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CONCLUSION
CONCLUSIONCONCLUSION
CONCLUSION
Toshihiko Izutsu,1 l’islamologue japonais, pour expliquer ce qui, au fondement
de toute pensée orientale traditionnelle, diffère de l’humanisme occidental s’appuie sur
l’analyse d’une scène connue de
La Nausée
, le premier roman de Jean-Paul Sartre.
Nous présentons tout d’abord cette scène. C’est Roquentin, le héros du roman, qui
parle :
« J’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait
dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était
une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses,
leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur
surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse
noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. »2
Sartre décrit une expérience de la disparition des mots. Roquentin est transi
d’horreur quand il s’aperçoit qu’il peut à peine saisir des choses selon le mot
être
. Il ne
peut plus dire que
l’existence est
ou
l’être est
. À la place des choses, qui sont distinguées
clairement, apparaît finalement l’
existence dévoilée
qui n’est qu’une pâte sans
distinction des choses. Les distinctions et les significations disparaissent complètement.
« (…) la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça
s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une
apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses
monstrueuses et molles, en désordre nues, d’une effrayante et obscène
nudité. »3
Roquentin ressent la nausée face à l’existence même qui se présente comme
une pâte révélant la manière inerte de l’existence en soi des choses. Mais, en
surmontant la peur de cette manière inerte de l’existence des choses, Roquentin s’éveille
1 Toshihiko Izutsu (1914-1993) est spécialiste du mysticisme islamique, mais en
dépassant ce domaine, il a cherché à déterminer une philosophie globale. Jacques
Derrida publie une lettre destinée à Izutsu. Cf. Jacques Derrida,
Lettre à un ami
japonais
in
Psyché
, Éditions Galilée, Paris, 1987.
2 Jean-Paul Sartre,
La Nausée
, Éditions Gallimard, Paris, 1938. p.181.
3 Ibid.p.182.
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à l’existence humaine et à la liberté à laquelle sa volonté lui donne accès. Sartre
poursuit l’histoire de Roquentin vers une interprétation humaniste de cette expérience.
D’après Izutsu, Sartre a bien décrit une expérience de la disparition des essences
humaines notamment des essences linguistiques. Autrement dit, il a exprimé le
processus du passage du niveau superficiel humain au niveau profond de la ‘’dimension
absolue du sans-distinction’’ de la conscience. Cependant, Sartre n’a envisagé cette
expérience du niveau profond que négativement, et il ne la traduit que sous la forme
d’une pensée humaniste ou bien anthropocentriste. C’est parce que Sartre a toujours
résidé dans la dimension superficielle de la conscience humaine subjective. Au contraire,
dans la pensée traditionnelle orientale, cette sorte d’expérience n’a pas de sens négatif,
mais plutôt elle est le point de départ de la pensée authentique. Autrement dit, il faut
commencer à penser à partir de cette ‘’dimension absolue du sans-distinction’’ et sur
cette base objectiver et re-saisir le monde ordinaire humain.4
Nous avons présenté ce point de vue sur la pensée orientale selon Izutsu, parce
qu’il s’agit ici d’une problématique de la différence. À partir de la ‘’dimension absolue de
sans-distinction’’, autrement dit de la dimension non-humaine, nous devons saisir le
monde qui est couvert par des distinctions humaines. Dans le taoïsme et le bouddhisme
zen, ce problème est posé comme celui du
jinen
. Le
jinen
signifie finalement l’apparition
de la
nature vivante
ou plutôt l’essence du
jinen
se rapporte à la puissance du devenir
ou de la genèse du monde. Mais ce devenir n’est pas l’apparition d’une substance. Le
jinen
en tant que devenir signifie l’apparition d’une différence ou plutôt d’une
différenciation fondamentale. Après une expérience de la disparition des différences
ordinaires du monde humain, à partir de la ‘’dimension du sans-distinction’’, il faut
saisir ou plutôt
vivre
le devenir du
jinen
en tant que différenciation. Chez les
philosophes et également les artistes orientaux dans la perspective traditionnelle, saisir
cette puissance du devenir en tant que différenciation constitue le problème
fondamental.
En fait, en posant la problématique de la nature, nous avons recherché le
problème de la différence qui consiste virtuellement dans les notions que nous avons
étudiées : la
Gestalt
, la langue, le style, la chair, le
ki
, l’
engi
, l’
Ereignis
, etc. Mais une
différence fondamentale en tant que
jinen
ne doit pas être confondue avec la distinction
substantialiste entre une chose en soi et une autre chose en soi, mais plutôt une
apparition de la différence fondamentale avec laquelle des choses elles-mêmes
surgissent. Une chose apparaît qui se distingue des autres, mais qu’une chose existe
4 Cf, Toshihiko Izutsu,
Ishiki to Honshitsu
, (Conscience et Essence), Éditions Iwanami
shoten, Tokyo, 1983. p.11-12 et 14-15. Il n’y pas de traduction en français.
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signifie que l’être n’est rien d’autre que l’apparition de différence. Et avant l’apparition
d’une différence, il n’y a rien. Une différence et des choses apparaissent simultanément.
La problématique du
jinen
en tant que devenir indique celle de la co-apparition des
différences. Prenons encore la formule bouddhique que nous avons mentionnée
souvent : ‘’
Shiki soku ze kû, soku ze shiki
’’ (Le phénomène est la vacuité, la vacuité
est le phénomène). Le phénomène (
shiki
) signifie la forme. La vacuité signifie le vide du
vide, sans-substance et sans-fondement. Ce qui importe, c’est que ‘’l’expérience du
sans-distinction’’ n’est pas une expérience directe de la vacuité elle-même. La vacuité
apparaît comme une proposition symbolique. Mais il faut saisir le monde à travers la
perspective symbolique de la totalité en tant que vacuité, laquelle nous nous permet de
comprendre le fait qu’il n’y a que les phénomènes en tant que formes dans le monde. Les
formes sont avant tout les différenciations en tant que devenir du
jinen
. Nous pensons
que l’Être est aussi la vacuité. Mais en utilisant le même mot, l’être, Heidegger explique
également les différenciations en tant que devenir. Cette pensée concerne la notion
d’être en tant qu’
Ereignis
. Or nous avons expliqué que l’
Ereignis
est lié à la notion de
physis
. Enfin, selon ce point de vue de la différenciation, le
jinen
se rapporte à la
physis
en grec.
Ce qui est intéressant, c’est que Heidegger saisit la problématique de la
différence dans le concept du
Logos
d’Héraclite. En résumant le texte heideggerien,
intitulé
Logos
, Éliane Escoubas aborde cette problématique de la différence ontologique
dans la conclusion de son ouvrage,
Imago Mundi
. Ici, notre but n’est pas d’étudier
l’ensemble de la pensée de Heidegger sur le
logos
ni celle d’Escoubas, et ainsi nous
allons examiner brièvement cette problématique à notre façon, en nous référant à
l’explication d’Escoubas. Le
logos
d’Héraclite a été interprété différemment comme
ratio
,
comme loi du monde, comme sens, comme raison, etc.5 Cependant chez Héraclite, avant
tout le ‘’ «
Logos
» est le
Leitwort
(le mot directeur) pour l’être de l’étant. Le
Logos
héraclitéen est :
to eon
,
das Sein des Seienden
(…).’’6 C’est-à-dire que le
logos
éclaire ce
qu’est l’Être. À travers les analyses étymologiques des rapport entre les mots
legein
en
grec (dire et discourir) et
legen
en allemand (poser et étendre-devant), etc., Heidegger
éclaire les doubles sens dans le
logos
: ‘’un « laisser-entrer en présence »’’ et ‘’un
« restituer-à-l’absence »’’. Le
logos
fait apparaître les êtres « en présence », mais
lui-même n’apparaît jamais. Dans ce sens, le
logos
est
aléthéia
. Mais en effet, ces
5 Cf. Martin Heidegger,
Logos
, in
Essais et conférences
, traduit de l’allemand par André
Préau, Éditions Gallimard, Paris, 1958. p.250. (Titre original de cet ouvrage :
Vorträge
und Aufsätze
, Pfullingen, 1954).
6 Éliane Escoubas,
Imago Mundi -Topologie de l’art-
, Éditions Galilée, Paris, 1986.
p.407.
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analyses indiquent que le
logos
est
En Panta
: tout est un. Le mot clef est « est ». Le mot
« est » lie le Tout et l’Un, mais en même temps, ce mot distingue le Tout de l’Un.
Autrement dit, avec la distinction établie par le mot « est », le Tout et l’Un apparaissent,
mais pour cela, la signification de « est » doit en être absente. Ainsi, Escoubas écrit :
« Or dans la détermination initiale du
logos
grec, la pensée de la différence est
la pensée de l’
En Panta
, de l’
Un-Tout
héraclitéen. »7
La différence est indiquée précisément par le tiré (-) entre l’Un et le Tout. Sur
cette différence, Escoubas donne diverses explications :
« (…) une « différence » qui n’a rien d’une altérité, ni d’une contrariété. Une
différence qui ne s’offre à aucune
dialectique
, une différence qui ne se « relève »
pas. Différence
insurmontable
parce qu’
il n’y a pas
à la surmonter, elle n’est
aucunement le terrain des oppositions, en tant qu’alternances et exclusions.
Une différence qui est toujours déjà l’Un unissant : le
contraste
et non le
contraire
. »8
La différence sans altérité ou non dialectique, etc. indique justement la
différence non substantielle. La vision de la différence exprimée par Escoubas est
l’apparition de la différence indiquant l’apparition du phénomène en tant que forme. De
plus, Escoubas précise :
« La « différence » réside dans le temps, celui-ci réside dans l’
Ereignis
, dans
l’advenir. »9
Le
logos
se rapporte à l’être en tant que différence. Cet être est l’
Ereignis
et
donc il s’agit de l’être en tant que différenciation ou bien du devenir. Pour saisir plus
précisément ce problème, il faut comprendre que la thématique du
logos
est liée à la
phénoménologie, mais cette phénoménologie n’est pas la même que la phénoménologie
husserlienne. C’est une phénoménologie qui a pour base l’ontologie. Le
logos
est
phénoméno-logos
10 qui signifie l’apparition du
logos
à la façon de la
physis
. En effet, le
logos
apparaît comme l’
Ereignis
, c’est-à-dire l’événement qui advient en présence. Et
7 Ibid.p.410-411.
8 Ibid.p.411-412.
9 Ibid.p.412.
10 Ibid.p.413.
531
donc, pensons-nous, le
logos
indique l’apparition de l’événement comme devenir de la
physis
. De plus, Escoubas écrit sur « le sens originaire de la pensée de la
phénoménologie » selon Heidegger. La phénoménologie originaire concerne la
pensée
homologique c’est-à-dire la pensée
tautologique
. Ou bien, c’est la ‘’pensée de l’
anwesen
selbst
’’, la ‘’pensée de « l’être comme tel » : pensée de l’
innommable
pensée de ce qui n’a
de nom (propre) dans aucune langue. Dans cette phénoménologie, nous trouvons la
même problématique que celle du taoïsme et du bouddhisme sur le
jinen
concernant
‘’l’être comme tel’’, c’est-à-dire ‘’l’être en tant qu’il est’’. La problématique de la
physis
qui croise le concept du
logos
dans la pensée présocratique est comparable à celle du
jinen
. Autrement dit, les Occidentaux ont aussi considéré la problématique de la
physis
comme la problématique fondamentale de la philosophie.
À ce propos, pour conclure cette thèse, nous présentons un art japonais qui a
pour vocation de saisir l’apparition de l’événement en tant que
physis
et
jinen
. Nous
avons déjà donné des explications sur la peinture traditionnelle :
sansui-ga
, et donc
nous présentons ici un genre traditionnel de poésie japonaise nommé
haïku
. Le
haïku
est un poème court constitué seulement de dix sept syllabes. Ces dix sept syllabes sont
distinguées en trois unités avec cinq, sept, cinq syllabes. Et de plus, il faut utiliser un
mot indiquant une saison. Mais, en utilisant ces règles dépouillées et strictes, le
haïku
essaie de saisir l’apparition de l’
événement
tel quel. Roland Barthes explique bien la
spécificité du
haïku
:
« La description, genre occidental, a son répondant spirituel dans la
contemplation, inventaire méthodique des formes attributives de la divinité ou
des épisodes du récit évangélique (…) ; le haïku, au contraire, articulé sur une
métaphysique sans sujet et sans dieu, correspond au
Mu
[Rien] bouddhiste, au
satori
[l’Éveil] Zen, qui n’est nullement descente illuminative de Dieu, mais
« réveil devant le fait », saisie de la chose comme événement et non comme
substance, atteinte de ce bord antérieur du langage, contigu à la matité (…) de
l’aventure (ce qui advient au langage, plus encore qu’au sujet). »11
Un
haïku
ne décrit pas le fait, car la description devient souvent une histoire et
parfois
mon
histoire. L’événement tel quel, c’est-à-dire l’événement en tant que
jinen
advient dans la dimension sans sujet et non-humaine. Cette poésie est le « réveil devant
11 Roland Barthes,
L’Empire des signes
, Éditions du Seuil, Paris, 2005. p.105. La
première édition de cet ouvrage a été publiée en 1970 par les Éditions d’Art Albert
Skira.
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