Montaigne vanite paroles

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TEXTE BAC
Michel de MONTAIGNE, Essais – entrepris en 1572, publiés en 1580
Livre I, chapitre 51
Sur la vanité des mots.
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Un rhétoricien des temps anciens disait que son métier consistait à faire paraître et
trouver grandes les petites choses. Comme un cordonnier qui saurait faire de grands
souliers pour un petit pied. À Sparte, on lui aurait fait donner le fouet pour s’être vanté
d’exercer un art trompeur et mensonger. Et je crois qu’Archidamus, qui en était le roi, n’a
pas dû être peu étonné d’entendre la réponse de Thucydide1, à qui il avait demandé qui
était le plus fort à la lutte, de Périclès ou de lui : « c’est malaisé à établir, dit-il, car quand je
le mets à terre en luttant avec lui il persuade tous ceux qui l’ont vu qu’il n’est pas tombé,
et il gagne. »
Ceux qui fardent et maquillent les femmes font moins de mal car on ne perd pas
grand-chose à ne pas les voir au naturel, alors que les autres s’emploient à tromper, non
pas nos yeux, mais notre jugement, et à abâtardir et à corrompre les choses dans leur
essence même. Les états qui sont restés longtemps bien gouvernés et réglementés, comme
en Crête ou à Lacédémone, n’ont jamais fait grand cas des orateurs.
Ariston définit bien la rhétorique en disant que c’est la science de persuader le
peuple. Pour Socrate et Platon, c’est l’art de tromper et de flatter. Et ceux qui prétendent
le contraire dans la définition générale qu’ils en donnent, le prouvent cependant partout
dans leurs préceptes.
Les musulmans en interdisent l’enseignement à leurs enfants, la considérant
comme inutile. Quant aux Athéniens, quand ils virent combien son usage était pernicieux,
bien qu’il soit pourtant fort prisé dans leurs cités, ils ordonnèrent que sa principale partie,
qui consiste à exciter les passions, soit ôtée, de même que les exordes et les péroraisons.
La rhétorique est un outil inventé pour agiter et manipuler une foule, un peuple en
révolte, et on ne l’emploie que pour des États malades, comme la médecine pour les
corps. Dans les pays où la populace, les ignorants, tout le monde en somme, a eu le
pouvoir, comme à Athènes, à Rhodes, à Rome, les orateurs ont afflué. Et en vérité, il y a
peu de gens dans ces états-là qui aient pu acquérir une grande influence sans le secours de
l’éloquence : Pompée, César, Crassus, Lucullus, Lentulus, Métellus y ont puisé l’appui qui
leur était nécessaire pour se hausser au niveau où ils sont finalement parvenus. Et cela leur
a été encore plus utile que les armes, à la différence de ce qui se passe en des temps moins
agités !...
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1
. Il ne s’agit pas ici de l’historien Thucydide, mais du chef du parti aristocratique et adversaire de Périclès, à Athènes.
Plutarque raconte cela dans son « Périclès », V.
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