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Sociétal
N° 40
2etrimestre
2003
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
1B.Frey
etA.Stutzer,
Happiness and
Economics, How
the Economy and
Institutions Affect
Well-Being,
Princetonet
Londres,
Princeton
UniversityPress,
2002,220pages.
Propos(économiques)
surlebonheur
JEAN-DOMINIQUE LAFAY *
Adoptant une approche pragmatique du bon-
heur à partir de l’appciation subjective de la
satisfaction, les auteurs découvrent que le senti-
ment de bien-être nest pas étroitement lié au
niveau de vie témoin le score médiocre de la
France , que les jeunes et les vieux sont en
moyenne plus « heureux » que les adultes, les
femmes que les hommes… L’influence, incontes-
table, des facteurs économiques est atténuée par
le fait que les aspirations et les attentes s’élèvent
en me temps que la richesse. Enfin, de
« bonnes » institutions, en particulier lamo-
cratie directe, peuvent accroître le bien-être des
individus : il est vrai que nos deux auteurs sont
Happiness and Economics
Par Bruno Frey et Alois Stutzer
Si cette rubrique « Livres et
idées »comportaitdesétoiles,
j’attribueraissanslamoindrehési-
tation le maximum autorisé au
récentouvragedeBrunoFreyet
AloisStutzer,Happiness and Econo-
mics1.Certes,lebonheurestloin
d’êtreuneidéeneuveenéconomie,
contrairementàcequ’ilétaitselon
Saint-Justdansl’Europerévolu-
tionnaire.Del’arithmétiquedesplai-
sirsetdespeinesdeJeremy
BenthamàlaJoyless Economy de
Tibor Scitovsky, en passant par
l’économieduWelfare deMarshall
etPigou,oulesdébatssurlafonc-
tiondebien-êtresocialavecAbram
Bergson,Arrowet autres, cette
questionjouitdepuislongtemps
d’une place importante dans la
discipline.Faireàlafoisduneuf,du
pertinent,duscientifiqueetdel’in-
ressantdanscedomainen’était
donca priori passimple.Etpour-
tant,c’estletourdeforceréussi
parFreyetStutzer.
Pourunlecteur« scientifique »,
c’est-à-direquiacoutumedese
soumettre et de soumettre les
autresaudoutecarsien,lapre-
mièrechoseàfaire,faceàcetype
delivre,est desedemanderpar
quelstratagèmelesauteursontpu
arriveràuntelrésultat.Unegrande
partiedelaréponsetientdansla
perspectiveadoptée :plutôtquede
chercheràdéfinirdel’extérieurce
qu’est le « bonheur » et de se
demanders’ilestlégitimeounon
d’enfairelebutultimedelavie
humaine,FreyetStutzerseplacent
àunniveaubeaucoupplus« posi-
tif »,ensecontentantderecher-
cher et demesurer limpactde
différentsfacteurs,sociologiques,
économiques ou politiques sur
diversesmesuresdubonheurtel
que le ressentent les individus.
L’objectifn’estdoncnullementde
préconiserune« politiquedubon-
heur »2,maisessentiellementde
mieuxapprécier,commel’indique
lesous-titredel’ouvrage,how the
economy and institutions affect well-
being (commentl’économieetles
institutionsaffectentlebien-être).
Delasorte,nousenapprenonsplus
surnous-mêmesquedanstousles
programmes des réformateurs
sociaux.*Professeur à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
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PROPOS (ÉCONOMIQUES) SUR LE BONHEUR
IL N’EXISTE PAS
D’« HÉDONOMÈTRE »
PARFAIT
Lechapitreintroductifpermetde
seforgerunepremièreidéedu
degrédebien-êtresubjectifdesdif-
férentespopulationsdelaplanète
àpartirdessondagesportantsur
la« satisfactiondelavie ».Ainsi,
contrairementàuneidée
assezlargementrépan-
duedececôté-cide
l’Atlantique,lesAméri-
cains sont un peuple
apparemmenttrèsheu-
reux :appréciéesurune
échelleallantde0à10,
lasatisfactionmoyenne
desAméricainsen1995
étaitde7,67etseules,5
%despersonnesinterro-
esestimaientquelaviequ’elles
menaientnétaitpassatisfaisante
(scoredesatisfactioninférieurà4).
Letableau2.2duchapitresuivant
montre toutefois que des pays
commeleDanemark(8,16)etla
Suisse(8,02)fontnettementmieux.
LaFrance,enrevanche,avec6,78,
n’estpastrèsbienplacée,devan-
e notamment par le Portugal
(7,07),leMexique(7,69),l’Argen-
tine(7,78)–maisleschosesont
lascertainementbienchandans
cedernierpays–,Taïwan(6,89)et
mêmelaChine(6,83)etleNigeria
(6,82) !L’existencedebiaiscultu-
relsesticimanifeste.
Pourcetteraison,ilestindispen-
sablederecouriràdesindicateurs
plus« objectifs »commeleproduit
nationalouàdesmesuresdérivées
commeleMEW(Mean Economic
Welfare) deJamesTobinetWilliam
Nordhaus3.Onpeutaussichercher
àapprécierle« bien-êtredurable »
d’unepopulation(àl’aidedel’Index
of sustainable Economic Welfare pro-
poséen1989parDalyetCobbpar
exemple). Enfin, des indicateurs
construitsàpartirdedonnées
sociales,commel’indicateur de déve-
loppement humain de la Banque
mondiale, apportentégalementde
précieusesindications.Toutesces
mesures« hédonométriques »ont
leursdéfautspropres,mais,prises
globalement, elles permettent
d’avoiruneassezbonneidéedu
« bonheurdupeuple ».
LES FACTEURS
DÉTERMINANTS
DU BONHEUR
Lechapitre3partàla
recherchedesdéter-
minants psycho-socio-
d é m o g r a p h i q u e s d u
bonheur.Ens’appuyant
engrandepartiesurles
donnéessuisses,lesdeux
auteursprocèdentàdif-
férentesanalyseséco-
nométriquesdontles
principalesconclusions
sontlessuivantes :
1.lesjeunesetlespersonnesâgées
sontplusheureusesquelesclasses
d’âgeintermédiaires,
2.lesfemmessedisentplusheu-
reusesqueleshommes,maisl’écart,
faibleaudépart,tendàseréduire
plusencoreavecletemps,
3.lescouplesmariéss’es-
timentplusheureuxque
lespersonnesseules,mais,
encore,l’écartsegomme
avecletemps,
4. le niveau d’éducation
n’estnullementuneassu-
rance de bonheur, mais
permetapparemmentde
mieuxfairefaceauxévé-
nementsdelavie,
5.unebonnesanest,sanssurprise,
unfacteurtrèssignificatifdebon-
heur,
6.dansunpaysdonné,lesétrangers
sont, toutes choses égales par
ailleurs, moins heureux que les
nationaux.
Laplupartdessondagesmettanten
relieflelienétroitentrelasituation
matérielled’une personneet le
degrédesatisfactionqu’elleattri-
bueàsavie,oncomprendl’intérêt
portéauxtroisgrandsindicateurs
macroéconomiques :lerevenu,le
chômage,l’inflation.
Mêmesionconnaîtencoremalla
natureetlaformedelaliaisonempi-
riqueentrerevenu et bonheur, toutes
lesdonnéesconfirmentque« l’idée
quelespeuplesdespayspauvres
seraient plus heureux car plus
prochesdela« nature »etvivraient
dansunenvironnementmoinsstres-
santquelenôtreestunmythe »
(p. 76).
Malgrétout,onobservedesphé-
nomènesassezsurprenants.Par
exemple,leniveaudebien-êtresub-
jectifapratiquementstagnéaux
Etats-Unisentre1946etlesannées
1990,enpitdelafortecroissance
durevenuparhabitant.Cephéno-
mène s’expliquerait, selon les
auteurs,parunmécanismepsycho-
logiqued’ajustementàl’expérience
passée,etaufaitqueles« niveaux
d’aspiration »s’élèventparallèle-
ment à la croissance de longue
riode.Sielleestexacte,cetteana-
lyseestbienpeuencou-
rageante, au moins
pourlesdirigeantspoli-
tiques :àquoibon,le
pur altruisme mis à
part,se« décarcasser
pour le peuple », si
chaqueprogrèsestaus-
sitôtconsidérécomme
undûdontiln’estpas
cessairedesavoirgré
àsespromoteurs ?
DE L’ÉTERNEL FÉMININ
Lescomparaisonsentrehommes
etfemmesretiennentparticu-
lièrementl’attention.Eneffet,bien
qu’ellessoientmoinspayéesen
moyenneàtravailidentique,les
femmessedisentengénéralplus
heureusesqueles hommes.On
pourraiticitomberfacilementdans
lapsycho(tauto)logieetconstruire
unemagnifiquethéoriedel’«Eter-
2Philipped’Iribarne,
La politique du
bonheur, LeSeuil,
1971.Ouvrage
dont,aupassage,
certaines
appréciationsne
laissentpasde
surprendreavecle
reculdutemps.
C’estlecaspar
exempledela
remarque,p.220,
surlesrisquesde
concentrationdu
pouvoirdansles
payssocialistes,
attribuésaufaitque
« touslesdirigeants
[decespays]n’ont
paslavertuetla
modérationde
Mao-Tsé-Toung ».
3W.Nordhauset
J.Tobin(1972),
« IsGrowth
Obsolete ? »,in
Economic Growth,
NewYork,NBER.
Desoncôté,
Samuelsonparlede
NEW,National
Economic Welfare.
Avec les Danois
et les Suisses,
les Américains
figurent parmi
les peuples les
plus heureux.
Il existe un lien
étroit entre la
situation
matérielle dune
personne et le
deg de
satisfaction quelle
attribue à sa vie.
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nelféminin»faceaubonheur.Frey
etSultzerproposentàlaplaceune
explicationappuyéesur
l’idéequelebonheur
estrelatif,lesfemmesse
comparantauxautres
femmesplutôtqu’aux
hommes.
Bienquemoinsroman-
tique,l’hypothèseaune
conséquenceintéres-
sante : avecl’atténua-
tio nde s d is pa r it és
socio-économiques
e n t r e h o m m e s  e t
femmes,lesfemmesse
comparentdeplusen
plus aux hommes et
ellesontdonctendanceàperdre
leuravantageentermesd’aptitude
aubonheur.Malheureusement,pour
l’explicationproposée,cetteapti-
tudesupérieureestunphénomène
purementanglo-saxon.EnEurope
continentale, par exemple, les
hommessedisentplusheureuxque
les femmes, conforment à la
logiqueéconomiquedesécartsde
salaire.Lemystèreéconométrique
féminindemeuredoncentier.
L’IMPACT DU CHÔMAGE
ET DE L’INFLATION
Sanssurprise,lechômage,parses
coûtspsychologiquesetsociaux,
estunecausetrèsimportantede
mal-être(oudumoinsdenon-révé-
lationdebien-êtredanslesson-
dages).Pluslargement,lasatisfaction
despersonnesestétroitementcor-
réléeàlasatisfactionqu’ellesdisent
ressentirdansleurtravail.Comme
lerésumelaphrasedebonsensun
peunaïfdesauteurs :« letravailne
crée pas que de la désutilité »
(p.108).
Lesraisonspourlesquellesl’infla-
tiondiminuelebien-êtrenesont
pasaussisimplesqu’onpourraitle
croireenpremièreanalyse.Certes,
ilestfaciled’expliquerpourquoil’hy-
perinflationestunfacteurdedésor-
ganisation socio-politique –
pourquoielleest,selonlaphrase
deLénine,la« mitrailleusedupro-
létariat ».Danslecasdel’inflation
rampante,enrevanche,les
pointsdevuesontplusdivi-
sés :certaineséconomistes
estimentquelleesttrès
dangereuse, tandis que
d’autres,rejoignantl’opi-
nion commune, pensent
quellepeutapporterun
bientre surieur à la
population.FreyetStutzer
proposent un résumé
remarquabledesdifférents
argumentstechniquessur
cepoint.
Empiriquement,ilsemble
que les cts
ressentisd’uneinflation
moesoientrelati-
vement faibles. Mais,
pourappréciersonvéri-
table coût social en
longuepériode,ilfaut
aussitenircomptedes
risquesd’instabilitépoli-
tiquequ’elleentraîneet
delafaçondontellesape
lesnormesmoralesdans
unesociété,notamment
endonnantàcertains
opportunisteslapossi-
bilitéd’obtenirdesgains
jugés inéquitables au
dé tr im en t d a ut res
membresdelacollecti-
vité.Enbref,« l’inflation
estdommageablepourlespopula-
tions,qu’ellesoitanticipéeounon »
(p.115).
LA DÉCENTRALISATION
REND HEUREUX
Latroisièmepartiedecebeau
livre,quicomplétera,étaieraou
changerasurdenombreuxpoints
lavisiondeschosesdulecteur,exa-
minedequellefaçonlaquestiondu
bonheurintervientdanslesinter-
actionspolitico-économiqueset,à
pluslongterme,danslefonction-
nementinstitutionneld’unpays.Il
s’agit de sujets que les auteurs
connaissentbien,etsurlesquelsils
ontapportédepuisdenombreuses
anesdescontributionsscienti-
fiquesdécisives.Onliraavecunin-
rêtparticulier,encettepériodede
décentralisationenFrance,lecha-
pitre8,consacréauréférendumet
aufédéralisme.FreyetStutzerne
secontententpasd’affirmerbana-
lementque« lesinstitutionscomp-
tent »,ilsessaientd’enapporterdes
preuvesempiriques,danslespays
développés et dans les pays en
développement.
L un d e s gr a n d s in t é r ê t s d e
leurdémonstrationestquede
« bonnes »institutionspolitiques
n’ontpasseulementunimpactsur
l’activitééconomique.Ellessont
aussi,enelles-mêmes,un
facteurd’accroissement
du« bonheur »chezles
individus.Lesauteursy
trouvent,surlabasede
l’exemplesuisse,unejus-
tificationàleurforteincli-
nationenfaveurd’une
démocratieaussidirecte
quepossible.Jenepense
pasque,surcepoint,tous
lesavantagesetlescoûts
aientétéprisencompte.
Maisl’anglesouslequel
est trai le sujet a le
grandintérêtderelancer
defaçonoriginaleet
opportune,enriodede
« révolutiondel’infor-
mation »etd’intégration
européenne,levieuxdébatentre
démocratiedirecteetdémocratie
représentative. l
Pour apprécier
le coût social
de l’inflation
en longue
période, il faut
tenir compte
des risques
d’instabilité
politique qu’elle
entraîne et de
la façon dont
elle sape les
normes morales.
Bien qu’elles
soient moins
payées en
moyenne à
travail
identique, les
femmes se
disent en
général plus
heureuses que
les hommes.
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