mercredi 29 décembre 2004 CONFERENCE 22 SINGULARITES, SUJETS-IMMANENCE, COMMUNAUTES-NOUS III Lire Blanchot signifie passer du domaine de la lumière au désastre d’une obscurité absolue. L’expérience de la singularité n’est tout d’abord rien d’autre que L'EXPERIENCE DU MANQUE DE LUMIERE et d’orientation. Cependant, cette expérience – beaucoup plus que l’expérience de nuit – est expérience d’une AUTRE LUMIERE, d’un AUTRE SOLEIL. Peut-être que le moment le plus instinctif d’un soi subjectif ou du singulier ou d’une expérience étrangère du moment est celle de l’indécidabilité de la singularité et du sujet. DEVENIR veut dire – au sens plein de Nietzsche et de Deleuze – de ne plus être maître de la catastrophe d’un balancement irréductible ou d’un mouvement pendulaire. Les philosophes sont des NOMADES. Ils oscillent entre les extrêmes de deux mondes, le “monde du logos” et le “monde du pathos” comme Deleuze les appelle.1 Le MONDE DU LOGOS est le monde de la dialectique athénienne, L'UNIVERS DU DIALOGUE et de sa raison universelle. C’est le monde de la maïeutique socratique, de l’échange discursif aimant, du développement prudent commun. Les sujets de ce monde sont sujets d’une certaine anabasis. Ils s’élèvent à l’idée du bien, aux idées en général, à l’archai transcendantal ou à des principes. (La réflexion comme remontée vers les principes correspond à la figure d’une telle ascension). Nous appelons SUJETS-NOUS transcendantaux ce qui unit le dialogue dans l’horizon de son origine séparée. Le logos est la loi de ce dialogue et de cette union et il est ce dialogue même, il s’articule comme langage. Les figures de ce logos, de ses sujets, sont sujets de la communication. Elles sont sujets d’une RECHERCHE DE SOI, qui semble présupposer une certaine unité de soi. La quête de cette unité se nommera plus tard PHILOSOPHIE. Philosophie en tant que DIALECTIQUE, en tant que “dialogue entre des amis où toutes les capacités spirituelles seront exercées au hasard et collaborent sous la conduite de la raison afin de lier l’observation des choses, la découverte des lois, la composition des termes et l’analyse des représentations et relier sans relâche tout lien de la partie au tout, du tout à la partie”.2 La communauté des philosophes s’articule tout d’abord comme la communauté de dialogue de sujets qui reportent sur la raison la conduite de toute autre capacité. Il s’agit de la communauté de raison d’observateurs, de découvreurs, d’iconographes et d’analystes, opérant sur le fond du LOGOS UNIVERSEL. Elle est la communauté des nomades qui oscillent de là à là, du singulier au général, de la partie au tout et au mouvement inverse. 1 2 Gilles Deleuze, Proust und die Zeichen (Proust et les signes), Berlin 1993, p. 85. Ibid., p. 85. Le MONDE DU PATHOS, qui selon Deleuze appartient aux figures de Proust, est le monde contre-platonicien des signes, qui résiste à la force réconciliatrice du logos. C’est le monde des brides originelles de l’univers. Elles ne sont en aucun cas les morceaux d’un tout originel. Elles appartiennent ni à une totalité, ni à une origine identifiable. Elles se ne laissent pas restaurer comme les singularités d’un monde-logos grec en tant que ruines d’un logos dans le processus de la convalescence dialectique. Elles sont SINGULARITES SANS HORIZON ET ORIGINE, les particules absurdes, dénuées de sens, d’un monde de l’affect et de son absence de fondement. Le monde du pathos sera peuplé de SUJETSIMMANENCES SINGULIERS. La communauté des nomades, que nous représentons comme la communauté propre des philosophes, est la communauté de sujets singuliers, qui instruisent le domaine frontalier entre la communauté-sujets et la communauté-singularités, l’entre-monde entre le monde du logos et le monde du pathos afin de documenter l’expérience du processusinterférence entre ces communautés. Les nomades se meuvent dans un mouvement de va-et-vient continu, qui ne parvient jamais à l’arrêt. Ils sont sujets d’une inquiétude incessante, d’une TURBULENCE PERMANENTE. Cette communauté des inquiets ne peut pas être la communauté des philosophes (universitaires) philosophants, communicants, lisants, enseignants. Elle n’est pas non plus ce qui se refuse à cette communauté des universitaires pour prétendre à la quête d’expériences “authentiques”, de DESUBJECTIVATION, (de dissolution de soi) définitive. Souvent, les singularités et les individus ont été confondus de telle manière que la religion des individus vaille comme moyen contre l’universalisme philosophique du logos des communautés-logos. Mais la communauté-pathos est tout autre qu’une communauté d’individus. L’ INDIVIDUALISME est, comme chacun le sait, le conformisme du monde capitaliste. La communauté-pathos (tout comme la communautélogos) n’a rien à voir avec l’accomplissement ésotérique de soi et avec une sentimentalité sans fond. Elle se projette comme contre-modèle d’un sujetlogos nostalgique. Dans la perspective du sujet de l’héroïsme des singularités, la singularité est mensongère aussi longtemps qu’elle se donne comme contre-modèle strict du modèle-identité. La communauté des nomades se meut au sein de ces alternatives qui résultent d’une simplification stratégique. C’est pourquoi elle se donne la peine, comme le dit Richard Rorty, “de maintenir le pendule en mouvement.” Car “Hegel souligne avec raison le fait que les oscillations de ce pendule sont les mouvements mêmes de l’esprit.”3 Les singularités sont des guerriers, disent Deleuze et Guattari. Elles enfourchent une MACHINE DE GUERRE. Elles constituent la communauté des singularités-guerrières, qui combat la guerre camouflée en paix. Elle combat au nom d’une paix qui n’existe pas encore. Cependant, son combat au nom de l’impossible paix n’est pas lui-même impossible. Se battre pour l’impossible peut être nécessaire et justifié. Afin d’entrer en contact avec l’impossible paix pour s’en faire une image, la communauté des guerriers 3 Richard Rorty, Die Schönheit, die Erhabenheit und die Gemeinschaft der Philosophen (La beauté, le sublime et la communauté des philosophes), Frankfurt 2000, p. 41. doit traverser, analyser et depasser toutes les illusions et trompe-l’œil de la paix. Elle doit montrer à quel point la paix est peu pacifique dans un MONDE SANS DEHORS. Les guerriers sont guerriers de ce monde-là. Ils sont sujets de l’immanence, sujets du chaos et de dehors irréductible dont parle Blanchot. Leur guerre a lieu ICI ET MAINTENANT. Elle traverse le corps de chaque guerrier, elle le transperce avec des affects. Car cette guerre n’est pas une guerre entre autres guerres. Elle plonge au cœur des systèmes des raisons ontologiques. C’est une guerre qui “habite le logos philosophique”.4 Le logos, en tant que logos avant que l’on en fasse l’élément apaisant d’une compréhension réglée, est guerrier. C’est la dispute ou la diaphora des discordes, d’un désaccord pré-ontologique dans un certain sens, qui apparaît dans la polemos héraclitéen. POLEMOS est un autre nom de l’abîme irréductible, du désordre incroyable pré-originelle ou de la multiplicité de l’être. C’est un nom pour la guerre qu’Heidegger conçoit comme vérité de l’être ou EREIGNIS, événement : la DIAPHORA comme différence irréductible. La communauté des guerriers est communauté-différence; Elle est communauté-contact de sujets, qui touchent l’abîme, l’événement, la diaphora pour la créer et la fonder. Les guerriers sont des fondateurs. Negri parle de “forces constituante”. Les fondateurs donnent une image de la multiplicité immédiate au chaos. Ils mettent à l’œuvre la VERITE DE L'ETRE. Ce sont toujours les fondateurs 4 Jacques Derrida, ”Gewalt und Metaphysik” (Violence et métaphysique), in Die Schrift und die Differenz (L’écriture et la différence), Frankfurt 1972, p. 177. qui recherchent l’abîme de l’infondé afin de tendre une toile au-dessus de cet abîme qui est fondement. La communauté des fondateurs est aussi communauté des exclus : “le fondateur”, dit Derrida, “est exclu du fondé par la chose fondée elle-même qui ne peut supporter le vide abyssal et, par conséquent, la violence sur lesquels les fondations reposent ou au-dessus desquels elles se balancent. ”5 Les fondateurs sont des créateurs. Ils produisent une nouvelle réalité, une vérité. Car “toute vérité est nouvelle”6. La VERITE est le nom du NOUVEAU ABSOLU qui secoue le sens, la réalité afin d’ouvrir une nouvelle dimension du réel. Les poètes, qui découvrent un espace improbable de mots, d’images, de rythmes et de significations, sont des fondateurs. Ils fondent une vérité singulière de l’histoire. Les philosophes sont des fondateurs par affirmation. Les philosophes échafaudent des dispositifs, que ce soient de systèmes ou des architectures fragmentaires (comme dans les six FUEGUNGEN qui composent la FUGUE des Beitraege, Contributions, de Heidegger, ou dans l’agencement de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari).7 Les philosophes constituent un nouvel ordre de vérité inouï, c’est-à-dire au sens nietzschéen impromptu (pas anachronique ou simplement atemporel), qui comme tout ce qui est nouveau doit compter avec la résistance de l’esprit du temps (du savoir établi). 5 Jacques Derrida, Auslassungspunkte (Points de suspension), Vienne, 1998, p. 311. Alain Badiou, ”Geständnis eines Philosophen” (Aveu d’un philosophe), in Ethik, Vienne 2003, p.131. 7 Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), Contribution à la philosophie, œuvre complète, vol. 65, Frankfurt,1989. Gilles Deleuze/Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris 1980. 6 Les fondateurs d’un nouvel ordre politique en sont un autre exemple. Ils franchisent le chaos de l’infondé, afin de laisser au-dessus de lui, des formulations branlantes du politique. Les fondateurs sont l’intermédiaire entre le chaos et un ordre possible. Ils maintiennent le contact avec la guerre, la DIAPHORA, dans la mesure où elle est la vérité de l’étant dans son entier. Le sujet de l’affirmation veut posséder un lieu dans le chaos pour laisser sa construction (œuvre, pensée, état) participer de ces forces. Il doit oser une proximité externe d’avec ce qu’il le menace. Blanchot nomme cette extériorité, qui est à la fois intériorité, le dehors. Le SUJET DU DEHORS est sujet d'une certaine résurrection. Il est mort e t il continue à vivre son être-mort en tant que défunt. Il vit dans la mesure où il est déjà mort. Dans l’événement de la résurrection, la vie ne suit pas la mort afin de triompher d’elle. La résurrection signifie réagir vivant à la mort, à son être-mort. La sérénité du sujet de cette réaction ou de cet assentiment ne rapporte pas sa souveraineté au triomphe de la vie sur la mort. Elle résulte du triomphe de la mort sur la vie, qui est à la fois triomphe de la vie ou de l’autre jour. On est déjà décédé, on est mort avant que l’on ne commence à vivre. Le début du début, l’origine de la vie est cette mort à laquelle appartient un passé infini, originel ou pré-originel. Le pouvoir de la mort s’est emparé des racines de la vie. Nous sommes des mort-nés dans la mesure où nous vivons. Grâce à Blanchot et à Deleuze, on apprend quelque chose sur la COMPOSSIBILITE de la mort et de la vie. Le sujet singulier se meut toujours sur un abîme aussi bien que sur une vérité. À un moment précis de la nuit, des événements sont possibles qui prennentle souffle du sujet et de sa langue. L’irruption de l’inconnu peut devenir l’objet d’un assentiment absolu. Le sujet assentit ce qu’il dépasse. Cependant, l’inconnu ne perd pas de l’horreur qu’il promettait. Son présent est la privation continuelle. La science, la philosophie et l’art décrivent l’acte de cet assentiment, qui est chez Deleuze et Guattari se mettre en contact avec le chaos. Ils tentent de maintenir un CONTACT PRECAIRE ACEC LE CHAOS, de le combattre sans nier son efficacité obscure ou sans le limiter en général, pour s’armer devant un autre danger qui apparaît en tant que mesure contre le désordre absolu, sans être un mouvement de fuite, “une sorte de “parasol” pour se protéger du chaos”8. Tandis que l’opinion crée ce parasol phantasmatique, dont il a besoin, pour s’enfuir devant le CHAOS, la science, l’art et la philosophie s’abandonnent à un autre rapport à cet abîme. Blanchot a décrit l’acte de ce CONTACT souverain de L'INTOUCHABLE en tant qu’insistance de toutes jeunes filles dont la décidabilité est indubitablement au moment d’un “mouvement qui la porte au milieu de la nuit vers un inconnu et délivre sa pitié.” Un “geste précautionneux” qu’elle réussit à exécuter de la manière “la plus vraie et la plus juste ”9. La grâce d’une traduction valable, qui veut valoir comme exigence immense ou exigence de l’extérieur. Moment, auquel une JEUNE FILLE se perd dans les nécessités de la nuit afin de s’ouvrir à son propre 8 9 Gilles Deleuze/Félix Guattari, Was ist Philosophie?, (Qu’est-ce que la philosophie?), p. 239. Maurice Blanchot, Das Todesurteil (L'arrêt de mort), Frankfurt 1990, p. 15. désir, qui lui permet de pénétrer une zone au-delà de l’ordre établi. Touchant à la limite du sens, L'ART EN TANT QUE JEUNE FILLE suspend la logique des lois et la dictature des interdits. Le dépassement doit se dépasser soi-même afin d’ouvrir l’espace d'une subjectivité libérée. Le sujet de cette liberté est le SUJET DE L'ART.