La prévention par la peur : efficace ou toxique

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A L I M E N TAT I O N E T S O C I E T E
La prévention
par la peur :
efficace ou toxique ?
La peur est de plus en plus utilisée pour tenter
d’optimiser l’impact des campagnes de communication
à visée de prévention. Mais la peur et/ou l’interdit sont-ils
réellement capables de provoquer des modifications de
comportements alimentaires et, par conséquent, de lutter
efficacement contre les déséquilibres nutritionnels ?
À travers l’examen de cette problématique contemporaine,
une autre question, encore plus complexe se profile : celle
des limites de la prévention, elle-même.
INTERDICTION
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grain de sucre N°10 mars 2006
A
chaque nouvelle étude
publiée, l’évolution des courbes d’obésité en France pèse
un peu plus lourd dans les esprits. Pour
ces questions de santé publique, les pouvoirs publics mettent en application le
principe selon lequel « mieux vaut prévenir que guérir », en agissant sur deux
leviers : l’information et l’interdiction.
Pour faire passer le message auprès du
grand public, tout un dispositif de communication a été mis en œuvre dans le
cadre du PNNS. Notamment à travers des
spots publicitaires, au nom d’une stratégie qui répond au postulat suivant :
puisque la publicité a démontré son
influence sur les comportements d’achat,
puisqu’elle excelle dans l’art de créer le
désir de la nouveauté, la publicité peut
aussi inciter les consommateurs à s’alimenter autrement. Mais pour renoncer à
des habitudes, pour convaincre un individu de faire ce qui n’est ni facile ni tentant, bonnes paroles ou arguments
rationnels risquent de passer inaperçus.
D’où, la tentation d’utiliser la peur pour
gagner en impact. Ainsi, s’est développé
tout un discours qui stigmatise certains
aliments.
Un moteur d’évolution…
sous conditions
La peur ne manque pas d’arguments.
Elle a des vertus à ne pas négliger pour
faire évoluer les comportements. Qui n’a
pas entendu parler d’un gros fumeur qui
s’est arrêté à la suite des commentaires
de son médecin sur une radiographie de
ses poumons ? Ou de celui qui – après
avoir frôlé la mort dans un accident de
voiture – est définitivement vacciné
contre la vitesse au volant ?
La peur – ou l’angoisse – a non seulement le pouvoir d’avertir l’organisme,
mais aussi celui de mobiliser l’individu
pour fuir, se protéger d’une menace ou
l’anticiper. Ainsi, les messages alarmants
attirent l’attention et accélèrent la prise
de conscience des risques encourus à
persister dans le comportement incriminé. Dans son Rapport moral de 2002,
le BVP1 le constate : « nous dérogeons à
certaines règles et acceptons que des
images ou des propos "bousculent"
l’univers policé de la publicité. Ainsi, les
images "chocs" de la sécurité routière ou
la dénonciation des atteintes sexuelles
envers les enfants… ». De fait, une campagne de prévention qui provoque la
peur peut donc se révéler réellement efficace pour motiver une évolution des
comportements.
Pourtant, les recherches montrent que
cet effet mobilisateur n’est pas toujours
au rendez-vous. Certains observateurs
avancent deux explications, au demeurant liées : d’une part, parce qu’en se
multipliant les campagnes de prévention
se neutraliseraient mutuellement, d’autre
part parce que la publicité aurait perdu
de son pouvoir d’attraction... Sans doute
en partie. L’analyse du succès ou de l’échec de campagnes de prévention fondée sur la peur – anti-tabac ou antivitesse routière – apporte d’autres
éclairages. Les recherches montrent qu’il
existe d’abord un seuil critique de stimulation de l’éveil à la peur : si le niveau est
trop faible ou trop fort, il ne crée pas de
motivation ou provoque un effet de rejet.
Une efficacité liée au contexte
et aux convictions
personnelles
Ensuite, même si la peur – bien dosée –
mobilise, le passage à l’acte n’est pas
pour autant acquis. Si l’information est
opposée aux croyances des individus
ciblés, ceux-ci la rejettent ou la déni-
grent, tandis que ceux qui seront en
consonance cognitive avec le message y
adhéreront. « L’individu est actif, son
attention est sélective, il filtre et privilégie
plutôt les thèmes qui confirment ses
idées », note Nicolas Riou dans son livre
Peur sur la pub2. Résultat une campagne
anti-tabac n’aura pas d’effet sur les gros
fumeurs mais convaincra les non-fumeurs
de ne pas (re)commencer à fumer. « Une
campagne de prévention choc n’est efficace que si elle est accompagnée d’un
volet "solution" », ajoute Karine Gallopel3 du Comité national de lutte contre le
tabac. L’efficacité est donc sous conditions. Il faut que les recommandations
s’attaquent bien aux causes du comportement, que les solutions proposées
aient démontré leur efficacité et qu’une
aide opérationnelle soit apportée. Le
publicitaire Christophe Lambert, auteur
de La société de la peur, partage cette
analyse. Pour lui, « les campagnes de
prévention routière ou anti-tabac sont
devenues efficaces, le jour où les pouvoirs publics se sont attaqués aux racines
du problème, ont tenu un langage de
vérité sur les causes, ont fait respecter les
règles et développé des moyens pour les
mettre en œuvre. »
Ce qui fonctionne dans certains domaines de prévention est-il transposable à la
prévention nutritionnelle ? Utiliser la
peur pour faire évoluer les comportements alimentaires peut-il être efficace et
légitime ? À ce jour, il semblerait que les
tentatives n’ont pas abouti à des résultats concluants. Question de dosage,
d’accompagnement, de répétition des
messages ?
Pour Christophe Lambert, c’est parce
que la peur n’a pas été utilisée à bon
escient. Aujourd’hui, elle ne fait qu’augmenter les angoisses et induit des effets
pervers. « Le principe de précaution, s’il
protège peut-être les hommes politiques
d’une éventuelle mise en cause, ne fait
généralement que renforcer les peurs
auxquelles il s’attaque. » Dans son livre,
il montre comment en exploitant les
frayeurs des Français, les décideurs
publics ont contribué à ce que la société,
submergée par ses peurs, devienne incapable de les surmonter. Et il regrette
qu’en matière de nutrition, la peur
conduise à la paralysie, et que l’heure ne
soit pas encore à la reconnaissance de la
complexité du problème ni à la volonté
de le régler sur le fond. « Il est plus facile
Christophe Lambert
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de faire des décrets, de jouer sur les
émotions collectives et de désigner des
boucs émissaires que de s’attaquer au
fond du problème... »
Face à cet enjeu de
société qu’est l’obésité, certaines voix
s’élèvent afin de
provoquer une
réelle prise de
conscience,
de lancer
un véritable
Une interrogation, au-delà de l’efficacité,
sur l’opportunité même de communiquer, qui interpelle d’autres esprits. Lors
d’une conférence de presse, en novembre dernier à Paris, le président du
Groupe de réflexion sur l’obésité et le
surpoids (Gros) – le docteur Zermati,
nutritionniste à Paris – rappelait « qu’aucune étude scientifique n’a jusqu’à présent pu prouver le lien entre les produits
gras et sucrés et l’obésité. » Allant plus
loin, ce groupe de réflexion constatait
que les recommandations nutritionnelles
du PNNS sont similaires à celles du
régime équilibré – donc amaigrissant –
prescrit aux obèses, et que le taux d’échec observé par les professionnels de ce
régime se situe entre 90 % et 95 %
après cinq ans ! De plus, il semble qu’aucun des pays ayant prôné des modèles
alimentaires diététiques fondés sur la
raison n’ait obtenu de résultats.
« Aux Etats-Unis, a rappelé le
docteur Zermati, les campagnes
anti-obésité ont conduit à
une diminution de la
consommation des produits gras sans toutefois permettre de
stopper l’augmentation du nombre
de personnes
obèses. » Cet
échec repose,
selon eux sur un
phénomène
psychologique
identifié depuis
1975 : la restriction cognitive. Il
s’agit
d’un
contrôle mental du régime alimentaire
dans le but de maigrir ou de ne pas grossir. L’alimentation n’est plus alors fondée
sur les sensations de faim ou de rassasiement. Ce contrôle mental génère un sentiment de frustration en même temps
qu’il induit une véritable obsession alimentaire. « Pour en sortir, il faut à la fois
réconcilier la personne avec l’alimentation - afin qu’elle puisse manger de tout
sans culpabiliser -, rétablir une relation
positive au corps et travailler autour de
problèmes psychologiques à l’origine du
ATTENTION DANGER
débat public, de sortir d’une approche
simpliste et de s’engager dans des
démarches qui responsabilisent tous les
acteurs concernés : industriels et consommateurs aux côtés des pouvoirs publics
et du monde médical.
Dommages collatéraux
Est-ce pour autant la panacée ? Pas si
sûr. Le BVP invitait récemment les professionnels de la publicité à méditer sur
les limites éthiques de la publicité par la
peur : « Peut-on légitimement risquer de
traumatiser neuf personnes dans l’espoir
d’en atteindre une 10e, la seule qui intéresse en fait ? L’intérêt général et une
cause noble exonéreraient-ils de se préoccuper des dommages collatéraux ? »
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grain de sucre N°10 mars 2006
trouble. »
Ainsi, plus la prévention inciterait à la
restriction, plus elle conduirait à déséquilibrer l’alimentation des "biens portants"
sans parvenir à rééquilibrer pour autant
celle des obèses.
Vers où ? Jusqu’où ?
« La liste est longue de ces plaisirs à présent sous haute surveillance de la médecine et des plus hautes autorités. On ne
saurait trop reprocher aux pouvoirs
publics de vouloir notre salut. Pourtant,
on finit par s’agacer de cette marche un
peu forcée vers le bien-être général.
Après tout, on est libre de boire, de
fumer, et de sucrer nos fraises à ras bord
si ça nous fait plaisir, non ? » Ce billet
d’humeur, paru dans Le Monde sous le
titre "Vive le sucre", et sous la plume
pleine d’humour du directeur délégué de la
rédaction, Eric Fottorino, illustre bien le
débat. Est-il souhaitable d’appliquer le principe de précaution s’il aliène notre liberté et
nous prive des plaisirs de la vie sans contrepartie positive forcement avérée ?
Dans leur récent ouvrage, La santé totalitaire4, les spécialistes de psychopathologie Roland Gori et Marie-José Del Volgo
s’interrogent également sur les limites de
la prévention avec cette question : « Et si
les politiques de prévention produisaient
plus de mal que de bien ? » Leur analyse
penche pour la modération. Ils expliquent en effet l’évolution de notre
société vers une médicalisation croissante
et l’instauration d’une idéologie de la
santé. Désormais « on punit moins parce
50
Kcalories
LIMITATION
en bref
S U C R E
qu’on corrige davantage », et « pour bien
se porter, il faut bien se comporter. » En
conséquence, le malade est "coupable"
et « la politique de santé publique participe à une normalisation collective des
comportements » qui « exige toujours
davantage du sujet une conformité comportementale qui limite la liberté individuelle. » Ce qui pourrait, si l’on n’y prend
pas garde, « constituer le symptôme
d’une des plus belles formes d’hypocrisie
sociale autorisant toutes les manipulations ». Dans la mesure où « le droit de
tous à la santé n’est qu’un espoir totalitaire, puisque la société ne peut accorder
que des droits aux soins », il est donc
souhaitable de réfléchir aux limites à ne
pas franchir pour que la prévention
conserve tout ce qu’elle peut avoir de bénéfique. Et de potentiellement efficace en termes d’influence sur les comportements.
Et si, après avoir essayé plusieurs formules et essuyé autant d’échecs, la société
décidait de faire le pari de la responsabilisation sans culpabilisation ; et si le discours de prévention se recentrait sur la
notion de plaisir : le plaisir de manger
naturellement sain. Et si finalement, au
lieu de faire peur, le rôle de la publicité
était de créer un climat rassurant, de
donner une vision positive de la société
et de donner des repères pour que l’individu, redevenu confiant, exerce pleinement sa liberté de choix. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer une campagne de
publicité qui, dans le cadre d’un plan de
prévention à visée nutritionnelle, rappellerait la valeur-ajoutée d’un repas parfaitement varié et équilibré, avec toutes ses
composantes, de l’entrée au dessert. ■
1. Bureau de vérification de la publicité. Voir
également Grain de sucre n°8.
2. Éditions d’Organisation, Paris, 2004. Nicolas Riou
est conseiller en communication.
3. Source : Décisions marketing, n°37, janvier-mars
2005. Karine Gallopel est maître de Conférences à
l’Institut de gestion de Rennes.
4. Denoêl, Paris, 2005. Roland Gori est professeur
de psychopathologie à l’université Aix-Marseille I,
Marie-José del Volgo est maître de conférence à la
faculté de médecine d’Aix-Marseille II.
E T
S A N T É
Étude « ELPAS » :
2 000 volontaires pour mieux
connaître l’impact de
l’alimentation sur la santé.
Après trois
années de
préparation, le
programme
ELPAS (Étude
longitudinale
prospective
alimentation et
santé) a été lancé en septembre
2005. Cette étude d’intervention*
initiée par le Ministère délégué à la
Recherche et soutenue par le Cedus
– l’un des tout premiers partenaires
financiers à s’y être associé – se
déroule à Paris, sur toute l’année
scolaire, auprès de 1 000 familles
volontaires. Son principe ? Suivre
dans chaque foyer un parent et un
enfant âgé de 7 à 9 ans, élève de
CE1 ou CE2, avec pour objectif
d’évaluer l’effet sur la santé d’un
régime riche en glucides et pauvre
en lipides.
Sur toute la durée de l’étude, les
participants vont recevoir des
conseils alimentaires simples ainsi
qu’un suivi nutritionnel
personnalisé. La constitution de
deux groupes d’intervention, dont
les consommations en glucides
simples et glucides complexes
seront orientées différemment,
permettra de mieux
cerner l’effet spécifique
des glucides simples ;
ces deux groupes seront
comparés à un groupe
contrôle. Afin de prendre en
compte l’effet de
l’alimentation, mais également
l’influence de l’environnement
global des participants, l’analyse
scientifique portera sur un ensemble
de paramètres cliniques, biologiques
(masse grasse, bilan lipidique,
glycémie…) et comportementaux
(activité physique, qualité de vie).
Ces paramètres seront relevés
périodiquement pendant les 10 mois
de l’étude.
Au-delà de l’implication des
volontaires, qui acceptent de
changer leurs habitudes
alimentaires en fonction des
objectifs d’intervention de leur
groupe, l’opération mobilise une
logistique complexe qui se prolonge
jusque dans les cinquante écoles
primaires parisiennes qui y
participent. Le soutien actif du
rectorat de l’Académie de Paris,
sous l’impulsion de son recteur,
Maurice Quenet, a ainsi constitué un
« JAND » : 46e édition et remise
du Prix Benjamin Delessert 2006
La 46 e édition de la Journée
annuelle de Nutrition et Diététique
(JAND) s’est déroulée le 27 janvier
2006, à Paris. Organisée par le
service Nutrition de l’Hôtel-Dieu
(Université Paris VI) en collaboration
avec l’Institut Benjamin Delessert,
cette importante rencontre
francophone de Nutrition a réuni
près de 1 200 participants 1 autour
de deux thèmes. Le premier –
Pourquoi mange-t-on ce que l’on
mange ? Choix et décisions
alimentaires – a permis de croiser
le regard de différentes disciplines –
physiologie, psychologie, économie,
marketing – sur les multiples
déterminants des comportements
alimentaires. Le second volet a été
consacré à un point sur la situation
des Carences nutritionnelles en
France, plus particulièrement pour la
population des personnes âgées et
sur deux éléments, l’iode et les
oméga 3.
Dans le cadre de
cette manifestation,
le Prix Benjamin
Delessert 2006 a
été décerné à
Michelle Le Barzic,
psychologue
clinicienne, chercheur et spécialiste
de l’étude des comportements
alimentaires et de la prise en charge
atout décisif pour le déploiement
d’une étude sans précédent par son
ampleur et par sa méthodologie. Les
résultats d’ELPAS, qui prendront en
compte les rôles respectifs des
facteurs alimentaires sur la santé et
la prise de poids, seront
particulièrement utiles pour adapter
les futures recommandations
nutritionnelles de santé publique.
* Coordonnée par la société Nutri-Health,
l’étude ELPAS est encadrée par deux
Comités scientifiques constitués de
médecins nutritionnistes,
épidémiologistes, pédiatres, spécialistes
de l’obésité et experts en éthique
médicale.
Nutri-Health : Damien Paineau,
Dr. Francis Bornet, coordination
scientifique ELPAS.
Tél. : 01 47 08 85 81. www.elpas.fr
psychologique des patients obèses 2.
Ce prix récompense chaque année,
depuis 1988, une personnalité
médicale ou scientifique pour
l’ensemble de ses travaux et pour
son action en faveur du
développement des connaissances
dans le domaine de la Nutrition.
1. Depuis sa fondation en 1960 par les
professeurs Henri Bour et Maurice Dérot,
alors chefs de Service à l’Hôtel-Dieu, la
JAND s’adresse à un public de médecins
et diététiciens auxquels se joignent des
cadres de l’industrie alimentaire, des
étudiants et des journalistes.
2. Michelle Le Barzic est également
co-auteur du livre La meilleure façon de
manger : les désarrois du mangeur
moderne, éd. Odile Jacob, Paris, 1998.
Institut Benjamin Delessert :
Marie-Sylvie Billaux, secrétaire
générale. Tél. : 01 45 53 41 69.
E-mail : [email protected]
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