Philosophie

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Guattari, homme d'affluences
Comment le chantier de«l'Anti-OEdipe» a été préparé par le
psychanalyste.
Par Robert MAGGIORI
jeudi 20 janvier 2005 (Liberation - 06:00)
Félix Guattari
Ecrits pour L'Anti-OEdipe
Textes agencés par Stéphane Nadaud. Editions Lignes
& Manifeste, 512 pp., 30 €.
n savait Gilles Deleuze menuisier et
géomètre. Ecrire, disait-il, «n'a rien à voir
avec signifier, mais avec arpenter,
cartographier, même des contrées à venir». Et
philosopher revient toujours à fabriquer des
concepts, les clouer, les coller, les râper, les
agencer non pour poser un coffrage sur la
réalité, mais pour imbriquer de pans de réalités
hétérogènes qui, en se touchant, créeraient des
plans nouveaux, des «catastrophes»
d'événements. Il faudra désormais le voir aussi
en mineur ou en chercheur d'or, triant roches,
cailloux et agglomérés pour trouver au fond du
tamis quelque pépite. Cette image vient à
l'esprit quand on lit, non Deleuze lui-même,
mais Félix Guattari. Ou, plus exactement,
quand on imagine Deleuze ouvrir et examiner
les sacs de minerai que lui apportait son ami le
carrier.
De Félix Guattari, on publie aujourd'hui Ecrits
pour l'Anti-OEdipe, une «mine» de textes
inédits, notes, fiches de lecture, boîtes à outils,
coffrets de concepts que le psychanalyste, à
partir de 1969, a adressés au philosophe en
vue de la construction de cet «étrange navire»
que sera l'Anti-OEdipe. On a sans doute
quelque mal, aujourd'hui, à entendre la
déflagration que provoqua ce livre. C'était, a-ton, dit, une bombe placée sous l'édifice de la
psychanalyse, du freudo-marxisme, du
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lacanisme, de l'anthropologie structurale, sinon
du «mécanicisme» des sciences physiques et
naturelles. Mais sans doute faut-il ajouter bien
autre chose pour comprendre son impact : le
déploiement nietzschéen des «instincts joyeux
de la guerre», une irrévérence absolue, une
force, un style, une inventivité sans bornes, un
grand vent tempétueux qui faisait passer dans
la pensée tous les courants créatifs de Mai 68,
ébouriffait, chamboulait, «déterritorialisait»
tout ce qu'il touchait, la conception du désir, la
libido, le corps, la notion de sujet, la
signification qu'on attachait à agir, penser,
signifier, agir, jouir, produire... Le livre était luimême cette «machine désirante» qu'il
théorisait. Il paraît en 1972, sous la signature
conjointe des deux amis, dont l'oeuvre
commune se poursuivra avec Kafka pour une
littérature mineure (1975), Rhizome (1976),
Mille Plateaux (1980) et Qu'est-ce que la
philosophie ? (1991).
«Nous avons écrit l'Anti-OEdipe à deux. Comme
chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà
beaucoup de monde.» Si «le seul sujet est le
désir lui-même», et si le désir est directement
force sociale et historique, production, flux
parmi les flux, machine au moteur immanent
qui dessine des nouvelles formes d'agrégation,
on comprend qu'un «auteur» puisse être tout
au plus un «point de subjectivation» transitoire,
«évanouissant», et, plus sûrement encore, un
croisement de «lignes bifurquantes,
divergentes, emmêlées», un «agencement»,
une multiplicité donc, à laquelle, pour simplifier,
on aurait donné le «Deleuze-Guattari».
Pourtant, bien que l'un et l'autre aient travaillé
à se rendre «méconnaissables», la «paternité»
de l'Anti-OEdipe a été, avec le temps, attribuée
à Gilles Deleuze, ne serait-ce qu'en raison de la
place prééminente qu'il occupait dans la
philosophie. Guattari aurait été tous les
affluents, et Deleuze le fleuve d'écriture, l'un le
chantier, l'autre la maison. Il est probable, en
effet, que la «dernière main», le formatage, la
finition et la finalisation de l'ouvrage soient
revenus à Deleuze. Mais il est certain que
Guattari a eu tout sauf un rôle «ancillaire».
L'Anti-OEdipe est «ce qui s'est passé» entre
eux, une circulation, pour reprendre leur
lexique, d'affects, de prospects, de percepts et
de concepts, un va-et-vient ininterrompu de
textes produits et corrigés par l'un et par
l'autre, de façon concise, articulée et mesurée
par Deleuze qui dit être semblable à une
«colline» de façon plus torrentielle,
exubérante, accélérée, «schizo-analytique» par
Guattari, qui «n'arrête jamais», «a des vitesses
extraordinaires», et que son ami compare à
«une mer, toujours mobile en apparence, avec
des éclats de lumière tout le temps».
Les Ecrits pour l'Anti-OEdipe témoignent de
l'apport décisif de Félix Guattari : même le
langage et le style de l'Anti-OEdipe semblent
davantage devoir à la furie néologique dont il y
fait preuve, qu'à l'expression somme toute
classique des livres que Deleuze avait écrits
juste avant, Proust et les signes, Logique du
sens ou Différence et répétition. Et ils
confirment le nombre de «champs» que
Guattari a permis à Deleuze de voir sous un
autre jour, tant pour ce qui est de la
psychanalyse, de la psychiatrie, du lacanisme,
que de problèmes politiques et sociaux. Ces
Ecrits, Stéphane Nadaud a préféré les classer
par «parties» ou «plateaux» («Psychanalyse et
schizo-analyse», «Incidences militantes»,
«Linguistique pragmatique», «Plan de
consistance»...) au lieu de les donner par ordre
chronologique, qui eût été plus à même de
montrer les «moments» du dialogue avec
Deleuze, mais, c'est vrai, aurait caché le
nomadisme ou le déploiement en rhizome de la
pensée. On les laissera découvrir, évidemment,
en annonçant qu'ils exigent une
accommodation de l'oeil et de l'intellect.
Certains sont d'une lumière crue («On travaille
dans l'inconscient comme on travaille dans
l'électronique ou la métallurgie. On met en
place des unités de production»), d'autres
d'une opacité totale, comme est opaque parfois
la parole qui s'enflamme ou bégaie parce que,
généreuse, elle veut tout dire, dire ce qui n'a
jamais été dit comme ça et, pour le dire,
invente des ritournelles, fait s'accoupler de
façon monstrueuse mots et idées, notions et
concepts. De la matière brute un minerai,
donc, qui, sur le tapis roulant qui va et vient de
Deleuze à Guattari, est concassé, trié, dégagé
de ses impuretés, pour pouvoir donner une
once d'or ou «quelques grammes d'uranium
enrichi».
Qui a écrit l'Anti-OEdipe ? Quelle question :
Gilles Deleuze et Félix Guattari ! C'étaient deux
amis, qui se vouvoyaient. Ils étaient tour à tour
ou en même temps mine et mineurs, bois et
charpentier et réalisaient si bien l'«agencement
de leurs différences» qu'ils auraient pu tout
aussi bien être un architecte ou un sumotori.
«A nous deux, Félix et moi, nous aurions fait un
bon lutteur japonais.»
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http://www.liberation.fr/page.php?Article=269328
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