Cours n°6
FAUT-IL BRÛLER LA LOGIQUE (CLASSIQUE) ?
1- L’introduction de la notion de modalité en logique
1-1. Implication matérielle et implication stricte
Ce titre un peu provocateur aurait pu être remplacé par la simple question « faut-il modifier la
logique ? ». Pourquoi modifier la logique telle que nous la connaissons et qu’elle apparaît dans sa
formulation mathématique dans les travaux de Frege, Russell ou Hilbert ?
Nous avons pour cela des raisons qui viennent de divers horizons. D’abord l’horizon de
l’intuitionnisme : nous avons vu chez Brouwer le rejet du tiers-exclu : nous reviendrons plus loin sur
la logique intuitionniste. Ensuite le soulignement par certains logiciens du début du XXème siècle (en
particulier C. I. Lewis en 1918) de ce qu’ils considéraient comme des « paradoxes de l’implication
matérielle ». Les philosophes appellent classiquement « implication matérielle » notre « » courant,
défini au moyen de la table de vérité bien connue (souvent noté par eux : « »). Certains (Grize,
1967) sont plus précis dans leur caractérisation de l’implication matérielle : ils disent que P « implique
matériellement » Q si Q peut se déduire de P, c’est-à-dire si P
Q est tautologique. Il existe de
multiples lois logiques qui donnent lieu alors à une telle déduction. Par exemple, on peut voir aisément
que les formules suivantes du calcul propositionnel sont des tautologies (ce sont en même temps des
« lois » de raisonnement qui étaient acceptées par les logiciens médiévaux, comme Guillaume
d’Ockham, et portent de ce fait souvent des noms latins) :
(1) )( pqp
(2) )( qpp ¬ ad impossibile sequitur quodlibet
D’où il résulte que n’importe quelle proposition p « implique matériellement » q p quel que soit q
et que n’importe quelle proposition négative ¬p « implique matériellement » que si elle était vraie,
alors n’importe quelle proposition serait vraie. Notons que (2) n’est pas si choquante… après tout c’est
ce sur quoi nous nous sommes appuyés pour dire qu’une théorie contradictoire est nécessairement
inconsistante. En revanche, (1) peut surprendre. Il s’ensuivrait par exemple que le fait que
« l’ébullition de l’eau à 100° » soit vrai implique la vérité de la conditionnelle « s’il existe un
problème indécidable, alors l’eau bout à 100° », alors qu’il n’y a bien entendu aucun rapport entre les
deux faits. Des logiciens ont donc souhaité introduire une nuance en distinguant de « l’implication
matérielle » une « implication stricte ». Dire que P implique strictement Q, et non plus seulement
matériellement, reviendrait à dire qu’il est impossible que P soit vrai sans que Q le soit aussi.
Evidemment, cela fait intervenir dans le « paysage » logique une nouvelle notion : celle d’impossible,
et avec elle les notions de possible et de nécessaire. Le nécessaire est bien sûr ce qui est tel que sa
négation soit impossible et le possible est ce qui n’est pas impossible ! « Impossible », « possible » ou
« nécessaire » sont alors ce qu’on dénomme des modalités.
1-2. L’aporie de Diodore
La problématique des modalités n’est pas neuve en ce début de XXème siècle puisqu’on la trouve déjà
chez Aristote dans les Premiers Analytiques et qu’elle a donné lieu elle-même à des discussions
nombreuses dans l’Antiquité et au Moyen-Âge. Je citerai à ce propos la fameuse aporie de Diodore
Kronos, un philosophe grec à peu près contemporain d’Aristote. Cette aporie (J. Vuillemin, 1984)
consiste à démontrer l’incompatibilité de plusieurs prémisses qui sont en général acceptées chacune
individuellement (je donne ici une version légèrement modifiée de l’aporie, conforme au raisonnement
de Prior, 1967) :
A – le passé est irrévocable,
B – si q suit nécessairement de p, alors s’il n’est pas possible que q, il n’est pas possible que p
C – il y a des possibles qui ne se réaliseront jamais,
D – de ce qui se réalise il n’a jamais été vrai qu’il ne se réalisera pas,
E – de ce qui ne se réalise pas et ne se réalisera jamais, il a été vrai (à quelque moment) qu’il ne se
réalisera jamais
Ces clauses se traduisent de la manière suivante, selon un formalisme que nous expliciterons par la
suite :
A – Pp ¬M¬Pp - s’il a été le cas que p dans le passé, alors il n’est pas possible qu’il n’ait pas
été le cas que p –
B – L(p q) (¬Mq ¬Mp)
C – ¬(Mp p Fp) - il est faux que tout ce qui est possible se réalise maintenant ou dans le futur –
D – p ¬P¬Fp - si p, alors il n’a pas été le cas dans le passé qu’il ne serait pas le cas dans le
futur que p –
E – ¬p ¬Fp P¬Fp – si p n’est pas le cas et ne sera jamais le cas, alors il a été le cas dans le
passé que p ne serait jamais le cas dans le futur –
On peut démontrer que de A, B, D, E, on peut déduire la négation de C, autrement dit : « tous les
possibles se réaliseront un jour » ( !) (Mp p Fp).
1. toute thèse étant nécessaire (axiome de nécessitation), on a : L(p ¬P¬Fp) (par D)
2. ¬p ¬Fp P¬Fp (par E)
3. P¬Fp ¬M¬P¬Fp (par A)
4. ¬p ¬Fp ¬M¬P¬Fp par transitivité (syllogisme)
5. L(p ¬P¬Fp) (¬M¬P¬Fp ¬Mp) (par B)
6. ¬M¬P¬Fp ¬Mp (par modus ponens appliqué à 1 et 5)
7. ¬p ¬Fp ¬Mp (par 4, 6 et transitivité)
8. Mp p Fp (contraposition de 7), autrement dit : ¬C.
Comme on le voit sur cet exemple, l’introduction des modalités sert à de multiples usages non
couverts par la logique traditionnelle que nous dirons bivalente ou extensionnelle. Elle permet
à première vue d’inclure le temps dans la logique (logique temporelle) sous l’aspect
d’opérateurs tels que P et F (passé et futur), les considérations de contingence et de nécessité
(logique aléthique), celles de permission et d’obligation (logique déontique) ou bien encore,
comme nous le verrons, les notions de savoir et de croyance (logiques épistémiques et
doxastiques). Ces logiques utilisent généralement deux opérateurs en dualité l’un avec l’autre
(un « faible » et un « fort » !), par exemple :
- logique aléthique : le nécessaire est le dual du possible
- logique déontique : l’obligatoire est le dual du permis
Dans le cas de la logique temporelle, on introduit deux dualités, l’une entre un opérateur « il a
toujours été le cas que », noté H et un opérateur « il a été au moins une fois le cas que », noté
P, et une autre entre un opérateur « il se trouvera toujours que », noté G et un opérateur « il se
trouvera au moins une fois que », noté F.
En logique épistémique, si Kx représente le savoir d’un certain sujet x, Kxp (« x sait que p »)
sera en situation de dualité par rapport à ¬Kx¬p (« x ne sait pas que non p »).
Notons qu’aux notions ci-dessus, on peut ajouter également celle de prouvabilité. En ce cas,
on possède, pour des assertions quelconques, par exemple d’une théorie du premier ordre, la
notion de démontrable et la notion de « consistant avec », de sorte que si P est prouvable dans
cette théorie, alors sa négation n’est pas consistante avec le système et réciproquement. Noter
en particulier que c’est sur cette observation que fonctionne le langage Prolog. En effet, en
Prolog, prouver une thèse A à partir d’un ensemble de clauses, c’est prouver que ¬A est
inconsistant avec les autres clauses du programme.
D’une façon générale, nous avons donc un couple de modalités, généralement notées et
avec une relation entre les deux : p ¬¬p qui permet de définir l’un en fonction de l’autre
(Définition 1).
2- L’approche axiomatique des logiques modales
2-1. Logique modale minimale (K)
Les premières approches en logique modale (Lewis et Langford, 1932) ont simplement
consisté à donner une présentation axiomatique (à la Hilbert) de ce type de logique. Il est en
fait apparu assez vite que pouvaient exister une grande variété de systèmes modaux selon les
axiomes retenus. Tous les systèmes modaux propositionnels (c’est-à-dire sans variable
individuelles et sans quantification) admettent le calcul propositionnel classique comme base,
autrement dit toutes les tautologies du CP peuvent être considérées comme des axiomes (ou
bien alternativement on peut se contenter de prendre pour axiomes ceux de Frege, dont on
sait, par le théorème de complétude du CP, qu’ils permettent de déduire toutes les tautologies
– et bien sûr rien que les tautologies ! -). Ils admettent également un axiome propre, noté K
(en hommage au philosophe logicien Saül Kripke) :
K : (ϕ ψ) (ϕ ψ)
(cf. la prémisse B ci-dessus)
et, en plus de la règle du modus ponens :
si |- ϕ et |- ϕ ψ, alors |- ψ
la règle suivante, dite de nécessitation :
si |- ϕ, alors |- ϕ
Autrement dit : si on a pu démontrer ϕ, alors c’est que ϕ est nécessaire. Attention : la
démonstration doit s’effectuer sans prémisses. Si nous avions en effet des prémisses, alors
puisqu’il est évident que toute prémisse peut être déduite d’elle-même, il en résulterait que…
toute prémisse est nécessaire ! ce qui n’est bien sûr pas désiré.
Appelons K le système ne contenant que l’axiome K (en plus des axiomes du CP). Il est facile
de démontrer dans K certains théorèmes, comme :
Th1 : (ψ∧ϕ) ϕ
Démonstration :
(ψ∧ϕ) ϕ - théorème du CP -
((ψ∧ϕ) ϕ) - nécessitation -
((ψ∧ϕ) ϕ) ((ψ∧ϕ) ϕ) - axiome K -
(ψ∧ϕ) ϕ - modus ponens
Th2 : (ψ∧ϕ) (ϕ ψ)
Démonstration :
:
(ψ∧ϕ) ϕ - th1-
(ψ∧ϕ) ψ - th1-
(ψ∧ϕ) (∧ϕψ) - règle du CP -
:
ϕ (ψ (ψ∧ϕ)) - théorème du CP -
ϕ (ψ (ψ∧ϕ)) - nécessitation + K -
(ψ (ψ∧ϕ)) (ψ (ψ∧ϕ)) - axiome K -
ϕ (ψ (ψ∧ϕ)) - syllogisme -
ϕ ψ (ψ∧ϕ) - théorème du CP -
Le théorème ainsi obtenu peut s’interpréter aussi bien en logique aléthique qu’en logique
déontique. Par exemple, en logique déontique : il est obligatoire de faire P et Q si et seulement
s’il est à la fois obligatoire de faire P et obligatoire de faire Q. On notera que l’utilisation du
principe de dualité impliqué dans Définition 1 permet tout aussi bien de prouver que :
(ψ∧ϕ) (ϕ ψ)
Autrement dit, en logique déontique, il est permis de faire P et Q si et seulement s’il est à la
fois permis de faire P et permis de faire Q.
En logique épistémique, cela donne aussi bien : si je sais que P et Q alors je sais que P et je
sais que Q, et réciproquement.
Toutes ces règles de distributivité de l’opérateur modal par rapport à la conjonction et nous
paraissent normales. En revanche, on n’a pas la même régularité avec la conjonction ou. On
prouve en effet facilement :
Th3 : (ϕ ψ) (ψ ϕ)
Mais pas la réciproque ! Cela concorde encore avec notre intuition selon laquelle s’il est bien
vrai que s’il est nécessaire que P ou nécessaire que Q, alors il est nécessaire que P ou Q, en
revanche, le fait que nécessairement P ou Q doive se produire n’implique pas que se produise
nécessairement P ou nécessairement Q : ce peut être tantôt l’un, tantôt l’autre.
On peut se poser des questions relativement à l’application de ce dernier théorème en logique
déontique : est-ce que l’obligation de faire P, ou l’obligation de faire Q, implique l’obligation
de faire soit P soit Q ? Est-ce que, si je dois payer mes impôts avant le 15 mars, je dois payer
mes impôts ou regarder passer l’Isère ? A la réflexion, ce type d’inférence n’est pas
complètement distinct de l’inférence selon laquelle de « p », je peux toujours déduire « p ou
q » : l’inférence est juste au sens où « qui peut le plus peut le moins » : on peut toujours
affaiblir ses hypothèses… mais on ne le fait quasiment jamais (à quoi cela servirait-il ?), de
même il n’y a aucun intérêt à affaiblir ses obligations. De quelle consolation me serait le fait
de savoir que je dois payer mes impôts ou regarder passer l’Isère alors que je sais que je dois
payer mes impôts de toutes façons ! P. Bailhache (Bailhache, 2005) signale aussi le problème
qu’il y a, en logique déontique, avec l’axiome K lui-même. Appliqué à une situation concrète,
il donne par exemple : « si, pour aller à Nantes, il est nécessaire d’acheter préalablement son
billet de train pour Nantes, alors si je dois aller à Nantes, je dois acheter préalablement mon
billet de train pour cette ville », mais que se passe-t-il si, bien que devant aller à Nantes, je n’y
vais pas (pour cause de maladie par exemple) ? Dois-je quand même acheter mon billet ? Cela
serait sans doute considéré comme absurde par beaucoup de gens !
Un autre paradoxe est celui du Bon Samaritain : il a l’obligation de porter secours à toute
victime, mais obligatoirement, s’il porte secours à une victime c’est qu’auparavant il y a eu
crime, par K on obtient à partir de cette dernière phrase : s’il y a obligation de porter secours,
alors il y a obligation de crime ( !). Comme il y a obligation de porter secours, il y a donc
obligation de crime. Ainsi le seul fait qu’il existe un Bon Samaritain, obligé de porter secours
à autrui entraînerait qu’il y ait obligatoirement présence de crimes ! En somme, c’est la
charité qui ferait le criminel… On notera cependant que cette interprétation du Bon
Samaritain semble biaisé car elle repose sur une interprétation de l’implication en termes de
causalité… deux concepts très distincts.
2-2. Logique T
On peut maintenant introduire divers axiomes selon le type de logique qui nous intéresse.
Ainsi par exemple, s’il est nécessaire que p, il est évidemment le cas que p, alors que s’il est
obligatoire que p… il n’est pas forcément le cas que p ! Là réside justement toute la
différence entre ce qui doit être et ce qui est. Cela se traduira par le fait qu’en logique
aléthique, on accepte l’axiome, dit axiome T, suivant :
T : ϕ ϕ
Appelons T la logique contenant les axiomes K et T (en plus de ceux du CP). Cette logique
est la logique appropriée pour l’implication stricte évoquée plus haut, que l’on peut définir
comme suit :
Def < : ϕ < ψ =Df (ϕ ψ)
On voit alors que l’implication stricte est « plus forte » que l’implication matérielle (grâce à
T), et on peut montrer dans T des théorèmes comme les suivants :
Th4 : (¬p < p) p
cf. la nécessité de p est le cas quand p est vrai même si non-p !
Th5 : p (q < p)
etc.
On notera que d’après T : ¬ϕ ¬ϕ, d’où ϕ ¬¬ϕ, d’où ϕ ϕ.
On peut prouver aisément que T (comme K d’ailleurs) est une théorie consistante, au sens où
si α est démontrable dans T (resp. K), alors ¬α n’y est pas démontrable (cf. Hugues et
Cresswell, 1968).
2-3. Logique S4
On peut encore ajouter d’autres axiomes. On peut, par rapport à ce qui précède, se poser des
questions concernant « l’empilement » des modalités. Qu’est-ce que l’obligation d’une
obligation ? Cela-t-il un sens de parler d’une proposition nécessairement nécessaire ?
possiblement nécessaire ? possiblement possible ? etc.
On s’entend en général pour admettre que s’il est nécessaire que p, alors il est nécessaire qu’il
en soit ainsi ! D’où le nouvel axiome :
4 : ϕ ϕ
On appelle S4 le système modal contenant K, T et cet axiome (ou KT4). Puisque S4 contient
l’axiome T, il s’ensuit bien sûr que ϕ et ϕ sont équivalents dans ce système, ce qui
désormais évite « d’empiler » les « boites » . Noter que, d’après 4, on obtient aussi :
¬ϕ ¬ϕ d’où ¬¬ϕ ¬¬ϕ, d’où ¬¬¬¬ϕ ¬¬ϕ, d’où ◊◊ϕ ϕ.
Et puisqu’on a : ϕ ϕ, on peut déduire aussi : ◊◊ϕ ϕ, ce qui entraîne qu’on peut
également éviter désormais les empilements de losanges.
Si cet axiome ne pose aucun problème pour la logique aléthique, il en pose pour la logique
déontique : si quelque chose est obligatoire, il n’est jamais obligatoire que cela le soit, c’est
justement le rôle de la Loi de poser des obligations, mais à moins d’avoir une vision du
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