L’AMÉRIQUE DE BOLIVAR
Cette interprétation occultait la complexité des relations entre la révolution
haïtienne et celle de Terre-Ferme. Loin de se limiter aux expressions de l’effroi,
les Antilles françaises sont aussi apparues, au gré de la conjoncture, comme un
exemple, et parfois un modèle. En s’attachant à la dynamique des relations entre
Haïti et le continent, l’enquête change de perspective. Plutôt que de se demander
comment Saint-Domingue influença – en bien ou en mal – les libertadores sud-
américains, il s’agit d’envisager la façon dont le processus d’indépendance de la
Caraïbe hispanique construisit la référence à Saint-Domingue
6
. Cette question ne
se réduit pas à un point d’histoire politique : elle doit comprendre les effets sociaux
de la révolution dans l’espace hispanique. L’abolition des castas et la reformulation
par le vocabulaire libéral des classifications sociales et « raciales »
7
firent entrer les
sociétés créoles en « combustion
8
» générale, du grand propriétaire d’hacienda à
l’esclave de plantation – sans d’ailleurs que les attitudes des uns et des autres
coïncidassent toujours avec les prédictions de l’observateur « rationnel » du
XXI
e
siècle. Les contextes et les enjeux propres à l’indépendance sud-américaine
ont induit non pas une, mais plusieurs intelligibilités des événements antillais,
diverses selon le temps, l’espace, les groupes sociaux ou les partis. Symbole du
grand massacre des Blancs, Saint-Domingue en vint à incarner « la république la
plus démocratique du monde », avant que la question de l’esclavage qui l’a suscitée
ne soit effacée des mémoires. De 1810 à 1825, on passa ainsi d’une vision raciale
à une conception politique des événements antillais.
Influence ou référence ?
Singularité de la révolution haïtienne
Pour commencer, rappelons les deux présupposés qui orientent l’analyse des rela-
tions entre Saint-Domingue et la Caraïbe sud-américaine en ces années de boule-
versement : d’abord, celui de la contagion révolutionnaire des colonies françaises
6 - C’est le renversement qu’a opéré Frédéric Martinez dans son étude sur la référence
à l’Europe dans la Colombie du
XIX
e
siècle (F
RÉDÉRIC
M
ARTINEZ
,El nacionalismo cosmo-
polita. La referencia europea en la construccio
´n nacional en Colombia, 1845-1900, Bogota,
Banco de la Repu
´blica/IFEA, 2001).
7 - Nous savons que les races n’existent pas. Le terme est ici utilisé pour désigner une
catégorie que manient les acteurs, afin d’éviter l’anachronisme que supposerait l’usage
de la notion d’ethnie. Ce qui joue dans les interactions entre acteurs n’est pas tant
l’identité culturelle que la valeur sociale et la classification juridique associées à certains
traits de l’apparence physique (couleur, forme du visage, cheveux, etc.). Dans le monde
hispanique, le terme de race est moins péjoratif que dans le contexte français, même
si, dans son sens classique, il « est pris habituellement en mauvaise part » ou, comme
le définit encore le Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Espan
˜ola
(Madrid, 1817), il peut être synonyme de « genus, stirps, etiam generis macula vel
ignominia ». Je remercie Élisabeth Cunin pour ses éclairantes suggestions à ce sujet.
8 - Pour reprendre le mot de l’archevêque de Caracas, Narciso Coll y Prat, dans son
mémoire de 1812 au roi (Memoriales sobre la independencia de Venezuela, Madrid, Éditorial
Guadarrama, 1960, p. 64).
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Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.23.34.226 - 07/10/2011 22h26. © Editions de l'E.H.E.S.S.
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