Il faut libérer l`entreprise libérée

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Ces dernières
Il faut libérer
l’entreprise
libérée
Le succès du concept
d’entreprise libérée
doit beaucoup à Isaac Getz
et à quelques dirigeants qui
en ont appliqué les principes.
Il s’explique aussi par une
capacité à répondre à
une demande sociale latente
de réintroduire de l’humanisme
dans nos organisations.
Cette forme organisationnelle
est-elle vraiment à la hauteur de
toutes les promesses
qu’elle véhicule ?
Auteur
Théo Holtz
Doctorant en sciences de gestion DBA,
université Paul-Valéry – Montpellier 3, consultant et coach
années,
« l’entreprise libérée » a littéralement
envahi l’espace public français. Difficile d’échapper à cette déferlante
qui s’est répandue en innombrables
articles de presse, reportages télévisés, billets et vidéos sur internet1. Le
concept est à la mode et touche les
professionnels comme le grand public.
Il est vrai qu’il a de quoi séduire. Sur
fond de crise persistante, la fracture
entre des entreprises confrontées à
des défis inédits pour garantir leur
survie-développement et des salariés démotivés, voire désengagés,
n’a jamais été aussi criante. Dans ce
contexte, l’entreprise libérée, c’est
avant tout une promesse : celle de
réconcilier performance économique
et bien-être au travail.
S’appuyant sur les résultats insolents affichés par quelques entreprises
modèles surmédiatisées, les partisans
de l’entreprise libérée l’érigent au rang
de nouveau « one best way » managérial, pour reprendre l’expression de
Taylor, dont elle rejette justement les
principes. Cet enthousiasme a provoqué en réponse un mouvement
de critiques, notamment de la part
de spécialistes de la fonction RH qui
dénoncent un discours fallacieux et
crient à une imposture orchestrée à
des fins commerciales. Qu’il fasse rêver
ou qu’il irrite, le phénomène de l’entreprise libérée ne laisse pas indifférent. À l’heure où de grands groupes,
comme Michelin ou Kiabi, déclarent
s’en inspirer pour redéfinir leur modèle
managérial, on ne peut ignorer le phénomène si on s’interroge sur l’émergence d’une nouvelle GRH.
Alors, miroir aux alouettes pour
une société en mal d’utopie ou réelle
innovation ? En attendant que les
résultats des recherches académiques
en cours soient publiés, nous proposons de faire le point sur ce concept.
De quoi parle-t-on exactement ?
1 > Voir aussi l’article de Benoît Borrits et
Aurélien Singer, « L’entreprise libérée, est-ce
vraiment si nouveau ? », Économie et Management, n° 162, janvier 2017.
n° 163 > avril 2017 >
33
Les nouveaux défis des ressources humaines
Existe-t-il un modèle de l’entreprise
libérée ? En quoi ce concept apportet-il des pistes de nouvelles approches
managériales et RH, dont on peut
s’inspirer et qui répondent aux défis
actuels de la GRH ?
Qu’est-ce qu’une
entreprise libérée ?
> économie & management
Émergence du concept
« L’entreprise libérée » fait irruption dans le paysage médiatique de
notre pays en 2012 avec la publication de l’ouvrage de Carney et Getz
Liberté & Cie2, sorti trois ans plus tôt
aux États-Unis. Carney est journaliste au Wall Street Journal et Getz
professeur à l’ESCP Europe. C’est ce
dernier qui est à
Dans l’entreprise
l’origine de la diffusion du concept
libérée, il n’y a,
en France à traen théorie plus,
vers de nombreux
articles, interviews
de contrôle
e t c o n f é re n c e s
auprès de publics professionnels.
Une campagne de communication efficace conduit à accroître sa
popularité de manière considérable.
Ainsi, une étude de la FNEGE datant
de 2016 classe Getz à la quatrième
place en citation spontanée des penseurs, auteurs ou chercheurs vivants
ayant le plus d’influence au monde
dans le domaine du management.
Parallèlement, quelques « dirigeants
libérateurs » charismatiques comme
Zobrist (FAVI) et Gérard (Chronoflex)
participent à la diffusion du concept
par le témoignage de leur expérience
de terrain. En mars 2015, le documentaire de Meissonnier Le Bonheur au
travail sur Arte apporte une ampleur
supplémentaire au phénomène en
touchant un public plus large.
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2 > On pourra consulter la note de lecture
consacrée à ce livre dans le n°162 d’Économie et management, également disponible
en libre accès sur www.reseau-canope.fr.
Une philosophie plus qu’un
modèle d’organisation
Getz étant à l’origine du concept
d’« entreprise libérée » telle que nous
l’entendons aujourd’hui, force est de
devoir compter sur la définition qu’il
en donne : « Un environnement organisationnel dans lequel la majorité des
salariés sont complètement libres et
responsables d’entreprendre toutes
actions qu’eux-mêmes – pas leurs
supérieurs ni même les procédures –
décident comme étant les meilleures
pour réaliser la vision de leur entreprise » (Getz, 2016). Selon cet auteur,
il ne s’agit pas d’un business model ou
d’un mode d’organisation du travail
unique répondant à des règles préétablies, mais d’une philosophie dont la
forme s’adapte au « contexte culturel
hérité pour construire un mode d’organisation unique » (Getz, 2016).
Afin d’expliciter cette philosophie,
Getz fait référence aux travaux sur
l’homme au travail de McGregor. Ce
dernier a proposé deux théories, dites
« X » et « Y », qui génèrent deux modes
d’organisation différents. Selon la
théorie X, « les salariés ont une aversion intrinsèque pour le travail et
préfèrent être dirigés afin d’échapper aux responsabilités » (McGregor,
1957). Suivant ce postulat, l’homme
au travail doit être nécessairement
commandé et contrôlé dans le cadre
d’une structure hiérarchique. Selon la
théorie Y, au contraire, l’homme est
par nature digne de confiance, aspire
à la liberté et est désireux de s’investir
dans son travail. L’organisation doit
donc être pensée en plaçant l’homme
au centre, de manière à ce qu’il puisse
exprimer sa vraie nature. C’est la proposition de l’entreprise libérée.
Un autre concept théorique
mobilisé par Getz est la théorie psychologique de l’autodétermination de
Deci et Ryan (1985). Selon ces auteurs
(2000), la motivation intrinsèque des
individus est déterminée par la satisfaction de trois besoins universels :
l’autonomie, la compétence et le
besoin d’être en relation avec autrui.
L’entreprise libérée s’attache à créer
un environnement répondant à ces
besoins, que Carney et Getz (2009)
réinterprètent en auto-direction, réalisation de soi et égalité intrinsèque.
Le terme « libéré » doit donc s’entendre comme affranchi du joug d’une
organisation du travail, au sein de
laquelle le personnel est commandé et
contrôlé par une structure hiérarchique
qui lui dicte comment il doit faire son
travail. Les salariés passent d’un statut
d’exécutant à celui d’acteur libre et
responsable, créant de la valeur pour
l’entreprise tout en s’épanouissant.
Liberté – égalité – fraternité
Bien que l’entreprise libérée ne
constitue pas un modèle préétabli
d’organisation du travail, Carney et
Getz (2009) ont regroupé sous ce
terme générique un ensemble d’expériences similaires dont la plus
ancienne, Gore, remonte à 1958. Sans
nécessairement se référer aux mêmes
sources, ces organisations de toutes
tailles et secteurs d’activité de par le
monde ont mis en place des modes de
gouvernance présentant un certain
nombre d’invariants.
Le fait de déclarer les salariés
« libres » suppose qu’on leur fait entiè
rement confiance pour organiser leur
activité et leur temps de travail au sein
d’équipes autogérées. Il n’y a, en théorie, plus de contrôle, que ce soit sur
les horaires, sur la manière de réaliser
le travail ou encore sur les quantités
produites. Chaque salarié a la liberté
de prendre toutes les décisions qui
lui paraissent pertinentes, à partir du
moment où elles contribuent au bien
commun. Plus aucune autorisation
hiérarchique n’est à demander pour
intervenir sur une machine, changer
de fournisseur ou organiser un déplacement chez un client. De même, des
initiatives concernant des investissements peuvent être prises, moyennant
des processus d’arbitrages variables
selon les entreprises.
> Il faut libérer l’entreprise libérée
Ces principes de subsidiarité et
d’autogestion ont pour corollaire la
suppression de la structure hiérarchique. Face à des équipes qui s’autogèrent, le rôle du chef qui décide et
contrôle n’est plus nécessaire. Les lignes
d’encadrement intermédiaire et de
proximité sont appelées à disparaître,
remplacées par de nouveaux statuts
managériaux dont les terminologies
sont propres à chaque organisation :
team leaders, coachs, sponsors, générateurs d’autonomie… Cooptés par leurs
pairs sur la base de leurs compétences,
ces néomanagers se consacrent à de
nouvelles activités créatrices de valeur.
Car l’entreprise libérée, c’est aussi la
chasse à toute fonction, procédure ou
tâche considérée comme inutile.
Par ailleurs, Carney et Getz
(2009) posent le principe « d’égalité
intrinsèque » comme une condition
de réussite à la mise en place d’un
environnement de type libéré. C’est
en supprimant tout signe extérieur
créant un sentiment d’inégalité que
chaque salarié peut se sentir considéré comme un acteur responsable
à part entière. Ainsi, dans les entreprises libérées, tout symbole distinctif
ou privilège de « castes » est aboli :
plus de places de parking ou bureaux
réservés, plus de différences de standing dans les hôtels ou restaurants
lors des déplacements professionnels… Cette recherche d’égalité se
traduit également par une volonté
de transparence. L’information est
diffusée au même moment à tous.
Enfin, aplatissement de la pyramide
oblige, l’entreprise libérée développe
des modalités de fonctionnement en
intelligence collective. Que ce soit au
sein des équipes autogérées ou dans
des groupes de travail transverses,
les décisions sont prises de manière
concertée, qu’elles concernent les
priorités d’investissement, le recru-
tement de nouveaux collaborateurs,
voire les niveaux de rémunération…
Ceci s’accompagne d’un renforcement
des liens sociaux. Pensée comme un
écosystème ouvert où les interactions
entre individus s’affranchissent de
l’ordre hiérarchique et du cloisonnement des services, l’entreprise libérée
génère une fluidité des échanges et
une libération de la parole. Au-delà de
la multiplication de signes de convivialité, les différents témoignages font
état d’un accroissement des comportements spontanés de coopération et
d’attention à l’autre. En instaurant une
véritable communauté de travail, l’entreprise libérée répond aux vœux de
Mintzberg (2008), « n’est-il pas temps
d’envisager nos organisations comme
des communautés de coopération ? »,
et de Gomez (2013), « le problème de
l’entreprise, c’est de se penser comme
une organisation et pas comme une
communauté ».
n° 163 > avril 2017 >
35
Les nouveaux défis des ressources humaines
Les raisons du succès Heureuse synchronicité
Rien de très nouveau
> économie & management
Malgré ses vertus, l’entreprise
libérée constitue-t-elle pour autant
une innovation en termes de GRH ?
En réalité, ni sa philosophie, ni ses
caractéristiques ne sont réellement
nouvelles. De nombreux auteurs et
écoles de pensée ont depuis près
d’un siècle remis en cause l’organisation du travail de type taylorien et
proposé des alternatives remettant
l’homme au centre. On peut citer, dès
le début du xxe siècle, Parker Follett
aux États-Unis et Dubreuil en France,
qui seront suivis par des théoriciens
du management
L’entreprise libérée comme Drucker,
des psychologues
semble avoir
comme Herzberg
ou des instituts de
trouvé le cercle
recherche applivertueux
quée comme le
de l’engagement
Tavistock Institute,
le Work Research
Institute ou encore Savall et son
équipe de l’ISEOR.
Par ailleurs, l’entreprise libérée ne
fait finalement que remettre au goût
du jour des pratiques déjà connues :
l’autogestion et les équipes autonomes, l’empowerment, le concept
de pyramide inversée, le servant leadership… Mieux encore, des modes
de gouvernance fondés sur une philosophie similaire ont été modélisés
de manière beaucoup plus précise.
D’abord la sociocratie, créée par le
dirigeant d’entreprise hollandais
Endenburg au début des années
1970, puis plus récemment, l’holacratie, expérimentée par l’Américain
Robertson en 2001, au sein de son
entreprise de production de logiciels,
puis développée en tant que technologie sociale des organisations.
L’expression-même « entreprise libérée » apparaît dès 1993 comme titre
français de l’ouvrage de Tom Peters
Liberation Management et passe
pourtant inaperçue…
36
Alors pourquoi cet engouement,
dont on peut dater l’émergence soudaine à l’année 2012 ? Si on ne peut
nier l’habileté de la campagne de
communication dont elle fait l’objet,
les raisons du succès de l’entreprise
libérée se trouvent sans doute davantage dans une heureuse synchronicité. Un ensemble d’idées pertinentes
(à défaut d’être originales) regroupées
dans une expression idoine entre en
résonance avec un terrain d’attentes
sociales prêt à les recevoir. En tant
que symptôme fabriqué par notre
société, le phénomène « entreprise
libérée » relèverait, selon Casalegno,
d’un effet cathartique, exprimant le
désir urgent et intense d’une nouvelle
façon d’être au travail. Il a fallu la
médiatisation de la vague de suicides
chez France Telecom (2008-2009), la
réglementation sur le stress (2009),
puis le harcèlement (2011), pour que
notre société prenne acte des effets
nocifs de certaines pratiques managériales sur la santé. De nombreux
auteurs ont condamné des modes
d’organisation et de management
fondés sur des logiques exclusivement
gestionnaires. Si de Gaulejac évoquait
dès 2005 une « société malade de la
gestion », Dujarier (2015) dénonçait
récemment un « management désincarné » fait de « rapports sociaux
sans relation », générés par des dispositifs impersonnels déconnectés
du terrain. S’insurgeant contre ces
modes d’organisation qui le traitent
comme un objet, l’individu cherche à
se réapproprier son travail. Le concept
d’entreprise libérée coïncide avec ce
besoin d’affranchissement et propose
un mode d’organisation qui restaure
l’homme en tant que sujet libre.
À l’heure où il convient d’être
acteur de sa propre vie, l’entreprise
libérée se présente aussi comme un
modèle d’organisation affranchi de
toutes les règles et contraintes empêchant la réalisation de soi. Mieux,
depuis le documentaire diffusé sur
Arte de Meissonnier en 2015, l’entreprise libérée, c’est la garantie du bonheur au travail. Car nos contemporains
n’attendent plus seulement du travail
de ne plus souffrir, ni même un relatif
bien-être, ils en exigent le bonheur…
Bref, comme le résume avec humour
Casalegno « l’entreprise libérée » est un
mot-valise : il permet d’y mettre beaucoup de choses et de partir en voyage.
Des réponses concrètes
à des enjeux réels
Au-delà des possibilités de rêve,
l’entreprise libérée propose aussi des
réponses concrètes à des enjeux non
moins réels. Face aux mutations d’un
environnement souvent qualifié de
« VUCA » (pour « volatilité, incertitude,
complexité, ambiguïté »), les entreprises doivent s’adapter et rechercher
des alternatives organisationnelles de
nature à promouvoir le trio gagnant
agilité-innovation-engagement des
salariés.
Or, l’entreprise libérée semble répondre aux trois. Dégagée des contraintes
de reporting et de contrôle, comme des
procédures non créatrices de valeur,
elle permet une meilleure réactivité
grâce à des décisions prises au plus
près du terrain. Grâce à la confiance
qu’on leur accorde, les salariés se
sentent responsables de leur travail,
y retrouvent du sens et sont disposés à trouver leurs propres solutions
aux problèmes rencontrés. Mieux, ils
sont encouragés à la prise d’initiative et à la formulation de nouvelles
idées, dans un contexte d’échanges
favorables à l’émergence de l’intelligence collective. À la fois respectés
pour leurs compétences, considérés
en tant qu’individus et inspirés par
une vision qui a du sens, les salariés
mobilisent leur plein potentiel. L’entreprise libérée semble avoir trouvé le
cercle vertueux de l’engagement, tant
recherché par les DRH, mais aussi la
réponse à l’équation exprimée dans
l’Accord national interprofessionnel
sur la qualité de vie au travail (2013) :
> Il faut libérer l’entreprise libérée
comment conjuguer performance
économique et bien-être des salariés
par un contrat social renouvelé ?
L’entreprise libérée
en questions
S’il suscite chez certains un
enthousiasme béat, le concept d’entreprise libérée a également déclenché une vague de questions et de
réserves, allant parfois jusqu’à des
critiques acerbes, voire des condamnations sans appel. Un des principaux
reproches de ses détracteurs est que
le concept fait croire à une organisation idéale, du fait d’une insuffisante
mise en lumière de ses inconvénients,
pourtant inhérents à toute organisation du travail. En effet, à l’image du
titre évocateur de l’ouvrage de Zobrist
(2014), La Belle Histoire de FAVI : l’entreprise qui croit que l’homme est
bon, le storytelling prend parfois des
allures de roman à l’eau de rose. On ne
nous parle pas – ou peu – du revers de
la médaille, des dérives, des dysfonctionnements, des échecs…
Le côté obscur de la Force
En institutionnalisant l’autogestion, l’entreprise libérée n’a pas seulement fait disparaître des activités
inutiles et des pratiques toxiques de
petits chefs autocratiques. Elle s’est
également coupée de la valeur ajoutée de certains rôles managériaux
exercés précédemment par l’encadrement. Certains de ces rôles peuvent
être parfaitement intégrés par les
collectifs de travail dans une forme
de leadership partagé ou distribué,
tel qu’il a été théorisé par Luc (2010),
Thévenet et Arnaud (2012) et Denis,
Langley et Sergi (2012). Mais parfois,
ces rôles ne sont plus assurés, entraînant alors des impacts négatifs sur
la performance et le bien-être des
salariés.
Ainsi, l’abolition de tout contrôle
externe à l’équipe peut grever la qua-
lité, par des erreurs d’inattention, ou
le fait que certaines tâches considérées comme rébarbatives sont laissées
de côté. De même, l’autogestion des
équipes peut se traduire par une allocation non optimisée des ressources
ou une absence de priorisation des
tâches. Des décisions incohérentes
peuvent être prises par insuffisance
de prise de hauteur.
Le rôle d’animation précédemment exercé par les managers peut
également faire défaut. Dans le
meilleur des cas, le collectif de travail est suffisamment mature pour
mettre en place des processus d’autorégulation. À défaut, l’équipe peut
perdre en cohésion et devenir un terrain favorable à des jeux de pouvoir,
des phénomènes de pression horizontale, des conflits interpersonnels
qui s’enveniment, des comportements
déviants non recadrés… L’absence de
responsable direct signifie aussi pour
chaque salarié de ne plus disposer
d’un interlocuteur référent qui représente l’entreprise et qui puisse jouer
les rôles bénéfiques d’un management
personnalisé : donner du feedback et
des signes de reconnaissance, aider à
gérer ses priorités au quotidien, piloter son évolution de carrière…
Par ailleurs, le principe-même
de responsabilisation, à la base de la
forme organisationnelle libérée, comporte lui aussi des risques de dérives
avec son lot de dysfonctionnements.
Ainsi, le « tout le monde est responsable de tout » peut se transformer en
« personne n’est responsable de rien ».
La disparition d’un interlocuteur
unique représentant chaque unité de
travail peut rendre la collaboration
interservices beaucoup plus compliquée, de même que la simple diffusion
d’information. D’un autre côté, dans
quelle mesure est-on réellement prêt
à laisser les salariés prendre des décisions qui pourraient porter atteinte
à la performance, voire mettre l’entreprise en péril ? Soit la liberté est
totale, soit les périmètres de décision
sont clairement délimités. Sinon les
salariés peuvent se retrouver face à
des injonctions paradoxales du type
« tu es libre de prendre toute décision,
mais là c’est moi qui décide ».
Les technologies sociales comme
la sociocratie et l’holacratie proposent
des processus très précis pour limiter ces risques. L’entreprise libérée,
qui se définit comme une philosophie, laisse beaucoup d’ouverture, et
donc potentiellement un flou propice à ces dérives. Il faut du temps
pour reconnaître ses propres erreurs,
se réajuster et trouver les dispositifs
permettant d’enrayer les dysfonctionnements. Ainsi, une éventuelle corrélation positive entre l’adoption d’une
forme organisationnelle libérée
L’équipe peut
et la performance
perdre en
et l’innovation ne
cohésion et
peut raisonnablement s’établir que
devenir un terrain
sur la durée. Si cerfavorable à des
taines entreprises
jeux de pouvoir
comme Gore ou
FAVI bénéficient
effectivement de plusieurs décennies
d’expérience, que penser des résultats
de celles qui se réclament « libérées »
depuis quelques années seulement ?
L’entreprise du bonheur
au travail ?
Certaines critiques remettent
également en cause les effets nécessairement positifs sur le bien-être au
travail. Une chose est claire : l’entreprise libérée n’est pas faite pour les
managers accordant de l’importance
aux signes de statut et à leur évolution
de carrière. La plupart des histoires
officielles de libération s’accompagnent de cas de départs d’encadrants
attachés à leur pouvoir et ne parvenant pas à mettre de côté leurs ambitions égotiques. D’autres versions plus
officieuses font état d’ex-managers
confrontés à des doubles contraintes,
pris en étau entre des principes philosophiques et des réalités de terrain
infiniment plus complexes.
n° 163 > avril 2017 >
37
Les nouveaux défis des ressources humaines
> économie & management
Pour les non-managers, le bienêtre n’est pas pour autant garanti.
L’entreprise libérée convient bien à
des individus dont la personnalité
est autonome et responsable et qui
cherchent à s’épanouir dans leur travail. Mais qu’en est-il de ceux qui ont
besoin de se sentir encadrés dans leur
travail ou qui apprécient de réaliser
des tâches d’exécution ? De ceux qui
se sentent rassurés que quelqu’un
prenne les décisions pour eux et
défende les intérêts de l’équipe visà-vis d’autres services ou de la direction ? Ou encore de ceux qui n’ont pas
choisi le travail pour se réaliser, qui
préfèrent rentrer chez eux à l’heure
et ne plus se préoccuper des conséquences des décisions qu’ils ont pu
prendre dans la journée ?
En voulant s’affranchir de toute
norme, l’entreprise libérée a également supprimé les
repères distinguant
Quand le bonheur c l a i r e m e n t l e s
au travail devient
sphères professionnelle et privée. Cerla norme, il peut
tains y gagnent un
exercer une forme meilleur équilibre
de vie grâce à des
de tyrannie
possibilités d’organisation s’adaptant mieux à leurs
contraintes personnelles. D’autres
font l’expérience douloureuse d’une
responsabilisation qui peut virer au
surengagement, voire au burn-out.
Par ailleurs, si effectivement le temps
de travail n’est plus contrôlé objectivement, d’autres normes peuvent
prendre le relais des pointeuses et
exercer des pressions, plus insidieuses
celles-là. Comme des remarques
remettant en question la motivation de ceux qui feraient le choix
d’un respect strict de leurs horaires
de travail. Enfin, puisque l’entreprise
libérée, c’est la garantie du bonheur
au travail, que doivent en conclure
ceux qui ne se retrouvent pas dans
cet environnement organisationnel
et ressentent une forme de mal-être ?
Quand le bonheur au travail devient
la norme, il peut exercer une forme
38
de tyrannie. « Nous sommes la première société dans l’histoire à rendre
les gens malheureux de ne pas être
heureux » écrivait Bruckner (2000).
Emprisonnée dans son idéalisme, l’entreprise libérée peut tomber dans une
dérive sectaire qui refuserait toute
critique ou opposition.
Certains détracteurs de l’entreprise libérée dénoncent d’ailleurs une
idéologie trompeuse, dans laquelle les
dirigeants utiliseraient des arguments
philanthropiques à des fins beaucoup
moins nobles. Celui de concentrer le
pouvoir entre leurs seules mains et
d’exercer ainsi une emprise totale sur
l’entreprise. Celui de faire l’économie des coûts d’une structure d’encadrement et des fonctions support
en demandant aux salariés d’exercer
ces rôles avec pour seule rétribution
la compensation morale de se sentir
libre et responsable. Ou celui d’utiliser le buzz médiatique et l’image
positive du concept auprès du public
pour se valoriser personnellement ou
promouvoir leur marque employeur.
Un mouvement de libération
en France ?
Finalement, combien d’entreprises
ce mouvement concerne-t-il ? « On
peut dire que l’entreprise a bâti un
mode organisationnel de type “entreprise libérée” quand 70 à 80 % des
salariés de chaque équipe respectent
les valeurs/règles de vie et agissent
avec liberté et responsabilité dans le
but de réaliser la vision-rêve de l’entreprise » précise Getz (2016). La nature
même du critère énoncé montre qu’il
est aisé de s’autoproclamer « entreprise libérée » pour bénéficier dudit
statut. Il n’y a pas de label, ni de certification. Inversement, il existe des
organisations qui répondraient aux
critères ci-dessus sans pour autant le
revendiquer ouvertement, ou en utilisant une autre terminologie. L’entreprise libérée, bien heureusement,
ne dispose pas du monopole d’un
management basé sur la confiance
et l’autonomie. Ainsi, si Getz (2016)
soutient que « depuis 2012, en France,
une grande quantité d’entreprises se
sont lancées dans la libération, dont
Michelin, Airbus, Décathlon, Kiabi,
Norauto et des centaines de PME », on
peut s’interroger sur ses modalités de
recensement. Par ailleurs, est-il vraiment légitime de parler d’entreprise
libérée à propos de démarches visant
à faire évoluer l’organisation de certaines unités vers une autonomisation
et une responsabilisation des équipes ?
Conclusion
Être ou ne pas être… libéré ? Finalement, est-ce vraiment la question ?
De manière ostentatoire ou en toute
discrétion, des entreprises expérimentent aujourd’hui des alternatives
organisationnelles et peu importe
qu’elles soient estampillées « libérées »
ou pas. Sous prétexte d’un concept
trop bien « marketé » et insuffisamment documenté, il serait dommage
de se priver des enseignements de ces
expériences qui présentent des intérêts indéniables et peuvent inspirer
de nouvelles pratiques permettant de
faire face aux défis actuels de la GRH.
Pour accéder à ces enseignements, il
nous paraît urgent de « libérer l’entreprise libérée » d’un certain nombre
de pièges dans lequel le concept se
trouve emprisonné.
En premier lieu, l’entreprise libérée gagnerait à se défaire de son
enfermement idéologique dans un
statut d’organisation idéale. Il ne
s’agit pas pour autant de la diaboliser,
mais de la rendre réelle, ambivalente,
imparfaite avec ses avantages, ses
inconvénients, ses contradictions…
Ensuite, cessons de croire que l’entreprise libérée constitue un état
permanent, sorte d’eldorado organisationnel qui garantirait à tout jamais
performance et bonheur au travail
à tous. Comme l’écrit Getz (2016)
lui-même « la libération n’est jamais
achevée mais représente un chemin ».
> Il faut libérer l’entreprise libérée
Ce chemin est fait d’essais, d’erreurs,
de tâtonnements, d’ajustements, de
crises, de progrès et de régressions…
Il s’agit d’un processus de transformation qui prend du temps et qui n’est
jamais entièrement acquis. Le départ
de la figure symbolique du leader
libérateur peut d’ailleurs remettre en
question des équilibres mis en place
pendant des années. De la même
manière, l’entreprise libérée ne doit
plus être entendue à la manière d’un
label, induisant une dichotomie entre
les organisations libérées, d’une part,
et, de l’autre, les organisations classiques qui étoufferaient sous le poids
de la hiérarchie, des process stériles et
du command and control. La réalité
est qu’il existe un continuum entre
ces deux formes extrêmes. Enfin,
nous gagnerions à nous libérer de
la croyance que l’entreprise libérée
conduit à la disparition de toute
forme d’exercice du management.
En faisant muter les rôles managériaux traditionnels, elle procure un
environnement privilégié où des
néomanagers, dégagés du volet gestionnaire, apportent une autre forme
de valeur ajoutée aux opérationnels.
« Je n’ai jamais autant managé depuis
que je ne suis plus manager » nous
confiait récemment l’un d’eux. L’environnement organisationnel libéré
peut devenir le lieu où de nouveaux
modèles de leadership peuvent s’épanouir et se démocratiser.
En tout état de cause, le phénomène est encore bien trop récent et
insuffisamment étudié pour que des
conclusions définitives puissent être
tirées. Seules l’épreuve du temps et
la multiplication d’études de terrain
selon un principe d’intersubjectivité contradictoire (Savall et Zardet,
1998, 2004) permettront de mieux
comprendre ce qu’est une entreprise
libérée et d’en conclure un simple
effet de mode ou une réelle innovation managériale instaurant l’ère d’un
nouveau paradigme de GRH.
•
> bibliographie
Bruckner P., L’Euphorie perpétuelle : essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000.
Carney B. et Getz I., Freedom Inc., New York, Crown Business, 2009 ; Liberté & Cie, éd. revue et augmentée, Paris,
Flammarion, 2016.
Casalegno J.-C., « L’Entreprise libérée : quand l’imaginaire tente de se frayer un chemin dans les sciences de gestion…
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