« COUPÉ TÊTES, BRÛLÉ CAZES »
Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar
Clément Thibaud
Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2003/2 - 58e année
pages 305 à 331
ISSN 0395-2649
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-annales-2003-2-page-305.htm
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Pour citer cet article :
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Thibaud Clément , « « Coupé têtes, brûlé cazes » » Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/2 58e année, p. 305-331.
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« Coupé têtes, brûlé cazes »
Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar
Clément Thibaud
Se trouvant à Jacmel, [Dessalines] y vit arriver l’Espagnol Miranda, natif de Caracas,
qui avait organisé une expédition en Angleterre et qui arrivait alors des États-Unis pour
se porter à Carthagène d’où il espérait soulever contre l’Espagne toute la Côte-Ferme
comprenant la Nouvelle-Grenade et le Venezuela, son pays natal. Présenté à l’Empereur,
Miranda en fut bien accueilli ; et quand il lui eut dit que son dessein était de proclamer
l’indépendance dans ces contrées, de même qu’il l’avait fait pour Haïti, Dessalines lui
demanda quels moyens il emploierait pour réussir un si vaste projet. Miranda répondit
qu’il réunirait d’abord les notables du pays en assemblée populaire, et qu’il proclamerait
l’indépendance par un acte, un manifeste qui réunirait tous les habitants dans un même
esprit. A
`ces mots, Dessalines agita et roula sa tabatière entre ses mains, prit du tabac et
dit à Miranda, en créole : « Eh bien ! Monsieur, je vous vois déjà fusillé ou pendu :
vous n’échapperez pas à ce sort. Comment ! vous allez faire une révolution contre un
gouvernement établi depuis des siècles dans votre pays ; vous allez bouleverser la situation
des grands propriétaires, d’une foule de gens, et vous parlez d’employer à votre œuvre des
notables, du papier et de l’encre ! Sachez, Monsieur, que pour opérer une révolution, pour
y réussir, il n’y a que deux choses à faire : “coupé têtes, brûlé cazes”. » Miranda rit comme
tous les assistants de ces moyens expéditifs dont Dessalines avait fait un si grand usage.
Il prit congé du terrible Empereur d’Haïti, et fut à Carthagène où il échoua dans son
entreprise
1
.
Cet article est dédié à la mémoire de François-Xavier Guerra.
1-B
EAUBRUN
A
RDOUIN
,Études sur l’histoire d’Haïti, Paris, Chez B. Ardouin, 1856, t.
VI
,
pp. 241-242. Francisco de Miranda a débarqué en 1806 à Coro et non pas à Carthagène
Annales HSS, mars-avril 2003, n°2, pp. 305-331.
305
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CLÉMENT THIBAUD
Les révolutions libérales dans le monde caraïbe, aussi bien espagnol que français,
possèdent des traits singuliers que met en scène le dialogue du précurseur Miranda
avec l’empereur du premier gouvernement noir indépendant
2
.A
`l’image d’Haïti, et à
la différence de la France ou des États-Unis
3
, les États hispano-américains ont adopté
les principes de la modernité politique (régime représentatif, souveraineté nationale,
égalité des citoyens) dans le cadre de sociétés d’ordres et de castas. C’est pourquoi la
moquerie de Dessalines traduit un avantage d’expérience vis-à-vis de l’optimiste
créole
4
. Miranda, en bon patricien espagnol, croit pouvoir faire l’indépendance des
Indes de Castille avec le seul consentement des corps d’Ancien Régime (municipa-
lités, sanior pars des cités). Pour lui, la révolution est aussi le retour à un âge d’or.
Suivant l’exemple nord-américain, elle vise à rétablir la constitution pré-absolutiste
des royaumes américains. En éliminant le roi-tyran, et sa faible administration de
justice, les Indes reviendraient à leur nature originelle : celle d’un ensemble de munici-
palités finement hiérarchisées entre elles – ciudades, villas, pueblos – que domineraient
des élites urbaines éclairées. Dessalines savait que la structure organiciste de la société
américaine ne résisterait pas à la dynamique révolutionnaire. Comment pourrait-il y
avoir une association des pueblos, s’il n’y avait plus que des individus ?
Le dialogue imaginé par Beaubrun Ardouin laisse entrevoir le statut de la
révolution d’Haïti dans le monde caraïbe. Cette dernière évoquait le renversement
des hiérarchies légitimes par l’arrivée au pouvoir des esclaves. L’historiographie tradi-
tionnelle s’empara de l’image : Saint-Domingue devint la mère de toutes les révolu-
tions caraïbes en inoculant les valeurs égalitaires au grand continent espagnol. Dans
les années 1970 et 1980, un courant historiographique d’inspiration marxiste renou-
vela la thèse classique de la contagion. Les grands propriétaires esclavagistes vénézué-
liens et néo-grenadins auraient déclenché le processus émancipateur pour éviter de
nouveaux Saint-Domingue et garder le contrôle des populations mineures. Les révo-
lutions hispaniques n’étaient que des faux semblants destinés à préserver le statu
quo des dominations socio-politiques. Conformément au subterfuge des aristocraties
siciliennes du Guépard, il fallait que tout change pour que rien ne change. Fausse
révolution politique blanche contre vraie révolution sociale noire
5
. Miranda contre
Dessalines. Consentement des bourgeoisies montantes contre « coupé têtes, brûlé
cazes ».
comme l’affirme cet auteur qui ne constitue pas une source d’une grande fiabilité. Si
ce dialogue n’est pas vrai, il a le mérite d’avoir été bien trouvé.
2 - Les Blancs sont exclus de la nationalité haïtienne, mis à part quelques exceptions.
C’est pourquoi Haïti fut, dans ses principes, une république, un royaume ou un empire
noir. Voir l’art. 12 de la constitution haïtienne de 1804, l’art. 27 de la constitution du
Sud en 1806, et les art. 38 et 39 de celle de 1816.
3 - Élise Marienstras a montré l’exclusion des populations indiennes et noires de la
révolution (É
LISE
M
ARIENSTRAS
,Nous, le peuple.Les origines du nationalisme américain,
Paris, Gallimard, 1988).
4 - On nomme créoles, en Amérique hispanique, les Blancs descendants d’Espagnols –
ou se disant tels – nés en Amérique.
5-M
IGUEL
I
ZARD
,El miedo a la revolucio
´n. La lucha por la libertad en Venezuela (1777-
1830), Madrid, Tecnos, 1979.
306
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L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
Cette interprétation occultait la complexité des relations entre la révolution
haïtienne et celle de Terre-Ferme. Loin de se limiter aux expressions de l’effroi,
les Antilles françaises sont aussi apparues, au gré de la conjoncture, comme un
exemple, et parfois un modèle. En s’attachant à la dynamique des relations entre
Haïti et le continent, l’enquête change de perspective. Plutôt que de se demander
comment Saint-Domingue influença – en bien ou en mal – les libertadores sud-
américains, il s’agit d’envisager la façon dont le processus d’indépendance de la
Caraïbe hispanique construisit la référence à Saint-Domingue
6
. Cette question ne
se réduit pas à un point d’histoire politique : elle doit comprendre les effets sociaux
de la révolution dans l’espace hispanique. L’abolition des castas et la reformulation
par le vocabulaire libéral des classifications sociales et « raciales »
7
firent entrer les
sociétés créoles en « combustion
8
» générale, du grand propriétaire d’hacienda à
l’esclave de plantation – sans d’ailleurs que les attitudes des uns et des autres
coïncidassent toujours avec les prédictions de l’observateur « rationnel » du
XXI
e
siècle. Les contextes et les enjeux propres à l’indépendance sud-américaine
ont induit non pas une, mais plusieurs intelligibilités des événements antillais,
diverses selon le temps, l’espace, les groupes sociaux ou les partis. Symbole du
grand massacre des Blancs, Saint-Domingue en vint à incarner « la république la
plus démocratique du monde », avant que la question de l’esclavage qui l’a suscitée
ne soit effacée des mémoires. De 1810 à 1825, on passa ainsi d’une vision raciale
à une conception politique des événements antillais.
Influence ou référence ?
Singularité de la révolution haïtienne
Pour commencer, rappelons les deux présupposés qui orientent l’analyse des rela-
tions entre Saint-Domingue et la Caraïbe sud-américaine en ces années de boule-
versement : d’abord, celui de la contagion révolutionnaire des colonies françaises
6 - C’est le renversement qu’a opéré Frédéric Martinez dans son étude sur la référence
à l’Europe dans la Colombie du
XIX
e
siècle (F
RÉDÉRIC
M
ARTINEZ
,El nacionalismo cosmo-
polita. La referencia europea en la construccio
´n nacional en Colombia, 1845-1900, Bogota,
Banco de la Repu
´blica/IFEA, 2001).
7 - Nous savons que les races n’existent pas. Le terme est ici utilisé pour désigner une
catégorie que manient les acteurs, afin d’éviter l’anachronisme que supposerait l’usage
de la notion d’ethnie. Ce qui joue dans les interactions entre acteurs n’est pas tant
l’identité culturelle que la valeur sociale et la classification juridique associées à certains
traits de l’apparence physique (couleur, forme du visage, cheveux, etc.). Dans le monde
hispanique, le terme de race est moins péjoratif que dans le contexte français, même
si, dans son sens classique, il « est pris habituellement en mauvaise part » ou, comme
le définit encore le Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Espan
˜ola
(Madrid, 1817), il peut être synonyme de « genus, stirps, etiam generis macula vel
ignominia ». Je remercie Élisabeth Cunin pour ses éclairantes suggestions à ce sujet.
8 - Pour reprendre le mot de l’archevêque de Caracas, Narciso Coll y Prat, dans son
mémoire de 1812 au roi (Memoriales sobre la independencia de Venezuela, Madrid, Éditorial
Guadarrama, 1960, p. 64).
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CLÉMENT THIBAUD
sur les possessions espagnoles, puis celui de la révolution préventive des créoles
blancs contre les classes populaires et métisses.
Le premier réduit la révolution haïtienne à une simple modalité de la Révolu-
tion française. En acclimatant sur son sol la subversion libérale, Saint-Domingue
aurait constitué un foyer d’idées séditieuses pour tous les royaumes castillans
d’outre-mer ; l’île serait, en un mot, la « révolution-mère du bassin de la Caraïbe
9
».
Cette perspective s’appuie sur une conception diffusionniste de type centre-
périphérie. Elle assimile Haïti à un échelon entre le foyer français des troubles et
une marge américaine passive. Mécaniste, elle associe les moindres indices de
présence française en Terre-Ferme à la propagation de la sédition. Elle suggère
en outre que les nations hispano-américaines préexistaient à leur indépendance.
L’exemple antillais aurait simplement encouragé les sociétés du continent à enga-
ger des guerres coloniales contre leur métropole et les révolutions franco-haïtiennes
auraient été les tutrices des communautés créoles dans leur constitution en États-
nations
10
.
Malgré son simplisme, cette thèse possède de forts arguments. Les précau-
tions prises par la Couronne pour un projet d’établissement en Amérique centrale
de sept cent quatre-vingts Noirs de Saint-Domingue ayant servi dans l’armée espa-
gnole témoignent des angoisses d’une diffusion séditieuse. Le gouverneur militaire
de la place de Portobelo, au Panama, assurait ainsi en 1796 :
Les Noirs français ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population de cette cité
pour éviter que leur pernicieux exemple et leurs relations avec les esclaves ne portent ces
derniers à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la
liberté [...]
11
.
De telles alarmes étaient courantes en raison de la circulation intense des
biens et des personnes entre les possessions françaises et les côtes orientales du
Venezuela. Ces relations passaient par un actif commerce interlope, et plus tard
par l’activité des émissaires de la République. Des communautés francophones
s’étaient installées un peu partout dans les Antilles à la suite des conquêtes
9-L
ESLIE
M
ANIGAT
, « Haïti dans les luttes d’indépendance vénézuélienne », in A. Y
ACOU
(éd.), Bolivar et les peuples de Nuestra América, Bordeaux, Presses universitaires de Bor-
deaux, 1990, pp. 29-42. Cette thèse fut défendue d’abord par E
UGENE
D. G
ENOVESE
,
From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World,
Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1979, et critiquée par D
AVID
P
ATRICK
G
EGGUS
, « Resistance to Slavery in the Americas: an Overview », in J. T
ARRADE
(dir.),
La Révolution française et les colonies, Paris, Société d’histoire d’outre-mer, 1989, pp. 107-
123.
10 - Pour une analyse comparée des trois révolutions américaines, voir l’important
ouvrage de L
ESTER
D. L
ANGLEY
,The Americas in the Age of Revolution 1750-1850, New
Haven, Yale University Press, 1997.
11 - Archivo General de la Nacio
´n de Colombia [AGNC], Negros y esclavos, t.
III
, f. 903,
dans J
AIME
J
ARAMILLO
U
RIBE
, « Esclavos y sen
˜ores en la sociedad colombiana del siglo
XVIII
», Ensayos de Historia social, Bogota, CESO-UNIANDES, 2001, pp. 3-62, ici p. 27.
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