INTRODUCTION 1- Sur l`essence du christianisme Le christianisme

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INTRODUCTION
1- Sur l’essence du christianisme
Le christianisme n’est pas une philosophie, mais il peut apporter à celle-ci une
contribution importante. Non pas en lui fournissant quelques certitudes sur Dieu,
la mort, l’histoire, la morale, mais en lui faisant l'obligation d’aller vers les autres
et vers le vrai. Les autres et le vrai, en réalité, sont sur le même chemin, car quand
il s’agit de l’humain, approcher les autres revient à les aimer et aimer les autres
est nécessaire pour les comprendre. Ainsi, il faut aller vers le vrai et vers les
autres, non pour les trouver et les posséder, mais pour les aimer et se délivrer de
soi. En cela même, peut-être, consiste le salut promis au chrétien, ou l'entrée dans
le Royaume des cieux. En somme, se mettre en route, se faire pèlerin, s'exposer
au danger, refuser d'être l'homme d'un lieu, d'une profession, d'une idée, voire
d'un idéal, consentir à cette dépossession de soi qu'il y a dans toute quête sincère
de vérité, comme dans toute forme d’amour authentique, tout cela peut être utile
au philosophe.
Le christianisme, en mettant le mouvement au cœur de l'existence, y met aussi
l’aventure. Il n'est plus question de chercher sa place dans le monde et de
l'occuper, de remplir son rôle dans un beau cosmos harmonieux. Le chrétien est
parfaitement à l'aise dans la mythologie du bigbang, qui suppose et reflète l'idée
juive de la création et d’une histoire linéaire où tout change constamment et rien
ne se reproduit jamais exactement. Le monde n'est pas un absolu, il est le relatif
par excellence. L'absolu est au-delà et nous n’avons de chance de l'approcher, lui,
que si nous acceptons de nous mettre en mouvement vers les autres et vers le
vrai, pour échapper à la nature d’où nous sommes sortis et qui voudrait nous
garder dans son sein.
Se lançant vers les autres, se mettant sur la route du vrai, c'est-à-dire de la
compréhension des êtres, le christianisme invite à une certaine forme de
philosophie, celle qui effectue un dévoilement de l'être de l'homme. Mais cela
conduit à explorer aussi le monde, à courir l'aventure, non évidemment, comme
c'est le cas trop souvent, pour s'exciter, se divertir, se nourrir de sensations et
oublier que nous sommes voués à la mort, mais pour apprendre à aimer l'autre
comme soi-même et chercher à faire advenir le Royaume. Comment comprendre
alors que si peu de philosophes osent encore se dire chrétiens ? Par préjugé
moderniste ? Par haine d’une Église qui semble attachée au passé et qui ne
présente pas toujours l'image d'hommes et de femmes suffisamment libérés,
sages et sereins ? Il faut dire que l'imitation du Christ ou la vie « à la suite du
Christ » n'est pas une petite affaire. Le mal est partout, en moi-même d'abord, qui
dois me fuir pour pouvoir le fuir. En l'autre aussi, vers lequel je me dirige et que je
dois aimer malgré ce mal. L'aimer de façon à le renforcer contre ce mal, qui le
menace et le travaille, quand il ne le domine pas tout à fait.
Le chrétien doit se comporter en libéré, sauvé, mais se garder de rayonner et de
se mettre au-dessus des autres, dans une petite élite, à l'avant-garde. Il lui est
même demandé explicitement de « servir » les autres, ou de descendre, de
s'humilier et de compatir, de souffrir avec les autres. Heureusement, la souffrance
ne va pas sans gain de connaissance. Les Grecs l’avaient découvert, longtemps
avant les chrétiens, qui disaient : « Il faut souffrir pour comprendre. » C'est même
le grand enseignement de leur tragédie. On pourrait dire, comme eux, que si les
dieux rendent aveugle celui qu'ils veulent perdre, d’un point de vue juif ou
chrétien, ils font souffrir celui qu'ils veulent sauver. Mais il faut corriger cette
formule et dire plutôt que le Dieu unique et transcendant laisse s'aveugler luimême celui qui veut se perdre, et il fait souffrir, comme Job, celui qu'il veut
amener à Lui. Donc gare à vous riches et aux puissants ! Non pas que la richesse et
la puissance en elles-mêmes soient mauvaises, mais avec elles l'homme a souvent
le moyen d'éviter la souffrance et de perdre son temps et ses forces dans le
divertissement et la futilité.
Cet enseignement sur la souffrance n'est plus reçu de nos jours et le Christ n'est
plus guère proposé à notre imitation. On est prêt à reconnaitre sa divinité
justement parce qu'ainsi il n'est plus un modèle, mais seulement un grand
personnage qui nous domine et nous montre la voie de l'amour. Or, cette voie
pour nous, assez généralement, va vers le bonheur et l’épanouissement. Pourtant
l'amour chrétien n'est pas cet amour-là (érotique), qui se mesure à l'intensité de
vie qu'il procure, mais un autre (agapique), qui est dépassement de soi, oubli de
soi, compassion active et généreuse avec les autres. Dans ce cas, ce n'est pas la vie
qui le mesure, c'est lui qui mesure la vie. C'est lui l'absolu, non la vie.
Notre époque est déchristianisée dans l'exacte mesure où elle ne comprend plus
ce mystère de l'amour qui ne conduit pas directement au bonheur, mais au
malheur, pas au plaisir, mais à la souffrance, pas à la victoire, mais à la défaite, et
qui pourtant garde le croyant dans la joie et dans une certaine qualité de vie qui
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rendent le malheur, la souffrance, la défaite secondaires. Malheur, souffrance,
défaite, qui sont d’ailleurs ambigus, car non définitifs. La vie chrétienne est une
marche aventureuse, et chacun sait que la mort elle-même a été vaincue. Le mal
n'a jamais le dernier mot et le malheur n'est jamais entier, total. Sinon, la foi ne
signifierait plus rien. Ce qui est sûr, c'est que cette foi n'évite pas au chrétien
l'épreuve, la rencontre du mal, qu'il lui faut assumer afin de pouvoir le consumer,
selon une belle formule de Jean-François Bouthors.
Le penseur chrétien est-il tellement différent des autres penseurs ? Non, mais il lui
est demandé de vivre plus intensément. C'est une terrible parole qui résonne dans
l’Apocalypse : « Je vomirai les tièdes ! » Même si la vie présente, pour un chrétien,
n'est pas un absolu, cela ne signifie pas qu'il lui faille se retenir de la vivre à fond.
Au contraire ! C'est une occasion d'autant plus précieuse qu'elle est unique et
qu’elle ouvre sur une autre qui dépendra de celle-ci. Celui qui se retient de se
lancer sera puni cruellement, comme cet homme de la parabole qui a reçu un
« talent » et qui ne l'a pas fait fructifier en se risquant de l'investir dans une
entreprise quelconque.
Ainsi l'amour a une priorité sur la vie, mais la vie en a une sur la pensée, ce qui
nous éloigne d'un certain idéalisme. D'où un « réalisme » chrétien plus proche
d'Aristote que de Platon. Le monde est pour lui opaque ; il n'est pas qu'un rideau
d'apparences, comme les philosophies hindoues nous enseignent à le considérer,
afin de pouvoir mieux nous en détourner. Le chrétien ne peut pas se détourner du
monde, comme il ne peut pas s'arrêter en chemin, sur le chemin de l'autre et du
vrai, ou encore sur le chemin du Royaume. Pour le penseur, cela signifie qu'il ne
doit jamais se satisfaire d'une théorie quelconque. Sa tâche n'est pas de fabriquer
un système dans lequel son esprit pourra ensuite habiter en toute tranquillité ;
elle est de dévoiler l'être de l'homme et du monde – les deux tâches ne peuvent
se dissocier –, de faire de la vérité, au sens où l'on dit « faire de la lumière », ce
qui est un service à rendre aux autres. De cela le penseur ne doit pas
s'enorgueillir. D'abord, parce que c'est par le moyen des autres, et en établissant
des rapports vrais avec eux, qu'il devient capable de dire la vérité ou de faire
naitre de la lumière. Ensuite, parce que cette tâche est ardue. Elle ne peut pas
être accomplie sans erreurs, sans faussetés, sans tâtonnements, sans méprises. Il
n'est pas plus facile de dire le vrai que de faire le bien. La bonne volonté ne suffit
pas, il arrive même qu'elle nuise. Il y faut une grâce, une « divine » inspiration qui
ne se commande pas, mais se mérite.
Aussi y a-t-il une distinction à faire entre un penseur et un philosophe. Le premier
peut plus facilement être chrétien, car il se soucie moins de totalité et de
cohérence que de justesse. Le penseur est proche du l’écrivain, dont il ne faudrait
pas limiter l’activité au roman et au théâtre, ou à des œuvres qui ont une
dimension imaginaire. La littérature n'est pas le domaine réservé de ceux qui
« créent » ou inventent des personnages et des histoires. Elle s'étend à tous ceux
qui écrivent pour répondre à un besoin de dire, de faire naitre du vrai ou d'éclairer
ce qui est, tant en eux-mêmes qu'au-dehors. Cela ouvre un immense domaine, où
entrent toute l'histoire et toutes les sciences humaines. Mais aussi les essais, qui
poursuivent, prolongent les romans et rejoignent la philosophie. Par ailleurs, la
critique littéraire appartient elle aussi à la littérature : avoir à dire sur les œuvres
littéraires implique qu'on se sente concerné par elles, qu'on les accueille, qu'elles
nous inspirent. Ce dialogue sur les œuvres, avec les œuvres, les relance, les fait
vivre, leur permet d'atteindre vraiment leur destination. La littérature commence
avec le besoin de dire, d'utiliser le langage pour faire la lumière sur soi et sur le
monde. Il n'y aura donc pas de frontière entre la philosophie et la littérature.
Le thème de la lumière est ici de première importance, puisque le chrétien est
un « enfant de lumière ». Voici une expression curieuse si on oublie que Dieu luimême est Lumière, ou mieux la lumière de la lumière. « Que la lumière soit et la
lumière fut » : c'est le premier jour de la création, l’apparition du ciel et de la terre
dans cette espèce de chaos obscur où l'esprit de Dieu se contentait de planer sur
les eaux. Mais c'est aussi la première parole de Dieu rapportée par la Bible, parole
qui ouvre l'histoire du monde. Ensuite, allons au dernier Évangile, celui de Jean, le
plus important des quatre : « Au commencement était le verbe, et le verbe était
avec Dieu, et le verbe était Dieu. »
La lumière et la parole ont donc des rapports étroits. Les hommes, enfants de
Dieu, sont appelés à vivre dans la lumière – évidemment il s'agit de celle que
procure la parole, celle qui révèle au grand jour ce qui se cache dans nos
profondeurs. La parole qui dit la vérité apporte de la lumière, elle fait voir,
comprendre. Elle illumine l'esprit. Le vrai penseur est celui qui cultive tant la
parole que la lumière. Il doit vivre au grand jour, c'est-à-dire de telle sorte que
tout ce qu'il fait puisse être dit, montré à tous. Il y a là une exigence morale
typiquement chrétienne. Dans un passage de Matthieu (repris par Luc), le Christ
affirme que tout ce qu'on veut cacher un jour « sera crié sur les toits ». Attention
donc, ne vous cachez rien, dites-vous tout ce que vous faites et dites-le aussi aux
autres. C'est dans cette optique qu'il faut comprendre la confession des péchés
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qui, quand elle a commencé à tomber en désuétude, à la fin du siècle passé, a été
récupérée par la psychanalyse et la psychologie. On ne peut vivre sans parler, et
on ne peut bien vivre sans tout se dire.
Ainsi le christianisme n'est pas seulement l'exigence d'aimer, de pardonner, de
compatir. C'est aussi l'exigence de parler, de faire descendre la lumière dans les
profondeurs de l'âme et de la répandre sur le monde. C'est l'exigence de lire
l'Écriture et tous les livres qui l'expliquent, la commentent, au nombre desquels se
trouvent ceux de la philosophie et de la littérature, lorsque leur but est vraiment
de faire de la lumière, et non pas de mettre en vedette leur auteur ou telle ou
telle idéologie. C’est est une grande idée de Justin, père de l'Église et premier
philosophe chrétien, que la révélation de Dieu se fait aussi partout où il y a vérité,
où la vérité est atteinte, exposée, révélée. Ainsi, tout philosophe, tout penseur,
tout écrivain qui se voue à manifester la vérité des êtres est aussi un « être de
lumière » à sa façon ; et donc il est en quelque sorte un chrétien. Par ailleurs, ce
n'est pas facile de cultiver la vérité, et il arrive que les plus hautes vérités ne soient
pas révélées aux grands esprits, aux savants et aux sages, mais aux humbles, aux
pauvres, aux petits. Cela aussi est dans l'Évangile. Tout homme ne comprend pas
toutes les vérités, mais les plus hautes peuvent l'être par les plus humbles des
hommes, comme en témoigne l'histoire de l'Église, où se côtoient dans les
premiers rangs les « petits » et les très grands esprits.
Le christianisme – et avant lui le judaïsme – cultive la parole, l'écriture, le livre.
Certes, la philosophie païenne le faisait aussi. Mais cette philosophie aurait-elle
produit tous les fruits qu'elle a produits (et je pense ici aux sciences et à la
littérature), si elle n'avait été prolongée et renforcée par la théologie chrétienne
avec son exigence de vérité, de lumière, de parole proférée, annoncée, criée sur
les toits ? L'essentiel est certes la qualité du cœur, ou le taux d'amour que chacun
parvient à instiller dans ses actes. Cependant le chrétien est aussi – et
essentiellement – un disciple et un imitateur du Christ. Or qu'a fait ce dernier ? Il a
travaillé d'abord, il a étudié ensuite et il a enseigné enfin. Puis avant de
disparaitre, il a demandé à ses disciples d'aller « enseigner » toutes les nations !
Faut-il comprendre ce commandement comme s'adressant uniquement à une
catégorie de chrétiens, ceux qui lâchent tout pour se vouer au Royaume,
autrement dit les religieux et les prêtres ? Ce serait comprendre le christianisme
sur le modèle d'avant Vatican II, alors que la pensée et la pratique de l'Église
étaient marquées par un cléricalisme élitiste. On avait alors une Église à deux
niveaux, avec deux catégories de chrétiens : ceux d'en haut, qui enseignaient,
parlaient, et ceux d'en bas qui écoutaient et obéissaient. On les nommait
« ouailles », du verbe ouïr. Ce modèle-là, qui a été puissant au Québec, est
périmé. Il s’imposait dans des sociétés ou l’analphabétisme était massif. Tous les
chrétiens sont maintenant majoritairement scolarisés et on met en évidence
l’égalité résultant de leur baptême et de leur confirmation. C'est donc à eux tous
que s'adresse le commandement d'enseigner les nations. Certes, tous ne sont pas
également habiles à parler, mais cela ne les décharge pas de leurs responsabilités.
Ils n'ont qu'à imiter Moïse qui, lui non plus, n'était pas habile à parler. Comme il
cherchait à en tirer prétexte pour se soustraire à sa vocation, Dieu lui dit : Ce n'est
pas une bonne raison, fais-toi aider par ton frère Aaron !
Si tous les chrétiens ont la tâche d'enseigner les « païens », ils doivent s'exercer
aux langues et à la parole, et ils doivent aussi s'intéresser aux « gens du monde »,
à ces innombrables nations qui peuplent la terre. Un chrétien ne peut pas vivre
replié sur lui-même, sans curiosité. Il faut qu'il connaisse au moins sa religion en
profondeur, ce qui l'oblige à des lectures longues et patientes. Passer à travers la
Bible est l'affaire d'un an au minimum à raison de plusieurs heures par semaine. Et
cela ne suffit pas : il faut aussi lire les commentateurs et les théologiens, l’histoire
de l’Église, les écrits des Pères, les biographies des saints. Il faut aussi se tenir au
courant de ce qui se fait et se dit dans l'Église d'aujourd'hui. Or, même dans ce
domaine restreint, les publications sont innombrables et loin d'être toutes
moribondes.
Le grand malheur actuellement, c'est l'absence de culture religieuse. L'ignorance
profonde des « croyants » qui ont réduit la foi à l’affirmation que Dieu existe et
qu'il nous a demandé de nous aimer les uns les autres. Pourtant, à les regarder,
ces « croyants » ne vivent pas différemment de ceux qui se disent ouvertement
athées. Les chrétiens actuels ne peuvent plus se permettre d'être ignorants de
leur foi, de son origine dans le judaïsme, de son histoire de quatre millénaires.
On fait comme si l'amour était un absolu qui, pour être vécu, ne demanderait que
la générosité du cœur. En réalité, il faut aller vers l'autre, s'ouvrir à lui, apprendre
à le connaitre. Quand il s'agit des « nations » ou des pays lointains, cela exige des
livres et la curiosité d'esprit pour pénétrer les diverses cultures. Le chrétien
authentique doit être cosmopolite, il doit avoir cette curiosité sympathique à
l'endroit des autres hommes, afin de les approcher et de témoigner de son Maitre
et Seigneur le mieux possible.
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Il n'est pas question ici de répudier la science ou la rationalité instrumentale
qu'elle utilise. Comme il n'est pas question de revenir en arrière et de confier le
pouvoir politique à un clergé quelconque. Mais il faut refuser de s'en remettre à la
science ou aux savants pour assurer son existence et donner du sens à sa vie.
Quant au destin des sociétés, il ne semble pas qu'on puisse faire grand-chose pour
les orienter, sinon leur proposer la charte des Droits de l'homme et les encourager
à l’appliquer, tout en continuant à la perfectionner et à l’adapter aux diverses
cultures existantes. Mais remarquons qu'à sa base, cette charte n'est pas
scientifique, elle est philosophique et, par delà ou à travers les idéaux séculiers du
XVIIIe siècle qu'elle véhicule, chrétienne et occidentale.
De toute façon, chacun devrait estimer que sa vie personnelle est une affaire qu'il
lui appartient de gérer de la meilleure façon possible, et aux « théories » de tel ou
tel savant il devra parfois préférer la sagesse de certains grands maitres spirituels
et l'enseignement multiséculaire des grandes traditions religieuses de l'humanité,
qui n'apparaissent dépassés que pour des esprits que la science a rétrécis et
desséchés au point de les rendre spirituellement stériles.
2 - De l’aventure et du combat
Une philosophie de l'aventure est-elle possible ? Oui, et ce sera une philosophie
pour la jeunesse, ou pour ceux qui veulent rester jeunes, car le propre de la
jeunesse est de se lancer vers l'avenir, d’aimer affronter des difficultés, de relever
des défis, de se mesurer à des obstacles et, ce faisant, d’éprouver ses forces en se
manifestant ostensiblement. Aussi longtemps que son avenir prévisible dépasse
son passé, un individu est encore jeune et, naturellement, friand d'aventures.
L'âge où ce régime est susceptible de basculer serait la quarantaine. À ce moment,
la jeunesse biologique est finie, l’horizon de chacun commence à se rétrécir et
l'hypothèque du passé sur le présent est de plus en plus lourde à porter. Il devient
nécessaire d'économiser ses forces et de miser sur des formules d'action qui ont
fait leurs preuves. On a donc assez de mal à se décider d'entreprendre, à se lancer
dans des affaires nouvelles, ce qui nécessite toujours d'en abandonner d'autres
qui nous intéressent et même nous rapportent.
Le gout de l'aventure est d'abord un gout d'entreprendre, de commencer,
autrement dit de vouloir librement, et il y a un esprit d'aventure qui est le
contraire de l'esprit de continuation, de fidélité, d'institution. Pourtant, ces deux
esprits doivent apprendre à coexister et même à s'épauler, puisque l'aventure, si
elle aime à commencer et si elle est généralement heureuse dans ses débuts, doit
pouvoir continuer lorsque ce premier enthousiasme a disparu. Continuer ne veut
pas dire garder intact l'esprit du début, mais en sauver l'essentiel et être capable
périodiquement de le faire renaitre, de le rallumer. Ainsi une philosophie de
l'aventure nécessite absolument comme complément une philosophie de la
fidélité, aussi paradoxal que cela puisse paraitre. Par ailleurs, il faut absolument
qu'elles se continuent toutes deux au-delà de la quarantaine et qu'elles exercent
leur influence jusqu'aux extrémités de la vie, ce qui nécessitera l'apport de cette
vertu la plus chrétienne de toutes : l'espérance !
La fidélité nécessaire à l'aventure doit être rusée, à l'instar de celle de Pénélope,
qui « joue » de la tapisserie en attendant le retour d'Ulysse. Audacieuse est la
belle aventure, rusée la bonne fidélité, et aussi inventive l'une que l'autre, puisque
si la fidélité ne renouvèle pas ses procédés, elle va échouer, c'est-à-dire se figer, se
fixer sur le passé et ainsi se faire éliminer par le mouvement de la vie, tournée
naturellement vers l'avenir. La bonne fidélité n'est pas la simple gardienne du
passé, elle le continue et le rénove sans cesse.
Le lien entre l'aventure et la fidélité n'est pas fortuit, bien qu'on ne puisse dire
qu'il soit essentiel. C'est le courage qui est essentiel à l'aventure, cette capacité
d'affronter le danger et d'aller de l'avant malgré la peur. Mais la présence ou
l'absence de la fidélité aux côtés du courage pourrait bien faire le départ entre
deux types d'aventure : l'une qui est errance aveugle ou chaotique ; l'autre,
entreprise sensée et créatrice. La première est une sorte de fuite en avant, un
étourdissement de la conscience qui refuse de penser le monde, la seconde
répond à un appel, réalise une vocation et édifie la personne.
Toute vie vraiment humaine est donc toujours aventureuse. Seulement, il y a des
aventures plus riches et plus passionnantes que d'autres, et il y en a qui ont plus
de conséquences, c'est-à-dire qu'elles entrainent dans leur sillage un plus grand
nombre d'autres aventures. Celles-là sont de la deuxième espèce, les aventures
sensées et créatrices. Le sens en effet est partageable, la sensation ou le plaisir
bruts ne le sont pas, ou très peu. L'aventure de première espèce peut produire
des évènements considérables, elle n'intéresse que celui qui les vit. Celle qui est
sensée, au contraire, peut être reprise par d'autres, continuée, étant créatrice
d'autres aventures. Mais la présence du sens en elle suppose une continuité, une
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permanence, en même temps qu'une tension vers un but situé au loin, plus ou
moins confusément perçu, ce qui définit la fidélité.
Que la vie soit aussi un combat, c'est une idée qui est chrétienne, bien que non
uniquement chrétienne. Il reste que le christianisme nous invite à la voir et à la
prendre ainsi. Il s'agit pour un disciple du Christ de travailler à l'avènement du
Royaume. Pour y arriver, il lui faut se dépasser, se vaincre soi-même, notamment
pour aller enseigner la Bonne Nouvelle à toutes les nations, ce qui n'est pas un
petit programme. Et puis, évidemment, il faut aussi lutter sans relâche contre les
forces du mal, qui seront actives jusqu'à la fin des temps. Un mal au demeurant
qui non seulement nous agresse, cherche notre destruction, mais qui nous attire
et nous fascine, comme la beauté elle-même. Le connaitre apparait à plusieurs
comme un divertissement incomparable, mais également comme un moyen de
pénétrer les arcanes de l'existence et de devenir « comme des dieux, possédant la
connaissance du bonheur et du malheur » (Gn 3,5).
On ne peut guère envisager une existence chrétienne que comme un combat
jamais gagné tant que nous vivons. Le Christ, comme modèle à imiter, ne nous
arrache pas à notre condition humaine, mais il nous arrache à une certaine forme
de médiocrité, à ce grand oui au monde, à la nature et aux autres « tels qu'ils
sont », c'est-à-dire à tous les compromis qui procurent une existence confortable,
bourgeoise, tranquille. Tout combattant est un homme qui sait dire Non, qui sait
se dresser avec courage, au risque de sa vie, pour affirmer les valeurs auxquelles il
croit. Cela ne l'autorise pas à devenir fanatique ou intolérant, et là est le grand
danger duquel les chrétiens des temps passés n'ont pas toujours su se garder.
La catégorie de l'aventure est extrêmement à la mode dans le monde moderne,
où le voyage, le tourisme, l'exploration du temps et de l'espace sont des idéaux de
plus en plus faciles à réaliser. Mais celle dont nous parlons ici et qui est porteuse
de sens n'en est pas une qui se déploie dans le temps et dans l'espace
principalement ; elle se déploie plutôt dans la dimension de l'être. Elle n'est pas
une forme de divertissement. Elle exige et se greffe sur le combat. Avec elle non
seulement nous voyageons, nous explorons le monde, la nature, mais nous nous
en émerveillons.
L'aventure, si elle est prise toute seule comme but de la vie, ouvre sur une
existence purement « esthétique » ; le combat, pris tout seul lui aussi, ouvre sur
une existence purement « éthique ». Dans le premier cas, la dimension tragique
de la vie n'apparait pas, sinon lorsque la maladie ou la vieillesse se présentent et
font perdre les moyens de voyager, d'expérimenter et de lutter. Autrement,
chacun met son honneur à devenir heureux et à témoigner ainsi que la vie mérite
d'être vécue. La puissance dans ce cas est subordonnée à la jouissance. Ne pas
s'arrêter devient un mot d'ordre : après une expérience, une autre. L'aventurier –
qu’il faudrait ici distinguer de l’aventureux – dévore la vie, il s'enthousiasme pour
tout et pour rien, comme fait un artiste, et il cherche cet « état de grâce » que
procure le sentiment de la beauté du monde. L’aventureux, lui …
Dans le deuxième cas, nous avons l'homme d'action, le militant, sinon le militaire.
Il aime la lutte et entrevoit toute chose comme un processus où s'appliquent les
deux catégories de la victoire et de la défaite, et derrière elles, celles du bien et du
mal. Ce pour quoi il se bat devient un bien, s'il ne l'était pas déjà absolument ; ce
contre quoi il se bat devient toujours un mal. Le caractère moral de cette façon
d'envisager la vie ressort ainsi nettement. Dans le cas de l'aventure, ce sont les
catégories de l'ancien et du nouveau qui l'accompagnent plutôt, de même que
celle du répétitif, qui se greffe sur l'ancien. L'ancien et le répétitif sont chargés
négativement et sont vécus comme mauvais ; le nouveau ouvert sur l'avenir est
chargé, lui, positivement et est vécu comme bon. Bon et mauvais ne recouvrent
pas exactement le bien et le mal, mais plutôt le beau et le laid ; ils en sont les
succédanés dans une conscience qui n'a pas perçu vraiment la dimension éthique
de l'existence humaine.
De toute façon, tant pour l'homme d'aventure que par l'homme d'action ou le
militant, il s'agit de théâtraliser la vie pour lui donner, avec un sens, du gout. On
l'insère alors dans un scénario qu'on invente et modifie au fur et à mesure qu'on
vit. Ces deux conceptions de l'existence s'opposent, tout comme l'hédonisme et
l'héroïsme qui les caractérisent également, mais pas absolument. Rien en effet ne
nous interdit d'essayer de les combiner et de créer une conception mixte où le
combat continuel se transformerait en une aventure imprévisible et exaltante.
Or c'est ce qui se produit pour celui qui s'ouvre à la foi chrétienne. Sa vie prend
l'allure d'un combat aventureux, qui n'aura pas de fin, car le triomphe mondial de
l'idéal chrétien, qu'il faut réaliser tant dans sa vie que dans celle des autres, est
impensable. Les vrais chrétiens seront toujours minoritaires, la porte du Royaume
étant étroite, la voie qui y mène est parsemée d'embuches et même si le fardeau
du Christ est « léger » – comme il l’a dit – à celui dont le cœur est animé par les
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trois grandes vertus, foi, espérance et charité, il reste que ce fardeau est
également une « croix » qu’il faut porter – comme il l’a dit aussi !
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