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Les nouveaux dés des ressources humaines
> économie & management
Les raisons du succès
Rien de très nouveau
Malgré ses vertus, l’entreprise
libérée constitue-t-elle pour autant
une innovation en termes de GRH?
En réalité, ni sa philosophie, ni ses
caractéristiques ne sont réellement
nouvelles. De nombreux auteurs et
écoles de pensée ont depuis près
d’un siècle remis en cause l’organi-
sation du travail de type taylorien et
proposé des alternatives remettant
l’homme au centre. On peut citer, dès
le début du xxesiècle, Parker Follett
aux États-Unis et Dubreuil en France,
qui seront suivis par des théoriciens
du management
comme Drucker,
des psychologues
comme Herzberg
ou des instituts de
recherche appli-
quée comme le
Tavistock Institute,
le Work Research
Institute ou encore Savall et son
équipe de l’ISEOR.
Par ailleurs, l’entreprise libérée ne
fait nalement que remettre au goût
du jour des pratiques déjà connues:
l’autogestion et les équipes auto-
nomes, l’empowerment, le concept
de pyramide inversée, le servant lea-
dership… Mieux encore, des modes
de gouvernance fondés sur une phi-
losophie similaire ont été modélisés
de manière beaucoup plus précise.
D’abord la sociocratie, créée par le
dirigeant d’entreprise hollandais
Endenburg au début des années
1970, puis plus récemment, l’hola-
cratie, expérimentée par l’Américain
Robertson en 2001, au sein de son
entreprise de production de logiciels,
puis développée en tant que tech-
nologie sociale des organisations.
L’expression-même «entreprise libé-
rée» apparaît dès 1993 comme titre
français de l’ouvrage de Tom Peters
Liberation Management et passe
pourtant inaperçue…
Heureuse synchronicité
Alors pourquoi cet engouement,
dont on peut dater l’émergence sou-
daine à l’année 2012? Si on ne peut
nier l’habileté de la campagne de
communication dont elle fait l’objet,
les raisons du succès de l’entreprise
libérée se trouvent sans doute davan-
tage dans une heureuse synchroni-
cité. Un ensemble d’idées pertinentes
(à défaut d’être originales) regroupées
dans une expression idoine entre en
résonance avec un terrain d’attentes
sociales prêt à les recevoir. En tant
que symptôme fabriqué par notre
société, le phénomène «entreprise
libérée» relèverait, selon Casalegno,
d’un effet cathartique, exprimant le
désir urgent et intense d’une nouvelle
façon d’être au travail. Il a fallu la
médiatisation de la vague de suicides
chez France Telecom (2008-2009), la
réglementation sur le stress (2009),
puis le harcèlement (2011), pour que
notre société prenne acte des effets
nocifs de certaines pratiques mana-
gériales sur la santé. De nombreux
auteurs ont condamné des modes
d’organisation et de management
fondés sur des logiques exclusivement
gestionnaires. Si de Gaulejac évoquait
dès 2005 une «société malade de la
gestion», Dujarier (2015) dénonçait
récemment un «management désin-
carné» fait de «rapports sociaux
sans relation», générés par des dis-
positifs impersonnels déconnectés
du terrain. S’insurgeant contre ces
modes d’organisation qui le traitent
comme un objet, l’individu cherche à
se réapproprier son travail. Le concept
d’entreprise libérée coïncide avec ce
besoin d’affranchissement et propose
un mode d’organisation qui restaure
l’homme en tant que sujet libre.
À l’heure où il convient d’être
acteur de sa propre vie, l’entreprise
libérée se présente aussi comme un
modèle d’organisation affranchi de
toutes les règles et contraintes empê-
chant la réalisation de soi. Mieux,
depuis le documentaire diffusé sur
Arte de Meissonnier en 2015, l’entre-
prise libérée, c’est la garantie du bon-
heur au travail. Car nos contemporains
n’attendent plus seulement du travail
de ne plus souffrir, ni même un relatif
bien-être, ils en exigent le bonheur…
Bref, comme le résume avec humour
Casalegno «l’entreprise libérée» est un
mot-valise: il permet d’y mettre beau-
coup de choses et de partir en voyage.
Des réponses concrètes
à des enjeux réels
Au-delà des possibilités de rêve,
l’entreprise libérée propose aussi des
réponses concrètes à des enjeux non
moins réels. Face aux mutations d’un
environnement souvent qualié de
«VUCA» (pour «volatilité, incertitude,
complexité, ambiguïté»), les entre-
prises doivent s’adapter et rechercher
des alternatives organisationnelles de
nature à promouvoir le trio gagnant
agilité-innovation-engagement des
salariés.
Or, l’entreprise libérée semble répon-
dre aux trois. Dégagée des contraintes
de reporting et de contrôle, comme des
procédures non créatrices de valeur,
elle permet une meilleure réactivité
grâce à des décisions prises au plus
près du terrain. Grâce à la conance
qu’on leur accorde, les salariés se
sentent responsables de leur travail,
y retrouvent du sens et sont dispo-
sés à trouver leurs propres solutions
aux problèmes rencontrés. Mieux, ils
sont encouragés à la prise d’initia-
tive et à la formulation de nouvelles
idées, dans un contexte d’échanges
favorables à l’émergence de l’intel-
ligence collective. À la fois respectés
pour leurs compétences, considérés
en tant qu’individus et inspirés par
une vision qui a du sens, les salariés
mobilisent leur plein potentiel. L’en-
treprise libérée semble avoir trouvé le
cercle vertueux de l’engagement, tant
recherché par les DRH, mais aussi la
réponse à l’équation exprimée dans
l’Accord national interprofessionnel
sur la qualité de vie au travail (2013):
L’entreprise libérée
semble avoir
trouvé le cercle
vertueux
de l’engagement