Cours n°6 FAUT-IL BRÛLER LA LOGIQUE (CLASSIQUE) ? 1- L’introduction de la notion de modalité en logique 1-1. Implication matérielle et implication stricte Ce titre un peu provocateur aurait pu être remplacé par la simple question « faut-il modifier la logique ? ». Pourquoi modifier la logique telle que nous la connaissons et qu’elle apparaît dans sa formulation mathématique dans les travaux de Frege, Russell ou Hilbert ? Nous avons pour cela des raisons qui viennent de divers horizons. D’abord l’horizon de l’intuitionnisme : nous avons vu chez Brouwer le rejet du tiers-exclu : nous reviendrons plus loin sur la logique intuitionniste. Ensuite le soulignement par certains logiciens du début du XXème siècle (en particulier C. I. Lewis en 1918) de ce qu’ils considéraient comme des « paradoxes de l’implication matérielle ». Les philosophes appellent classiquement « implication matérielle » notre « ⇒ » courant, défini au moyen de la table de vérité bien connue (souvent noté par eux : « ⊃ »). Certains (Grize, 1967) sont plus précis dans leur caractérisation de l’implication matérielle : ils disent que P « implique matériellement » Q si Q peut se déduire de P, c’est-à-dire si P ⇒ Q est tautologique. Il existe de multiples lois logiques qui donnent lieu alors à une telle déduction. Par exemple, on peut voir aisément que les formules suivantes du calcul propositionnel sont des tautologies (ce sont en même temps des « lois » de raisonnement qui étaient acceptées par les logiciens médiévaux, comme Guillaume d’Ockham, et portent de ce fait souvent des noms latins) : (1) p ⇒ (q ⇒ p) (2) ¬p ⇒ ( p ⇒ q ) ad impossibile sequitur quodlibet D’où il résulte que n’importe quelle proposition p « implique matériellement » q ⇒ p quel que soit q et que n’importe quelle proposition négative ¬p « implique matériellement » que si elle était vraie, alors n’importe quelle proposition serait vraie. Notons que (2) n’est pas si choquante… après tout c’est ce sur quoi nous nous sommes appuyés pour dire qu’une théorie contradictoire est nécessairement inconsistante. En revanche, (1) peut surprendre. Il s’ensuivrait par exemple que le fait que « l’ébullition de l’eau à 100° » soit vrai implique la vérité de la conditionnelle « s’il existe un problème indécidable, alors l’eau bout à 100° », alors qu’il n’y a bien entendu aucun rapport entre les deux faits. Des logiciens ont donc souhaité introduire une nuance en distinguant de « l’implication matérielle » une « implication stricte ». Dire que P implique strictement Q, et non plus seulement matériellement, reviendrait à dire qu’il est impossible que P soit vrai sans que Q le soit aussi. Evidemment, cela fait intervenir dans le « paysage » logique une nouvelle notion : celle d’impossible, et avec elle les notions de possible et de nécessaire. Le nécessaire est bien sûr ce qui est tel que sa négation soit impossible et le possible est ce qui n’est pas impossible ! « Impossible », « possible » ou « nécessaire » sont alors ce qu’on dénomme des modalités. 1-2. L’aporie de Diodore La problématique des modalités n’est pas neuve en ce début de XXème siècle puisqu’on la trouve déjà chez Aristote dans les Premiers Analytiques et qu’elle a donné lieu elle-même à des discussions nombreuses dans l’Antiquité et au Moyen-Âge. Je citerai à ce propos la fameuse aporie de Diodore Kronos, un philosophe grec à peu près contemporain d’Aristote. Cette aporie (J. Vuillemin, 1984) consiste à démontrer l’incompatibilité de plusieurs prémisses qui sont en général acceptées chacune individuellement (je donne ici une version légèrement modifiée de l’aporie, conforme au raisonnement de Prior, 1967) : A – le passé est irrévocable, B – si q suit nécessairement de p, alors s’il n’est pas possible que q, il n’est pas possible que p C – il y a des possibles qui ne se réaliseront jamais, D – de ce qui se réalise il n’a jamais été vrai qu’il ne se réalisera pas, E – de ce qui ne se réalise pas et ne se réalisera jamais, il a été vrai (à quelque moment) qu’il ne se réalisera jamais Ces clauses se traduisent de la manière suivante, selon un formalisme que nous expliciterons par la suite : A – Pp → ¬M¬Pp - s’il a été le cas que p dans le passé, alors il n’est pas possible qu’il n’ait pas été le cas que p – B – L(p → q) → (¬Mq → ¬Mp) C – ¬(Mp → p ∨ Fp) - il est faux que tout ce qui est possible se réalise maintenant ou dans le futur – D – p → ¬P¬Fp - si p, alors il n’a pas été le cas dans le passé qu’il ne serait pas le cas dans le futur que p – E – ¬p ∧ ¬Fp → P¬Fp – si p n’est pas le cas et ne sera jamais le cas, alors il a été le cas dans le passé que p ne serait jamais le cas dans le futur – On peut démontrer que de A, B, D, E, on peut déduire la négation de C, autrement dit : « tous les possibles se réaliseront un jour » ( !) (Mp → p ∨ Fp). 1. toute thèse étant nécessaire (axiome de nécessitation), on a : L(p → ¬P¬Fp) (par D) 2. ¬p ∧ ¬Fp → P¬Fp (par E) 3. P¬Fp → ¬M¬P¬Fp (par A) 4. ¬p ∧ ¬Fp → ¬M¬P¬Fp par transitivité (syllogisme) 5. L(p → ¬P¬Fp) → (¬M¬P¬Fp → ¬Mp) (par B) 6. ¬M¬P¬Fp → ¬Mp (par modus ponens appliqué à 1 et 5) 7. ¬p ∧ ¬Fp → ¬Mp (par 4, 6 et transitivité) 8. Mp → p ∨ Fp (contraposition de 7), autrement dit : ¬C. Comme on le voit sur cet exemple, l’introduction des modalités sert à de multiples usages non couverts par la logique traditionnelle que nous dirons bivalente ou extensionnelle. Elle permet à première vue d’inclure le temps dans la logique (logique temporelle) sous l’aspect d’opérateurs tels que P et F (passé et futur), les considérations de contingence et de nécessité (logique aléthique), celles de permission et d’obligation (logique déontique) ou bien encore, comme nous le verrons, les notions de savoir et de croyance (logiques épistémiques et doxastiques). Ces logiques utilisent généralement deux opérateurs en dualité l’un avec l’autre (un « faible » et un « fort » !), par exemple : - logique aléthique : le nécessaire est le dual du possible - logique déontique : l’obligatoire est le dual du permis Dans le cas de la logique temporelle, on introduit deux dualités, l’une entre un opérateur « il a toujours été le cas que », noté H et un opérateur « il a été au moins une fois le cas que », noté P, et une autre entre un opérateur « il se trouvera toujours que », noté G et un opérateur « il se trouvera au moins une fois que », noté F. En logique épistémique, si Kx représente le savoir d’un certain sujet x, Kxp (« x sait que p ») sera en situation de dualité par rapport à ¬Kx¬p (« x ne sait pas que non p »). Notons qu’aux notions ci-dessus, on peut ajouter également celle de prouvabilité. En ce cas, on possède, pour des assertions quelconques, par exemple d’une théorie du premier ordre, la notion de démontrable et la notion de « consistant avec », de sorte que si P est prouvable dans cette théorie, alors sa négation n’est pas consistante avec le système et réciproquement. Noter en particulier que c’est sur cette observation que fonctionne le langage Prolog. En effet, en Prolog, prouver une thèse A à partir d’un ensemble de clauses, c’est prouver que ¬A est inconsistant avec les autres clauses du programme. D’une façon générale, nous avons donc un couple de modalités, généralement notées ◊ et □ avec une relation entre les deux : ◊p ≡ ¬□¬p qui permet de définir l’un en fonction de l’autre (Définition 1). 2- L’approche axiomatique des logiques modales 2-1. Logique modale minimale (K) Les premières approches en logique modale (Lewis et Langford, 1932) ont simplement consisté à donner une présentation axiomatique (à la Hilbert) de ce type de logique. Il est en fait apparu assez vite que pouvaient exister une grande variété de systèmes modaux selon les axiomes retenus. Tous les systèmes modaux propositionnels (c’est-à-dire sans variable individuelles et sans quantification) admettent le calcul propositionnel classique comme base, autrement dit toutes les tautologies du CP peuvent être considérées comme des axiomes (ou bien alternativement on peut se contenter de prendre pour axiomes ceux de Frege, dont on sait, par le théorème de complétude du CP, qu’ils permettent de déduire toutes les tautologies – et bien sûr rien que les tautologies ! -). Ils admettent également un axiome propre, noté K (en hommage au philosophe logicien Saül Kripke) : K: (ϕ ⇒ ψ) ⇒ ( ϕ ⇒ ψ) (cf. la prémisse B ci-dessus) et, en plus de la règle du modus ponens : si |- ϕ et |- ϕ ⇒ ψ, alors |- ψ la règle suivante, dite de nécessitation : si |- ϕ, alors |- ϕ Autrement dit : si on a pu démontrer ϕ, alors c’est que ϕ est nécessaire. Attention : la démonstration doit s’effectuer sans prémisses. Si nous avions en effet des prémisses, alors puisqu’il est évident que toute prémisse peut être déduite d’elle-même, il en résulterait que… toute prémisse est nécessaire ! ce qui n’est bien sûr pas désiré. Appelons K le système ne contenant que l’axiome K (en plus des axiomes du CP). Il est facile de démontrer dans K certains théorèmes, comme : Th1 : (ψ∧ϕ) ⇒ ϕ Démonstration : (ψ∧ϕ) ⇒ ϕ - théorème du CP - ((ψ∧ϕ) ⇒ ϕ) - nécessitation - ((ψ∧ϕ) ⇒ ϕ) ⇒ ( (ψ∧ϕ) ⇒ (ψ∧ϕ) ⇒ Th2 : ϕ - modus ponens (ψ∧ϕ) ⇔ ( ϕ ∧ ψ) Démonstration : ⇒: (ψ∧ϕ) ⇒ ϕ ϕ) - axiome K - - th1- (ψ∧ϕ) ⇒ ψ - th1- (ψ∧ϕ) ⇒ ( ∧ϕ ψ) - règle du CP - ⇐: ϕ ⇒ (ψ ⇒ (ψ∧ϕ)) ϕ⇒ - théorème du CP - (ψ ⇒ (ψ∧ϕ)) - nécessitation + K - (ψ ⇒ (ψ∧ϕ)) ⇒ ( ψ ⇒ (ψ∧ϕ)) ϕ⇒( ψ⇒ - syllogisme - ϕ∧ ψ⇒ (ψ∧ϕ)) (ψ∧ϕ) - axiome K - - théorème du CP - Le théorème ainsi obtenu peut s’interpréter aussi bien en logique aléthique qu’en logique déontique. Par exemple, en logique déontique : il est obligatoire de faire P et Q si et seulement s’il est à la fois obligatoire de faire P et obligatoire de faire Q. On notera que l’utilisation du principe de dualité impliqué dans Définition 1 permet tout aussi bien de prouver que : ◊(ψ∧ϕ) ⇔ (◊ϕ ∧ ◊ψ) Autrement dit, en logique déontique, il est permis de faire P et Q si et seulement s’il est à la fois permis de faire P et permis de faire Q. En logique épistémique, cela donne aussi bien : si je sais que P et Q alors je sais que P et je sais que Q, et réciproquement. Toutes ces règles de distributivité de l’opérateur modal par rapport à la conjonction et nous paraissent normales. En revanche, on n’a pas la même régularité avec la conjonction ou. On prouve en effet facilement : Th3 : ( ϕ ∨ ψ) ⇒ (ψ ∨ ϕ) Mais pas la réciproque ! Cela concorde encore avec notre intuition selon laquelle s’il est bien vrai que s’il est nécessaire que P ou nécessaire que Q, alors il est nécessaire que P ou Q, en revanche, le fait que nécessairement P ou Q doive se produire n’implique pas que se produise nécessairement P ou nécessairement Q : ce peut être tantôt l’un, tantôt l’autre. On peut se poser des questions relativement à l’application de ce dernier théorème en logique déontique : est-ce que l’obligation de faire P, ou l’obligation de faire Q, implique l’obligation de faire soit P soit Q ? Est-ce que, si je dois payer mes impôts avant le 15 mars, je dois payer mes impôts ou regarder passer l’Isère ? A la réflexion, ce type d’inférence n’est pas complètement distinct de l’inférence selon laquelle de « p », je peux toujours déduire « p ou q » : l’inférence est juste au sens où « qui peut le plus peut le moins » : on peut toujours affaiblir ses hypothèses… mais on ne le fait quasiment jamais (à quoi cela servirait-il ?), de même il n’y a aucun intérêt à affaiblir ses obligations. De quelle consolation me serait le fait de savoir que je dois payer mes impôts ou regarder passer l’Isère alors que je sais que je dois payer mes impôts de toutes façons ! P. Bailhache (Bailhache, 2005) signale aussi le problème qu’il y a, en logique déontique, avec l’axiome K lui-même. Appliqué à une situation concrète, il donne par exemple : « si, pour aller à Nantes, il est nécessaire d’acheter préalablement son billet de train pour Nantes, alors si je dois aller à Nantes, je dois acheter préalablement mon billet de train pour cette ville », mais que se passe-t-il si, bien que devant aller à Nantes, je n’y vais pas (pour cause de maladie par exemple) ? Dois-je quand même acheter mon billet ? Cela serait sans doute considéré comme absurde par beaucoup de gens ! Un autre paradoxe est celui du Bon Samaritain : il a l’obligation de porter secours à toute victime, mais obligatoirement, s’il porte secours à une victime c’est qu’auparavant il y a eu crime, par K on obtient à partir de cette dernière phrase : s’il y a obligation de porter secours, alors il y a obligation de crime ( !). Comme il y a obligation de porter secours, il y a donc obligation de crime. Ainsi le seul fait qu’il existe un Bon Samaritain, obligé de porter secours à autrui entraînerait qu’il y ait obligatoirement présence de crimes ! En somme, c’est la charité qui ferait le criminel… On notera cependant que cette interprétation du Bon Samaritain semble biaisé car elle repose sur une interprétation de l’implication en termes de causalité… deux concepts très distincts. 2-2. Logique T On peut maintenant introduire divers axiomes selon le type de logique qui nous intéresse. Ainsi par exemple, s’il est nécessaire que p, il est évidemment le cas que p, alors que s’il est obligatoire que p… il n’est pas forcément le cas que p ! Là réside justement toute la différence entre ce qui doit être et ce qui est. Cela se traduira par le fait qu’en logique aléthique, on accepte l’axiome, dit axiome T, suivant : ϕ⇒ϕ T: Appelons T la logique contenant les axiomes K et T (en plus de ceux du CP). Cette logique est la logique appropriée pour l’implication stricte évoquée plus haut, que l’on peut définir comme suit : ϕ < ψ =Df Def < : (ϕ ⇒ ψ) On voit alors que l’implication stricte est « plus forte » que l’implication matérielle (grâce à T), et on peut montrer dans T des théorèmes comme les suivants : Th4 : (¬p < p) ⇔ p cf. la nécessité de p est le cas quand p est vrai même si non-p ! Th5 : p ⇒ (q < p) etc. On notera que d’après T : ¬ϕ ⇒ ¬ϕ, d’où ϕ ⇒ ¬ ¬ϕ, d’où ϕ ⇒ ◊ϕ. On peut prouver aisément que T (comme K d’ailleurs) est une théorie consistante, au sens où si α est démontrable dans T (resp. K), alors ¬α n’y est pas démontrable (cf. Hugues et Cresswell, 1968). 2-3. Logique S4 On peut encore ajouter d’autres axiomes. On peut, par rapport à ce qui précède, se poser des questions concernant « l’empilement » des modalités. Qu’est-ce que l’obligation d’une obligation ? Cela-t-il un sens de parler d’une proposition nécessairement nécessaire ? possiblement nécessaire ? possiblement possible ? etc. On s’entend en général pour admettre que s’il est nécessaire que p, alors il est nécessaire qu’il en soit ainsi ! D’où le nouvel axiome : 4: ϕ⇒ ϕ On appelle S4 le système modal contenant K, T et cet axiome (ou KT4). Puisque S4 contient l’axiome T, il s’ensuit bien sûr que ϕ et ϕ sont équivalents dans ce système, ce qui désormais évite « d’empiler » les « boites » . Noter que, d’après 4, on obtient aussi : ¬ϕ ⇒ ¬ϕ d’où ¬ ¬ϕ ⇒ ¬ ¬ϕ, d’où ¬ ¬¬ ¬ϕ ⇒ ¬ ¬ϕ, d’où ◊◊ϕ ⇒ ◊ϕ. Et puisqu’on a : ϕ ⇒ ◊ϕ, on peut déduire aussi : ◊◊ϕ ⇔ ◊ϕ, ce qui entraîne qu’on peut également éviter désormais les empilements de losanges. Si cet axiome ne pose aucun problème pour la logique aléthique, il en pose pour la logique déontique : si quelque chose est obligatoire, il n’est jamais obligatoire que cela le soit, c’est justement le rôle de la Loi de poser des obligations, mais à moins d’avoir une vision du monde très déterministe (et monolithique), avant qu’une loi soit posée par le législateur, il n’y a pas d’obligation à la poser (des lois différentes existent dans des sociétés différentes par exemple). L’axiome 4 interroge également nos conceptions quant au savoir (logique épistémique) : est-ce que, lorsque je sais quelque chose, je sais toujours que je le sais ? autrement dit, est-ce que tout savoir est conscient ? 2-4. Logique S5 Un autre axiome est : 5 : ◊ϕ ⇒ ◊ϕ qui signifie que si quelque chose est possible, alors il est nécessaire que cela soit possible. Là encore, l’usage de T nous permet de dire que ◊ϕ et ◊ϕ sont en réalité équivalents, ce qui, de nouveau, réduit les empilements de modalités « significatifs ». Le principe de dualité implique ici : ¬◊¬ϕ ⇔ ¬ ¬¬◊¬ϕ, à savoir : ϕ ⇔ ◊ ϕ, autrement dit si quelque chose est nécessaire, il est possible que ce le soit et réciproquement. Les suites « ◊ » se réduisent donc à « ◊ », les suites « ◊ » à « », les suites « » à « » et les suites « ◊◊ » à « ◊ ». Si on ajoute l’axiome 5 à la logique T, alors l’axiome 4 devient un théorème. Le système obtenu est baptisé S5 (ou KT45). Comme on le voit, l’avantage de S5 est surtout de ne donner aucun sens particulier au fait d’empiler plus d’une modalité. Comme cela semble intuitivement évident, si jamais on ajoutait l’axiome : ϕ⇒ ϕ à T, et, a fortiori à S5, on retomberait purement et simplement sur le calcul propositionnel classique (il n’y aurait plus aucune différence entre une formule modalisée et une formule non modalisée). 3- Sémantique des mondes possibles 3-1. Structures et modèles Dans l’histoire des logiques modales, il est vite apparu qu’à ajouter des axiomes selon le bon plaisir des logiciens ou des philosophes, on risquait de tomber dans un univers inextricable. Comment savoir si deux systèmes donnés étaient équivalents ou non ? comment savoir si les théorèmes de l’un étaient inclus dans l’ensemble des théorèmes de l’autre ? comment savoir tout simplement si, à force de créer des systèmes on n’allait pas en créer des complètement incohérents ? Pour répondre à de telles questions, le meilleur moyen était de créer une sémantique des logiques modales. La sémantique appropriée a été découverte et développée parallèlement par J. Hintikka à partir d’un article de 1961 (Modality and Quantification) et par S. Kripke, à partir d’un article de 1963 (Semantical Analysis of Modal Logic). Par manque de place, nous nous limiterons aux solutions proposées par Kripke. Celui-ci définit une T-structure (appelée depuis « modèle de Kripke ») comme un triplet M = (w0, W, R) où W est un ensemble non vide, w0 un élément particulier de cet ensemble et R une relation réflexive sur W. Un T-modèle est obtenu en ajoutant à ce triplet une fonction d’évaluation V, qui dépend de deux variables : une variable propositionnelle et une variable prenant ses valeurs dans W, et qui, elle-même, prend ses valeurs dans l’ensemble des valeurs de vérité {0, 1}. Cette fonction d’évaluation V étant donnée, on peut la prolonger inductivement sur l’ensemble des formules en posant : V(ϕ ∧ ψ, w) = 1 si et seulement si V(ϕ, w) = V(ψ, w) = 1, V(ϕ ∨ ψ, w) = 0 si et seulement si V(ϕ, w) = V(ψ, w) = 0, V(¬ϕ, w) = 1 si et seulement si V(ϕ, w) = 0, V( ϕ, w) = 1 si et seulement si V(ϕ, w’) = 1 pour tout w’ tel que wRw’ Une formule A est dite vraie dans le T-modèle (M, V) si V(A, w0) = 1, et une formule A est dite valide si elle est vraie dans tous les T-modèles. L’interprétation intuitive de cette notion de modèle est que W est un ensemble d’alternatives possibles à une situation particulière w0. Ces alternatives sont le plus souvent appelées « mondes possibles » et w0 est, dans ce cas, le « monde actuel ». Ainsi « V(A, w0) = 1 » signifie que A est vraie dans le monde actuel : c’est la seule « vérité » qui nous intéresse, mais pour l’évaluer, nous avons besoin des autres alternatives possibles. Une formule modalisée ϕ est vraie dans le monde actuel si et seulement si la formule non modalisée (ou ayant perdu une occurrence de modalité « ») ϕ est vraie dans tous les mondes alternatifs entretenant une certaine relation avec le monde actuel : on peut dire que ce sont des mondes « concevables depuis le monde actuel ». Surgit ainsi une « théorie des mondes possibles » qui doit également beaucoup à un autre philosophe logicien, D. Lewis (homonyme du premier Lewis que nous avons rencontré), et qui renoue avec la philosophie de Leibniz : une chose est nécessaire si elle est attestée dans tout monde possible, elle est possible si elle est attestée dans au moins un monde possible. 3-2. Cadres et modèles de Kripke La présentation moderne de la logique modale ne privilégie pas un « monde actuel » w0. On se contente de définir d’abord la notion de cadre : • • Un cadre F est un couple (W, ℜ) où: – W : un ensemble non vide (de « mondes possibles ») – ℜ une relation binaire sur W (relation dite « d’accessibilité ») Un modèle (de Kripke) sur F est un couple (F, V) où: – F est un cadre, – V est une application de {p1, p2, …, pn} × W dans {0,1} (à chaque lettre propositionnelle et chaque monde possible: une valeur de vérité) Si dans le modèle M, V(p, w) = 1(p: une lettre propositionnelle, w: un monde), on écrit: VM,w(p) = 1 ou |= M,w p ou encore w |=M p. • On étend V à toute formule au moyen de: – VM,w(ψ ∧ ϕ) = 1 ssi VM,w(ϕ) = VM,w(ψ) = 1 – VM,w(ψ ∨ ϕ) = 0 ssi VM,w(ϕ) = VM,w(ψ) = 0 – VM,w(¬ϕ) = 1 ssi VM,w(ϕ) = 0 – VM,w( ϕ) = 1 ssi pour tout w’ tel que wℜw’, VM,w’(ϕ) = 1 Rappelons que dans la définition originale de Kripke, la relation était donnée pour réflexive et que la notion de structure était rattachée à la lettre « T ». Quel lien y a-t-il entre cette propriété de réflexivité et l’axiome T de la logique modale ? Rappelons T ci-dessous : T: ϕ⇒ϕ Si T est vrai, alors d’après la définition de la sémantique ci-dessus, cela signifie que si ϕ est vraie dans tous les mondes accessibles à n’importe quel monde w, alors elle est vraie dans ce même monde w, autrement dit : tout monde w est accessible à lui-même : c’est bien la réflexivité de ℜ ! Réciproquement, évidemment, si ℜ est réflexive, alors tout monde est accessible à lui-même et toute formule vraie dans tous les mondes accessibles à w est vraie en w. Ainsi commencent à s’établir des liens entre d’une part les axiomes retenus dans un système modèle et les propriétés de la relation d’accessibilité. Considérons maintenant l’axiome 4 : ϕ⇒ ϕ S’il est vrai, alors cela signifie que pour tout monde w, si ϕ est vraie dans tous les mondes accessibles à w, alors ϕ est également vraie dans tous les mondes accessibles à w, donc ϕ est vraie dans tous les mondes accessibles aux mondes accessibles à partir de w. En résumé : quel que soit w, si ϕ est vraie dans tous les mondes accessibles à w, ϕ est encore vraie dans tous les mondes accessibles aux mondes accessibles à w, or cela est bien sûr le cas si la relation ℜ est transitive, d’où : ℜ transitive ⇒ 4 est vérifié dans le système. Réciproquement, supposons que ℜ ne soit pas transitive. Il est facile de trouver un modèle (W, ℜ, V) où l’axiome 4 n’est pas vrai. Il suffit de prendre un modèle avec trois mondes : w, w’ et w’’ tels que wℜw’ et w’ℜw’’ mais ¬wℜw’’, avec une valuation V définie sur au moins une lettre p de sorte que : V(p, w) = V(p, w’) = 1 et V(p, w’’) = 0. Dans ce modèle, en w, p est vraie, mais p est fausse. Donc l’axiome 4 correspond à la transitivité de la relation d’accessibilité. De même, on pourra montrer que l’axiome : ◊ ϕ ⇒ ϕ (axiome B) correspond à la symétrie de cette même relation. Or, un système qui contient cet axiome en plus de l’axiome 4 et de T permet de démontrer 5, autrement dit est le système S5. D’où une caractérisation assez simple des principales logiques modales considérées ici en fonction des propriétés de la relation d’accessibilité : T cadres réflexifs S4 cadres réflexifs et transitifs S5 cadres munis d’une relation d’équivalence 4- Propriétés remarquables des systèmes modaux Voici quelques propriétés remarquables de la logique modale propositionnelle. D’abord les systèmes vus jusqu’ici sont complets relativement à leurs cadres respectifs. Ensuite ils ont tous la propriété dite « des modèles finis ». Un système S possède cette propriété si et seulement s’il existe une sémantique pour S telle que, pour toute formule qui peut être rendue fausse sur un certain modèle, elle peut nécessairement l’être aussi sur un modèle fini. Or, un tel système, s’il est bien sûr axiomatisable, cohérent et complet, est nécessairement décidable. C’est justement le cas des systèmes modaux que nous avons vus. Sur quoi cela repose-t-il ? Si S est axiomatisable, toutes les dérivations qu’on peut faire dans S sont énumérables dans un ordre défini, on obtient une suite de déductions formelles D1, D2, …Dn, …. Mais d’autre part, si S est complet, alors pour toute formule ϕ qui n’est pas démontrable, il doit y avoir un modèle où elle est fausse (un « contre-modèle »). Comme S possède la propriété du modèle fini, on peut se contenter de chercher un contre-modèle parmi les modèles finis. Ceux-ci sont eux-mêmes énumérables dans un ordre défini, de sorte qu’on peut toujours obtenir une suite M1, M2, …, Mk, … de modèles finis pour S. Pour décider si une formule ϕ est démontrable dans S ou non, il suffit donc de construire une suite alternée D1, M1, D2, M2, …. Dn, Mn, …. Tôt ou tard, on tombera soit sur une déduction de ϕ, soit sur un contre-modèle ! 5- Logiques de la connaissance 5-1. Les axiomes d’introspection Hintikka dans les années soixante a été le premier à avoir l’idée d’appliquer la logique modale à l’analyse de la connaissance. On part pour cela d’un opérateur K, indexé par le « sujet » (ou de manière plus neutre, le support) de cette connaissance. Kip s’interprète : « i sait que p ». la logique obtenue est dite « logique épistémique ». On peut tenter d’adopter une logique de type S4 ou de type S5. On notera cependant que les intuitions derrières les axiomes K, T, 4 et 5 ne sont pas toujours très évidentes. Pour K et T, cela va encore : K : Ki(ϕ ⇒ ψ) ⇒ (Kiϕ ⇒ Kiψ) se traduit par : si i sait que ϕ implique ψ, alors si i sait que ϕ, i sait que ψ. T : K iϕ ⇒ ϕ exprime le fait qu’on ne peut valablement savoir quelque chose que si cette chose est vraie. Cela traduit bien l’idée courante en philosophie du langage selon laquelle « savoir » est un factif : la phrase « Pierre sait que Paul a raté son examen » présuppose nécessairement que Paul a raté son examen. Il est impossible de dire : « Pierre sait que Paul a raté son examen, mais en fait, il l’a réussi », contrairement au cas du verbe « croire ». Pour 4 et 5, c’est plus compliqué : 4 : Kiϕ ⇒ Ki Ki ϕ est caractérisé comme axiome de l’introspection positive : si Pierre sait que ϕ, alors il sait qu’il le sait. Autrement dit, tout savoir est conscient. 5-1 : ◊ϕ ⇒ donne, avec la définition de « ◊ » à partir de « ◊ϕ », ¬ Ki¬ ϕ ⇒ Ki¬ Ki¬ ϕ, soit, en remplaçant les formules négatives par des formules positives : 5-2 : ¬Kiϕ ⇒ Ki¬ Kiϕ, autrement dit, si Pierre ne sait pas que ϕ, alors il sait qu’il ne le sait pas (axiome de l’introspection négative). Interprétation très particulière et très étrange du savoir qui fait que tout « agent » est très clairement conscient de ce qu’il sait et de ce qu’il ne sait pas ! Il n’y a pas de place, dans cette conception, pour un agent qui ne saurait pas une chose tout simplement parce qu’il n’aurait aucune conscience que cette chose puisse exister. La logique S4 est en général admise pour une logique de la connaissance qui s’exprime en termes de prouvabilité. Si une formule est « connue » (dans ce sens là), alors on en connaît une preuve. Cependant, si on ne connaît pas de preuve d’une formule, on ne sait pas nécessairement prouver qu’elle n’en a pas. On peut très bien ne pas être capable de fournir une preuve sans pour autant être capable de prouver qu’il n’en existe pas. Comme nous le verrons plus loin, cette interprétation de la logique épistémique rejoint les thèses fondamentales de l’intuitionnisme (concernant la sémantique en termes de preuves). Quelque chose de plus étonnant réside dans le fait que nous avons dit plus haut que l’adjonction de l’axiome B au système S4 suffit à nous faire entrer dans S5, autrement dit le système épistémique avec les deux axiomes d’introspection. Mais que dit B en logique épistémique ? Il dit ceci : ¬Ki¬Kiϕ ⇒ ϕ autrement dit : si Pierre ne sait pas qu’il ne sait pas ϕ alors c’est que ϕ est vraie ! Conclusion étrange, mais qui s’explique si on réfléchit au sens donné à K par ces axiomes. Quand on ne sait pas quelque chose, cela ne peut provenir que de deux faits : ou bien cette chose est fausse, ou bien cette chose est vraie mais je ne la sais pas. Dans le premier cas, en faisant l’hypothèse que ¬Ki¬Kiϕ, ¬Kiϕ est faux, donc Kiϕ est vrai, et par T, ϕ est vraie. Dans le deuxième cas, ¬Kiϕ est vrai et ¬Ki¬Kiϕ est vrai, donc Ki¬Kiϕ est faux, mais en même temps, Ki¬Kiϕ est vrai d’après 5, d’où contradiction. Il s’ensuit nécessairement que ¬Kiϕ est faux et donc ϕ est vrai. Dit autrement, si ϕ était fausse, alors Pierre ne pourrait pas savoir ϕ (puisqu’on ne peut pas savoir des choses fausses) et alors il saurait qu’il ne sait pas ϕ (par introspection négative). Donc s’il ne sait pas qu’il ne sait pas ϕ, cela ne peut être que parce que ϕ est vraie ! Cela est bien sûr difficilement acceptable. 5-2. Les mondes alternatifs La sémantique des mondes possibles appliquée à la logique épistémique est telle que pour un modèle (M, V) donné : VM,w(Kiϕ) = 1 ssi pour tout w’ tel que wℜw’, VM,w’(ϕ) = 1 Comment interpréter ici la relation d’accessibilité ? L’interprétation standard (hintikienne) consiste à dire qu’un agent i sait une chose dans un monde actuel w0 si et seulement si cette chose est vraie dans tous les mondes que i peut se représenter à partir de ce monde actuel, autrement dit les mondes qu’il peut concevoir en laissant fixes par ailleurs toutes les autres connaissances qu’il possède, y compris bien sûr celle des lois de la logique. Pour reprendre les termes de J. Dubucs (1995) : « Tel est le point de départ de la logique épistémique de Hintikka : de tous les scénarios logiquement possibles de la réalité, l’agent ne considère que ceux qui sont compatibles avec les informations qu’il détient, en d’autres termes, ceux-là seuls qui pourraient être, pour autant qu’il sache, le scénario correct. Dire qu’il sait que ϕ est donc dire à la fois que ϕ est vrai dans la « réalité » et que A est vrai dans chacun de ces scénarios alternatifs ».