INTRODUCTION 1- Sur l`essence du christianisme Le christianisme

INTRODUCTION
1- Sur l’essence du christianisme
Le christianisme n’est pas une philosophie, mais il peut apporter à celle-ci une
contribution importante. Non pas en lui fournissant quelques certitudes sur Dieu,
la mort, l’histoire, la morale, mais en lui faisant l'obligation d’aller vers les autres
et vers le vrai. Les autres et le vrai, en réalité, sont sur le même chemin, car quand
il s’agit de l’humain, approcher les autres revient à les aimer et aimer les autres
est nécessaire pour les comprendre. Ainsi, il faut aller vers le vrai et vers les
autres, non pour les trouver et les posséder, mais pour les aimer et se délivrer de
soi. En cela même, peut-être, consiste le salut promis au chrétien, ou l'entrée dans
le Royaume des cieux. En somme, se mettre en route, se faire pèlerin, s'exposer
au danger, refuser d'être l'homme d'un lieu, d'une profession, d'une idée, voire
d'un idéal, consentir à cette dépossession de soi qu'il y a dans toute quête sincère
de vérité, comme dans toute forme d’amour authentique, tout cela peut être utile
au philosophe.
Le christianisme, en mettant le mouvement au cœur de l'existence, y met aussi
l’aventure. Il n'est plus question de chercher sa place dans le monde et de
l'occuper, de remplir son rôle dans un beau cosmos harmonieux. Le chrétien est
parfaitement à l'aise dans la mythologie du bigbang, qui suppose et reflète l'idée
juive de la création et d’une histoire linéaire où tout change constamment et rien
ne se reproduit jamais exactement. Le monde n'est pas un absolu, il est le relatif
par excellence. L'absolu est au-delà et nous n’avons de chance de l'approcher, lui,
que si nous acceptons de nous mettre en mouvement vers les autres et vers le
vrai, pour échapper à la nature d’où nous sommes sortis et qui voudrait nous
garder dans son sein.
Se lançant vers les autres, se mettant sur la route du vrai, c'est-à-dire de la
compréhension des êtres, le christianisme invite à une certaine forme de
philosophie, celle qui effectue un dévoilement de l'être de l'homme. Mais cela
conduit à explorer aussi le monde, à courir l'aventure, non évidemment, comme
c'est le cas trop souvent, pour s'exciter, se divertir, se nourrir de sensations et
oublier que nous sommes voués à la mort, mais pour apprendre à aimer l'autre
comme soi-même et chercher à faire advenir le Royaume. Comment comprendre
alors que si peu de philosophes osent encore se dire chrétiens ? Par préju
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moderniste ? Par haine d’une Église qui semble attachée au passé et qui ne
présente pas toujours l'image d'hommes et de femmes suffisamment libérés,
sages et sereins ? Il faut dire que l'imitation du Christ ou la vie « à la suite du
Christ » n'est pas une petite affaire. Le mal est partout, en moi-même d'abord, qui
dois me fuir pour pouvoir le fuir. En l'autre aussi, vers lequel je me dirige et que je
dois aimer malgré ce mal. L'aimer de façon à le renforcer contre ce mal, qui le
menace et le travaille, quand il ne le domine pas tout à fait.
Le chrétien doit se comporter en libéré, sauvé, mais se garder de rayonner et de
se mettre au-dessus des autres, dans une petite élite, à l'avant-garde. Il lui est
même demandé explicitement de « servir » les autres, ou de descendre, de
s'humilier et de compatir, de souffrir avec les autres. Heureusement, la souffrance
ne va pas sans gain de connaissance. Les Grecs l’avaient découvert, longtemps
avant les chrétiens, qui disaient : « Il faut souffrir pour comprendre. » C'est même
le grand enseignement de leur tragédie. On pourrait dire, comme eux, que si les
dieux rendent aveugle celui qu'ils veulent perdre, d’un point de vue juif ou
chrétien, ils font souffrir celui qu'ils veulent sauver. Mais il faut corriger cette
formule et dire plutôt que le Dieu unique et transcendant laisse s'aveugler lui-
même celui qui veut se perdre, et il fait souffrir, comme Job, celui qu'il veut
amener à Lui. Donc gare à vous riches et aux puissants ! Non pas que la richesse et
la puissance en elles-mêmes soient mauvaises, mais avec elles l'homme a souvent
le moyen d'éviter la souffrance et de perdre son temps et ses forces dans le
divertissement et la futilité.
Cet enseignement sur la souffrance n'est plus reçu de nos jours et le Christ n'est
plus guère proposé à notre imitation. On est prêt à reconnaitre sa divinité
justement parce qu'ainsi il n'est plus un modèle, mais seulement un grand
personnage qui nous domine et nous montre la voie de l'amour. Or, cette voie
pour nous, assez généralement, va vers le bonheur et l’épanouissement. Pourtant
l'amour chrétien n'est pas cet amour-là (érotique), qui se mesure à l'intensité de
vie qu'il procure, mais un autre (agapique), qui est dépassement de soi, oubli de
soi, compassion active et généreuse avec les autres. Dans ce cas, ce n'est pas la vie
qui le mesure, c'est lui qui mesure la vie. C'est lui l'absolu, non la vie.
Notre époque est déchristianisée dans l'exacte mesure où elle ne comprend plus
ce mystère de l'amour qui ne conduit pas directement au bonheur, mais au
malheur, pas au plaisir, mais à la souffrance, pas à la victoire, mais à la défaite, et
qui pourtant garde le croyant dans la joie et dans une certaine qualité de vie qui
rendent le malheur, la souffrance, la défaite secondaires. Malheur, souffrance,
défaite, qui sont d’ailleurs ambigus, car non définitifs. La vie chrétienne est une
marche aventureuse, et chacun sait que la mort elle-même a été vaincue. Le mal
n'a jamais le dernier mot et le malheur n'est jamais entier, total. Sinon, la foi ne
signifierait plus rien. Ce qui est sûr, c'est que cette foi n'évite pas au chrétien
l'épreuve, la rencontre du mal, qu'il lui faut assumer afin de pouvoir le consumer,
selon une belle formule de Jean-François Bouthors.
Le penseur chrétien est-il tellement différent des autres penseurs ? Non, mais il lui
est demandé de vivre plus intensément. C'est une terrible parole qui résonne dans
l’Apocalypse : « Je vomirai les tièdes ! » Même si la vie présente, pour un chrétien,
n'est pas un absolu, cela ne signifie pas qu'il lui faille se retenir de la vivre à fond.
Au contraire ! C'est une occasion d'autant plus précieuse qu'elle est unique et
qu’elle ouvre sur une autre qui dépendra de celle-ci. Celui qui se retient de se
lancer sera puni cruellement, comme cet homme de la parabole qui a reçu un
« talent » et qui ne l'a pas fait fructifier en se risquant de l'investir dans une
entreprise quelconque.
Ainsi l'amour a une priorité sur la vie, mais la vie en a une sur la pensée, ce qui
nous éloigne d'un certain idéalisme. D'où un « réalisme » chrétien plus proche
d'Aristote que de Platon. Le monde est pour lui opaque ; il n'est pas qu'un rideau
d'apparences, comme les philosophies hindoues nous enseignent à le considérer,
afin de pouvoir mieux nous en détourner. Le chrétien ne peut pas se détourner du
monde, comme il ne peut pas s'arrêter en chemin, sur le chemin de l'autre et du
vrai, ou encore sur le chemin du Royaume. Pour le penseur, cela signifie qu'il ne
doit jamais se satisfaire d'une théorie quelconque. Sa tâche n'est pas de fabriquer
un système dans lequel son esprit pourra ensuite habiter en toute tranquillité ;
elle est de dévoiler l'être de l'homme et du monde les deux tâches ne peuvent
se dissocier , de faire de la vérité, au sens où l'on dit « faire de la lumière », ce
qui est un service à rendre aux autres. De cela le penseur ne doit pas
s'enorgueillir. D'abord, parce que c'est par le moyen des autres, et en établissant
des rapports vrais avec eux, qu'il devient capable de dire la vérité ou de faire
naitre de la lumière. Ensuite, parce que cette tâche est ardue. Elle ne peut pas
être accomplie sans erreurs, sans faussetés, sans tâtonnements, sans méprises. Il
n'est pas plus facile de dire le vrai que de faire le bien. La bonne volonté ne suffit
pas, il arrive même qu'elle nuise. Il y faut une grâce, une « divine » inspiration qui
ne se commande pas, mais se mérite.
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Aussi y a-t-il une distinction à faire entre un penseur et un philosophe. Le premier
peut plus facilement être chrétien, car il se soucie moins de totalité et de
cohérence que de justesse. Le penseur est proche du l’écrivain, dont il ne faudrait
pas limiter l’activité au roman et au théâtre, ou à des œuvres qui ont une
dimension imaginaire. La littérature n'est pas le domaine réservé de ceux qui
« créent » ou inventent des personnages et des histoires. Elle s'étend à tous ceux
qui écrivent pour répondre à un besoin de dire, de faire naitre du vrai ou d'éclairer
ce qui est, tant en eux-mêmes qu'au-dehors. Cela ouvre un immense domaine,
entrent toute l'histoire et toutes les sciences humaines. Mais aussi les essais, qui
poursuivent, prolongent les romans et rejoignent la philosophie. Par ailleurs, la
critique littéraire appartient elle aussi à la littérature : avoir à dire sur les œuvres
littéraires implique qu'on se sente concerné par elles, qu'on les accueille, qu'elles
nous inspirent. Ce dialogue sur les œuvres, avec les œuvres, les relance, les fait
vivre, leur permet d'atteindre vraiment leur destination. La littérature commence
avec le besoin de dire, d'utiliser le langage pour faire la lumière sur soi et sur le
monde. Il n'y aura donc pas de frontière entre la philosophie et la littérature.
Le thème de la lumière est ici de première importance, puisque le chrétien est
un « enfant de lumière ». Voici une expression curieuse si on oublie que Dieu lui-
même est Lumière, ou mieux la lumière de la lumière. « Que la lumière soit et la
lumière fut » : c'est le premier jour de la création, l’apparition du ciel et de la terre
dans cette espèce de chaos obscur où l'esprit de Dieu se contentait de planer sur
les eaux. Mais c'est aussi la première parole de Dieu rapportée par la Bible, parole
qui ouvre l'histoire du monde. Ensuite, allons au dernier Évangile, celui de Jean, le
plus important des quatre : « Au commencement était le verbe, et le verbe était
avec Dieu, et le verbe était Dieu. »
La lumière et la parole ont donc des rapports étroits. Les hommes, enfants de
Dieu, sont appelés à vivre dans la lumière évidemment il s'agit de celle que
procure la parole, celle qui révèle au grand jour ce qui se cache dans nos
profondeurs. La parole qui dit la vérité apporte de la lumière, elle fait voir,
comprendre. Elle illumine l'esprit. Le vrai penseur est celui qui cultive tant la
parole que la lumière. Il doit vivre au grand jour, c'est-à-dire de telle sorte que
tout ce qu'il fait puisse être dit, montré à tous. Il y a là une exigence morale
typiquement chrétienne. Dans un passage de Matthieu (repris par Luc), le Christ
affirme que tout ce qu'on veut cacher un jour « sera crié sur les toits ». Attention
donc, ne vous cachez rien, dites-vous tout ce que vous faites et dites-le aussi aux
autres. C'est dans cette optique qu'il faut comprendre la confession des péchés
qui, quand elle a commencé à tomber en désuétude, à la fin du siècle passé, a été
récupérée par la psychanalyse et la psychologie. On ne peut vivre sans parler, et
on ne peut bien vivre sans tout se dire.
Ainsi le christianisme n'est pas seulement l'exigence d'aimer, de pardonner, de
compatir. C'est aussi l'exigence de parler, de faire descendre la lumière dans les
profondeurs de l'âme et de la répandre sur le monde. C'est l'exigence de lire
l'Écriture et tous les livres qui l'expliquent, la commentent, au nombre desquels se
trouvent ceux de la philosophie et de la littérature, lorsque leur but est vraiment
de faire de la lumière, et non pas de mettre en vedette leur auteur ou telle ou
telle idéologie. C’est est une grande idée de Justin, père de l'Église et premier
philosophe chrétien, que la révélation de Dieu se fait aussi partout où il y a vérité,
où la vérité est atteinte, exposée, révélée. Ainsi, tout philosophe, tout penseur,
tout écrivain qui se voue à manifester la vérité des êtres est aussi un « être de
lumière » à sa façon ; et donc il est en quelque sorte un chrétien. Par ailleurs, ce
n'est pas facile de cultiver la vérité, et il arrive que les plus hautes vérités ne soient
pas révélées aux grands esprits, aux savants et aux sages, mais aux humbles, aux
pauvres, aux petits. Cela aussi est dans l'Évangile. Tout homme ne comprend pas
toutes les vérités, mais les plus hautes peuvent l'être par les plus humbles des
hommes, comme en témoigne l'histoire de l'Église, où se côtoient dans les
premiers rangs les « petits » et les très grands esprits.
Le christianisme et avant lui le judaïsme cultive la parole, l'écriture, le livre.
Certes, la philosophie païenne le faisait aussi. Mais cette philosophie aurait-elle
produit tous les fruits qu'elle a produits (et je pense ici aux sciences et à la
littérature), si elle n'avait été prolongée et renforcée par la théologie chrétienne
avec son exigence de vérité, de lumière, de parole proférée, annoncée, criée sur
les toits ? L'essentiel est certes la qualité du cœur, ou le taux d'amour que chacun
parvient à instiller dans ses actes. Cependant le chrétien est aussi et
essentiellement un disciple et un imitateur du Christ. Or qu'a fait ce dernier ? Il a
travaillé d'abord, il a étudié ensuite et il a enseigné enfin. Puis avant de
disparaitre, il a demandé à ses disciples d'aller « enseigner » toutes les nations !
Faut-il comprendre ce commandement comme s'adressant uniquement à une
catégorie de chrétiens, ceux qui lâchent tout pour se vouer au Royaume,
autrement dit les religieux et les prêtres ? Ce serait comprendre le christianisme
sur le modèle d'avant Vatican II, alors que la pensée et la pratique de l'Église
étaient marquées par un cléricalisme élitiste. On avait alors une Église à deux
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