Ces dernières Il faut libérer l’entreprise libérée Le succès du concept d’entreprise libérée doit beaucoup à Isaac Getz et à quelques dirigeants qui en ont appliqué les principes. Il s’explique aussi par une capacité à répondre à une demande sociale latente de réintroduire de l’humanisme dans nos organisations. Cette forme organisationnelle est-elle vraiment à la hauteur de toutes les promesses qu’elle véhicule ? Auteur Théo Holtz Doctorant en sciences de gestion DBA, université Paul-Valéry – Montpellier 3, consultant et coach années, « l’entreprise libérée » a littéralement envahi l’espace public français. Difficile d’échapper à cette déferlante qui s’est répandue en innombrables articles de presse, reportages télévisés, billets et vidéos sur internet1. Le concept est à la mode et touche les professionnels comme le grand public. Il est vrai qu’il a de quoi séduire. Sur fond de crise persistante, la fracture entre des entreprises confrontées à des défis inédits pour garantir leur survie-développement et des salariés démotivés, voire désengagés, n’a jamais été aussi criante. Dans ce contexte, l’entreprise libérée, c’est avant tout une promesse : celle de réconcilier performance économique et bien-être au travail. S’appuyant sur les résultats insolents affichés par quelques entreprises modèles surmédiatisées, les partisans de l’entreprise libérée l’érigent au rang de nouveau « one best way » managérial, pour reprendre l’expression de Taylor, dont elle rejette justement les principes. Cet enthousiasme a provoqué en réponse un mouvement de critiques, notamment de la part de spécialistes de la fonction RH qui dénoncent un discours fallacieux et crient à une imposture orchestrée à des fins commerciales. Qu’il fasse rêver ou qu’il irrite, le phénomène de l’entreprise libérée ne laisse pas indifférent. À l’heure où de grands groupes, comme Michelin ou Kiabi, déclarent s’en inspirer pour redéfinir leur modèle managérial, on ne peut ignorer le phénomène si on s’interroge sur l’émergence d’une nouvelle GRH. Alors, miroir aux alouettes pour une société en mal d’utopie ou réelle innovation ? En attendant que les résultats des recherches académiques en cours soient publiés, nous proposons de faire le point sur ce concept. De quoi parle-t-on exactement ? 1 > Voir aussi l’article de Benoît Borrits et Aurélien Singer, « L’entreprise libérée, est-ce vraiment si nouveau ? », Économie et Management, n° 162, janvier 2017. n° 163 > avril 2017 > 33 Les nouveaux défis des ressources humaines Existe-t-il un modèle de l’entreprise libérée ? En quoi ce concept apportet-il des pistes de nouvelles approches managériales et RH, dont on peut s’inspirer et qui répondent aux défis actuels de la GRH ? Qu’est-ce qu’une entreprise libérée ? > économie & management Émergence du concept « L’entreprise libérée » fait irruption dans le paysage médiatique de notre pays en 2012 avec la publication de l’ouvrage de Carney et Getz Liberté & Cie2, sorti trois ans plus tôt aux États-Unis. Carney est journaliste au Wall Street Journal et Getz professeur à l’ESCP Europe. C’est ce dernier qui est à Dans l’entreprise l’origine de la diffusion du concept libérée, il n’y a, en France à traen théorie plus, vers de nombreux articles, interviews de contrôle e t c o n f é re n c e s auprès de publics professionnels. Une campagne de communication efficace conduit à accroître sa popularité de manière considérable. Ainsi, une étude de la FNEGE datant de 2016 classe Getz à la quatrième place en citation spontanée des penseurs, auteurs ou chercheurs vivants ayant le plus d’influence au monde dans le domaine du management. Parallèlement, quelques « dirigeants libérateurs » charismatiques comme Zobrist (FAVI) et Gérard (Chronoflex) participent à la diffusion du concept par le témoignage de leur expérience de terrain. En mars 2015, le documentaire de Meissonnier Le Bonheur au travail sur Arte apporte une ampleur supplémentaire au phénomène en touchant un public plus large. 34 2 > On pourra consulter la note de lecture consacrée à ce livre dans le n°162 d’Économie et management, également disponible en libre accès sur www.reseau-canope.fr. Une philosophie plus qu’un modèle d’organisation Getz étant à l’origine du concept d’« entreprise libérée » telle que nous l’entendons aujourd’hui, force est de devoir compter sur la définition qu’il en donne : « Un environnement organisationnel dans lequel la majorité des salariés sont complètement libres et responsables d’entreprendre toutes actions qu’eux-mêmes – pas leurs supérieurs ni même les procédures – décident comme étant les meilleures pour réaliser la vision de leur entreprise » (Getz, 2016). Selon cet auteur, il ne s’agit pas d’un business model ou d’un mode d’organisation du travail unique répondant à des règles préétablies, mais d’une philosophie dont la forme s’adapte au « contexte culturel hérité pour construire un mode d’organisation unique » (Getz, 2016). Afin d’expliciter cette philosophie, Getz fait référence aux travaux sur l’homme au travail de McGregor. Ce dernier a proposé deux théories, dites « X » et « Y », qui génèrent deux modes d’organisation différents. Selon la théorie X, « les salariés ont une aversion intrinsèque pour le travail et préfèrent être dirigés afin d’échapper aux responsabilités » (McGregor, 1957). Suivant ce postulat, l’homme au travail doit être nécessairement commandé et contrôlé dans le cadre d’une structure hiérarchique. Selon la théorie Y, au contraire, l’homme est par nature digne de confiance, aspire à la liberté et est désireux de s’investir dans son travail. L’organisation doit donc être pensée en plaçant l’homme au centre, de manière à ce qu’il puisse exprimer sa vraie nature. C’est la proposition de l’entreprise libérée. Un autre concept théorique mobilisé par Getz est la théorie psychologique de l’autodétermination de Deci et Ryan (1985). Selon ces auteurs (2000), la motivation intrinsèque des individus est déterminée par la satisfaction de trois besoins universels : l’autonomie, la compétence et le besoin d’être en relation avec autrui. L’entreprise libérée s’attache à créer un environnement répondant à ces besoins, que Carney et Getz (2009) réinterprètent en auto-direction, réalisation de soi et égalité intrinsèque. Le terme « libéré » doit donc s’entendre comme affranchi du joug d’une organisation du travail, au sein de laquelle le personnel est commandé et contrôlé par une structure hiérarchique qui lui dicte comment il doit faire son travail. Les salariés passent d’un statut d’exécutant à celui d’acteur libre et responsable, créant de la valeur pour l’entreprise tout en s’épanouissant. Liberté – égalité – fraternité Bien que l’entreprise libérée ne constitue pas un modèle préétabli d’organisation du travail, Carney et Getz (2009) ont regroupé sous ce terme générique un ensemble d’expériences similaires dont la plus ancienne, Gore, remonte à 1958. Sans nécessairement se référer aux mêmes sources, ces organisations de toutes tailles et secteurs d’activité de par le monde ont mis en place des modes de gouvernance présentant un certain nombre d’invariants. Le fait de déclarer les salariés « libres » suppose qu’on leur fait entiè rement confiance pour organiser leur activité et leur temps de travail au sein d’équipes autogérées. Il n’y a, en théorie, plus de contrôle, que ce soit sur les horaires, sur la manière de réaliser le travail ou encore sur les quantités produites. Chaque salarié a la liberté de prendre toutes les décisions qui lui paraissent pertinentes, à partir du moment où elles contribuent au bien commun. Plus aucune autorisation hiérarchique n’est à demander pour intervenir sur une machine, changer de fournisseur ou organiser un déplacement chez un client. De même, des initiatives concernant des investissements peuvent être prises, moyennant des processus d’arbitrages variables selon les entreprises. > Il faut libérer l’entreprise libérée Ces principes de subsidiarité et d’autogestion ont pour corollaire la suppression de la structure hiérarchique. Face à des équipes qui s’autogèrent, le rôle du chef qui décide et contrôle n’est plus nécessaire. Les lignes d’encadrement intermédiaire et de proximité sont appelées à disparaître, remplacées par de nouveaux statuts managériaux dont les terminologies sont propres à chaque organisation : team leaders, coachs, sponsors, générateurs d’autonomie… Cooptés par leurs pairs sur la base de leurs compétences, ces néomanagers se consacrent à de nouvelles activités créatrices de valeur. Car l’entreprise libérée, c’est aussi la chasse à toute fonction, procédure ou tâche considérée comme inutile. Par ailleurs, Carney et Getz (2009) posent le principe « d’égalité intrinsèque » comme une condition de réussite à la mise en place d’un environnement de type libéré. C’est en supprimant tout signe extérieur créant un sentiment d’inégalité que chaque salarié peut se sentir considéré comme un acteur responsable à part entière. Ainsi, dans les entreprises libérées, tout symbole distinctif ou privilège de « castes » est aboli : plus de places de parking ou bureaux réservés, plus de différences de standing dans les hôtels ou restaurants lors des déplacements professionnels… Cette recherche d’égalité se traduit également par une volonté de transparence. L’information est diffusée au même moment à tous. Enfin, aplatissement de la pyramide oblige, l’entreprise libérée développe des modalités de fonctionnement en intelligence collective. Que ce soit au sein des équipes autogérées ou dans des groupes de travail transverses, les décisions sont prises de manière concertée, qu’elles concernent les priorités d’investissement, le recru- tement de nouveaux collaborateurs, voire les niveaux de rémunération… Ceci s’accompagne d’un renforcement des liens sociaux. Pensée comme un écosystème ouvert où les interactions entre individus s’affranchissent de l’ordre hiérarchique et du cloisonnement des services, l’entreprise libérée génère une fluidité des échanges et une libération de la parole. Au-delà de la multiplication de signes de convivialité, les différents témoignages font état d’un accroissement des comportements spontanés de coopération et d’attention à l’autre. En instaurant une véritable communauté de travail, l’entreprise libérée répond aux vœux de Mintzberg (2008), « n’est-il pas temps d’envisager nos organisations comme des communautés de coopération ? », et de Gomez (2013), « le problème de l’entreprise, c’est de se penser comme une organisation et pas comme une communauté ». n° 163 > avril 2017 > 35 Les nouveaux défis des ressources humaines Les raisons du succès Heureuse synchronicité Rien de très nouveau > économie & management Malgré ses vertus, l’entreprise libérée constitue-t-elle pour autant une innovation en termes de GRH ? En réalité, ni sa philosophie, ni ses caractéristiques ne sont réellement nouvelles. De nombreux auteurs et écoles de pensée ont depuis près d’un siècle remis en cause l’organisation du travail de type taylorien et proposé des alternatives remettant l’homme au centre. On peut citer, dès le début du xxe siècle, Parker Follett aux États-Unis et Dubreuil en France, qui seront suivis par des théoriciens du management L’entreprise libérée comme Drucker, des psychologues semble avoir comme Herzberg ou des instituts de trouvé le cercle recherche applivertueux quée comme le de l’engagement Tavistock Institute, le Work Research Institute ou encore Savall et son équipe de l’ISEOR. Par ailleurs, l’entreprise libérée ne fait finalement que remettre au goût du jour des pratiques déjà connues : l’autogestion et les équipes autonomes, l’empowerment, le concept de pyramide inversée, le servant leadership… Mieux encore, des modes de gouvernance fondés sur une philosophie similaire ont été modélisés de manière beaucoup plus précise. D’abord la sociocratie, créée par le dirigeant d’entreprise hollandais Endenburg au début des années 1970, puis plus récemment, l’holacratie, expérimentée par l’Américain Robertson en 2001, au sein de son entreprise de production de logiciels, puis développée en tant que technologie sociale des organisations. L’expression-même « entreprise libérée » apparaît dès 1993 comme titre français de l’ouvrage de Tom Peters Liberation Management et passe pourtant inaperçue… 36 Alors pourquoi cet engouement, dont on peut dater l’émergence soudaine à l’année 2012 ? Si on ne peut nier l’habileté de la campagne de communication dont elle fait l’objet, les raisons du succès de l’entreprise libérée se trouvent sans doute davantage dans une heureuse synchronicité. Un ensemble d’idées pertinentes (à défaut d’être originales) regroupées dans une expression idoine entre en résonance avec un terrain d’attentes sociales prêt à les recevoir. En tant que symptôme fabriqué par notre société, le phénomène « entreprise libérée » relèverait, selon Casalegno, d’un effet cathartique, exprimant le désir urgent et intense d’une nouvelle façon d’être au travail. Il a fallu la médiatisation de la vague de suicides chez France Telecom (2008-2009), la réglementation sur le stress (2009), puis le harcèlement (2011), pour que notre société prenne acte des effets nocifs de certaines pratiques managériales sur la santé. De nombreux auteurs ont condamné des modes d’organisation et de management fondés sur des logiques exclusivement gestionnaires. Si de Gaulejac évoquait dès 2005 une « société malade de la gestion », Dujarier (2015) dénonçait récemment un « management désincarné » fait de « rapports sociaux sans relation », générés par des dispositifs impersonnels déconnectés du terrain. S’insurgeant contre ces modes d’organisation qui le traitent comme un objet, l’individu cherche à se réapproprier son travail. Le concept d’entreprise libérée coïncide avec ce besoin d’affranchissement et propose un mode d’organisation qui restaure l’homme en tant que sujet libre. À l’heure où il convient d’être acteur de sa propre vie, l’entreprise libérée se présente aussi comme un modèle d’organisation affranchi de toutes les règles et contraintes empêchant la réalisation de soi. Mieux, depuis le documentaire diffusé sur Arte de Meissonnier en 2015, l’entreprise libérée, c’est la garantie du bonheur au travail. Car nos contemporains n’attendent plus seulement du travail de ne plus souffrir, ni même un relatif bien-être, ils en exigent le bonheur… Bref, comme le résume avec humour Casalegno « l’entreprise libérée » est un mot-valise : il permet d’y mettre beaucoup de choses et de partir en voyage. Des réponses concrètes à des enjeux réels Au-delà des possibilités de rêve, l’entreprise libérée propose aussi des réponses concrètes à des enjeux non moins réels. Face aux mutations d’un environnement souvent qualifié de « VUCA » (pour « volatilité, incertitude, complexité, ambiguïté »), les entreprises doivent s’adapter et rechercher des alternatives organisationnelles de nature à promouvoir le trio gagnant agilité-innovation-engagement des salariés. Or, l’entreprise libérée semble répondre aux trois. Dégagée des contraintes de reporting et de contrôle, comme des procédures non créatrices de valeur, elle permet une meilleure réactivité grâce à des décisions prises au plus près du terrain. Grâce à la confiance qu’on leur accorde, les salariés se sentent responsables de leur travail, y retrouvent du sens et sont disposés à trouver leurs propres solutions aux problèmes rencontrés. Mieux, ils sont encouragés à la prise d’initiative et à la formulation de nouvelles idées, dans un contexte d’échanges favorables à l’émergence de l’intelligence collective. À la fois respectés pour leurs compétences, considérés en tant qu’individus et inspirés par une vision qui a du sens, les salariés mobilisent leur plein potentiel. L’entreprise libérée semble avoir trouvé le cercle vertueux de l’engagement, tant recherché par les DRH, mais aussi la réponse à l’équation exprimée dans l’Accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail (2013) : > Il faut libérer l’entreprise libérée comment conjuguer performance économique et bien-être des salariés par un contrat social renouvelé ? L’entreprise libérée en questions S’il suscite chez certains un enthousiasme béat, le concept d’entreprise libérée a également déclenché une vague de questions et de réserves, allant parfois jusqu’à des critiques acerbes, voire des condamnations sans appel. Un des principaux reproches de ses détracteurs est que le concept fait croire à une organisation idéale, du fait d’une insuffisante mise en lumière de ses inconvénients, pourtant inhérents à toute organisation du travail. En effet, à l’image du titre évocateur de l’ouvrage de Zobrist (2014), La Belle Histoire de FAVI : l’entreprise qui croit que l’homme est bon, le storytelling prend parfois des allures de roman à l’eau de rose. On ne nous parle pas – ou peu – du revers de la médaille, des dérives, des dysfonctionnements, des échecs… Le côté obscur de la Force En institutionnalisant l’autogestion, l’entreprise libérée n’a pas seulement fait disparaître des activités inutiles et des pratiques toxiques de petits chefs autocratiques. Elle s’est également coupée de la valeur ajoutée de certains rôles managériaux exercés précédemment par l’encadrement. Certains de ces rôles peuvent être parfaitement intégrés par les collectifs de travail dans une forme de leadership partagé ou distribué, tel qu’il a été théorisé par Luc (2010), Thévenet et Arnaud (2012) et Denis, Langley et Sergi (2012). Mais parfois, ces rôles ne sont plus assurés, entraînant alors des impacts négatifs sur la performance et le bien-être des salariés. Ainsi, l’abolition de tout contrôle externe à l’équipe peut grever la qua- lité, par des erreurs d’inattention, ou le fait que certaines tâches considérées comme rébarbatives sont laissées de côté. De même, l’autogestion des équipes peut se traduire par une allocation non optimisée des ressources ou une absence de priorisation des tâches. Des décisions incohérentes peuvent être prises par insuffisance de prise de hauteur. Le rôle d’animation précédemment exercé par les managers peut également faire défaut. Dans le meilleur des cas, le collectif de travail est suffisamment mature pour mettre en place des processus d’autorégulation. À défaut, l’équipe peut perdre en cohésion et devenir un terrain favorable à des jeux de pouvoir, des phénomènes de pression horizontale, des conflits interpersonnels qui s’enveniment, des comportements déviants non recadrés… L’absence de responsable direct signifie aussi pour chaque salarié de ne plus disposer d’un interlocuteur référent qui représente l’entreprise et qui puisse jouer les rôles bénéfiques d’un management personnalisé : donner du feedback et des signes de reconnaissance, aider à gérer ses priorités au quotidien, piloter son évolution de carrière… Par ailleurs, le principe-même de responsabilisation, à la base de la forme organisationnelle libérée, comporte lui aussi des risques de dérives avec son lot de dysfonctionnements. Ainsi, le « tout le monde est responsable de tout » peut se transformer en « personne n’est responsable de rien ». La disparition d’un interlocuteur unique représentant chaque unité de travail peut rendre la collaboration interservices beaucoup plus compliquée, de même que la simple diffusion d’information. D’un autre côté, dans quelle mesure est-on réellement prêt à laisser les salariés prendre des décisions qui pourraient porter atteinte à la performance, voire mettre l’entreprise en péril ? Soit la liberté est totale, soit les périmètres de décision sont clairement délimités. Sinon les salariés peuvent se retrouver face à des injonctions paradoxales du type « tu es libre de prendre toute décision, mais là c’est moi qui décide ». Les technologies sociales comme la sociocratie et l’holacratie proposent des processus très précis pour limiter ces risques. L’entreprise libérée, qui se définit comme une philosophie, laisse beaucoup d’ouverture, et donc potentiellement un flou propice à ces dérives. Il faut du temps pour reconnaître ses propres erreurs, se réajuster et trouver les dispositifs permettant d’enrayer les dysfonctionnements. Ainsi, une éventuelle corrélation positive entre l’adoption d’une forme organisationnelle libérée L’équipe peut et la performance perdre en et l’innovation ne cohésion et peut raisonnablement s’établir que devenir un terrain sur la durée. Si cerfavorable à des taines entreprises jeux de pouvoir comme Gore ou FAVI bénéficient effectivement de plusieurs décennies d’expérience, que penser des résultats de celles qui se réclament « libérées » depuis quelques années seulement ? L’entreprise du bonheur au travail ? Certaines critiques remettent également en cause les effets nécessairement positifs sur le bien-être au travail. Une chose est claire : l’entreprise libérée n’est pas faite pour les managers accordant de l’importance aux signes de statut et à leur évolution de carrière. La plupart des histoires officielles de libération s’accompagnent de cas de départs d’encadrants attachés à leur pouvoir et ne parvenant pas à mettre de côté leurs ambitions égotiques. D’autres versions plus officieuses font état d’ex-managers confrontés à des doubles contraintes, pris en étau entre des principes philosophiques et des réalités de terrain infiniment plus complexes. n° 163 > avril 2017 > 37 Les nouveaux défis des ressources humaines > économie & management Pour les non-managers, le bienêtre n’est pas pour autant garanti. L’entreprise libérée convient bien à des individus dont la personnalité est autonome et responsable et qui cherchent à s’épanouir dans leur travail. Mais qu’en est-il de ceux qui ont besoin de se sentir encadrés dans leur travail ou qui apprécient de réaliser des tâches d’exécution ? De ceux qui se sentent rassurés que quelqu’un prenne les décisions pour eux et défende les intérêts de l’équipe visà-vis d’autres services ou de la direction ? Ou encore de ceux qui n’ont pas choisi le travail pour se réaliser, qui préfèrent rentrer chez eux à l’heure et ne plus se préoccuper des conséquences des décisions qu’ils ont pu prendre dans la journée ? En voulant s’affranchir de toute norme, l’entreprise libérée a également supprimé les repères distinguant Quand le bonheur c l a i r e m e n t l e s au travail devient sphères professionnelle et privée. Cerla norme, il peut tains y gagnent un exercer une forme meilleur équilibre de vie grâce à des de tyrannie possibilités d’organisation s’adaptant mieux à leurs contraintes personnelles. D’autres font l’expérience douloureuse d’une responsabilisation qui peut virer au surengagement, voire au burn-out. Par ailleurs, si effectivement le temps de travail n’est plus contrôlé objectivement, d’autres normes peuvent prendre le relais des pointeuses et exercer des pressions, plus insidieuses celles-là. Comme des remarques remettant en question la motivation de ceux qui feraient le choix d’un respect strict de leurs horaires de travail. Enfin, puisque l’entreprise libérée, c’est la garantie du bonheur au travail, que doivent en conclure ceux qui ne se retrouvent pas dans cet environnement organisationnel et ressentent une forme de mal-être ? Quand le bonheur au travail devient la norme, il peut exercer une forme 38 de tyrannie. « Nous sommes la première société dans l’histoire à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux » écrivait Bruckner (2000). Emprisonnée dans son idéalisme, l’entreprise libérée peut tomber dans une dérive sectaire qui refuserait toute critique ou opposition. Certains détracteurs de l’entreprise libérée dénoncent d’ailleurs une idéologie trompeuse, dans laquelle les dirigeants utiliseraient des arguments philanthropiques à des fins beaucoup moins nobles. Celui de concentrer le pouvoir entre leurs seules mains et d’exercer ainsi une emprise totale sur l’entreprise. Celui de faire l’économie des coûts d’une structure d’encadrement et des fonctions support en demandant aux salariés d’exercer ces rôles avec pour seule rétribution la compensation morale de se sentir libre et responsable. Ou celui d’utiliser le buzz médiatique et l’image positive du concept auprès du public pour se valoriser personnellement ou promouvoir leur marque employeur. Un mouvement de libération en France ? Finalement, combien d’entreprises ce mouvement concerne-t-il ? « On peut dire que l’entreprise a bâti un mode organisationnel de type “entreprise libérée” quand 70 à 80 % des salariés de chaque équipe respectent les valeurs/règles de vie et agissent avec liberté et responsabilité dans le but de réaliser la vision-rêve de l’entreprise » précise Getz (2016). La nature même du critère énoncé montre qu’il est aisé de s’autoproclamer « entreprise libérée » pour bénéficier dudit statut. Il n’y a pas de label, ni de certification. Inversement, il existe des organisations qui répondraient aux critères ci-dessus sans pour autant le revendiquer ouvertement, ou en utilisant une autre terminologie. L’entreprise libérée, bien heureusement, ne dispose pas du monopole d’un management basé sur la confiance et l’autonomie. Ainsi, si Getz (2016) soutient que « depuis 2012, en France, une grande quantité d’entreprises se sont lancées dans la libération, dont Michelin, Airbus, Décathlon, Kiabi, Norauto et des centaines de PME », on peut s’interroger sur ses modalités de recensement. Par ailleurs, est-il vraiment légitime de parler d’entreprise libérée à propos de démarches visant à faire évoluer l’organisation de certaines unités vers une autonomisation et une responsabilisation des équipes ? Conclusion Être ou ne pas être… libéré ? Finalement, est-ce vraiment la question ? De manière ostentatoire ou en toute discrétion, des entreprises expérimentent aujourd’hui des alternatives organisationnelles et peu importe qu’elles soient estampillées « libérées » ou pas. Sous prétexte d’un concept trop bien « marketé » et insuffisamment documenté, il serait dommage de se priver des enseignements de ces expériences qui présentent des intérêts indéniables et peuvent inspirer de nouvelles pratiques permettant de faire face aux défis actuels de la GRH. Pour accéder à ces enseignements, il nous paraît urgent de « libérer l’entreprise libérée » d’un certain nombre de pièges dans lequel le concept se trouve emprisonné. En premier lieu, l’entreprise libérée gagnerait à se défaire de son enfermement idéologique dans un statut d’organisation idéale. Il ne s’agit pas pour autant de la diaboliser, mais de la rendre réelle, ambivalente, imparfaite avec ses avantages, ses inconvénients, ses contradictions… Ensuite, cessons de croire que l’entreprise libérée constitue un état permanent, sorte d’eldorado organisationnel qui garantirait à tout jamais performance et bonheur au travail à tous. Comme l’écrit Getz (2016) lui-même « la libération n’est jamais achevée mais représente un chemin ». > Il faut libérer l’entreprise libérée Ce chemin est fait d’essais, d’erreurs, de tâtonnements, d’ajustements, de crises, de progrès et de régressions… Il s’agit d’un processus de transformation qui prend du temps et qui n’est jamais entièrement acquis. Le départ de la figure symbolique du leader libérateur peut d’ailleurs remettre en question des équilibres mis en place pendant des années. De la même manière, l’entreprise libérée ne doit plus être entendue à la manière d’un label, induisant une dichotomie entre les organisations libérées, d’une part, et, de l’autre, les organisations classiques qui étoufferaient sous le poids de la hiérarchie, des process stériles et du command and control. La réalité est qu’il existe un continuum entre ces deux formes extrêmes. Enfin, nous gagnerions à nous libérer de la croyance que l’entreprise libérée conduit à la disparition de toute forme d’exercice du management. En faisant muter les rôles managériaux traditionnels, elle procure un environnement privilégié où des néomanagers, dégagés du volet gestionnaire, apportent une autre forme de valeur ajoutée aux opérationnels. « Je n’ai jamais autant managé depuis que je ne suis plus manager » nous confiait récemment l’un d’eux. L’environnement organisationnel libéré peut devenir le lieu où de nouveaux modèles de leadership peuvent s’épanouir et se démocratiser. En tout état de cause, le phénomène est encore bien trop récent et insuffisamment étudié pour que des conclusions définitives puissent être tirées. Seules l’épreuve du temps et la multiplication d’études de terrain selon un principe d’intersubjectivité contradictoire (Savall et Zardet, 1998, 2004) permettront de mieux comprendre ce qu’est une entreprise libérée et d’en conclure un simple effet de mode ou une réelle innovation managériale instaurant l’ère d’un nouveau paradigme de GRH. • > bibliographie Bruckner P., L’Euphorie perpétuelle : essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000. Carney B. et Getz I., Freedom Inc., New York, Crown Business, 2009 ; Liberté & Cie, éd. revue et augmentée, Paris, Flammarion, 2016. Casalegno J.-C., « L’Entreprise libérée : quand l’imaginaire tente de se frayer un chemin dans les sciences de gestion… ». En ligne : www.4tempsdumanagement.com, rubriques « E-magazine », « Le temps des valeurs ». Deci E. L. et Ryan R. 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