persuasif du rhéteur. C'est ainsi que, dans le Gorgias, en
456 b, Gorgias montre la nécessité de l'art oratoire en
référence à l'incomplétude de la médecine, en évoquant son
frère médecin :
Souvent [...] j'ai déjà accompagné mon frère, ainsi que
d'autres médecins, au chevet de quelque malade qui se refusait à
boire une drogue ou à laisser le médecin lui tailler ou brûler la
chair : celui-ci était impuissant à le persuader ; moi, sans avoir
besoin d'un autre art que l'art oratoire, je le persuadais !
La fraternité mise en avant du sophiste et du médecin
cache mal la suprématie de l'art de la persuasion sur la
technique médicale. La médecine, sans la rhétorique, serait,
aux yeux du sophiste, un art sans effet. L'efficacité de la
médecine sert donc de fondement provisoire à l'efficacité
analogue du discours ; mais, une fois admise la puissance
du λόγος , il apparaît que la médecine, sans la persuasion
rhétorique, est, en réalité, « impuissante ».
La stratégie de Socrate consiste alors à convenir, avec le
sophiste, de la distinction de l'âme et du corps et de
l'analogie des soins de l'âme et des soins du corps, à
reconnaître avec lui l'existence d'un art médical qui
s'applique aux soins du corps, à constater avec lui
l'insuffisance de cet art et la nécessité d'un complément à la
médecine qui serait à l'âme ce que la médecine est au corps.
Il ne restera alors qu'à montrer que la rhétorique
sophistique ne saurait prétendre à ce statut de médecine de
l'âme, car elle ne satisfait pas à la condition d'analogie avec
la médecine du corps.
6
. Traduction de Michel Narcy : Platon, Théétète, traduction inédite,
introduction et notes par M. Narcy, Paris, 1994.
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L'entreprise de réduction de la rhétorique sophistique
s'appuie donc sur un accord préalable relatif, d'abord, à la
distinction de l'âme et du corps, pour assigner à chacun sa
discipline respective. Or cette distinction, tout comme
l'assignation de la médecine au domaine du corps, est
toujours, chez Platon, posée sans véritable discussion,
comme si elle allait de soi, en l'absence de tout représentant
de l'art médical. Elle fait partie de ce terrain d'entente entre
le sophiste et le philosophe, comme le montre, dans le
Gorgias, en 464 a, ce glissement, opéré par Socrate et
accepté sans réticence par Gorgias, d'une distinction
nominale à une distinction réelle de l'âme et du corps, puis
à une distinction axiologique de leur perfection propre :
- Socrate : Il y a bien quelque chose, je pense, que tu
appelles corps et quelque chose que tu appelles âme ?
- Gorgias : Incontestablement, en effet !
- Socrate : Or, de chacune de ces deux choses, tu admets
qu 'il existe un état de santé ?
- Gorgias ; Ma foi, oui !
En délimitant ainsi le domaine des soins de l'âme, les
deux comparses occasionnels s'entendent pour exclure
toute autre discipline de ce champ, avant de le revendiquer
chacun pour son propre compte. C'est donc parce que la
sophistique, comme la philosophie, s'établit dans le
registre des soins de l'âme que Platon peut user de
l'analogie de l'âme et du corps comme d'un piège dans
lequel la médecine, réduite aux soins du corps, joue le rôle
de l'appât. Le sophiste comme le philosophe doit à la fois
reconnaître la technicité de la médecine et, parce qu'il la
réduit à une médecine du corps, son incomplétude, laquelle
lui permet de justifier son art.
La médecine est ainsi, par accord tacite et en l'absence
de tout médecin, amputée d'une partie de sa définition par
sa fin qui est la santé, celle du corps et de l'âme confondus.
A cette définition par la fin, qui octroierait à la médecine un
champ illimité et une compétence éthique, Platon substitue
une définition par l'objet qui limite la médecine au domaine
du corps. Toutefois, dans le Gorgias, ce principe de la
division des arts selon leur objet, rappelé en 464 b :
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L'arme du crime : la référence médicale chez Platon
7
« comme il y a deux objets, je dis qu'il y a deux arts » ,
n'est pas respecté pour la subdivision des arts du corps en
gymnastique et médecine et des arts politiques en
législation et justice. La subdivision opère sur la fin, en
distinguant l'entretien ou le rétablissement de la santé, mais
non sur l'objet, qui demeure, respectivement, le corps et
l'âme. Cette subdivision, en contradiction manifeste avec le
principe socratique, est nécessaire pour obtenir deux arts
politiques en face des deux flatteries, sophistique et
rhétorique, qui prétendent occuper leur place. Cette
inconséquence trahit, selon moi, un double affrontement
dans ce passage, dont l'un seulement est explicite : les
disciplines philosophiques de la législation et de la justice
ne sont pas seulement menacées par en bas, du fait de la
sophistique et de la rhétorique qui se glissent sous les arts
véritables pour occuper leur place. Elles sont tout autant
menacées horizontalement, par la médecine qui revendique
aussi bien le domaine des soins de l'âme que celui des
soins du corps. Or, tandis que Socrate affronte la
sophistique par la contestation de sa prétention, il combat la
revendication médicale par la dénégation. C'est pourquoi
Socrate doit définir les arts par leur objet et non par leur
fin, pour réduire la médecine au domaine des soins du
corps. S'il avait défini la médecine par la recherche de la
santé, il eût été contraint d'ouvrir ce second front, en
avouant un conflit de valeurs entre la santé érigée par la
médecine en valeur suprême et les buts transcendants que la
philosophie assigne à l'homme. Comme Platon le dit luimême dans les Lois, XI, 919 b : « On ne peut combattre
deux ennemis à la fois » !
Or, l'argument que Platon adresse à la sophistique est
qu'un art véritable ne saurait revendiquer un domaine déjà
occupé par une autre discipline. L'existence même de la
8
7
. Je traduis.
. Traduction empruntée à A. Diès : « La transposition
platonicienne », Annales de l'Institut supérieur de philosophie de
Louvain, II, 1913, pp. 267-308, maintenant dans Autour de Platon.
Essais de critique et d'histoire, Paris, 1926, 19722, p. 428.
8
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gymnastique et de la médecine suffit à disqualifier la
cosmétique et la cuisine, et, de même, l'existence de la
législation et de la justice suffit à disqualifier la sophistique
et la rhétorique. S'il est vrai que les sciences sont divisées
selon les réalités qu'elles prennent pour objet, alors seule la
flatterie peut apparaître comme un supplément à la science,
investissant frauduleusement son objet pour s'attacher aux
apparences plutôt qu'à la vérité et pour chercher le plaisir
plutôt que le bien ; mais les sciences véritables doivent
ignorer, entre elles, tout conflit de compétence.
L'opération de réduction de la médecine prend ainsi le
masque de la reconnaissance d'une technique rationnelle,
définie par son objet, et opposée à la cuisine (Gorgias,
500 e) :
La cuisine n'est point un art, mais un savoir-faire ; ce qui
n'est pas le cas de la médecine. L'une en effet, c'est la
médecine, a considéré la nature de l'objet auquel elle donne ses
soins et la cause qui détermine sa propre action ; elle est en état
de rendre raison de chacune de ses démarches. Quant à l'autre,
celle qui a le plaisir pour objet et lui donne exclusivement tous
ses soins, ma parole ! elle y va d'instinct, sans examiner du
tout, ni la nature du plaisir, ni sa cause.
En opposant ainsi médecine et cuisine, Platon se
contente de prendre le sophiste au piège de l'analogie
fondatrice des disciplines de l'âme : la rhétorique se révèle
l'analogue, non de la médecine, mais de la cuisine. Quant à
ce portrait de l'art médical, ce n'est que la description
idéale, mais fictive, d'une τεχνή conforme à la
philosophie platonicienne.
De ce modèle médical idéal, Platon a besoin, non
seulement pour disqualifier les prétendus arts sophistiques,
par comparaison, mais aussi pour établir, par analogie, les
disciplines philosophiques dans le champ désormais libéré,
à la fois par les rhéteurs et les médecins, des soins de
l'âme. Ainsi, Platon détourne, au profit de la philosophie,
la stratégie sophistique conférant au λόγος , par analogie,
les caractères du φαρμακον médical. Tout ce qui est
L'arme du crime : la référence médicale chez Platon
octroyé à la médecine dans le domaine des soins du corps
sera alors accordé au philosophe dans le gouvernement des
âmes.
Au médecin, Platon attribue d'abord, dans cette
perspective, l'autorité conférée par le savoir. Ce savoir le
rend capable d'exposer les raisons de ses décisions auprès
des malades aptes à les recevoir, comme le fait le médecin
évoqué dans les Lois, aux livres IV, 720 b et IX, 857 c. Ce
savoir légitime aussi le recours à la violence si l'on en croit
le Politique, en 293 a :
Un médecin [...], nous n'admettons pas qu'il soit moins
médecin parce qu 'il nous soigne avec notre agrément, ou contre
notre gré, en tranchant dans notre chair, en la brûlant, ou en
nous infligeant toute autre souffrance. [...] Aussi longtemps
que son art sera le principe de ses commandements [...], à
condition de n'avoir d'autre but que notre bien, [...] en cela
réside l'unique détermination distinctive de l'autorité médicale.
Cette autorité permet à la médecine de régir les autres
arts du corps auxquels, parce qu'ils ignorent ce qui est bon
et mauvais, il faut refuser toute autonomie. L'art de la
gymnastique et de la médecine doit ainsi, selon le Gorgias,
517 e :
Avoir autorité sur tous les arts [serviles] et utiliser l'ouvrage
de ceux-ci grâce au savoir qu 'il possède relativement à ce qui, en
fait d'aliments ou de boissons, est bon ou mauvais en vue d'une
excellente condition de notre corps, tandis que cela est ignoré
des autres.
Ce rôle directeur n'est accordé à la médecine du corps
que dans le dessein de le transposer vers la philosophie.
Cette transposition est accomplie dans le Protagoras qui
met en place, en 313 d, une analogie qui conduit à la
définition de la « médecine de l'âme » :
[Les marchands] ne savent pas personnellement, dans les
marchandises qu'ils colportent, ce qu'il y a de bon et de
mauvais à l'égard du corps, et ils font l'éloge de ce qu'ils
vendent ; ni ne le savent ceux qui leur achètent, à moins qu'il
ne s'en trouve un qui soit maître de gymnastique ou médecin !
Or il en est de même aussi pour ceux qui colportent les
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Noesis n°2
Laurent Ayache
connaissances de cités en cités [...] ils font l'éloge de tout ce
qu'ils vendent, quoiqu'il y en ait parmi eux, c'est fort possible,
qui ignorent [...] ce qu'il y a, dans ce qu'ils vendent, de bon ou
de mauvais à l'égard de l'âme ; et de même chez ceux qui leur
achètent, à moins qu 'il ne s'en trouve un qui, cette fois, soit
un médecin pour ce qui a trait à l'âme (περι την ψυχην
ιατρικόs ).
La philosophie est ici instituée comme complément
régulateur du commerce sophistique des savoirs et des
savoir-faire par analogie avec la régulation médicale du
commerce des marchandises destinées au corps. Le modèle
médical permet donc de contester l'autonomie de
l'enseignement sophistique, et de lui imposer une tutelle
philosophique.
Cependant, si l'analogie du corps et de l'âme semble
d'abord répartir les compétences, en attribuant au médecin
la direction des affaires du corps tandis que la philosophie
s'occuperait de celles de l'âme, dans un dernier
mouvement, il apparaît que la philosophie n'est pas
seulement la médecine de l'âme, mais que, du fait de la
supériorité ontologique de l'âme sur le corps, la médecine
de l'âme est, par là même, la médecine de la médecine du
corps.
Suivant les traces du sophiste, Platon passe donc de
l'analogie à la suprématie de la discipline de l'âme par
rapport à celle du corps. Mais si le sophiste prenait
l'ascendant sur le médecin en révélant que la médecine
seule est sans effet, le philosophe, quant à lui, arguera de
ce que la médecine est, en elle-même, un art dénué de
règle. Platon condamne donc le projet médical en
condamnant l'érection de la santé et de la vie en valeurs
absolues. En République III, 408 b, il critique ainsi
sévèrement l'Asclépios de Pindare qui « se laissa
persuader, pour de l'argent, de guérir un homme riche,
alors que celui-ci était déjà en train de mourir »,
témoignant ainsi d'une avarice indigne d'un fils d'Apollon
qui devrait savoir que les biens les plus précieux ne sont
9
9
. Cf. Pindare, Pythiques, III, 3.
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Noesis n°2
L'arme du crime : la référence médicale chez Platon
pas de cette vie. Seule la médecine de l'âme peut juger de la
valeur, dans chaque cas, de la recherche de la santé. Les
médecins du corps savent, certes, soigner, mais quant à
savoir si « pour tel ou tel la bonne santé est plus à craindre
que la maladie », de cela, les médecins n'ont pas
connaissance, comme le suggère le Lachès, en 195 c.
C'est donc une hiérarchie plutôt qu'une division des tâches
qui s'ensuit du parallèle des soins du corps et de l'âme telle
qu'il est mis en place dans le Gorgias. La gymnastique et la
médecine gouvernent le corps comme la législation et la
justice régissent l'âme, mais de surcroît les disciplines de
l'âme et l'âme elle-même doivent régir les disciplines du
corps et le corps lui-même. Ainsi les deux rapports dont
l'analogie établit l'identité constituent respectivement le
numérateur et le dénominateur d'un rapport à nouveau
identique.
La référence à la médecine est donc double chez Platon.
Lorsque Platon envisage la médecine pour elle-même, il
condamne les valeurs de la vie et de la santé qu'elle
promeut et qu'elle sert. Lorsqu'il utilise la référence
médicale pour contester sophistique et rhétorique, il semble
approuver la technicité de la médecine qu'il oppose à la
vacuité des faux arts ; mais, ce faisant, il dénie à la
médecine toute prétention éthique pour la réduire à une
simple technique des soins du corps. Cette réduction
s'appuie notamment sur l'insertion de la médecine au sein
d'une énumération de techniques. Ainsi, dans le
Protagoras, la référence à Hippocrate est immédiatement
suivie de l'évocation de Polyclète et de Phidias, de sorte
que le texte platonicien enseigne de façon implicite que la
pratique de la médecine et l'art du sculpteur relèvent du
même registre. De façon semblable, dans le Politique, les
arts du pilote et du médecin s'enchevêtrent sur plusieurs
pages. En mêlant ainsi navigation et médecine, Platon
réduit les conseils de prudence en vue du bien-vivre
produits par la médecine aux directives techniques
énoncées par le pilote pour atteindre le port. La dénégation
de la sagesse médicale accompagne donc la reconnaissance
de la technique des soins du corps, et la juxtaposition de
101
Noesis n°2
Laurent Ayache
l'art médical au sein des énumérations de techniques
contribue à cette dénégation. C'est pourquoi, alors que
seule parmi les arts, la référence à la médecine peut non
seulement disqualifier l'art rhétorique tel que le conçoivent
les sophistes, mais aussi, par analogie, instituer les
disciplines philosophiques conçues comme médecine de
l'âme, Platon mêle constamment d'autres arts à l'art
médical.
Cette brève étude dévoile une parenté surprenante, chez
Platon, entre les sophistes et Socrate. Comme le
philosophe, le sophiste réduit la médecine à une technique
des soins du corps ; comme lui, il établit sa discipline par
une analogie entre les soins du corps et les soins de l'âme ;
comme lui, il considère que la médecine seule est
incomplète, bien qu'il n'invoque pas les mêmes raisons (la
médecine seule étant sans effet pour le sophiste, sans règle
pour le philosophe), et comme lui, il prétend à une
complémentarité de son action sur l'âme et de l'action du
médecin sur le corps. Sophistes et philosophes ont ainsi
contribué à l'incompréhension du sens médical de la santé,
la ύγίεια : le bien-vivre, celui du corps et de l'âme
confondus, que le traité hippocratique Des affections érige
comme « le premier de tous les biens ». Ils ont, chacun à
sa manière, préféré la médication par le logos à celle par les
plantes, dans la quête d'un accomplissement de la vie
humaine. A l'égard de la médecine, sophiste et philosophe
se ressemblent donc comme chien et loup. Leurs
chamailleries fraternelles ont voilé une opposition plus
fondamentale de deux attitudes face à la vie, la souffrance
et la mort : d'un côté, le soulagement par la parole qui fait
effet ou qui fait sens, de l'autre, l'administration des
drogues et l'application des baumes qui prolongent la vie et
lui rendent sa plénitude. En usant de cette commune
dénégation de la sagesse médicale comme d'un piège pour
disqualifier la sophistique, Platon a, du même coup, avec
les sophistes, quelque peu tué les médecins.
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Noesis n°2
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