A L I M E N TAT I O N E T S O C I E T E La prévention par la peur : efficace ou toxique ? La peur est de plus en plus utilisée pour tenter d’optimiser l’impact des campagnes de communication à visée de prévention. Mais la peur et/ou l’interdit sont-ils réellement capables de provoquer des modifications de comportements alimentaires et, par conséquent, de lutter efficacement contre les déséquilibres nutritionnels ? À travers l’examen de cette problématique contemporaine, une autre question, encore plus complexe se profile : celle des limites de la prévention, elle-même. INTERDICTION 22 grain de sucre N°10 mars 2006 A chaque nouvelle étude publiée, l’évolution des courbes d’obésité en France pèse un peu plus lourd dans les esprits. Pour ces questions de santé publique, les pouvoirs publics mettent en application le principe selon lequel « mieux vaut prévenir que guérir », en agissant sur deux leviers : l’information et l’interdiction. Pour faire passer le message auprès du grand public, tout un dispositif de communication a été mis en œuvre dans le cadre du PNNS. Notamment à travers des spots publicitaires, au nom d’une stratégie qui répond au postulat suivant : puisque la publicité a démontré son influence sur les comportements d’achat, puisqu’elle excelle dans l’art de créer le désir de la nouveauté, la publicité peut aussi inciter les consommateurs à s’alimenter autrement. Mais pour renoncer à des habitudes, pour convaincre un individu de faire ce qui n’est ni facile ni tentant, bonnes paroles ou arguments rationnels risquent de passer inaperçus. D’où, la tentation d’utiliser la peur pour gagner en impact. Ainsi, s’est développé tout un discours qui stigmatise certains aliments. Un moteur d’évolution… sous conditions La peur ne manque pas d’arguments. Elle a des vertus à ne pas négliger pour faire évoluer les comportements. Qui n’a pas entendu parler d’un gros fumeur qui s’est arrêté à la suite des commentaires de son médecin sur une radiographie de ses poumons ? Ou de celui qui – après avoir frôlé la mort dans un accident de voiture – est définitivement vacciné contre la vitesse au volant ? La peur – ou l’angoisse – a non seulement le pouvoir d’avertir l’organisme, mais aussi celui de mobiliser l’individu pour fuir, se protéger d’une menace ou l’anticiper. Ainsi, les messages alarmants attirent l’attention et accélèrent la prise de conscience des risques encourus à persister dans le comportement incriminé. Dans son Rapport moral de 2002, le BVP1 le constate : « nous dérogeons à certaines règles et acceptons que des images ou des propos "bousculent" l’univers policé de la publicité. Ainsi, les images "chocs" de la sécurité routière ou la dénonciation des atteintes sexuelles envers les enfants… ». De fait, une campagne de prévention qui provoque la peur peut donc se révéler réellement efficace pour motiver une évolution des comportements. Pourtant, les recherches montrent que cet effet mobilisateur n’est pas toujours au rendez-vous. Certains observateurs avancent deux explications, au demeurant liées : d’une part, parce qu’en se multipliant les campagnes de prévention se neutraliseraient mutuellement, d’autre part parce que la publicité aurait perdu de son pouvoir d’attraction... Sans doute en partie. L’analyse du succès ou de l’échec de campagnes de prévention fondée sur la peur – anti-tabac ou antivitesse routière – apporte d’autres éclairages. Les recherches montrent qu’il existe d’abord un seuil critique de stimulation de l’éveil à la peur : si le niveau est trop faible ou trop fort, il ne crée pas de motivation ou provoque un effet de rejet. Une efficacité liée au contexte et aux convictions personnelles Ensuite, même si la peur – bien dosée – mobilise, le passage à l’acte n’est pas pour autant acquis. Si l’information est opposée aux croyances des individus ciblés, ceux-ci la rejettent ou la déni- grent, tandis que ceux qui seront en consonance cognitive avec le message y adhéreront. « L’individu est actif, son attention est sélective, il filtre et privilégie plutôt les thèmes qui confirment ses idées », note Nicolas Riou dans son livre Peur sur la pub2. Résultat une campagne anti-tabac n’aura pas d’effet sur les gros fumeurs mais convaincra les non-fumeurs de ne pas (re)commencer à fumer. « Une campagne de prévention choc n’est efficace que si elle est accompagnée d’un volet "solution" », ajoute Karine Gallopel3 du Comité national de lutte contre le tabac. L’efficacité est donc sous conditions. Il faut que les recommandations s’attaquent bien aux causes du comportement, que les solutions proposées aient démontré leur efficacité et qu’une aide opérationnelle soit apportée. Le publicitaire Christophe Lambert, auteur de La société de la peur, partage cette analyse. Pour lui, « les campagnes de prévention routière ou anti-tabac sont devenues efficaces, le jour où les pouvoirs publics se sont attaqués aux racines du problème, ont tenu un langage de vérité sur les causes, ont fait respecter les règles et développé des moyens pour les mettre en œuvre. » Ce qui fonctionne dans certains domaines de prévention est-il transposable à la prévention nutritionnelle ? Utiliser la peur pour faire évoluer les comportements alimentaires peut-il être efficace et légitime ? À ce jour, il semblerait que les tentatives n’ont pas abouti à des résultats concluants. Question de dosage, d’accompagnement, de répétition des messages ? Pour Christophe Lambert, c’est parce que la peur n’a pas été utilisée à bon escient. Aujourd’hui, elle ne fait qu’augmenter les angoisses et induit des effets pervers. « Le principe de précaution, s’il protège peut-être les hommes politiques d’une éventuelle mise en cause, ne fait généralement que renforcer les peurs auxquelles il s’attaque. » Dans son livre, il montre comment en exploitant les frayeurs des Français, les décideurs publics ont contribué à ce que la société, submergée par ses peurs, devienne incapable de les surmonter. Et il regrette qu’en matière de nutrition, la peur conduise à la paralysie, et que l’heure ne soit pas encore à la reconnaissance de la complexité du problème ni à la volonté de le régler sur le fond. « Il est plus facile Christophe Lambert grain de sucre N°10 mars 2006 23 A L I M E N TAT I O N E T S O C I E T E de faire des décrets, de jouer sur les émotions collectives et de désigner des boucs émissaires que de s’attaquer au fond du problème... » Face à cet enjeu de société qu’est l’obésité, certaines voix s’élèvent afin de provoquer une réelle prise de conscience, de lancer un véritable Une interrogation, au-delà de l’efficacité, sur l’opportunité même de communiquer, qui interpelle d’autres esprits. Lors d’une conférence de presse, en novembre dernier à Paris, le président du Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids (Gros) – le docteur Zermati, nutritionniste à Paris – rappelait « qu’aucune étude scientifique n’a jusqu’à présent pu prouver le lien entre les produits gras et sucrés et l’obésité. » Allant plus loin, ce groupe de réflexion constatait que les recommandations nutritionnelles du PNNS sont similaires à celles du régime équilibré – donc amaigrissant – prescrit aux obèses, et que le taux d’échec observé par les professionnels de ce régime se situe entre 90 % et 95 % après cinq ans ! De plus, il semble qu’aucun des pays ayant prôné des modèles alimentaires diététiques fondés sur la raison n’ait obtenu de résultats. « Aux Etats-Unis, a rappelé le docteur Zermati, les campagnes anti-obésité ont conduit à une diminution de la consommation des produits gras sans toutefois permettre de stopper l’augmentation du nombre de personnes obèses. » Cet échec repose, selon eux sur un phénomène psychologique identifié depuis 1975 : la restriction cognitive. Il s’agit d’un contrôle mental du régime alimentaire dans le but de maigrir ou de ne pas grossir. L’alimentation n’est plus alors fondée sur les sensations de faim ou de rassasiement. Ce contrôle mental génère un sentiment de frustration en même temps qu’il induit une véritable obsession alimentaire. « Pour en sortir, il faut à la fois réconcilier la personne avec l’alimentation - afin qu’elle puisse manger de tout sans culpabiliser -, rétablir une relation positive au corps et travailler autour de problèmes psychologiques à l’origine du ATTENTION DANGER débat public, de sortir d’une approche simpliste et de s’engager dans des démarches qui responsabilisent tous les acteurs concernés : industriels et consommateurs aux côtés des pouvoirs publics et du monde médical. Dommages collatéraux Est-ce pour autant la panacée ? Pas si sûr. Le BVP invitait récemment les professionnels de la publicité à méditer sur les limites éthiques de la publicité par la peur : « Peut-on légitimement risquer de traumatiser neuf personnes dans l’espoir d’en atteindre une 10e, la seule qui intéresse en fait ? L’intérêt général et une cause noble exonéreraient-ils de se préoccuper des dommages collatéraux ? » 24 grain de sucre N°10 mars 2006 trouble. » Ainsi, plus la prévention inciterait à la restriction, plus elle conduirait à déséquilibrer l’alimentation des "biens portants" sans parvenir à rééquilibrer pour autant celle des obèses. Vers où ? Jusqu’où ? « La liste est longue de ces plaisirs à présent sous haute surveillance de la médecine et des plus hautes autorités. On ne saurait trop reprocher aux pouvoirs publics de vouloir notre salut. Pourtant, on finit par s’agacer de cette marche un peu forcée vers le bien-être général. Après tout, on est libre de boire, de fumer, et de sucrer nos fraises à ras bord si ça nous fait plaisir, non ? » Ce billet d’humeur, paru dans Le Monde sous le titre "Vive le sucre", et sous la plume pleine d’humour du directeur délégué de la rédaction, Eric Fottorino, illustre bien le débat. Est-il souhaitable d’appliquer le principe de précaution s’il aliène notre liberté et nous prive des plaisirs de la vie sans contrepartie positive forcement avérée ? Dans leur récent ouvrage, La santé totalitaire4, les spécialistes de psychopathologie Roland Gori et Marie-José Del Volgo s’interrogent également sur les limites de la prévention avec cette question : « Et si les politiques de prévention produisaient plus de mal que de bien ? » Leur analyse penche pour la modération. Ils expliquent en effet l’évolution de notre société vers une médicalisation croissante et l’instauration d’une idéologie de la santé. Désormais « on punit moins parce 50 Kcalories LIMITATION en bref S U C R E qu’on corrige davantage », et « pour bien se porter, il faut bien se comporter. » En conséquence, le malade est "coupable" et « la politique de santé publique participe à une normalisation collective des comportements » qui « exige toujours davantage du sujet une conformité comportementale qui limite la liberté individuelle. » Ce qui pourrait, si l’on n’y prend pas garde, « constituer le symptôme d’une des plus belles formes d’hypocrisie sociale autorisant toutes les manipulations ». Dans la mesure où « le droit de tous à la santé n’est qu’un espoir totalitaire, puisque la société ne peut accorder que des droits aux soins », il est donc souhaitable de réfléchir aux limites à ne pas franchir pour que la prévention conserve tout ce qu’elle peut avoir de bénéfique. Et de potentiellement efficace en termes d’influence sur les comportements. Et si, après avoir essayé plusieurs formules et essuyé autant d’échecs, la société décidait de faire le pari de la responsabilisation sans culpabilisation ; et si le discours de prévention se recentrait sur la notion de plaisir : le plaisir de manger naturellement sain. Et si finalement, au lieu de faire peur, le rôle de la publicité était de créer un climat rassurant, de donner une vision positive de la société et de donner des repères pour que l’individu, redevenu confiant, exerce pleinement sa liberté de choix. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer une campagne de publicité qui, dans le cadre d’un plan de prévention à visée nutritionnelle, rappellerait la valeur-ajoutée d’un repas parfaitement varié et équilibré, avec toutes ses composantes, de l’entrée au dessert. ■ 1. Bureau de vérification de la publicité. Voir également Grain de sucre n°8. 2. Éditions d’Organisation, Paris, 2004. Nicolas Riou est conseiller en communication. 3. Source : Décisions marketing, n°37, janvier-mars 2005. Karine Gallopel est maître de Conférences à l’Institut de gestion de Rennes. 4. Denoêl, Paris, 2005. Roland Gori est professeur de psychopathologie à l’université Aix-Marseille I, Marie-José del Volgo est maître de conférence à la faculté de médecine d’Aix-Marseille II. E T S A N T É Étude « ELPAS » : 2 000 volontaires pour mieux connaître l’impact de l’alimentation sur la santé. Après trois années de préparation, le programme ELPAS (Étude longitudinale prospective alimentation et santé) a été lancé en septembre 2005. Cette étude d’intervention* initiée par le Ministère délégué à la Recherche et soutenue par le Cedus – l’un des tout premiers partenaires financiers à s’y être associé – se déroule à Paris, sur toute l’année scolaire, auprès de 1 000 familles volontaires. Son principe ? Suivre dans chaque foyer un parent et un enfant âgé de 7 à 9 ans, élève de CE1 ou CE2, avec pour objectif d’évaluer l’effet sur la santé d’un régime riche en glucides et pauvre en lipides. Sur toute la durée de l’étude, les participants vont recevoir des conseils alimentaires simples ainsi qu’un suivi nutritionnel personnalisé. La constitution de deux groupes d’intervention, dont les consommations en glucides simples et glucides complexes seront orientées différemment, permettra de mieux cerner l’effet spécifique des glucides simples ; ces deux groupes seront comparés à un groupe contrôle. Afin de prendre en compte l’effet de l’alimentation, mais également l’influence de l’environnement global des participants, l’analyse scientifique portera sur un ensemble de paramètres cliniques, biologiques (masse grasse, bilan lipidique, glycémie…) et comportementaux (activité physique, qualité de vie). Ces paramètres seront relevés périodiquement pendant les 10 mois de l’étude. Au-delà de l’implication des volontaires, qui acceptent de changer leurs habitudes alimentaires en fonction des objectifs d’intervention de leur groupe, l’opération mobilise une logistique complexe qui se prolonge jusque dans les cinquante écoles primaires parisiennes qui y participent. Le soutien actif du rectorat de l’Académie de Paris, sous l’impulsion de son recteur, Maurice Quenet, a ainsi constitué un « JAND » : 46e édition et remise du Prix Benjamin Delessert 2006 La 46 e édition de la Journée annuelle de Nutrition et Diététique (JAND) s’est déroulée le 27 janvier 2006, à Paris. Organisée par le service Nutrition de l’Hôtel-Dieu (Université Paris VI) en collaboration avec l’Institut Benjamin Delessert, cette importante rencontre francophone de Nutrition a réuni près de 1 200 participants 1 autour de deux thèmes. Le premier – Pourquoi mange-t-on ce que l’on mange ? Choix et décisions alimentaires – a permis de croiser le regard de différentes disciplines – physiologie, psychologie, économie, marketing – sur les multiples déterminants des comportements alimentaires. Le second volet a été consacré à un point sur la situation des Carences nutritionnelles en France, plus particulièrement pour la population des personnes âgées et sur deux éléments, l’iode et les oméga 3. Dans le cadre de cette manifestation, le Prix Benjamin Delessert 2006 a été décerné à Michelle Le Barzic, psychologue clinicienne, chercheur et spécialiste de l’étude des comportements alimentaires et de la prise en charge atout décisif pour le déploiement d’une étude sans précédent par son ampleur et par sa méthodologie. Les résultats d’ELPAS, qui prendront en compte les rôles respectifs des facteurs alimentaires sur la santé et la prise de poids, seront particulièrement utiles pour adapter les futures recommandations nutritionnelles de santé publique. * Coordonnée par la société Nutri-Health, l’étude ELPAS est encadrée par deux Comités scientifiques constitués de médecins nutritionnistes, épidémiologistes, pédiatres, spécialistes de l’obésité et experts en éthique médicale. Nutri-Health : Damien Paineau, Dr. Francis Bornet, coordination scientifique ELPAS. Tél. : 01 47 08 85 81. www.elpas.fr psychologique des patients obèses 2. Ce prix récompense chaque année, depuis 1988, une personnalité médicale ou scientifique pour l’ensemble de ses travaux et pour son action en faveur du développement des connaissances dans le domaine de la Nutrition. 1. Depuis sa fondation en 1960 par les professeurs Henri Bour et Maurice Dérot, alors chefs de Service à l’Hôtel-Dieu, la JAND s’adresse à un public de médecins et diététiciens auxquels se joignent des cadres de l’industrie alimentaire, des étudiants et des journalistes. 2. Michelle Le Barzic est également co-auteur du livre La meilleure façon de manger : les désarrois du mangeur moderne, éd. Odile Jacob, Paris, 1998. Institut Benjamin Delessert : Marie-Sylvie Billaux, secrétaire générale. Tél. : 01 45 53 41 69. E-mail : [email protected] grain de sucre N°10 mars 2006 25