Dossier Carmen Quelle véritable histoire ? Au seuil du texte original de Mérimée, au-delà des clichés, mais tentant d’intégrer aussi ce que l’opéra a rendu incontournable, l’Infini rencontre « une » Carmen : la sienne. Princesse gitane aux mille visages, peinte avec passion par un Mérimée incompris de son temps mais inspiré d’une véritable prophétie littéraire ; du haut de sa modernité triomphante, elle nous parle, cette Carmen ! Pour raconter, une scène de théâtre aménagée comme un hall d’hôtel ou un salon, ou encore un cabinet de curiosités. Le maitre des lieux : Toni Pastia. Quelques hommes s’y sont donc donné rendez-vous pour accueillir un narrateur – Prosper – sorte de rhapsode contemporain, qui est appelé à exhumer, le temps d’une conférence, la véritable histoire de Carmen. L’identification à ses héros dépassera cependant la décence de sa fonction. Cinq hommes entrent donc tour à tour, une valise d’accessoires à la main, pour accoster aux rives de la promesse vendue par Pastia. S’ils se risquent au jeu, Carmen apparait. Côté jardin, un petit orchestre a été engagé pour accompagner les exubérances musicales de la soirée. Dans le fond, un large meuble d’exposition présente toutes les pièces à conviction, accessoires – vrais ou faux – qui valorisent et servent de preuves aux moments clés du récit. Tout comme dans le Balcon de Jean Genêt, l’expérience poétique des hommes actants va faire apparaître le rôle féminin. Quand l’homme se risque au mimodrame en s’impliquant dans la narration de Prosper, la femme se distingue et Carmen la fatale se révèle. A l’instar aussi de Belle de Jour de Buñuel, le travestissement force les portes du plaisir et transcende l’ordinaire pour le voyage. Tour à tour, selon la situation, cinq femmes, cinq Carmen initiées par l’imaginaire et le désir vont surgir du fond de l’invention et s’incarner dans la chair du théâtre. Théâtre avoué, aussitôt reconstruit. Le chœur chanté rassemble alors les voix pour initier un nouveau son, collectif mais unique et constitué de ses différences intrinsèques : la voix d’un théâtre qui tente d’être authentique. La véritable histoire est toujours celle de ceux qui racontent. Ainsi, nos artistes s’engagent et témoignent de leur être. L’adaptation Carmen - La Véritable Histoire nous promet un spectacle musical dansant, enlevé et prenant, mêlant comme de coutume sur les planches de L'Infini, un ici et maintenant troublé et des histoires figurées. Mérimée (1803-1870) Né le 28 septembre 1803 à Paris et décédé le 23 septembre 1870, Prosper Mérimée est un écrivain, historien et archéologue français. Issu d'un milieu d’intellectuels et d’artistes, il poursuit - grâce au confort apporté par sa famille - des études de droit avant de s'intéresser à la littérature. Dès 1825, il publie des textes – en particulier des nouvelles – qui le font connaître et lui vaudront d'être élu à l'Académie française en 1844. Distant, sceptique, aristocratique, cynique et libertin, il incarne le parfait dandy et est l’une des figures en vue de la vie élégante du Paris du 19 e siècle. Le jeune homme se rend régulièrement dans les salons réputés, où il fait la connaissance des célébrités de l’époque. C’est pour sa nouvelle Carmen, écrite et publiée dans la « Revue des Deux Mondes » en 1845, qu’il est le plus connu. Mérimée apparait comme un original, il aime le mysticisme, l’histoire et l’inhabituel. Influencé par la poésie de l'Antiquité Romaine, la fiction historique popularisée par Walter Scott, et par la cruauté et les drames psychologiques d’Alexandre Pouchkine, les histoires qu’il raconte sont souvent pleines de mystères et se déroulent à l’étranger, l’Espagne et la Russie en particulier. Il écrit Carmen en se remémorant ses propres voyages en Espagne, notamment une rencontre marquante avec une bohémienne, dont il dessina le portrait dans son carnet. Carmen incarne en priorité deux valeurs : elle initie la figure de la femme fatale et un symbole de la liberté. Par l’ambivalence du personnage féminin, Prosper Mérimée répond singulièrement aux autres Espagnolades à la mode à son époque. Il a créé avec Carmen le mythe de la bohémienne, libre, fière et insoumise. L’auteur, fervent passionné des gitans et de la culture espagnole, pourrait avoir été influencé en partie par le poème d'Alexandre Pouchkine Les Tsiganes (1824), une œuvre que Mérimée avait traduite en français, mais aussi par les rencontres les plus improbables qui ont marqué ses voyages. La scandaleuse nouvelle a inspiré beaucoup d’artistes (Charlie Chaplin, Carlos Saura, Godard… et le célèbre Bizet qui y a puisé l’inspiration de l’opéra le plus joué au monde). … Carmen l’opéra Carmen, opéra en quatre actes, composé par le compositeur français Georges Bizet, sur un livret écrit par Henri Meilhac et Ludovic Halévy, adapté de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée. Créé à l'Opéra-comique de Paris le 3 mars 1875, Carmen y reçut un accueil compliqué et réservé, à la grande déception de son compositeur. Ce n’est qu'après la mort de Bizet que son opéra deviendra populaire. Carmen a gagné sa réputation grâce à une série de productions hors frontières, et n'a été rejoué à Paris qu'en 1883 ; il s’est rapidement popularisé. La musique de Carmen a été largement acclamée pour l’éclat de sa mélodie, l'harmonie, l'atmosphère et l'orchestration de la partition, et pour l'habileté avec laquelle Bizet a musicalement représenté les émotions et les souffrances de ses personnages mais surtout pour ses références à des musiques venant d’un ailleurs dépaysant et débridant à la fois. Un ailleurs qui choque et crée la syncope en musique comme dans la vie sociale. Habanera, pour ne citer que le plus connu de ses airs, est une prodigieuse invention musicale, son histoire nous conduit dans les Caraïbes à Cuba, plus précisément où elle s’est constituée à partir de la contredanse européenne. Les représentations de la vie prolétarienne, la subversion, l'immoralité, l'anarchie, la mort tragique et romantique du personnage principal sur scène, dans les bras de son criminel amant, ont donné le ton à un opéra français singulier et rempli d’innovations. Carmen laisse une grande part de jeu et de chant aux chœurs et fait promesse de théâtre et d’actions en direction d’une forme de spectacle d’aujourd’hui. Le succès mondial rencontré ensuite par l’opéra a finalement jeté de l’ombre sur l’œuvre de Mérimée qui avait initié une Carmen beaucoup plus équivoque et déconcertante. … Carmen le personnage Carmen, gitane passionnée mais à l’esprit parfois froid ; pleinement dans le désir immédiat, mais aussi dans la stratégie, est avant tout une figure poétique. Un fantasme, une allégorie du désir sauvage et intempestif, capricieux et effronté. Une femme non conformiste, une gitane dévergondée et impulsive, contrastant avec une société policée, austère qui, elle, a pris l’habitude de déguiser son être authentique ; une société française du XIXème où la pensée est réservée aux hommes, l'amour conduit par la raison, le comportement et le corps bridés par les traditions. Carmen refuse l’entrave et défie de son arrogance les autorités religieuses, matrimoniales, morales et judiciaires. Si par là même, elle est devenue un symbole d'émancipation féminine, il ne faudrait pas réduire sa force de caractère à la rébellion. Le monde de Carmen est celui des gitans, un monde structuré mais dont nous avons du mal à saisir les valeurs. Dans l’opéra, elle se cristallise dans le rôle de la provocatrice qui cherche à gravir petit à petit l’échelle sociale : elle passe du statut de cigarière à celui de compagne du torero. Dans la nouvelle, elle cherche, à travers les différents visages qu’elle adopte, les issues les plus folles pour exister pleinement sans jamais s’habituer à elle-même. Elle campe à la fois la caricature du tempérament féminin et l’inaccessible profondeur de son indicible. Les sources, l’adaptation du texte, la transposition de la musique Notre projet définit un point d’incidence entre Carmen et son histoire. Un choc entre la culture populaire de Carmen, la nouvelle de Mérimée, l’opéra et ce qui inspire aujourd’hui la compagnie d’artistes que nous sommes. Le texte du spectacle a été scrupuleusement structuré par l’œuvre originale de Prosper Mérimée. La trame dialogique - dans le chef de Carmen - et narrative - dans le chef des locuteurs qui rapportent la fable - a été confrontée à 2 vecteurs externes : Le premier : l’opéra et son imprégnation dans la culture Le second : notre réalité historique de troupe de théâtre définie par l’évidence de notre création. Des influences contemporaines comme les films Bonnie and Clyde, Sailor et Lula, Grand Budapest Hôtel (Anderson) ou encore Belle de jour de Buñuel, ou la pièce Le Balcon de Jean Genet, Rêve de Wajdi Mouawad… ont marqué le style de l’adaptation afin d’extraire de l’œuvre originale de Mérimée tout ce qu’elle contient d’annonciateur de la fiction contemporaine. De la même manière, la création musicale décline les airs et on pourrait même dire les « tubes » de Carmen pour les transformer en compositions d’aujourd’hui. Habanera se rapproche de ses origines havanera, des rythmiques cubaines et/ou swing, en multipliant les jeux de références aux musiques qui s’en sont préalablement inspirées. Véritable création dédiée à la voix humaine allant du murmure au chant, « Carmen - La Véritable histoire » se situe musicalement entre l'opéra de Georges Bizet et la nouvelle de Prosper Mérimée. Le spectacle se fonde aussi, et surtout, sur les propres capacités d'invention et d'imagination de la troupe rassemblée par Dominique Serron et son Infini théâtre. C'est tout un travail de réécriture de l'espace sonore qui est proposé, créant ainsi une véritable transformation de la partition. Une œuvre de notre temps où les voix peuvent se retrouver ou se perdre, chanter la transparence du texte de Mérimée ou des mélodies de Bizet. Le but ultime étant de permettre à l'auditeur moderne une redécouverte musicale à la fois didactique et ludique. La version proposée sera accompagnée par une belle rythmique composée d'un piano, d'une percussion, d'un saxophone et d'un violon. La matière musicale fournie par le chef d'œuvre de Bizet est tellement ancrée dans la conscience populaire qu'il aurait été dommage de s'en priver. C'est pourquoi le travail de création et d'adaptation s'articule surtout sur une mise en concordance des airs de l'opéra vers le langage musical propre à notre époque. En modifiant légèrement la prosodie musicale, l'oreille reste baignée par le confort des airs connus, mais se voit conduite vers d'autres répertoires populaires que sont la chanson, la comédie musicale, l'opérette,... Les transpositions musicales opérées sur une partie de la partition de Bizet, à savoir, des tonalités tantôt plus sombres tantôt plus légères ; des modes classiques occidentaux vers le schème oriental, aident à renforcer la dramaturgie musicale et favorisent ainsi la compréhension des personnages ; notamment celui de Carmen. La rythmique classique imposée par la partition de Bizet est parfois remise au goût du jour par transposition de la narration aux rythmes plus actuels imposés par l'action scénique de Mérimée. Tantôt andalouses, tantôt sud-américaines, tantôt jazz, ...notre création trouve aussi ses inspirations rythmiques chez plusieurs compositeurs ayant une vaste littérature ibérique - Debussy, Ravel, Granados, Albeniz, Turina, .. Antoni Sykopoulos Scénographie et Costumes - Christine Mobers Artiste plasticienne, elle étudie la scénographie à la Cambre. Depuis 2010, elle y dirige l’option scénographie. Elle mène de front ses métiers de professeur, de scénographe et de costumière de théâtre, la scénographie d’exposition et le dessin. Christine Mobers et Dominique Serron collaborent depuis 2005. Elles donnent cours ensemble et suite à cette expérience, Dominique Serron lui propose de travailler sur Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Suivront Nobody Else, Carmen, Le Cid et aujourd’hui Carmen – La Véritable histoire. Leur démarche commune est le théâtre mis à nu. Un chemin vers le dépouillement qui conduit à avouer le théâtre, à jouer avec la limite entre le plateau et les coulisses, à aller vers le désassorti, vers des éléments de costumes qui font sens pour les personnages,... Elaboration d’une scénographie et des costumes pour Carmen – La Véritable histoire. On a dit que ce serait un «Club d’hommes». J’ai pensé à ces lieux au fin fond de l’Andalousie que l’on appelle des «Casinos», déserts, avec quelques fauteuils, une table de jeu et un miroir. On a dit que les hommes y arriveraient avec une valise comme dans « Le Balcon » de Genet. J’ai regardé « Belle de Jour » où le client arrive chez Madame Anaïs avec une petite valise contenant son attirail. J’ai acheté des valises pour les hommes, qu’elles soient là à la première répétition. Puis je les ai regardés, je les ai dessinés, j’ai puisé toutes mes idées à l’encre de leur jeu. On a dit que les femmes seraient toutes des « Carmen », de la plus pure à la plus sorcière. Qu’elles seraient des apparitions, des fantasmes masculins. J’ai regardé encore et encore « Noces de Sang », « Carmen » et « L’Amour Sorcier » de Carlos Saura. J’ai puisé dans mes fantasmes : la femme-enfant chez B.B., la femme fatale dans « Matador » d’Almodovar. On a dit qu’elles auraient les mêmes chaussures de danse comme on l’a fait pour « Le Jeu de l’Amour et du Hasard » et pour « Le Cid » sans autre justification. Qu’il fallait différencier les « Carmen », on a dit : « Ce sera par la couleur rouge! ». On a dit qu’il fallait sacraliser les objets de la fiction. J’ai proposé un « Cabinet de Curiosités ». On a beaucoup aimé « Le Musée de l’Innocence » d’Orhan Pamuk à Istanbul et puis les hôtels avec sa réception et les casiers par chambre, dont Pastia gèrerait toutes les clés. On a dit : « Pourquoi pas des gitans? », on s’est beaucoup amusés à créer des panoplies qui soient crédibles et révèlent le gitan qui est en nous. On a dit : « Pourquoi pas de vraies robes de flamenco? », même si on avait dit : « Pas de folklore! ». On en avait une kyrielle que j’avais achetées au marché de Séville, des vraies, en coton avec des tonnes de volants qui font ressembler les femmes à des œillets. Les femmes les ont portées pieds nus, sans accessoires et ont dansé une danse fatale rattrapées par les hommes. On a dit : « C’est comme les poupées désarticulées de Bellmer et aussi Pina Bausch » et on adore. Christine Mobers