quel bilan, dix ans après la loi Kouchner

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ÉTHIQUE&SOCIÉTÉ Responsabilité médicale
Fin 2011 s’est tenu un colloque organisé conjointement par le Conseil d’État et la Cour
de cassation sur le thème « Santé et justice : quelles responsabilités ? ». L’objet de cette
rencontre entre les deux cours suprêmes : faire un bilan des dix années écoulées depuis
la loi Kouchner du 4 mars 2002, et exposer leurs visions respectives de l’avenir.
© ALEXANDRE NICOLI
Santé et justice :
quel bilan, dix ans
après la loi Kouchner ?
CATHERINE LAMBLOT,
DIRECTEUR JURIDIQUE DES SINISTRES MÉDICAUX, MACSF
Des progrès considérables ont été réalisés en matière de démocratie sanitaire
depuis la loi du 4 mars 2002 : meilleure
information des patients, indemnisation
de l’aléa médical par la solidarité nationale, dispositif spécifique pour l’indemnisation des infections nosocomiales,
meilleure protection des données médicales…, aboutissant ainsi à un vrai changement du paysage sanitaire. Dix ans
après, quel bilan peut-on tirer de ces
nouveaux dispositifs ?
QUEL IMPACT SUR LE CONTENTIEUX
JUDICIAIRE ET ADMINISTRATIF ?
L’indemnisation de l’aléa par la solidarité nationale et l’instauration des CRCI
ont constitué en 2002 une petite révolution. Quelles en ont été les conséquences pratiques ? C’est ce que les deux
hautes juridictions se sont efforcées de
définir à travers plusieurs questions :
2Les CRCI ont-elles détourné les patients
de la voie juridictionnelle ? Il n’existe
aucune statistique fiable sur le sujet.
Mais il est probable que la gratuité des
procédures devant les CRCI, leur moindre
formalisme et leur rapidité ont fait espérer à certains patients une plus prompte
issue à leur réclamation. De l’avis des
participants au colloque, l’instauration
de cette nouvelle voie amiable a permis
à des patients qui n’auraient pas eu
recours aux tribunaux en raison d’une
VOLUME 12 / No 45 / AVRIL 2012
« peur des institutions » d’obtenir une
indemnisation, et créé une vraie alternative pour eux. Cette « troisième voie »
n’interdit pas pour autant de recourir
simultanément à la voie juridictionnelle ;
mais ce choix doit être « responsable »,
c’est-à-dire qu’il ne doit pas conduire à
des contradictions qui rendraient toute
transaction impossible.
2Les tribunaux retiennent-ils moins
facilement l’existence d’une faute, sachant que l’aléa est à présent indemnisé
par l’Office national d'indemnisation des
accidents médicaux (Oniam) ? Avant la
loi Kouchner, on avait parfois le senti-
ment que le juge retenait une faute là
où il n’y en avait pas toujours, comme
un subterfuge pour assurer une indemnisation à tout prix. Avec l’indemnisation
de l’aléa par l’Oniam, cette dérive semble
réduite.
2Le concept même de faute a-t-il évolué ? On a pu craindre que l’indemnisation de l’aléa par l’Oniam ne conduise
les juges à dédouaner plus facilement
les professionnels de santé. Mais la qualification de la faute n’a aujourd’hui pas
radicalement changé, les magistrats se
basant toujours, pour statuer, sur un
rapport d’expertise médicale.
UNE NOUVELLE LOI SUR LES DROITS DES PATIENTS ?
Tout en saluant les avancées indiscutables réalisées par la loi Kouchner, certains
appellent de leurs vœux un nouveau texte sur les droits des patients. Quelles
pourraient être les innovations à en attendre ?
Au terme de dix ans d’application de la loi Kouchner, la relation médecin/patient
s’est modifiée, mais de nouveaux sujets sont apparus et méritent de nouvelles réflexions : la télémédecine, l’acharnement thérapeutique, l’indemnisation du défaut
d’information, la mise au point d’une définition de l’aléa thérapeutique et des infections nosocomiales, la fixation de nouveaux seuils d’accès aux CRCI ou l’unification
des régimes de responsabilité en matière d’infections nosocomiales…
Mais les hauts magistrats de la Cour de cassation et du Conseil d’État ont souligné
au cours du colloque les dangers d’une « boulimie législative » : réformer la loi
Kouchner est peut-être prématuré, alors que la jurisprudence peut encore faire
son œuvre et que les juges, comme les justiciables, ont besoin de stabilité…
Responsabilité médicale ÉTHIQUE&SOCIÉTÉ
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QUEL IMPACT SUR LES
– les procédures pénales sont longues, postes de préjudice, avec une distinction
PROCÉDURES PÉNALES ?
et n’ont pas pour objectif premier une entre les postes temporaires et les postes
On constate une augmentation des mises indemnisation. L’expertise réalisée dans permanents. Pour sa part, le Conseil
en cause pénales, y compris par des pa- ce cadre n’est pas une expertise de pré- d’État applique l’avis Lagier de 2007,
tients très âgés. Cela s’explique par l’évo- judices, mais peut l’être en cas de consti- qui globalise les postes de préjudice en
lution générale de la société, qui accepte tution de partie civile.
l’absence de tiers payeurs et ne distingue
plus difficilement la maladie ou la mort. En revanche, il n’est pas possible de dire pas selon le caractère temporaire ou
Mais inflation des plaintes ne signifie pas que la réparation de l’aléa par la soli- permanent.
nécessairement augmentation des darité nationale a, de façon certaine, Chacun de ces référentiels a ses avancondamnations, surtout au regard du influé sur le nombre de condamnations tages et ses inconvénients, mais leur
nombre d’actes médicaux pratiqués. Au pénales.
coexistence crée un
DES DIVERGENCES DEMEURENT,
parquet de Paris, on recense environ De façon générale,
problème de lisibilité
NOTAMMENT EN MATIÈRE
60 plaintes par an en responsabilité mé- les magistrats de la
pour les patients, et
D’INDEMNISATION DES PRÉJUDICES.
dicale, dont seulement 20 % ont des suites, Cour de cassation
rend toute combinaiet qui n’aboutissent qu’à une ou deux et du Conseil d’État
son des deux récondamnations chaque année. Les peines estiment que la voie pénale « naît du gimes impossible.
prononcées sont généralement de l’ordre désespoir », mais qu’elle n’est pas la De même, juridictions judiciaires et juride quelques mois d’emprisonnement voie la plus adaptée en matière de res- dictions administratives apprécient difavec sursis, avec parfois une interdiction ponsabilité médicale.
féremment les rentes accidents du travail.
d’exercer. Si le risque pour un profesPour le Conseil d’État, la rente AT ne
sionnel de santé d’être poursuivi péna- QUEL IMPACT SUR L’HARMONISATION
peut s’imputer que sur les préjudices
lement existe indiscutablement, celui DU CONTENTIEUX ?
économiques, alors que la Cour de
d’être condamné est en revanche beaucoup En 2002, l’intention du législateur était cassation considère qu’elle a un caractère
plus faible.
d’unifier le contentieux civil et admi- hybride, puisqu’elle peut être versée même
Ce faible taux de condamnations s’ex- nistratif en matière de responsabilité en l’absence de préjudice professionnel.
plique par plusieurs facteurs :
médicale, pour éviter toute inégalité de Harmoniser les nomenclatures apparaît
– en matière pénale, le lien de causalité traitement entre les patients pris en indispensable, et le législateur s’est
entre la faute commise et le dommage charge dans le secteur public et ceux d’ores et déjà emparé de ce sujet à
doit être établi ; la perte de chance ne soignés dans le secteur privé. En effet, travers un certain nombre de projets
peut constituer un motif de condamna- les deux ordres de juridiction avaient de lois qui sont aujourd’hui en cours
tion, et le délit d’homicide ou de blessure une approche différente d’un certain d’aboutissement. n
involontaire suppose un lien de causalité nombre de sujets clés.
L’objectif a été en grande partie atteint,
absolu ;
– en cas de poursuite des auteurs indi- avec par exemple une harmonisation du À
rects d’un dommage, la loi exige l’exis- régime de responsabilité en matière RETENIR
tence d’un manquement caractérisé ou d’infection nosocomiale, qui n’a trouvé Une évolution des procédures
d’une violation manifestement délibérée son aboutissement qu’avec l’arrêt du 2 En créant les CRCI, la loi Kouchner a permis
d’une obligation particulière de prudence Conseil d’État du 10 octobre 2011 : dans une « troisième voie » d’indemnisation plus
ou de sécurité prévue par la loi ou le cette affaire, le Conseil d’État abandonne rapide, moins coûteuse et moins intimidante
règlement. Il s’agit là
la distinction qu’il que les voies juridictionnelles habituelles.
En ouvrant un accès direct du patient
de conditions restricpersistait à opérer
INFLATION DES PLAINTES
à son dossier médical, elle a permis une
tives qui limitent la
entre infection diminution des mises en cause pénales
NE SIGNIFIE PAS
d’origine endo- destinées à savoir « ce qui s’est passé ».
mise en jeu de la resNÉCESSAIREMENT AUGMENTATION
ponsabilité pénale ;
gène et infection 2 L’indemnisation de l’aléa par la solidarité
DES CONDAMNATIONS.
– l’erreur de diagnosd’origine exogène, nationale, progrès pour les patients, n’a pas
tic ne donne lieu à condamnation pénale contrairement à la Cour de cassation entraîné une requalification de la faute,
ni une tentation de dédouaner plus
qu’en cas de négligence grave ;
qui, elle, l’avait abandonnée depuis la
facilement les professionnels de santé
– beaucoup de procédures étaient initiées loi Kouchner.
de toute responsabilité.
par des patients qui souhaitaient savoir Mais des divergences demeurent, notam- 2 Un équilibre a été trouvé, mais des
« ce qui s’est passé », par le biais de ment en matière d’indemnisation des améliorations sont encore possibles,
l’instruction. En permettant un accès préjudices. La Cour de cassation – tout peut-être grâce à un nouveau texte, mais
direct du patient à son dossier médical, comme d’ailleurs les CRCI – prend pour aussi et surtout par une harmonisation des
jurisprudences de la Cour de cassation et du
la loi Kouchner a, de fait, contribué à référence la nomenclature dite Dintilhac,
Conseil d’État, pour une meilleure égalité de
réduire le nombre des mises en cause qui part de la consolidation de l’état de traitement des usagers du système de santé.
pénales pour ce seul motif ;
santé et comprend une vingtaine de
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