Dans ses tardifs Mémoires inutiles, Gozzi sanctionnera le succès de
cette première représentation en exagérant ses conséquences pour le théâtre
et pour le déclin de Goldoni et de Chiari8. Gozzi prend acte, lors des
premières représentations de sa fable, de la viabilité de ses projets en tant
quʼauteur dramatique. Toutefois, contrairement à la reconstruction
autobiographique quʼil opère dans ses mémoires, ce projet nʼest pas lʼeffet
du hasard, du caprice ou de lʼinsistance de Sacchi à lui demander le soutien
de sa plume. Certes, Gozzi fait le pari du succès auprès du public de ce quʼil
appelle une fantaisie scénique et crée le prototype d’un genre qui ira
dʼailleurs vers le dépassement aussi bien de la commedia dell’arte que du
conte merveilleux (avec ses comédies et tragi-comédies spanolesche), mais
il est à présent certain quʼil ne s'agit pas là de son premier essai en tant
quʼauteur dramatique. Dix ans avant LʼAmour des trois oranges, au moment
où la réforme introduite sur scène par Goldoni battait son plein et que le
public se déchirait pour déterminer qui était, de Carlo Goldoni ou de Pietro
Chiari, le vrai réformateur et lʼauteur le plus talentueux, Carlo Gozzi a écrit
une comédie en trois actes et en prose (avec seulement quelques scènes à
lʼimpromptu) intitulée Le gare teatrali9 (que nous proposons de traduire Les
Joutes théâtrales) et dont le manuscrit, retrouvé depuis peu, porte la date de
1741 : elle met en scène, en direct, les rivalités entre les productions de
Goldoni et de Chiari dans deux théâtres différents ainsi que les disputes
entre goldonistes et chiaristes et les deux auteurs eux-mêmes. La pièce,
restée manuscrite, était originairement destinée à la représentation – si on en
croit lʼattention que lui porte Gozzi qui la récrit partiellement en vers
Leandro, furibonds, déclaraient qu’ils ne voulaient pas de ces gauches bouffonneries, de ces
pourritures indécentes dans un siècle éclairé ; et ils partaient. Brighella […] s’apitoyait sur
le sort d’une troupe honorable et méritante, opprimée et réduite à perdre l’amour d’un
Public adoré qu’elle avait diverti si longtemps. Il sortait sous les applaudissements de ce
Public qui avait parfaitement compris le vrai sens de ce discours ». Ibid. Acte II.
8 C. Gozzi, Mémoires inutiles, I, 34. Nous renvoyons, pour une lecture critique des
mémoires de Gozzi, à la traduction collective du texte italien (réédité en 2006 par Paolo
Bosisio) : Mémoires inutiles de la vie de Carlo Gozzi écrits par lui-même et publiés par
humilité, nouvelle traduction dʼaprès lʼédition vénitienne de 1797, sous la direction de
Françoise Decroisette, Paris, Alain Baudry et Cie, 2010.
9 Le texte original, édité par Fabio Soldini, se trouve, avec dʼautres éditions de manuscrits
de textes métathéâtraux plus tardifs de Gozzi, dans le volume : Carlo Gozzi, Commedie in
commedia. Le gare teatrali. Le convulsioni. La cena mal apparecchiata, a cura di Fabio
Soldini e Piermario Vescovo, Venezia, Marsilio, 2011.